Vent de printemps
Gros coup de vent aujourd’hui à Giverny.
Un vent qui creusait des vagues dans l’étang, qui agitait les rameaux, secouait les arbres en fleurs et rappelait aux bambous qu’ils sont des herbes capables de plier.
Tout cela mugissait, gémissait, se tordait, s’entrechoquait et grinçait, de douleur peut-être.
Par là-dessus cet après-midi une lumière de fin mars, un de ces airs ultra-limpides qui sentent la peinture fraîche tellement tout paraît net dans cette atmosphère-là.
C’était spécial, frigorifiant et revigorant.
Les premières fleurs, les premières feuilles, si fraîches, luisantes, astiquées pour Pâques, dans cet empressement de la nature à croître et vivre.
Ca y est ! Ca y est ! semblent-elles dire, et l’on sent une griserie végétale dans l’air.
Le printemps est en marche, un printemps encore bourru et sauvage.
Degas au Musée des Impressionnismes Giverny
Une magnifique exposition Degas ouvre aujourd’hui au musée des Impressionnismes Giverny. C’est une expo en forme de question : Degas était-il ou non un impressionniste ? On s’en doute, il y a des points qui font de lui un impressionniste pur et dur, d’autres qui l’éloignent du mouvement, et c’est cette singularité de Degas que l’acrochage explore.
On aura la chance de voir à Giverny beaucoup de chefs-d’oeuvre qui jalonnent la carrière du peintre, comme « Un Bureau de coton à la Nouvelle-Orléans », peint dès 1873, qui vient de Pau, ou sa « Petite danseuse de quatorze ans » en bronze prêtée par un collectionneur privé.
Le Degas des portraits, des courses de chevaux, des repasseuses, des danseuses, des maisons closes, est là aussi, éblouissant. On en découvre un autre moins connu : le Degas paysagiste.
Eh oui ! L’artiste qui revendiquait sa prédilection pour « la vie factice » s’est parfois intéressé au paysage. Ses pastels raffinés, d’une grande économie de moyens, évoquent plus qu’ils ne décrivent des visions de la nature conservées dans la mémoire du peintre.
Mais davantage que cette production assez marginale dans sa carrière, on retiendra surtout l’audace de Degas, un avant-gardisme qui prend le contre-pied de sa formation classique très approfondie. Ses choix de cadrage, ses mises en scène, son ironie, son détachement même en font un artiste à part et qui aujourd’hui encore dérange autant qu’il éblouit.
A voir à Giverny jusqu’au 19 juillet 2015. Billets coupe-file ici.
Capucine tubéreuse
La lettre de Monet à son fils Jean à propos des engrais était suivie d’un post-scriptum destiné à l’épouse de Jean, Blanche Hoschedé-Monet :
PS. Maintenant c’est à ma petite Blanche que je fais appel, si elle veut bien aller chez un jardinier de la rue Verte qui s’appelle, je crois, Marie lui demander s’il a encore de la fameuse petite capucine vivace comme celle que l’on met tous les ans le long de la grille.
C’est chez lui que j’en avais eu un pot dans le temps, et cet étourdi de Florimond me les a laissé perdre ou à peu près. Bref, si elle peut en trouver chez ledit Marie, que ce dernier m’en adresse de suite deux pots par grande vitesse en gare de Vernon. Merci d’avance et un bon baiser d’avance aussi. Cl. M.
Blanche, fille d’Alice Hoschedé, l’épouse de Claude Monet, est toute dévouée à son beau-père, et cela ne fait nul doute qu’elle va se faire un devoir de courir Rouen pour trouver la fleur désirée.
