Avouez-le : vous aussi, il y a très longtemps, vous vous êtes demandé pourquoi le cousin du hamster portait ce nom étrange de cochon-dinde. Bien des années plus tard, ou peut-être tout de suite si vous avez eu l'audace de demander à un grand, vous avez résolu une partie du mystère. Le volatile est devenu d'Inde. Pour le cochon, vous vous demandez toujours. Il y a quand même un problème d'échelle.
A l'âge où l'on apprend le nom des fleurs les plus courantes, on est déjà plus dégourdi, et je doute que vous ayez imaginé les oeillets et les roses d'Inde en escalopes. Ce sont des fleurs que l'on voit partout, en dépit de leur odeur puissante qui n'est pas du goût de tout le monde. Leurs couleurs lumineuses et leur résistance aux oublis d'arrosage (il ne faut pas exagérer tout de même) les font plébisciter par les jardiniers privés et municipaux.
Les tagetes ne sont bien entendu ni des roses, ni des oeillets. Et ils ne viennent pas d'Inde non plus, ou alors au sens de Christophe Colomb : ils sont originaires d'Amérique centrale et du Mexique.
J'aurais été tentée de le croire, pourtant, car ils sont souvent jaune safrané, la couleur préférée des Indiens. Je parle ici des habitants de l'Inde. Là aussi il faut un peut de temps quand on est enfant pour comprendre la différence entre les Indiens d'Amérique et les "vrais" Indiens, qui sont pour la plupart hindous, ce qui ne simplifie pas tellement les choses.
L'Inde tient une place à part dans mon coeur : j'ai un frère et une soeur d'origine indienne.
Cette semaine j'ai guidé trois dames indiennes. Cela m'arrive peut-être une fois par an. Les Indiens qui voyagent parlent très bien anglais.
Elles étaient en retard. "On sera là dans dix minutes", me texte l'une d'elle. Enfin, au bout d'une demi-heure, les voici qui arrivent avec nonchalance, habillées à l'occidentale. "On était chez le marchand de chapeaux". Ceux qu'elles portent sont plus sophistiqués que les chapeaux de soleil qu'on vend à Giverny. Elles viennent de s'amuser à en essayer sans rien acheter, tandis que je les attendais.
Il y a dans leur poignée de main quelque chose de contraint. J'essaie d'engager la conversation en leur parlant de ma famille et de mon voyage en Inde. Le coeur de mon métier est de mettre les gens à l'aise, de créer du lien. Ils sont là pour passer un bon moment. J'y arrive très bien en général. Mais là, ma tentative se heurte au silence. Je leur demande d'où elles viennent. Elles ne répondent pas à ma question.
La visite va se passer de façon étrange. Elles ne vont jamais me laisser développer un commentaire. Elles m'écoutent avec distraction pendant quelques secondes, puis me laissent en plan et vont faire des photos ou avancent tout simplement, en me demandant "c'est par là ?". En une demi-heure nous voici déjà devant la maison. "Qu'est-ce qu'il y a d'autre à voir ici ?" s'enquiert l'une d'elles. C'est à cela que je servais, à s'assurer qu'elles pourraient bien tout cocher dans la liste des choses à voir à Giverny.
Tout au long de la visite je sentais mon coeur battre sous l'affront. Sois professionnelle, respire et souris, me répétais-je. A quoi bon exploser ? Si cela pouvait changer les gens grossiers en personnes pleines de tact, cela se saurait. J'essayais de comprendre la situation, je scrutais leurs visages pour y lire quelque chose, sans succès. Etaient-elles hautaines ? Etait-ce de la morgue ? Du mépris ? du dédain ? Pas vraiment. C'était indéchiffrable.
Peu après les avoir quittées m'est revenu en mémoire une autre visite avec une famille indienne, bien différente. Je me souviens surtout d'elle, fine et lettrée, journaliste peut-être, ou diplomate. Tandis que je présentais la maison de Monet, où la chambre d'Alice donne sur le même palier que celle de ses filles pour mieux les surveiller, j'avais ajouté que ce n'était pas facile d'être une fille au 19e siècle, que les filles n'avaient pas beaucoup de libertés. "C'est toujours difficile d'être une fille au 21e siècle !" s'était écriée ma cliente en un poignant cri du coeur. Depuis je pense à cette dame à chaque fois que je présente la maison, et j'ai une pensée de solidarité et de compassion pour toutes les filles et les femmes qui sont traitées en inférieures.
C'est ce souvenir qui m'a donné le déclic pour comprendre, enfin. Les castes. Ces dames mariées à de riches entrepreneurs ont été élevées dans le système des castes, et pour elles qui se pensent tout en haut de l'échelle, toutes les personnes qui ne sont pas de leur milieu social sont inférieures. C'est le cas d'une femme qui travaille pour gagner sa vie. Tout échange avec elle doit se limiter au strict nécessaire.
Je me suis demandée si moi aussi j'avais mon échelle de valeur pour classer les humains, et si oui laquelle. Je vous laisse vous poser la question vous aussi, c'est intéressant.
Quand mon coeur a retrouvé son rythme normal, il a pu s'ouvrir à nouveau à la compassion. Quel sens a la vie de ces trois dames ? Je les sens si loin de toute forme d'accomplissement. Je les plains de ne pas savoir apprécier Giverny, de passer à côté. Je les perçois prisonnières de ce carcan des castes qui leur défend d'accepter la chaleur humaine de presque toute l'humanité. Elles n'expriment pas la joie de vivre, elles suintent l'ennui, cet ennui de riches qui ont déjà tout.
S'ouvrir à la compassion, c'est voir en elles les roses, les âmes qui auraient pu naître ailleurs et avoir une toute autre vie. Elles n'ont fait que croiser la mienne mais elles sont, elles aussi, mes soeurs indiennes. Je pense à elles avec douceur en regardant les massifs d'été de Giverny. Ce sont mes roses d'Inde.
Un billet très personnel et qui donne à penser, merci Ariane. Malgré l'affront, tu as cherché à comprendre ces dames arrogantes, si éloignées des autres. J'y penserai, il me semble, chaque fois que je verrai des tagettes (mon beau-père en plantait toujours autour de ses rosiers et m'en donnait volontiers pour prendre place dans une jardinière) – des roses d'Inde et des rosses d'Inde ;-).