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Capter le regard

Claude Monet, Nymphéas bleus,
1916-1919 Musée d’Orsay (Paris)

Ce matin-là, la visite des jardins de Monet avait commencé un peu poussivement. Je guidais une petite famille avec deux enfants, deux garçons de 9 et 13 ans qui avaient l’air assez ennuyés d’être là. Ils fixaient obstinément leurs pieds, façon de dire que les fleurs, la peinture et Claude Monet les laissaient indifférents, qu’ils n’étaient là que par la volonté de leurs parents, et qu’ils n’avaient guère envie de coopérer. J’ai mis aussitôt leur bouderie sur le compte des écrans. Quand on est plongé avec passion dans un monde virtuel, c’est dur de revenir platement au monde réel.

De bon gré ou non, il fallait bien faire cette visite. Quand il y a des enfants, je m’adresse à eux et non à leurs parents, sinon les plus petits décrochent. Il faut les faire participer, leur raconter des histoires à leur portée, trouver des analogies qui leur parlent, leur montrer des images. Petit à petit, l’aîné à bien voulu répondre à mes questions. Le petit continuait à faire le timide. Et puis tout à coup, alors que je leur présentais dans un livre un tableau des nymphéas, la remarque a fusé :
– On l’a vu hier au musée !
Parmi les centaines de toiles de nymphéas de Monet, le hasard avait voulu que l’éditeur ait choisi les Nymphéas bleus du musée d’Orsay, où ils étaient allés la veille en famille. Quel oeil ! Après ce coup d’éclat du benjamin, l’atmosphère est devenue plus joyeuse.

Au bout d’une heure, pourtant, la maman m’a prise à part. « Ils souffrent d’autisme tous les deux », m’a-t-elle révélé. « L’un va dans une école spécialisée, l’autre à l’école du quartier avec une assistance. »

J’étais stupéfaite. Tout a pris sens d’un coup, la difficulté que j’avais à capter leur regard, leur difficulté à formuler des réponses à mes questions… Ce que j’avais mis sur le compte de la bouderie était un trouble du comportement. Alors que je pensais qu’ils n’avaient pas envie de coopérer, ils faisaient tout leur possible.

« Je ne m’en serais jamais doutée, ai-je dit à cette maman, et pourtant j’ai quatre garçons. Ils sont bien ! » Nous nous sommes regardées toutes les deux, dans un moment d’intense communion. On pouvait lire dans ses yeux l’amour qu’elle portait à ses enfants, et le poids au quotidien du défi que la vie lui avait envoyé. Tout à coup j’ai réalisé la générosité folle d’offrir à ces deux enfants un voyage en Europe, de l’autre côté de la planète : ils arrivaient d’Australie. J’avais devant moi l’Amour Maternel. « Vous aussi, vous êtes bien », ai-je ajouté en lui touchant le bras. Quand je me suis tournée à nouveau vers la grande allée pour enchaîner sur les futures capucines, je me suis aperçu que j’avais des larmes plein les yeux.

Le lendemain c’était la journée de l’autisme, ce qui m’a poussée à partager ceci. Ces troubles du comportement sont encore peu familiers de ceux qui ne sont pas directement touchés. Nous avons du chemin à faire pour aller vers le respect, la considération et l’empathie à l’égard des autistes et de leur entourage.

Cette histoire est aussi la preuve qu’on ne devrait pas faire de suppositions. On n’a pas toutes les clés. On passe son temps à essayer de deviner pourquoi les autres agissent de telle ou telle façon, pour savoir où nous en sommes de notre lien avec eux, mais ces suppositions sont sans valeur, quand on voit à quel point on peut se tromper.


7 commentaires

  1. Grâce à vous et leurs parents je suis sûre que ces enfants garderont un formidable souvenir de la France et des jardins de Monet.
    Ces personnes, sans le savoir, ont fait le bon choix de venir à Giverny et de vous rencontrer, il y a des rencontres et des échanges qui marquent !

    • Merci Christine et Aifelle, je pense en effet que les parents ont attendu que le plus jeune soit en âge de se souvenir du voyage pour l’organiser. Quant à savoir si j’ai répondu à leurs attentes… J’admire leur vision positive des choses : ne disons rien et voyons comment ça se passe. Le plongeon dans la vraie vie. Je ne guide pas souvent des personnes différentes, mais à chaque fois ce sont des visites intenses qui me laissent des souvenirs marquants. La vie fait de ces personnes des gens hors du commun.

  2. Billet très émouvant Ariane,tu étais la belle personne qu’ils devaient rencontrer,toi qui aimes tant ce lieu !!!
    Incroyable ce que ces parents sont prêts à faire pour leurs enfants,comme tu l’écris: l’amour
    Je partage pleinement le dernier paragraphe de ton écrit.
    Une visite que tu n’oublieras pas…

  3. Very touching experience Ariane, thank you for sharing. The gift of nature and the arts can come in all forms as you have just shown. x

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Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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