La capucine tubéreuse est vivace si on veut, ou plutôt si l’hiver est très doux, car sous nos climats il est recommandé de la rentrer, un peu comme les dahlias. Elle ne résiste pas à un gel de -5°, et j’imagine que c’est ce qui a dû se passer. Monet, en février, vient de s’apercevoir que son jardinier a omis de rentrer les tubercules, et il craint fort qu’ils ne repartent pas au printemps. Au passage, je n’aurais pas voulu être à la place de Florimond, il a dû passer un quart d’heure très désagréable. Il est certain que Blanche comme Jean savent lire entre les lignes « cet étourdi de Florimond », qu’ils connaissent les sautes d’humeur de Monet, et que Blanche a à coeur d’arrondir les angles.
Tout porte à croire que Blanche a réussi sa mission payée d’avance d’un baiser, et que les capucines ont réintégré leur place le long de la grille, mais aussi sur les trépieds installés dans la roseraie devant la maison. Quelques années plus tard, c’est l’endroit que choisit Monet pour poser pour le photographe, ce qui donne ce cadrage étonnant où les feuilles de capucines tubéreuses au premier plan sont plus nettes que le visage du peintre.
C’est sur ces mêmes trépieds qu’elles fleurissent encore en été. J’ai pris la photo ci-dessus à la mi-juillet.
Pour les amateurs de curiosités, il paraît que la capucine tubéreuse se multiplie généreusement comme les pommes-de-terre, et que ses tubercules se dégustent bouillis ou poêlés. Crus, ils ont un goût de raifort, cuits, ils rappellent l’asperge. Si vous êtes curieux d’essayer, il ne vous reste plus qu’à en cultiver, car on ne peut pas dire qu’ils inondent les marchés. Peut-être qu’on en trouve encore à Rouen, dans la rue Verte ?
Engrais
On ne parlait pas encore de jardinage biologique au début du 20e siècle. C’étaient les premiers temps des engrais chimiques, une époque où l’on n’imaginait même pas que des intrants puissent avoir un impact sur la santé. On pensait que pour faire pousser des plantes vigoureuses, il faut leur donner à boire par l’arrosage et à manger par les engrais. Ce n’est pas dénué de bon sens.
Certes, Claude Monet aurait pu faire du jardinage biologique à la façon dont Monsieur Jourdain faisait de la prose. Le peintre ne vivait-il pas dans un village où abondaient les engrais naturels de toutes espèces, à commencer par ceux issus de la vache, du cheval, des poules ou des pigeons ? Il est probable que Monet ne s’est pas privé de fumer son jardin. Mais il a aussi, une lettre l’atteste, fait usage de produits chimiques :
Extrait d’une lettre de Monet à son fils Jean, qui est chimiste à Déville-les-Rouen, 8 février 1902 :
Mon cher Jean,
je viens te demander si tu peux me procurer les différents engrais chimiques dont suit le détail. Si oui, tu seras bien aimable de me les faire adresser de suite par grande vitesse en gare de Vernon. Je t’en remercie d’avance et vous embrasse bien tendrement tous les deux.
Ton père,
Claude MonetLa liste est ci-contre :
100 kg de sulfate de fer pulvérisé
20 kg superphosphate minéral
4 kg sulfate de potasse
10 kg sang desséchéJ’espère que tu pourras me procurer cela.
A première vue, j’ai l’impression que certains de ces produits sont acceptés en agriculture biologique, par exemple le sulfate de fer, et d’autres non. Si vous êtes plus compétent que moi dans ce domaine, je serai heureuse d’avoir des précisions.
Quant à la politique de la Fondation Monet aujourd’hui, si le jardin n’est pas tout à fait bio, l’ambition est de s’en rapprocher le plus possible.
Photo : Nymphéas dans le bassin de Monet, octobre. Les nénuphars sont très sensibles aux fertilisants véhiculés par les eaux.
Ombrière
L’ombrière, c’est l’endroit protégé des ardeurs du soleil où les jardiniers de Giverny habituent les plantes élevées en serre à la vie au grand air. Un sas, en quelque sorte, avant d’être plantées dans les bordures du jardin de Monet.
C’est fin octobre, date de cette photo, que l’ombrière est la plus spectaculaire, avec ses milliers de pensées rangées par variétés et couleurs. Quelques jours plus tard, le jardin ferme, les massifs sont dépouillés de leurs attraits, non point par l’hiver mais par les mains des jardiniers, et la plantation en vue du printemps commence.
