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Etretat au XIXe siècle
Quel était le visage d’Etretat au moment où Monet y séjournait, à la fin du XIXe siècle ? Si l’on n’est pas versé dans l’histoire locale, difficile de repérer ce qui lui est contemporain à coup sûr. Ces deux maisons, sans nul doute : elles portent la date de 1824. Construction en moellons de silex à joints en relief, encadrements de briques sombres, toit d’ardoises, huisseries blanches. Des marches pour se protéger des vagues submersives. Un soupirail pour la livraison du charbon. On voit que le toit de la Naïse a été rehaussé pour offrir plus d’espace sous plafond à l’étage.
Sur la plage, un plongeoir copié d’après ceux qui étaient proposés aux estivants dès 1850, sert quelquefois en saison.
Voici un tel plongeoir en action, sous le pinceau d’Eugène Lepoittevin, peintre académique adepte des scènes de genre qui possédait une maison à Etretat. Bien mieux que dans les oeuvres de Monet, on peut se rendre compte de l’activité balnéaire de l’époque à travers ses très nombreuses scènes de la vie de tous les jours prises à Etretat, fourmillantes de détails. Quelques cabines de bains se dressaient sur la plage, mais les messieurs se déshabillaient aussi bien à la vue de tous, comme nous le faisons aujourd’hui, et laissaient leurs vêtements en tas sur le galet, haut-de-forme compris. Le costume de bain de rigueur est noir pour tout le monde. Je me figure Léon et Claude, enfants, en excursion depuis Le Havre, sautant hardiment du plongeoir, sous l’oeil blasé du maître-nageur.
En haut de la falaise, il me semble apercevoir le sommet de la chapelle Notre-Dame de la Garde, construite en 1856.
Détruite à la Seconde Guerre mondiale, elle a été reconstruite en 1950. Depuis, le haut de la falaise s’est enrichi d’un autre monument, dédié aux aviateurs français Nungesser et Coli, disparus après avoir traversé pour la première fois l’Atlantique nord, en mai 1927, à bord de leur biplan l’Oiseau blanc. En-dessous s’étendent depuis 2017 les merveilleux Jardins d’Etretat. Sur la page Histoire du site des Jardins, un film fait revivre les bains de mer à la Belle Epoque, encore plus riche en détails que Lepoittevin.
Sur les falaises d’Etretat
Le temps fort d’une visite à Etretat est la promenade en haut des falaises. Depuis la plage, le chemin grimpe de façon soutenue, offrant de nombreux points de vue magnifiques et vertigineux. Tous les vingt mètres, un panneau rappelle aux visiteurs de ne pas quitter le sentier. En 2022, trois femmes ont perdu la vie par mégarde en s’approchant trop près du bord.
Canaliser les touristes, les empêcher de se mettre en danger figurent au premier plan des préoccupations de la municipalité. Il en résulte une série d’interdictions. Impossible de s’approcher de la porte d’Amont depuis la plage (risques de chutes de pierres, je suppose), ou encore de passer par le tunnel du Trou à l’homme qui relie à marée basse Etretat et la plage de Jambourg plus au sud. En effet, trop de vacanciers se laissent surprendre par la marée une fois sur la plage de Jambourg et nécessitent de coûteuses opérations de secours.
La plage de Jambourg est l’un des plus beaux endroits d’Etretat. Elle est fermée à droite par l’Aiguille et la porte d’Aval, à gauche par l’imposante Manneporte.
Voici l’Aiguille vue d’en haut. Les personnages à droite donnent l’échelle, dans le tableau comme sur la photo.
Au milieu de cette photo de la plage de Jambourg, au pied de la falaise qui nous fait face, on distingue un petit point noir, le débouché du tunnel du Trou à l’homme. Du temps de Monet, le tunnel n’existait pas. Le peintre accédait à la plage de Jambourg en montant au sommet des falaises d’Aval puis en redescendant par un périlleux raidillon jusqu’à la plage. De là, il avait à marée basse deux magnifiques motifs. Son travail terminé, quand la mer recommençait à monter, il lui fallait refaire l’ascension de la falaise puis redescendre sur Etretat, avec ses toiles et son matériel. Sportif, le Monet.
