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Tétramorphe

Saint-Luc, portail Saint Lubin, Vernonnet Le taureau que vous apercevez dans l’angle gauche de cet écoinçon n’a rien à voir avec le boeuf de la crèche. C’est l’attribut de Saint-Luc, l’un des quatre évangélistes, dont le nom est gravé en-dessous du personnage. Les trois autres rédacteurs du Nouveau Testament de la Bible ont aussi leur symbole. Matthieu est associé à un homme ou à un ange, Marc à un lion (comme sur la place Saint-Marc de Venise) et Jean à un aigle. Ils tiennent généralement un livre et de quoi écrire. Je crois que l’objet qui ressemble à un sabre entre les cornes du taureau est en fait une plume démesurée, ce qui fait donc de notre Luc un gaucher, détail plaisant.
Pourquoi les évangélistes ont-ils été dotés de ces attributs ? Ils leur ont été conférés d’après une vision de Saint-Jean dans l’Apocalypse :

Saint Jean, portail Saint Lubin, Vernonnet Un trône était dressé dans le ciel, et quelqu’un était assis sur ce trône… Et autour de lui, se tiennent quatre vivants constellés d’yeux…. Le premier vivant est comme un lion ; le deuxième vivant est comme un jeune taureau ; le troisième vivant a comme un visage d’homme ; le quatrième vivant est comme un aigle en plein vol. » (Apocalypse IV, 2, 7).

Cette vision rappelle celle du prophète Ezéchiel dans l’Ancien Testament :

« Au centre je discernai quelque chose qui ressemblait à quatre animaux dont voici l’aspect : ils avaient une forme humaine. Quant à la forme de leurs faces, ils avaient une face d’homme, et tous les quatre avaient une face de lion à droite, et tous les quatre avaient une face de taureau à gauche, et tous les quatre avaient une face d’aigle. » (Ezéchiel I, 5, 10).

Tout ça c’est carré si j’ose dire, noir sur blanc, et tout irait bien si on croyait comprendre quelque chose à cette image ahurissante. Car une fois le premier pourquoi résolu, il s’en profile un deuxième, façon gamin de quatre ans exaspérant : pourquoi ces symboles-ci en particulier ? Comment les interpréter ? Parce qu’on le sent bien, ils ont un sens. Mais lequel ?
Saint-Matthieu, portail Saint Lubin, Vernonnet En vingt siècles de christianisme on a eu le temps de se poser bien des questions, et d’essayer d’y apporter toutes sortes de réponses, parfois convaincantes, parfois non. Le lien entre l’évangéliste et son attribut viendrait des premiers versets de son évangile. Ainsi Matthieu est représenté par l’homme parce que son évangile commence par la généalogie du Christ.
Dans son dernier ouvrage, « Tympans et portails romans », Michel Pastoureau détaille les images présentées aux porches des églises, où le tétramorphe est, dit-il,

un des thèmes les plus récurrents et les plus majestueux de l’iconographie chrétienne.(…) Le Christ est figuré trônant dans toute sa gloire, entouré des quatre vivants, l’ange et l’aigle en haut, le lion et le boeuf en bas. La présence de ces derniers évoque les quatre piliers du trône que sont les évangélistes, (…) et, surtout, les quatre « moments » du temps historique passé par le Christ sur Terre : l’Incarnation, la Passion, la Résurrection et l’Ascension. Les quatre animaux deviennent alors les attributs du Christ lui-même qui fut (…) homme dans sa naissance, boeuf dans sa mort (le boeuf est un animal de sacrifice pour toutes les traditions anciennes), lion dans sa résurrection (selon les bestiaires, le lion ressuscite de son souffle ses petits mort-nés) et aigle dans son ascension vers le ciel.

Saint-Marc, portail Saint Lubin, Vernonnet Cette explication m’a fait l’effet d’une révélation. L’image prend sens d’un coup, et les éléments sont si bien reliés ensemble pour former un tout que l’interprétation a une force d’évidence. Cette interprétation n’est pas nouvelle : c’est celle du pape Grégoire le Grand (6e siècle) reprise par « de nombreux auteurs à sa suite », précise Pastoureau. Lui-même est un passeur remarquable, il a le mérite de la rendre accessible.
Ce n’est pas tous les jours que l’on éprouve cette émotion si particulière de la révélation. Vous rappelez-vous la dernière fois où cela vous est arrivé ? Pour moi c’était le jour où j’ai entendu une collègue expliquer pourquoi les églises étaient « orientées ». Pas orientées vers. L’emploi d’orienter sans complément m’avait toujours intriguée, mais en même temps ce n’est pas le genre de question qui empêche de dormir. Juste une question parmi les millions que l’on se pose tout au long de sa vie, qui restent en suspens, non élucidées, parce que nos savoirs ne sont jamais tout à fait nets et tranchants, mais plutôt bordés de flou. On approche des choses sans jamais que la netteté soit parfaite. Parfois, donc, quelqu’un vous offre une mise au point et soudain l’image est nette. Le coeur bondit de joie d’avoir trouvé une pièce longtemps cherchée du grand puzzle de l’existence.

Portail Saint Lubin, VernonnetJ’étais si heureuse d’avoir lu l’explication de Pastoureau que je me suis mise en quête d’une illustration pour givernews, mais où trouver un tétramorphe ? Je n’en connais pas dans les églises qui me sont familières. L’internet me renvoyait vers des cathédrales lointaines. Et puis je ne sais comment s’est réveillé dans ma mémoire un souvenir couvert par des couches de poussière, celui d’une visite de mon quartier avec un historien local il y a des années. Bingo ! Le monument religieux le plus proche de mon domicile, c’est ce portail renaissant installé au presbytère de Vernonnet, à côté duquel on peut passer cent fois sans y prêter attention. Il est orné des quatre évangélistes accompagnés de leurs attributs. Ce n’est pas à proprement parler un tétramorphe classique avec les animaux entourant le Christ siégeant en majesté dans une mandorle, mais l’idée est là.

De haut en bas : Saint-Luc et son taureau ou boeuf,
Saint-Jean aux longs cheveux et son aigle,
Saint-Matthieu et son ange (un putti ? C’est la Renaissance…),
Saint-Marc et son lion.
En bas, vue d’ensemble du fronton du portail Saint-Lubin, près de l’église Saint-Nicolas dans le quartier de Vernonnet à Vernon. Ce portail est tout ce qui subsiste de l’église ancienne démolie au 19e siècle et reconstruite à quelques centaines de mètres de celle d’origine.


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