L’urbanisme de la ville de Rouen est ainsi fait : impossible de voir la façade ouest de la cathédrale en entier avec un certain recul. Le parvis est trop étroit, 50 mètres environ, par rapport à l’ampleur du monument. A Paris ou à Chartres au contraire, la majesté de l’édifice peut être contemplée de loin.
Si la vue d’ensemble se dérobe à Rouen, la disposition des lieux permet en revanche un face à face unique avec le monument, depuis les maisons qui l’entourent. En 1892, Claude Monet, désireux se se lancer dans une série de différentes vues du massif occidental, se cherche donc une fenêtre en vis-à-vis de la cathédrale.
Pour venir à bout de son projet, qui comportera 28 toiles et auquel il travaillera pendant deux saisons, le peintre va occuper successivement trois endroits.
La première fenêtre est dans l’axe de la cathédrale, à l’emplacement de l’actuel magasin Etam. A l’époque de Monet, c’est là que se dresse l’immeuble de « la Grande Fabrique », avec au rez-de-chaussée une chemiserie dont le propriétaire, J. Louvet, prête pendant quelques jours l’appartement vide du premier étage à Monet.
Deux tableaux seulement nous en sont parvenus, et Monet a trouvé moyen d’essayer la vue depuis deux fenêtres différentes. Arrivé le 12 février, Monet doit déjà déménager le 25. Il ne peut rester plus longtemps chez Louvet, car des ouvriers ont débarqué pour effectuer des travaux dans le logement. Monet ne l’ignorait pas, mais il pensait en avoir rapidement fini…
Monet déniche aussitôt, dans l’urgence, un autre endroit d’où peindre. Il s’agit du premier étage de l’actuel office de tourisme. C’est alors le salon d’essayage d’un magasin de vêtements dont le propriétaire se nomme Fernand Lévy.
Un salon d’essayage ! Voilà de quoi faire travailler l’imagination des amateurs de détails croustillants ! Il est curieux de voir comment, selon son tempérament, chacun s’empare de la chose.
On sait que des clientes ont fini par se plaindre de la présence de cet homme dans le salon d’essayage. On sait que le collectionneur rouennais Depeaux a prêté un paravent pour isoler Monet. On sait que, de retour l’année suivante pour terminer ses toiles, Monet s’est vu opposer un refus formel de M. Lévy d’utiliser sa fenêtre.
Que s’est-il passé exactement ? Lilla Cabot Perry, voisine américaine de Monet à Giverny, qui nous a laissé ses souvenirs, édulcore l’anecdote. Pour elle, Monet peint depuis
la fenêtre d’une boutique de modiste juste en face de la cathédrale. A peine avait-il bien commencé à travailler à sa série des cathédrales, la modiste vint se plaindre amèrement de ce que ses clientes refusassent d’essayer les chapeaux en présence d’un homme, et qu’il lui fallait donc aller peindre ailleurs puisqu’il perturbait son commerce. Monet n’était pas homme à se laisser intimider et il la persuada de le laisser travailler derrière une sorte de cloison le séparant du reste de la boutique, formant ainsi un petit réduit où il n’avait jamais plus d’un mètre de recul par rapport à sa toile.
Est-ce Madame Perry qui, par puritanisme, a transformé les robes en chapeaux ? Est-ce Monet, en lui racontant l’anecdote, qui a opéré le glissement, pour rendre l’histoire plus absurde et gagner son auditrice à sa cause ?
Dans une lettre à Alice du 2 avril, Monet raconte :
Le marchand de nouveautés chez qui je travaille m’a demandé tantôt de ne plus venir l’après-midi, que cela gênait les clientes qui venaient : je ne lui ai pas caché ma désolation, lui offrant mille, deux mille francs, ce qu’il voudrait, et il veut bien me tolérer encore quelques jours, mais je vois bien que cela le gêne. »
Pour Daniel Wildenstein, l’histoire peut s’analyser ainsi :
Les clientes chic de l’après-midi apprécient médiocrement la présence de cet homme barbu qui leur tourne le dos et dont le regard paraît osciller d’un mouvement régulier de pendule, entre la façade de la cathédrale et un chevalet sur lequel une toile, à chaque fois, reçoit quelques touches nouvelles. Un paravent obligeamment prêté par le collectionneur François Depeaux, qui fréquente assidûment le peintre, met fin à une tension du reste tardive et sans influence majeure sur la série des Cathédrales peintes chez le marchand de nouveautés.
Il est vrai que Monet rentrera quinze jours plus tard à Giverny, épuisé et dégoûté provisoirement de son motif.
Quel type de vêtements les dames en question venaient-elles essayer dans le salon ? Probablement rien qui risque de choquer les bonnes moeurs. Selon Michel de Decker, M. Lévy est marchand de nouveautés, c’est son épouse qui tient un magasin de lingerie dans la rue aux Juifs. D’où l’inscription des Lévy dans la rubrique « lingerie et nouveautés » de l’Almanach de Rouen, qui a fait trotter les imaginations.
Une légende veut que le paravent utilisé pour cacher Monet ait présenté un trou… Voilà qui paraît bien invraisemblable quand on connaît la concentration de Monet au travail, sa fièvre face au motif, son obsession de peindre.
Monet revient l’année suivante à Rouen avec ses toiles inachevées. Mais cette fois, Lévy est catégorique, il ne prêtera plus son salon. Monet se rabat alors sur une maison située deux numéros plus bas, d’où la cathédrale apparaît davantage de profil. C’est l’étage du commerçant Edouard Mauquit, où Monet se fait construire un enclos de planches autour de l’embrasure d’une fenêtre qu’il laisse ouverte. Il va passer deux mois dans cet espace confiné, et y peindre la majorité des toiles de la série.
Arrivé au terme de son travail, Monet, qui n’a pas versé un sou à Mauquit pour l’utilisation du local, remercie l’aimable commerçant d’un « j’ai fini » accompagné d’un ballotin de bonbons et d’une poupée défraîchie pour sa petite fille.
Cette anecdote rapportée au Journal de Rouen par le commerçant meurtri (et sans doute déçu de ne pas se voir gratifié d’un tableau) me semble plus révélatrice de la personnalité de Monet que celle d’un voyeurisme supposé. Avec son geste condescendant et un peu mesquin, Monet a fait une erreur dans l’évaluation de la classe sociale de Mauquit. Lui-même se considère comme un grand bourgeois, et les services qui lui sont rendus par des personnes moins distinguées ne suscitent chez lui que peu de reconnaissance. Cette pingrerie écorne un peu son image, il faut toutefois la replacer dans le contexte du 19ème siècle.
Ci-dessus : « Le Portail (soleil) », Claude Monet, 1892-1893, Cathédrale de Rouen, huile sur toile 100x65cm, The metropolitan Museum of Art, New York. Vue prise depuis l’actuel office de Tourisme.
Je ne connaissais pas tous ces détails, merci, c’est fort intéressant.