Je crois que le sentier, qui n’est plus praticable, était tracé dans la partie herbue qui descend presque jusqu’à la plage, seul endroit où la falaise ne forme pas un mur inaccessible mais présente une valleuse. Tout en bas, il se terminait par une échelle. Monet avait le pied sûr et nullement le vertige, ce qui n’était pas le cas de son frère Léon, à qui il avait fallu donner la main « comme à une dame » un jour où il était venu rendre visite à Claude et découvrir avec lui ses motifs.
La Manneporte, toujours fouettée par les vagues, est très impressionnante. Monet l’a représentée par temps clair, le soleil donnant sur l’intérieur de l’arche,
mais aussi complètement plongée dans l’ombre, dan une belle harmonie de verts et de roses.
On ne peut plus y accéder que par la mer. En 1885, c’est sur cette même plage de Jambourg que Monet a été renversé par une vague et a failli mourir. « Je me suis vu perdu », écrit-il à Alice. Trempé par l’eau glacée, grelottant, il lui a fallu grimper, puis redescendre jusqu’à l’hôtel Blanquet. Une épreuve qui l’a dès lors éloigné d’Etretat.
Etretat, les caloges
Etretat a son atmosphère, son folklore, ses mythes forgés par les lieux mêmes. Les caloges en font partie. Déjà aperçues sur la toile du musée de Lyon, ces anciens bateaux transformés en cabanes pouvaient être couverts de chaume ou de planches bitumées, comme on le voit ici au premier plan.
A côté, les bateaux aptes à la navigation, souvent peints de couleurs vives, attendent le retour de conditions climatiques favorables pour reprendre la mer. Près du bateau rouge, un personnage donne l’échelle. Monet semble avoir peint cette toile depuis la fenêtre de sa chambre, tout comme les suivantes, orientées dans l’autre sens.
Le ciel est réduit à une mince bande, et disparaît complètement dans le tableau suivant :
A droite de cette oeuvre non signée qui laisse voir la surface de la toile en bas du tableau, voici une nouvelle caloge. Elle est coupée à la façon d’un cadrage photographique ou des premiers plans des estampes japonaises. Monet nous donne à voir la porte découpée dans les flancs du bateau et les cales qui permettent à l’embarcation de rester debout.
A la faveur d’une accalmie, Monet est descendu peindre devant la porte de l’hôtel. La masse sombre de la caloge, amarrée à tout jamais sur le perrey, contraste avec les formes élancées et les notes claires des bateaux de pêche. A gauche et au centre, le peintre s’est intéressé aux cabestans servant à remonter les bateaux sur le perrey. Monet a fait cadeau de cette toile à sa belle-fille Blanche, c’est peut-être la raison pour laquelle elle n’est pas signée.
L’organisation de la plage est bien visible sur la toile de Toulouse qui nous montre les caloges à droite, tout en haut de la plage, les bateaux de pêche bien alignés au milieu et les barques en bas au bord de l’eau. Le temps ensoleillé et la mer calme et bleue donnent à ce tableau une atmosphère tranquille qui contraste avec les précédentes.
Une toile voisine montre une toute autre ambiance, signe de l’attention de Monet à la lumière. Cette fois, l’artiste a opté pour un angle très large qui, une fois n’est pas coutume, laisse apercevoir un bâtiment sur la droite. Mais les caloges sont à peine évoquées par deux aplats bruns au bord droit du tableau.
De nos jours, en hiver, la seule caloge présente sur le perrey est celle du cercle nautique, amoureusement entretenue par ses membres. Elle présente sur ses flancs des photographies anciennes, dont bien entendu une caloge :
Cette intéressante mise en abîme nous montre une caloge à deux portes. Quatre hommes sont occupés à réparer des filets, sous l’oeil attentif de la maréchaussée.
Et en voici une autre à toit de chaume. A gauche, les cabestans.