Le début du printemps est marqué par la floraison des plantes à bulbes, qui ont des réserves plein leur oignon et peuvent de ce fait surgir très vite hors de terre, et celle des bisannuelles.
Les bisannuelles sont des futées, des prudentes, des spéculatives, qui ont commencé leur croissance l’année précédente. A partir de la graine, s’est développé un plant pendant l’été et l’automne, tout prêt à fleurir une fois l’hiver passé, et qui donnera à son tour des graines à la belle saison. C’est une des formes de l’adaptation aux saisons, réservée à des plantes robustes dont les feuilles résistent aux gelées, comme les pensées, pâquerettes, giroflées et myosotis.
L’autre solution pour les plantes qui ne sont pas des tortues, c’est d’être des lièvres. Les annuelles sont aussi des végétaux qui se multiplient par la graine. La semence tombe à terre, et laisse passer le froid de l’hiver sans broncher avant de se réveiller quand le sol se réchauffe. Et là, vite vite ! On pousse, on fleurit, on fait la graine, on meurt, en l’espace d’une saison. Le démarrage des plantes en serre peut faire décaler leur calendrier intime de quelques semaines, mais les grandes règles demeurent.
Ce seront les annuelles qui viendront faire un petit séjour dans l’ombrière à la fin du printemps, histoire de s’habituer à la température du grand bain.
Mars 2015 du calendrier DuMont de Giverny
C’est l’arrivée du printemps, cette époque tendre et fraîche de la fin mars où s’ouvrent les premiers bourgeons que l’éditeur DuMont a choisi parmi mes photos pour illustrer la page du mois de mars dans son calendrier des jardins de Monet à Giverny.
La vue est prise depuis le hêtre pourpre en direction du pont japonais, et ce sont les petites feuilles adorables du hêtre que l’on voit au premier plan.
A gauche, l’armée des bambous s’avance, difficilement contenue dirait-on par les barrières, comme une foule qui se presse pour apercevoir les coureurs.
Les tiges de ces mêmes bambous servent à fabriquer les barrières légères qui protègent les massifs : astucieux recyclage maison.
Un groupe de narcisses d’un blanc éclatant éclaire la pelouse resemée chaque année.
C’est le soleil du petit matin, juste avant l’ouverture, une lumière pétillante et douce où domine le bleu.
Puschkinia
Il faut presque la loupe pour voir cette petite fleur à bulbe qui s’épanouit en ce moment dans les massifs de Giverny. Elle dépasse à peine la hauteur de votre chaussure et n’a rien des couleurs flashy des jonquilles qui se pavanent non loin de là à 30 ou 40 cm d’altitude. Mais c’est justement ce qu’on aime chez le puschkinia, sa délicatesse. C’est la musique du printemps, certaines fleurs la jouent discrète comme la violette ou la pâquerette, tandis que d’autres font tout pour se faire remarquer.
Si on se penche un peu, on ne peut qu’être séduit par la fraîcheur et la douceur du puschkinia, surtout par la grâce de sa collerette de pétales striés d’une ligne bleu ciel qui s’ouvre sur un bouquet d’étamines tachées de jaune.
Son nom vient d’un chimiste russe botaniste à ses heures, Apollo Apollossovitch Moussine-Pouchkine. Le pouchkinia fleurit sur les pentes du Caucase à la fonte des neiges, ainsi qu’au Liban ou en Syrie.
Il paraît que la fleur se naturalise facilement dans les pelouses, il suffirait de l’oublier. Voilà qui donne envie d’essayer. On plante les petits bulbes à l’automne, on n’y pense plus pendant tout l’hiver et aux premières heures du printemps on fait un tour dans le jardin pour voir si les fleurs sont au rendez-vous.
