Claude Monet, Etude de rochers, Creuse (Le Bloc) – 1889, Collections royales de Grande-Bretagne
Aujourd’hui, Charles III et la reine consort Camilla vont avoir bien autre chose en tête que de penser à la peinture et aux immenses collections d’objets d’art des Windsor conservées dans les résidences royales. Mais peut-être ont-ils aperçu ce matin ce tableau peint par Monet en 1889, sans y prêter une attention particulière. Voilà bien longtemps qu’il fait partie des meubles à Clarence house, le home londonien de Charles et Camille. Une photo publiée par Le Guardian nous montre Le Bloc accroché en bonne place dans la Morning Room. Je ne suis pas très au fait des usages dans les maisons qui possèdent des dizaines de pièces, mais peut-être est-ce là que le couple royal prend son breakfast.
La maison était autrefois celle de la reine mère, et toujours selon le quotidien britannique c’est elle qui aurait fait entrer le prestigieux caillou dans sa collection privée en 1945, suite à un achat à la galerie Wildenstein de Paris. L’Etude de rochers, Creuse lui a été vendue pour une (grosse) bouchée de pain : 2000 livres, soit 124 000 euros de 2023. Elle en vaudrait 20 fois plus aujourd’hui, à minima. Queen Mum a fait une bonne affaire, à une époque où le marché de l’art était dans le creux de la vague.
Elle ne pouvait ignorer l’histoire de la toile, bien faite pour toucher une VIP. Le tableau peint en 1889 par Monet lors d’un séjour à Fresselines, dans la Creuse, est resté dix ans chez lui avant qu’il n’en fasse cadeau à son ami Georges Clemenceau. Ce dernier ne s’en est jamais séparé. Selon le catalogue raisonné établi par Wildenstein quelques décennies plus tard, les héritiers de l’homme d’Etat l’ont gardé plusieurs années avant de le mettre en vente. Il n’aurait donc été proposé à l’achat qu’une seule fois.
C’est une oeuvre qui, au premier abord, déroute. Que nous donne-t-elle à voir ? Une pente rocheuse très escarpée, dont la crête se détache sur le ciel. Quelques arbres se devinent à l’arrière-plan, sur la gauche, donnant l’échelle. Rien d’autre.
L’oeil, tel Sisyphe, gravit sans relâche le rocher, redescend, recommence. Il cherche ce qu’il y a à voir. Cet abrupt rocailleux, est-ce donc tout ? Il faudrait arriver tout en haut pour voir s’ouvrir le paysage. Mais Monet ne nous propose pas d’horizon. Ce qu’il recherche, c’est la frontalité.
On ne sait pas à quel moment de sa campagne de peinture à Fresselines Monet s’attelle à ce motif. Sans doute n’est-ce pas le tout premier qu’il choisit, mais plutôt des vues de la vallée et sa rivière : un paysage. Et puis un jour cette muraille dressée qui lui fait face au bord de l’eau s’impose à lui. Il faut qu’il la fasse.
Le site du tableau à Fresselines
Dans ce ravin au confluent de la Grande et de la Petite Creuse, Monet est venu chercher une nature sans âge, dont la sauvagerie lui rappelle Belle-Île. L’absence de recul impose la contre-plongée. Monet peint cet escarpement comme il peint les falaises du pays de Caux depuis la plage, comme il peindra bientôt la cathédrale de Rouen. Le regard rivé sur la pierre aux teintes changeantes, il détaille la muraille minérale qui se dresse devant lui et s’offre à la lumière.
Il se dégage une force tellurique impressionnante de cette étude de rochers. Leur masse paraît surgir d’un profond mouvement de terrain et s’élever vers le ciel. N’est-ce pas ainsi que Monet nous apparaît, tel un roc, s’imposant de toute la force de son caractère ?
Lui-même associera plus tard ce Bloc à son ami Georges Clemenceau, et cela pour des raisons totalement républicaines.
Reprenons la chronologie : au printemps 1889 Monet peint l’Etude de Rochers, Creuse.
En janvier 1891 Clemenceau prononce à la Chambre le célèbre discours « La Révolution française est un bloc ». Il s’oppose à représentation à la Comédie-Française de la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, hostile à la période de la Terreur.
En mai 1895 Monet et Clemenceau, qui se sont connus au Quartier latin quand ils étaient jeunes et se rencontrent sans doute épisodiquement, se rapprochent suite à l’article louangeur de Clemenceau à propos de l’exposition des Cathédrales de Monet.