Etretat, la porte d’Amont
A l’opposé de la falaise d’Aval et de l’Aiguille qui en marquent le sud, la plage d’Etretat est fermée côté nord par la porte d’Amont, plus massive. Elle présente une ouverture plus petite, mais suffit, dans cette oeuvre où elle est tout juste esquissée, à localiser le motif dans la célèbre station balnéaire de la Manche.
Les couleurs moroses subtilement dégradées restituent le temps couvert, en écrin à l’écume des vagues de la mer déchaînée. L’aspect spectaculaire des déferlantes est renforcé par la présence de deux minuscules personnages au premier plan, vers lesquels l’oeil est irrésistiblement attiré. L’un des hommes montre les flots en furie, l’autre tient son chapeau, signe du vent qui souffle en tempête. Que font-ils là ? Ils ont moins l’air de gens de mer que de touristes épatés par la fureur des éléments. Ces silhouettes nous ressemblent.
Sur ce deuxième tableau, le temps moins couvert permet aux bleus, verts et roses de refaire leur apparition. Les gerbes des vagues sont toujours aussi hautes mais l’absence de personnages rend la toile beaucoup moins dramatique.
Et voici une intéressante toile du même motif. Elle porte le cachet d’atelier et non la signature de Monet car elle n’était pas finie à ses yeux. L’artiste n’y a consacré qu’une seule séance, peut-être deux, ce qui nous permet d’apprécier sa méthode. Toute la surface est recouverte de larges coups de brosse mettant le motif en place. C’est à partir de ce point de départ que Monet va retravailler inlassablement sa toile jusqu’à lui donner l’aspect qu’il souhaite.
Etretat, vue mer
L’hôtel Blanquet où descendaient les peintres du XIXe siècle n’existe plus. Il a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale sur ordre de Rommel, chargé des défenses du mur de l’Atlantique. Un peu plus à droite face à la mer subsiste un hôtel de briques bicolores construit en 1857, l’un des trois premiers bâtis à Etretat. Voici la vue qu’il offre du premier étage.
Et voici l’affluence d’un dimanche après-midi d’hiver sur le perrey. Je vous laisse imaginer celle du lundi.
Des escaliers permettent de descendre sur la plage, en contrebas du perrey. Elle est couverte de petits galets ronds, des silex patiemment érodés par les vagues. Etretat n’a pas de port. Autrefois, les marins remontaient leurs bateaux en haut de la plage en les tirant grâce à des cabestans manoeuvrés souvent par leurs femmes. Il reste quelques cabestans, mais les bateaux n’apparaissent plus qu’à la belle saison.
Pas un reportage aujourd’hui sans qu’on vous exhorte à ne pas emporter de galets. Les touristes en voleraient une demi-tonne par jour, mettant en péril le fragile équilibre de la côte. Les jours de tempête, les galets sont réputés briser une partie de la force des vagues. Mais les lames les plus fortes les précipitent sur les toits d’ardoise ou les pare-brise des voitures. Ces jours-là, il vaut mieux éviter de se trouver dehors.
La mer est à peine agitée aujourd’hui. Les vagues déferlent avec le même élan qu’autrefois, aussi vertes que les ont vues Courbet ou Monet. Les galets chantent et tintent en roulant quand l’eau se retire. Le ciel est aussi couvert qu’il sait l’être, en février, sur la Manche. Spectacle inchangé, éternel. Face à la mer, je fais des dizaines de photos, à chaque vague un peu différentes ; je m’efforce de capter un moment spectaculaire, d’avoir un horizon bien horizontal, de me laisser prendre par la puissance du motif. Et de voir avec les yeux de Monet.
Les pastels de Monet
Le Wildenstein Plattner Institute offre un joli cadeau de Noël aux amateurs de Claude Monet : le catalogue de ses pastels est en ligne, révisé, en couleurs, avec de grandes images. Cerise sur la bûche, il est accompagné d’un recueil d’essais et de commentaires signés Géraldine Lefebvre, éminente spécialiste de Monet qui a déjà enquêté sur sa jeunesse au Havre, notamment, et que l’on a pu rencontrer à Giverny à l’occasion de l’exposition Monet-Auburtin, dont elle était commissaire, ou au musée du Luxembourg, où elle était commissaire de l’exposition Léon Monet.
