A l’écriture hésitante du tag placé n’importe comment sur les visages trop familiers de Stéphane Taponier et d’Hervé Ghesquière, on imagine que quelqu’un s’est penché depuis le balcon de l’hôtel de ville de Vernon pour bomber à l’envers le mot grisant : LIBRES !
En fait ce sont des enfants qui ont tagué l’affiche, au sol, avant qu’elle soit remise en place.
J’avais hâte, après l’annonce de la bonne nouvelle hier, de voir le changement s’opérer sur cette affiche trop vue. Ici, chez nous, dans notre petite ville de province.
A la libération d’Ingrid Bétancourt, la ville de Vernon s’était montrée très réactive. Cela n’a pas manqué cette fois-ci non plus. Le geste tenait de l’urgence : marquer la fin d’un calvaire.
Depuis dix-huit mois, comme mes collègues ailleurs en France, j’ai expliqué tant de fois le sens de cette affiche qui intrigue les visiteurs étrangers. Toujours, quelqu’ait été leur nationalité, les touristes se sont montrés désolés et compatissants. Ce matin enfin, sous un soleil radieux, est venu le moment de raconter le happy end. De lire ensemble le joli mot tremblé.
Les deux journalistes de France télévision avaient fini par faire partie de notre quotidien. A cause d’eux, partis pour nous informer, nous étions tous un peu otages. Un peu culpabilisés d’être libres, à chaque fin de journal télévisuel, à chaque passage devant la mairie. Grâce à leur libération, nous voilà libres aussi. La joie explose !
Si j’ai un voeu à faire, c’est que plus jamais une telle affiche ne vienne fleurir sur les mairies de France.
Non pas que j’imagine l’avènement soudain d’un monde où les prises d’otages n’existeraient plus. Comment ce moyen si commode de lever des fonds en faveur de mouvements de guerilla, procédé vieux comme le monde, pourrait-il disparaître ?
Ce n’est pas davantage de l’indifférence. En tant qu’ancienne journaliste – à ma modeste échelle -, en tant que femme, ou pour avoir vécu en Colombie, la détention d’Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, de Florence Aubenas, d’Ingrid Bétancourt m’est insupportable.
C’est plutôt qu’il y a des questions qui dérangent.
« A quoi ça sert, cette affiche ? » me demandent les étrangers. Je ne sais que répondre. Les intéressés ne la voient pas. Les ravisseurs non plus. Il est peu probable qu’elle ait une action quelconque pour faire avancer la libération des otages.
Ou alors, pas forcément dans le bon sens :
« La médiatisation fait monter les enchères dans les négociations », avancent les touristes. J’ai bien peur qu’ils aient raison.
Le débat s’amorce. Les façades de nos monuments doivent-elles vraiment servir de panneau d’affichage ? Les causes à défendre sont légion. Y en aurait-il de meilleures que d’autres, qui auraient droit au devant de la scène ? Politiquement correctes ?
Le débat, pour moi, c’est celui-ci : jusqu’à quel point peut-on nous imposer l’irruption de l’horreur du monde dans notre quotidien ? Avons-nous le droit à l’oubli ? Avons-nous le choix de préférer célébrer la beauté et l’harmonie, et de croire que c’est une façon qui en vaut une autre de faire avancer le monde ?
Si nous n’avons pas ce choix d’éteindre la télé, de refuser le spectacle de l’horreur, c’est nous qui devenons, à notre tour, prisonniers. Otages des otages.
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Surtout surtout montrer tout sans porter de gants, c’est important sinon cela fait des generations perdues.