Plage de Dieppe, vue sur Varengeville-sur-Mer, début décembre, coucher du soleil
En 1928, le peintre Jacques-Emile Blanche publie un recueil de critiques d’art sur de grands peintres de son temps : « Propos de peintres, » à lire sur gallica. Monet fait partie de la 3e série, entre Gauguin et Helleu. Un peu comme Fosca, Blanche est mitigé sur l’art de Monet. Un peu comme Fosca, il aime la période d’Argenteuil, mais il rejette les séries et les nymphéas. D’une génération plus jeune que Monet, il n’a pas connu les luttes des impressionnistes pas plus qu’il n’a bien connu Monet. Selon ses dires, il n’a été reçu qu’une seule fois à Giverny. C’est plutôt quelqu’un qui s’est tenu en marge de la vie de Monet, l’observant de loin, comme il le raconte magnifiquement dans cette scène :
Monet avait rénové l’interprétation de la mer en poète. Les côtes normandes et bretonnes (Belle-Île, Le Havre, Pourville, Varengeville) lui suggérèrent quelques-unes de ses plus chatoyantes toiles. Après la guerre, je l’aperçus à Dieppe, vieilli, mais bien beau, descendant d’une voiture puissante, enveloppé d’une somptueuse fourrure. C’était en novembre, un jour de tempête. J’appris qu’il avait désiré contempler une fois encore cette rade qu’il avait si souvent peinte calme, ensoleillée, balnéaire. Il s’assit sur la digue, par un aigre vent d’ouest qui échevelait sa longue barbe blanche, y mêlait l’écume des vagues. Des nuages sinistres, à l’occident, s’étendaient comme un suaire sur la falaise de Varengeville, l’église et son cimetière marin ; le phare d’Ailly commençait à les zébrer de ses éclairs. Monet remonta dans sa torpedo, l’équipage démarra dans un plaintif mugissement du klaxon. Le crépuscule, la nuit, les nefs sombres des cathédrales, l’avaient de tout temps épouvanté, me racontait Edmond Maître, son ami de jeunesse.
La scène sent le vécu. La torpedo est vraisemblablement celle de Michel Monet, une Voisin. Monet a rapporté de Norvège des fourrures, il est aussi possible, trois décennies plus tard, qu’il se soit offert un manteau entre temps. (Une photo le montre aux courses de côte de Gaillon, portant un manteau de fourrure, et Alice, derrière lui, également. La voiture garée à proximité est la Panhard-Levassor, on est au tout début du siècle.)
Et il n’y a rien d’étonnant à ce que Monet ait ressenti l’appel de la mer, d’autant qu’il était habitué à braver tous les mauvais temps. Peut-être est-ce même la tempête qui l’a attiré. Pour arriver à Dieppe peu avant le crépuscule, à 132 kilomètres de Giverny, la décision de partir a dû être prise dans l’impulsion, après le repas de midi, façon « ça doit être bien beau, sur la côte, en ce moment. »
Qui était dans la voiture ? « J’appris », dit J.-E. Blanche laconiquement. Auprès de qui s’est-il renseigné ?
Pour qu’il ne juge pas nécessaire de préciser, il faut croire que c’est auprès d’un personnage subalterne qui ne mérite pas d’être mentionné dans la logique de l’époque. Je parierais qu’il s’est adressé au chauffeur, Sylvain. N’aurait-il pas, sinon, écrit « son fils m’apprit » ? On peut donc imaginer qu’ils sont quatre dans la voiture, Monet, Michel, Sylvain, et certainement aussi Blanche Hoschedé-Monet qui n’aurait pas laissé Monet partir en excursion sans elle. Tout ce monde se tient à une petite distance du peintre pour le laisser seul avec la mer.
Plage de Dieppe, début décembre
Jacques-Emile Blanche, lui aussi, laissera le peintre tranquille. En 1928 il a des regrets de s’être montré timide, ou discret :
J’aurais voulu me faire reconnaître, embrasser Monet, partageant de tout mon coeur ses transes. Oh ! ses yeux ! ses petits yeux, d’aventurine pailletée, qui semblaient doués d’une vie autonome, être le foyer de ses cinq sens ! Ils avaient tour à tour une mobilité, ou une fixité douce, caressante, s’ils se posaient sur un gazon, sur des fleurs, sur des objets tentants à peindre.
Propos de peintres
Mais Edmond Maître m’avait dit encore : « Quand on s’adresse à lui, Claude se détourne, ne vous regarde jamais. Son attention est ailleurs. »
On se demande à quel moment Maître avait fait cette observation. Dans leur jeunesse ? Monet étant alors trop absorbé par ses pensées pour entendre ? Ou dans leur vieillesse ? Alors qu’il était devenu par moments misanthrope, reclus à Giverny, et que peut-être il avait du mal à reconnaître les gens ? Dans la même page, Blanche cite une anecdote que lui aurait contée Maître et qui paraît bien bizarre :
Un soir, Maître rencontre Monet qui est de garde sur une place de sa garnison. L’artiste le supplie de ne point l’abandonner, de causer avec lui : « Quand il fait noir – aurait-il dit – il me semble que je meurs, je ne pense plus. »
De quelle place et de quelle garnison peut-il bien s’agir, sachant que Monet s’embarque pour l’Algérie trois semaines après avoir tiré son numéro ?
On sent que Blanche a stoppé l’élan de son coeur par crainte de déranger le face à face du vieux peintre et de la mer. Et peut-être s’est-il retenu de se faire connaître parce qu’il a craint de ne pas se faire reconnaître, ce qui aurait créé un moment de gêne et de peine, pour lui et pour Monet. C’est ce qui s’appelle avoir du tact.
Que j’aime découvrir ces anecdotes qui apportent « un petit plus » sur Monet…
Bien dommage ces regrets de Blanche, mais Monet était un personnage qui aspirait à une certaine tranquillité , toujours en observation et pensées pour de futures toiles certainement!
Elles sont belles tes photos de la plage de Dieppe.
Il est touchant, ce Blanche impressionné par Monet.