Si certaines oeuvres présentées dans le catalogue de pastels en ligne sont encore en noir et blanc, ce n’est pas qu’il n’existe pas d’image couleurs de celles-ci, mais que les propriétaires sont invités à se rapprocher de l’institut pour faire examiner leurs dessins. C’est le cas, par exemple, du portrait de la petite Germaine Hoschedé, vu à Vernon à l’occasion de l’exposition Saga familiale, qui n’est pas encore en couleurs dans le catalogue. Souplesse du support numérique par rapport à l’impression papier, la mise à jour est continue et le catalogue suit l’évolution de la recherche concernant l’artiste pour rester constamment à jour.
Inutile de dire que c’est un pur régal de surfer sur les magnifiques pastels exécutés avec maestria par Monet, et de profiter des commentaires éclairants et très documentés de Géraldine Lefevre. Un petit bijou ! Merci à Jazzloup de me l’avoir signalé.
14 novembre
Claude Monet aurait eu 182 ans aujourd’hui, d’accord c’est absurde. Disons plutôt que la date du 14 novembre est celle de l’anniversaire du peintre. On imagine la salle à manger de Giverny pleine de joyeux convives venus le fêter. Qu’y aurait-il eu à déjeuner ? Peut-être de la bécasse, que son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé partait chasser plusieurs jours à l’avance, car Monet l’aimait bien faisandée.
La bécasse se reconnaît à son très long bec effilé, qui lui vaut son nom. J’ignore quel est le goût de sa chair et si elle mérite sa réputation. Peut-être que si je le savais, je serais moins portée à m’attendrir sur cette pauvre bête pendue la tête en bas, et à m’interroger sur ce qui peut pousser un artiste à la peindre et un amateur à acheter le tableau pour le contempler sur son mur.
Bref : toute la famille de Monet était au courant qu’il en raffolait.
Avant que Jean-Pierre soit assez grand pour tenir un fusil, Alice devait acheter l’oiseau, qui se vendait très cher :
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Etretat 20 novembre 1885
Il me faut d’abord vous gronder un peu de votre folie, pour les bécasses. Je sais bien que vous m’en aviez un peu parlé et que je ne m’étais pas trop défendu, mais le moment était mal choisi et vous auriez mieux fait d’économiser cela pour vous. Enfin, je vais me régaler comme un gueulard que je suis, mais j’aurais mieux aimé que vous puissiez être là à partager ce régal avec moi.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Etretat 21 novembre 1885
Quant aux bécasses, j’en ai mangé une hier soir. Quel repas, bon Dieu, une sole au gratin épatante et la bécasse exquise, le tout y a passé ; c’est honteux de bâfrer de la sorte, aussi m’a-t-il fallu arpenter bien des fois la terrasse du Casino pour faire passer tout cela.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Etretat 23 novembre 1885
Ce soir je mange la seconde bécasse et songez qu’hier j’avais un perdreau.
Un gueulard est, selon le dictionnaire, une personne qui mange beaucoup ou aime manger bien, quelque part entre le gourmand, le gastronome et le goinfre. Lucide, au moins, le père Monet.
Les Monet d’Ottawa
Ce n’est pas tous les jours qu’on parle d’Ottawa sur les chaînes de télévision européennes. Cela m’a donné envie d’aller voir si la capitale du Canada recelaient dans ses musées des tableaux de Monet. Le voyage en valait la peine. Celui-ci, par exemple, représente les deux inséparables le long de l’Epte. La rivière me paraît trop large pour n’être que le Ru qui traverse la propriété de Monet, je présume qu’on est plutôt du côté de l’ancienne gare de Giverny-Limetz. Si c’est bien là, on serait en fin d’après-midi un jour ensoleillé d’hiver. Un peu ce qu’on voit ces jours-ci quand il fait beau, magnifié par l’oeil de Monet. Wildenstein remarque la note rouge faite par les chapeaux des deux garçons. Des bérets ?