Je ne sais pas si c’est le mode de culture adopté par les jardiniers de Giverny. Les massifs sont tellement travaillés qu’il est possible que les pushkinias aient été plantés à l’automne. Tout comme il se peut qu’ils soient assez malins pour se naturaliser, à la manière des perce-neige.
P.S. Renseignement pris, voilà quatre ans peut-être que les jardiniers n’ont pas planté de pouchkinias. Ce sont donc bien des bulbes plus ou moins naturalisés qui se sont installés dans les plates-bandes.
Un hiver sans neige
L’hiver se termine sans qu’il soit tombé un flocon à Giverny. Il peut geler encore, mais « les risques de grosses gelées sont passés » disent les jardiniers. La nature se réveille, surtout à la faveur d’après-midis douces et ensoleillées comme aujourd’hui. Déjà, les perce-neige fanent, les primevères sont épanouies, et les petits soleils jaunes des éranthis tapissent le sous-bois.
Il en va des fleurs comme des gens, certaines sont couche-tard, d’autres lève-tôt. En ce moment fleurissent les plus matinales de toutes, peu nombreuses et d’autant plus remarquées. La gaussienne va bientôt s’enfler. Quand le jardin de Monet ouvrira le 28 mars, un nombre très raisonnable de fleurs sera debout, pour atteindre l’heure de pointe un mois plus tard.
Pour l’instant, tout est encore si paisible. Au bassin, les plantes les plus fragiles dorment toujours sous leur couverture de paille, comme le gunnera venu du Brésil qui a droit à sa petite cabane, en haut à droite sur la photo.
Un autre détail révèle que le jardin est encore fermé : les rambardes du petit pont japonais ont été démontées. Elles sont entreposées près du saule, à l’endroit où se trouve normalement un banc. Le pont prend des allures d’embarcadère, bien pratique pour accoster en barque.
Toit en tuiles plates
Grâce à la pente du terrain, ce très beau toit de tuiles anciennes se trouve au niveau des yeux dans la rue Claude Monet à Giverny, peu après l’église. Il est constitué de petites tuiles plates de pays en argile.
La fabrication artisanale de ces tuiles fait tout leur charme. Selon la qualité de l’argile, le temps de cuisson, leur place dans le four…, les couleurs varient dans une large palette de coloris « terre cuite », des plus pâles aux plus soutenus. L’autre élément du charme, c’est l’irrégularité des tuiles faites à la main. Pas tout à fait plates, pas tout à fait rectangulaires. Ces toits ne dégagent aucune monotonie ni raideur, au contraire on ne se lasse pas de les regarder, comme une oeuvre d’art.
Il faut une centaine de tuiles pour couvrir un mètre carré, ce qui est considérable. La mise en oeuvre est donc assez chère. Les dimensions des tuiles anciennes sont d’environ 14 par 18 cm et seul le tiers inférieur est apparent. Cette surface visible s’appelle le pureau. Le haut de la tuile disparaît sous les tuiles de la rangée supérieure. L’idée, c’est qu’une goutte de pluie qui coule sur le toit rencontre toujours une tuile entière dans sa descente vers la gouttière. Si la goutte arrive à se glisser dans l’interstice entre deux tuiles, elle va trouver une tuile dessous et continuer de couler vers le bas du toit.
Sur leur face arrière, les tuiles de pays disposent d’une aspérité qui permet de les fixer, soit un ergot en haut de la tuile, soit toute une barrette en saillie. Ce relief vient s’accrocher à une petite barre de bois horizontale, le liteau. Il y a autant de liteaux sur le toit que de rangs de tuiles.
Les tuiles tiennent par leur poids, sans clou ni accroche quelconque, sur des pentes autour de 45 degrés. Il faut une bonne pente, sinon la goutte musarde et l’humidité crée des désordres dans le toit. Mais si tout se passe bien, un toit couvert de tuiles anciennes résiste très bien aux décennies et même aux siècles.