En janvier 1898 Clemenceau plaide dans l’affaire Dreyfus pour défendre Zola. Zola est condamné en mars. Monet suit les débats avec passion dans les journaux.
Le 23 décembre 1899, Clemenceau remercie Monet de son envoi du Bloc. Le tableau devait être accompagné d’une lettre explicative de l’artiste, qui ne nous est pas parvenue. Nous ne saurons donc pas ce qui a vraiment motivé ce don de Monet. C’est peut-être suite à la grâce présidentielle accordée à Dreyfus le 19 septembre 1899 que le peintre a l’idée de l’analogie entre Clemenceau et son tableau peint dix ans plus tôt. Car Clemenceau ne veut pas d’une grâce, mais d’une réhabilitation. Mais Clemenceau tarde à répondre, selon le texte de sa lettre où il explique magnifiquement son embarras :
Paris, 23 décembre 1899
Bien cher ami,
Justement je n’avais pas répondu à votre affectueuse lettre parce que je ne savais que vous dire au sujet de ce merveilleux « Bloc » dont il vous plaît de m’écraser. Vos bonnes paroles étaient pour moi la plus belle récompense, car j’ai pu juger que l’homme était chez vous à hauteur de l’artiste, et ce n’est pas peu dire. Je voulais que vous sachiez combien vous m’avez donné de joie. Je voulais vous embrasser et vous dire une fois de plus que je vous aime. Mais ce diable de « Bloc » était entre nous et me barrait le passage. Je ne pouvais pas refuser par crainte de vous faire de la peine. Je ne pouvais pas accepter parce que c’est un présent de trop haut prix. Et voilà que maintenant, sans ma permission, vous me bombardez de ce monstrueux caillou de lumière. Je demeure stupide et ne sais plus que dire. Vous taillez des morceaux de l’azur pour les jeter à la tête des gens. Il n’y aurait rien de si bête que de vous dire merci. On ne remercie pas le rayon de soleil.
Je vous embrasse de tout mon coeur.
G. Clemenceau
P.S. Je vous prie de présenter mes hommages à Madame Monet. Je me tiens prêt à faire le voyage de Vernon avec Geffroy au jour qu’il désignera.
Peut-être est-ce le même Geffroy qui a dénoué la situation, en pressant Clemenceau d’accepter et de répondre. Le ton de cette lettre est encore formel, bien qu’admiratif. On est loin de la familiarité et du ton enjoué des dernières années.
Le Bloc, ce sera finalement le titre d’un journal entièrement rédigé par Clemenceau de janvier 1901 à mars 1902, date qui voit son retour à la vie politique.
Formidable, Ariane, chapeau bas.
Quant à l’excitation de Monet suite à l’article des Cathédrales et à son envie de remercier Clemenceau par le don d’un tableau un jour ou l’autre, on pourra bientôt s’en faire une idée précise dans un livre à paraître.
Fantastic writing, Ariane. Such a well-researched article. The Block has always been one of my favourite Monet paintings because of the ultra-confident brushwork and the sheer audacity of the composition. I remember seeing it once in an exhibition on loan from the Queen Mother..it blew my socks off (silly English colloquial expression!) Also, I wonder what Rollinat, who was hosting Monet at Fresellines, thought of Monet’s haul of canvases from Le Creuse? I think they had a mutual admiration for each other. Certainly Rollinat’s dog, Pistolet, attached himself to Monet and was his constant companion…so I read.
I love ‘it blew my socks off’! Just like the Romans are hit out of their sandals in Asterix!
Lucky you for seing this painting in real. I don’t like commenting the brushwork from a reproduction. It is certainly very impressive.
As for Rollinat, for Pistolet, these will be other blog posts, I hope.
Sorry, ….not ‘le Dig’, …le Creuse
C’est une magnifique lettre, je ne suis pas sûre que les politiques d’aujourd’hui puisse être au niveau … je suis allée à Fresseline et dans les environs, impossible de ne pas penser à Monet dans ces lieux là et à ce qu’il a peint.
Ca n’a pas beaucoup changé, n’est-ce pas ?
Pour la lettre, si merveilleusement écrite, Clemenceau a quand même une attitude qui me laisse un peu perplexe. Je ne trouve pas cela si bête de dire merci !
A la découverte de ce billet,j’ai pensé en premier lieu à une photo..les détails,les couleurs,quel talent!!
Intéressante l’histoire détaillée de ce tableau qui est à présent de l’autre côté de la Manche,dommage…
Oui, c’est un beau morceau de peinture, on a l’impression d’y être.