Autre vue de saison, cet aspect de la mer pris à Fécamp ou aux Petites-Dalles, à en juger par les toiles qui encadrent celle-ci dans le catalogue raisonné. Autant les bords de l’Epte étaient calmes, autant ceux de la Manche mugissent du vent du large. Monet était à son affaire.
On reste sur la côte d’Albâtre avec cette vue saisissante de l’aiguille d’Etretat cadrée à travers la Porte d’Aval. Monet s’est avancé sur le platier à marée basse, à l’heure du couchant. C’était beau, mais si court. Pas facile de retrouver ces deux critères en même temps pour finir la toile.
Enfin, à la limite de l’abstraction, un superbe effet de brouillard sur le pont de Waterloo à Londres. On croit deviner une minuscule voile en bas du tableau, signe discret de présence humaine, tandis qu’un soleil corail illumine la Tamise de reflets. Si le parallèle avec Impression, soleil levant nous paraît aujourd’hui flagrant, il faut se souvenir que le tableau « fondateur de l’impressionnisme » n’avait pas encore été hissé au rang qu’il occupe désormais.
Enguignonné
La correspondance de Claude Monet révèle des tournures de langage qui seraient qualifiées d’archaïques, désuètes ou vieillies dans les dictionnaires d’aujourd’hui. Le vocabulaire s’érode, les tournures sont remplacées par d’autres. Du reste a fait place à d’ailleurs. Nous utilisons moins cependant et lui préférons mais. Monet est bien aise du succès de l’exposition de Boudin, qui le rendrait heureux aujourd’hui. On chercherait en vain un du coup dans ses lettres, alors que nous le prononçons toutes les cinq minutes.
J’ai souri en rencontrant cet enguignonné dans une missive de Claude à Alice. Est enguignonné celui qui est poursuivi par le guignon, la déveine, la malchance. Le préfixe ‘en’ lui donne une nuance supplémentaire, qu’on retrouve dans ensorcelé ou envoûté : il y a quelqu’un qui vous porte la poisse.
Monet est assez souvent porté à se croire malchanceux. C’est un travers qui étonne chez un homme qui donne plutôt l’image de la solidité et de la puissance. Le 17 février 1883, il écrit d’Etretat à sa compagne Alice Hoschedé :
Je voudrais pouvoir vous donner de meilleures nouvelles et vous dire que je suis à peu près satisfait sinon content, mais je ne dirais pas la vérité. Certes j’ai beaucoup travaillé encore aujourd’hui et j’en suis las et de corps et d’esprit, mais je ne fais rien de bon, je gâte tout, c’est à croire que je suis enguignonné, car j’avais bien commencé.
Tout est contre lui. Au premier rang des récriminations, la pluie qui l’empêche de travailler sur le motif. Ou simplement la météo qui change, l’éclairage qui n’est pas le même, la mer qui monte ou qui descend mal à propos. Ce sont les pêcheurs qui ont déplacé leurs bateaux, comme plus tard les paysans de Giverny démonteront leurs meules. C’est, enfin, la conscience que le temps lui est compté. En l’occurrence, il a prévu de quitter Etretat le 20 février pour préparer une exposition chez Durand-Ruel qui doit ouvrir quelques jours plus tard.
En fait, c’est la tension qu’il s’est créée qui lui est défavorable. Monet travaille bien quand il est détendu. Les voyages pour peindre sont en eux-mêmes une source de stress, qui commence par le choix de la résidence, puis des motifs, et se poursuit par la lutte contre la fatigue. Monet travaille à force pour rapporter un maximum de toiles nouvelles. Chaque jour qui passe coûte en frais de séjour et en tristesse d’être séparé des siens. Il est tiraillé entre le désir de bien faire et l’envie de rentrer. Plus la date du retour approche, plus le stress monte, et le voilà qui s’embrouille dans ses couleurs et ses pinceaux :
Je suis furieux, désolé, navré. (…) j’ai travaillé comme une brute, perdant tout ce qu’il y avait de bien dans mes études. (…) Je suis arrivé à détruire ce qui m’avait donné tant de mal à faire.