Autrefois les matériaux tirés de l’argile étaient produits localement, en témoignent les appellations de rues telles que rues de la tuilerie, briqueterie ou poterie qu’on rencontre souvent. Préserver ces toits, surtout sur les maisons anciennes, c’est un choix esthétique mais aussi éthique. C’est marquer du respect pour le paysage, pour l’identité d’un terroir, et éviter l’uniformisation générale de la construction.
C’est aussi profiter d’un avantage indéniable des tuiles anciennes : on peut facilement remplacer les tuiles cassées ou tombées, ça ne se verra pas.
La difficulté est de trouver un couvreur aussi léger qu’une goutte d’eau qui n’aille pas casser davantage de tuiles en se déplaçant sur le toit.
La difficulté est aussi de se procurer des tuiles. Il faut un peu de chance, la déconstruction d’un bâtiment agricole par exemple, pour en trouver à vendre. A la campagne, il est d’usage d’être prévoyant, souvent les propriétaires ont un petit stock de tuiles anciennes dans une remise pour faire face aux réfections nécessaires.
L’amidon Rémy
Carte postale ancienne présentant l’Epte et l’entrée du marais à Giverny en été. La courbe de la rivière matérialisée par la rangée d’arbres autour d’une vaste surface dégagée ressemble beaucoup au paysage des Patineurs de Monet.
Qui se sert encore d’amidon aujourd’hui ? Personne. Tout le monde. A l’époque de cette carte postale, l’amidon servait à amidonner le linge, c’est-à-dire à le protéger des salissures et, selon que le vêtement une fois trempé dans un bain d’amidon était repassé humide ou sec, à le rendre rigide ou au contraire souple et doux. Cette pratique a été délaissée depuis les machines à laver. Mais l’amidon occupe en toute discrétion une très grande place dans notre alimentation car il entre dans la composition de nombreux mets issus de l’industrie agro-alimentaire.
En France, l’amidon est surtout tiré du blé. Mais pour le repassage, le fin du fin, c’est l’amidon de riz, commercialisé par la marque Remy, une maison belge fondée en 1855 par Edouard Remy, et qui est restée propriété de la famille Remy jusqu’en 1970. En cherchant bien, on en trouve encore.
Le portail Joconde des collections des musées de France présente une amusante affiche ancienne où l’on voit un pierrot tout blanc passer de l’amidon sur le visage d’un petit ramoneur, sous le titre de Amidon Remy, Gaillon (Eure). Je suppose que tel est l’épilogue de l’histoire qui a tourné le sang de Claude Monet en 1895. Remy est allé s’implanter à Gaillon, près de la Seine, à une vingtaine de kilomètres de Giverny.
Mais il n’a tenu qu’à un fil que l’usine ne s’installe au bord de l’Epte à Giverny, car le maire y était favorable. L’industrie, l’emploi, le progrès, il voyait cela d’un très bon oeil, mais pas d’un oeil de peintre, cela va de soi. Pour Monet au contraire c’était une catastrophe qui allait défigurer son paysage chéri.
Le peintre qui n’est plus dans le besoin propose sans succès d’acheter le marais à la commune. Il a finalement gain de cause avec l’appui du préfet de l’Eure quand il offre un don de 5500 francs en vue d’assainir le marais contre l’engagement de la commune à ne pas le vendre pendant 15 ans.
L’assainissement sera réalisé sous forme d’un gros tuyau qui passe sous l’Epte et permet aux eaux du marais de se déverser près du moulin de Cossy. C’est j’imagine la raison pour laquelle le lieu dénommé le marais, s’il reste une zone imperméable et humide, n’est plus guère submergé aujourd’hui.
Les Patineurs à Giverny
Claude Monet, Les Patineurs à Giverny, W1619, Huile sur toile, 60 x 80 cm, 1899-1900, Collection privée. Vendu par Sotheby’s en 2010 pour 1,172 million de dollars.
Quand l’hiver était très froid à Giverny, les eaux immobiles du marais communal ne tardaient pas à geler. Les troupeaux de vaches se voyaient remplacés par des jeunes gens plutôt aisés, heureux de s’élancer sur des patins à glace.