(Lettre à Alice depuis Etretat, 16 février 1883).
Le doute s’insinue et provoque cet auto-sabotage. A force de mettre la barre trop haut, de s’entêter à vouloir l’impossible, il se persuade qu’il n’y arrive pas et crée les conditions de l’acte manqué, gâcher des toiles qui étaient bien venues jusque là.
Obama et Monet
Etretat, Claude Monet vers 1864, huile sur toile 27 x 41 cm, collection « Peindre en Normandie »
Ca vous dirait de découvrir un joli tableau de Claude Monet accroché dans votre chambre d’hôtel ? Un vrai, bien sûr, pas une reproduction encadrée comme il y en a sans doute des milliers dans les hôtels du monde. Disons, une belle huile sur toile qui représenterait un paysage emblématique de Normandie.
Cette expérience qui n’est pas celle de tout le monde a été réservée à quelqu’un qui n’est pas le premier venu non plus : Barack Obama, lors de sa visite à Deauville les 26 et 27 mai 2011, à l’occasion du G8.
Etretat, une oeuvre de Monet datée de 1864 environ, était suspendue dans la suite du président des Etats-Unis à l’hôtel Royal. Nicolas Sarkozy, qui séjournait dans le même hôtel, avait droit à un Courbet.
Les esprits les plus retors verront peut-être une signification politique à ces choix, comme une courbette de la France devant la puissance monétaire américaine. Gageons que cette interprétation n’a pas effleuré les organisateurs de cet accrochage exceptionnel, quand bien même le pilote de l’opération, Alain Tourret, Président de Peindre en Normandie est un homme politique aux idées radicalement à gauche.
Il s’agissait plutôt d’honorer les invités de marque de ce sommet, et de mettre l’accent sur le riche patrimoine pictural normand. Les oeuvres provenaient de la collection Peindre en Normandie créée par le conseil régional de Basse-Normandie et des mécènes privés. Depuis, elles sont reparties, en même temps que les 12 000 policiers et militaires qui assuraient la sécurité de ce sommet.
L’Aiguille et la falaise d’Aval
L'Aiguille et la falaise d'Aval, Claude Monet, 1885, huile sur toile 65x81cm
Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts
Cette vue prise à Etretat est l'un des chefs-d'oeuvre de Claude Monet que l'on peut admirer en ce moment au musée des Impressionnismes de Giverny. Le MDIG accueille jusqu'au 31 octobre une exposition en provenance du Sterling and Francine Clark Art Institute de Williamstown, dans le Massachusetts.
Monet a capturé le moment fugace où le soleil touche la pointe de l'Aiguille d'Etretat. On sent que l'ombre va progressivement descendre le long du rocher, à mesure que le soleil va monter. La toile, peinte en 1885 en pleine période impressionniste, est emblématique des recherches de Monet sur le rendu des éclairages éphémères, des "effets" de lumière.
Placé presque au centre du tableau, le rocher ensoleillé est le vrai sujet de l'oeuvre. Il se pare de tons chauds, dont les jaunes viennent s'harmoniser avec les tonalités bleues et grises qui baignent la toile.
La composition, qui fait s'avancer la falaise, tronquée, sur la droite, exprime l'aspect écrasant de cette gigantesque paroi minérale. Mais les gentilles vaguelettes qui animent la mer, le ciel bleu où flottent des nuages de beau temps, la douce plage rose du premier-plan, l'éclat du rayon de soleil et de son reflet, confèrent une atmosphère paisible à la scène, confirmée par la flottille de bateaux de pêche qu'on aperçoit à l'arrière-plan.
En 1885, Monet n'en est pas à son premier séjour dans la célèbre station balnéaire du littoral normand. C'est même plutôt le dernier. Le plus long, le plus abouti sur le plan artistique.
Le peintre a 45 ans, il vient de s'installer à Giverny 18 mois plus tôt. L'hiver, il aime s'éloigner pour des campagnes de peinture en solitaire.
Lors de ce septième séjour à Etretat, Monet prend le temps de chercher de nouveaux angles pour exprimer la beauté grandiose et sauvage de ce site naturel. Pour peindre ce tableau, explique Daniel Wildenstein, "il fallait, au siècle dernier, descendre le périlleux escalier de la valleuse de Jambourg. Une fois en bas, on est seul terriblement, surtout à l'approche de l'hiver, comme c'est le cas de Monet, dont la carrière, avec la vie, a bien failli s'arrêter là."
Le 27 novembre, installé avec son chevalet, Monet s'imagine que la mer descend, jusqu'à ce qu'arrive
une énorme vague qui me flanque contre la falaise et je déboule dans l'écume, avec tout mon matériel ! Je me suis vu de suite perdu, car l'eau me tenait, mais enfin j'ai pu en sortir à quatre pattes, mais dans quel état, mon Dieu ! avec mes bottes, mes gros bas et la gâteuse mouillés ; ma palette restée à la main m'était venue sur la figure et j'avais la barbe couverte de bleu, de jaune, etc."
On voit que Monet ne perd pas le sens de l'humour, surtout pour ne pas affoler sa compagne Alice à qui il raconte l'incident. Mais, toujours selon son biographe, à partir de ce jour, le charme est rompu. On ne sait si Monet osera encore descendre sur la plage où il a perdu sa toile "brisée bien vite".
Le tableau du Clark a sans doute été peint plus tôt. Aucune trace d'un potentiel danger ne perce en tout cas dans la vision majestueuse et sereine que donne Monet de la falaise d'Aval et de l'Aiguille.
Sauf, à bien y regarder, le risque d'éboulement, marqué par les rochers sur la photo comme il y a quelque 125 ans sur le tableau.
Etretat
Claude Monet, Etretat, soleil couchant, 1883
A en croire sa production de tableaux, Claude Monet a fait au moins sept séjours dans la petite station balnéaire normande d’Etretat, célèbre pour ses spectaculaires arches de pierres qui plongent dans la mer.
Dès 1864, le jeune Monet peint la Porte et la falaise d’Aval. Il récidive en 1868 avec une « Grosse mer à Etretat », puis revient en 1873.
Enfin, en janvier 1883, Monet se lance dans une campagne de peinture de trois semaines. Il peint dix-neuf toiles. Il sent qu’il n’a pas épuisé le sujet. L’hiver 1885-86, il passe trois mois à Etretat et y exécute la bagatelle de quarante-neuf tableaux, portant à soixante-quinze le nombre total de toiles d’Etretat.
Ce sont les oeuvres faites à la faveur d’un séjour prolongé qui offrent les points de vue les plus originaux.
Selon le mot de Monet, on ne s’imprègne pas d’un paysage en un jour. Le décor est si naturellement pittoresque à Etretat qu’on se contente volontiers du plan le plus banal, saisi sur la plage devant le bourg. Il faut du temps pour rechercher l’originalité, crapahuter de haut en bas des falaises, jouer avec les marées, s’imprégner des possibilités changeantes du lieu.
Bon marcheur, Monet n’a pas hésité à aller assez loin pour trouver des angles intéressants. Le peintre intrépide a choisi parfois des espaces dégagés quelques heures seulement à marée basse, ce qui n’a pas été sans risque.
Monet aimait le bord de mer en hiver. Pour retrouver ses lumières, c’est le moment d’aller à Etretat. L’automne offre des couchers de soleil dès 5 heures du soir, et, dans la petite station qui somnole au crépuscule de la saison, on trouve à nouveau de la place pour se garer.
Si vous aimez la photo vous cadrerez en vous posant les mêmes questions que les peintres, plus large ou plus serré ? plus à gauche ou plus à droite ? d’ici ou de là ?, en jouant des éclairages et des perspectives. Mais prudence près des falaises, attention à la mer, aux chutes de roches, et au vent.