C’était le cas des enfants Hoschedé-Monet, jeunes de bonne famille assez oisifs, à la recherche de divertissement, habitués du canotage et du tennis.
Dans l’usage du marais, ce sont deux milieux sociaux qui s’opposent, les insouciants d’un côté, les laborieux de l’autre. Le paysan qui loue le marais à la mairie pour y mener son bétail ne tarde pas à venir réclamer un droit de glisse aux jeunes Hoschedé-Monet qui s’insurgent mais finissent par s’exécuter afin de pouvoir continuer à patiner.
Pour eux, le marais gelé était attirant, et même glamour. C’est là que Suzanne, l’une des filles d’Alice, a noué une douce romance avec celui qui allait devenir son époux, le peintre Theodore Butler.
A cette nouvelle, de Rouen où il est parti peindre ses Cathédrales, Monet vitupère. Il savait bien que ces leçons de patinage allaient mal tourner. Heureusement, en bon chef de famille, il va faire prendre des renseignements sur la famille de l’élu, et le mariage pourra se faire.
L’affaire est déjà vieille de plusieurs années quand à l’hiver 1899-1900 le peintre s’installe sur le bord du marais gelé pour peindre cette atmosphère orange et bleue presque irréelle. Et Suzanne, déjà, n’est plus. Elle s’est éteinte en février 1899. Il y a fort à parier que pour Monet, son ombre glisse entre les patineurs.
Le marais de Giverny
A Giverny, le chemin des Marais s’ouvre à l’ancienne gare – à présent reconvertie en salle des fêtes – et s’étire en contrebas de la départementale 5 qu’il finit par rejoindre à la sortie du village, là où la route file vers Sainte-Geneviève-les-Gasny. Des pavillons aux jardins tirés à quatre épingles bordent la rue d’un côté, tandis que de l’autre s’ouvre un espace naturel quasi sauvage, le marais.
Des peupliers et des saules têtards, dont certains très âgés, témoignent de plantations. Ils se mêlent à d’autres essences venues là sans doute par hasard, telles que frênes ou aulnes. Entre ces arbres, le terrain humide est le domaine de quantités de plantes, parmi lesquelles l’ortie domine.
De nos jours, le marais n’est guère accessible. Au-delà du fossé qui le borde, on devine un monde grouillant de vies bien cachées, étrangères à nous autres les humains, et, pour moi du moins, pas très invitant.
Autrefois, en particulier au 19e siècle, le marais de Giverny n’était pas un no man’s land. C’était un terrain pauvre, mais exploité autant qu’il se pouvait. En été les bêtes y paissaient. La commune de Giverny, propriétaire du marais, le louait à des éleveurs et concédait par adjudication le droit de ramasser les bouses. Les branches des peupliers étaient taillées pour en faire des fagots. Une autre source de revenus pour la commune était la concession du droit de pêcher les sangsues.
Depuis que j’ai eu connaissance de cette pratique à Giverny, en découvrant un pot à sangsues présenté dans une exposition sur le village de Giverny au musée de Vernon, je me demandais comment cette pêche se pratiquait. De façon rudimentaire, hélas, comme l’explique le rédacteur de la page d’Objets d’hier : dans les familles pauvres, on envoyait les jeunes filles se faire mordre par les sangsues dans le marais. Leurs jambes servaient d’appât.
Je me demande si on s’habitue à cette douleur, à la façon dont les apiculteurs finissent par souffrir moins des piqûres d’abeilles. Roselyne, qui s’est fait piquer par une sangsue en Australie (je crois qu’il n’y en a plus en Europe) témoigne qu’elle a saigné longtemps et que la morsure l’a démangée pendant plusieurs jours.
Selon une étude réalisée par les Ponts et Chaussées en 1898, la pêche aux sangsues, bien qu’elle eût donné de bons résultats au milieu du siècle, avait totalement cessé à Giverny à la Belle Epoque.
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