Etretat, l’Aiguille et la Porte d’Aval, coucher de soleil
La Manneporte, reflets sur l’eau
Claude Monet, La Manneporte, reflets sur l’eau, 1885-86, 65×81 cm, dépôt du Musée d’Orsay au Musée des Beaux Arts de Caen
A l’automne 1885 Claude Monet effectue un long séjour sur les côtes de la Manche, à Etretat. Il s’intéresse à une foule de motifs et de perspectives différents, subjugué par la beauté spectaculaire des lieux :
Pour rendre tout cela,… il faudrait deux mains et des centaines de toiles
écrit-il à Alice à son arrivée.
Cette vue de la plus découpée des arches de pierre, Monet est allé la chercher en marchant deux kilomètres le long du chemin des douaniers au sommet de la falaise. Une bonne trotte quand il faut transporter tout le matériel de peinture. Selon Maupassant, il se faisait aider par des enfants qui portaient ses toiles jusqu’au motif.
Monet a peint deux tableaux depuis cet endroit dans un éclairage différent. On peut voir celui ci-dessus au musée des Beaux-Arts de Caen, où le musée d’Orsay l’a mis en dépôt. L’autre tableau de ce même motif se trouve à Philadelphie en Pennsylvanie.
Deux caractéristiques frappent le spectateur de La Manneporte, reflets sur l’eau : son coloris bleu et rose très lumineux, très Monet, et son aspect inachevé qui gênait tellement ses contemporains.
Monet a signé le tableau, c’est qu’il le considérait suffisamment terminé pour le vendre. Mais on est bien loin des surfaces léchées qui étaient la règle à l’époque. Les coups de pinceaux apparaissent, vigoureux.
Cependant, malgré cette touche bien marquée, les couleurs semblent se fondre les unes dans les autres, sous l’effet d’un soleil qui noie le paysage dans la lumière.
Monet a ignoré les ombres, les contrastes pour répandre partout cette lumière vaporeuse du bord de mer normand.
Il n’a pas cherché à donner une représentation réaliste des lieux mais plutôt à rendre l’impression de lumière vibrante perçue par la rétine.
La roche n’apparaît pas comme un masse solide, elle semble posée sur la mer, tandis que son reflet éclaté par les vagues s’étire jusqu’au bas du tableau.
Le miroir dansant de l’eau n’a pas fini de fasciner Claude Monet.
Etretat en hiver
6 février 2024 / 2 commentaires sur Etretat en hiver
En 1883, après six jours passés au dispendieux hôtel Continental du Havre, Monet décide de changer de lieu de séjour et de se rendre à Etretat, 28 km plus au nord sur la côte. Il va y rester trois semaines, bien mises à profit avec près d’un tableau par jour.
Le 31 janvier, il écrit à Alice de l’hôtel Blanquet, Etretat :
En 1883 comme aujourd’hui, l’hiver est la basse saison à Etretat. Si les distractions manquent en soirée, peu importe : le froid et le vent ont dû bien fatiguer le peintre. Comment faisait-il pour travailler dehors toute une journée, immobile ? Température de l’air, 8 degrés. Température de l’eau, 7 degrés.
Le jour où Monet a peint La Falaise et la Porte d’Aval, à l’heure de la pleine mer, le vent devait souffler violemment, arrachant des gerbes d’écume. Pourtant, le peintre n’a pas l’air d’être dans sa chambre mais plutôt sur le perrey, actuellement la terrasse tout en haut de la plage de galets. Depuis l’hôtel, voici ce qu’il voit :
L’horizon coupe la porte d’Aval plus haut. On sent la jubilation de Monet à peindre les flots déchaînés, avec des touches en virgules d’un riche chromatisme. La mer est verte, jaune, grise, bleue, toute blanche d’écume ; d’énormes vagues viennent battre le Trou à l’homme, au pied de la falaise. Il en faut plus pour impressionner les pêcheurs du premier plan, qui donnent l’échelle des bateaux et des caloges aux toits de chaume, ces cabanes servant à ranger les filets, aménagées dans des esquifs impropres à la navigation. Du surcyclage avant l’heure.