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A Barbizon
« Honneur aux héros de 1914-1918, dignes fils des Gaulois » explique la plaque apposée sous le buste de ce valeureux moustachu au casque ailé, les épaules drapées dans une dépouille de lion. Le village de Barbizon, célèbre rendez-vous des peintres près de la forêt de Fontainebleau, a fait preuve d’originalité dans le choix de son monument aux morts. Pas de représentation de poilu, de famille éplorée, de Victoire distribuant les couronnes de lauriers, mais un ancêtre farouche. C’était avant Astérix. Plus d’un siècle a passé, et l’on peut mesurer, en contemplant ce monument, le changement qui s’est opéré dans les mentalités et dans la façon d’appréhender l’histoire.
Les savons de bronze d’Al Brieu
Les visiteurs de Giverny qui ont la curiosité de se promener dans la rue Claude-Monet au-delà des musées ont la chance de découvrir plusieurs galeries d’art, par exemple l’Espace 87, d’après son numéro dans la rue. Une plasticienne givernoise, Christine Cloos-Ristich, et un fondeur, Al Brieu, se partagent les lieux.
Ce dernier s’est fait une spécialité des savons en bronze. Mais pas n’importe quels savons. Il part à la recherche de lots de savons de Marseille ou d’ailleurs, âgés de quelques décennies. Al Brieu en a même trouvé des centenaires au fond d’un garage, tout couverts de poussière. Quand on sait combien le savon a manqué pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est un petit exploit. Absolument tout le monde devait ignorer leur existence.
Dans ces lots de savons tout déformés, fendillés, cabossés, desséchés et bien près de partir à la poubelle, Al Brieu sélectionnent ceux qui lui parlent, qui ont de belles inscriptions en relief et une histoire à raconter. « C’est comme la vie, qui laisse des marques sur nous », explique-t-il. Il prend l’empreinte de ces savons en silicone, en tire des moules et y coule du bronze à la cire perdue.
Al Brieu est incollable sur toutes les réglementations qui ont sévi en matière de savonnerie, les pourcentages d’huile obligatoires, l’action de Colbert, et j’en passe. C’est un très étrange objet, si on y réfléchit, qui s’use et disparaît. En tirer des bronzes, c’est faire durer ces savons pour l’éternité. C’est aussi un objet qui a été lui-même moulé, à l’origine. Sauver sa forme, c’est prendre la suite de ces mains qui ont façonné le savon alors qu’il était tout frais, des mains qui sans doute ne sont plus.
J’ai aimé qu’il me raconte l’histoire de ses savons et de sa démarche artistique parce que celle-ci contient sa part d’évidence intuitive, (comment ne pas avoir envie de mouler ces savons quand on est fondeur ?) de sur-cycling ( déchet pour les uns, trésor pour les autres !) de témoignage historique, de chasse au trésor… Et j’imagine sa joie quand il tombe sur une caisse pleine de savons antédiluviens… Et puis finalement la démarche comporte aussi sa part de questionnement philosophique, d’interrogation sur la mort et la place de l’art face à elle. De quoi méditer, si on pose une telle oeuvre sur son bureau.
Monet par Yazz
L’effigie d’une ressemblance parfaite surprend le regard des passants dans la rue Claude Monet de Giverny. Pour un peu on la croirait dotée de vie, en train de traverser la muraille comme dans le conte de Marcel Aymé.
Monet je crois aurait apprécié d’être noyé dans la vigne vierge à observer les gens. Des figures dans le paysage, aurait-il analysé.
Cette oeuvre de street art est signée Yazz, alias Yann Guignabert, sculpteur et peintre givernois qui expose avec Fabienne Bonneau dans sa galerie « Le jardin d’Eden » rue du Milieu à Giverny. C’est un artiste engagé et profondément humain, comme le révèle son projet « Toujours vivants ».
Chez Zadkine
On vient à Giverny pour découvrir le lieu où vécut Claude Monet et qui fut sa source d’inspiration, mais les tableaux sont ailleurs. A Auvers-sur-Oise, on découvre la dernière chambre de van Gogh, d’une humilité monacale, et les paysages qu’il a représentés. Pas de toiles non plus. Le lien entre la résidence de l’artiste et l’exposition de son oeuvre fluctue selon les artistes, d’un musée à l’autre, entre le rien du tout d’Auvers et la richesse remarquable de la maison de Rodin à Meudon ou du musée Courbet à Ornans.
J’étais curieuse de découvrir l’atelier d’Ossip Zadkine, le sculpteur qui a réalisé le monument à van Gogh d’Auvers-sur-Oise. Il se trouve au 100 bis rue d’Assas à Paris, entre le Quartier latin et Montparnasse.
Comme chez Delacroix, la résidence de Zadkine est au calme, derrière la rangée d’immeubles sur rue qui dissimule et protège. Au bout de l’impasse, une maison à un seul étage, un peu anachronique au milieu des programmes immobiliers qui l’entourent. C’est tellement caché qu’on s’imagine qu’on sera seul. En fait non : c’est si petit que quinze personnes donnent une impression de foule.
Les espaces de vie et de travail ont été transformés en salles d’exposition. On peut regretter la disparition des meubles, mais en contre -partie le visiteur est gratifié d’une magnifique présentation d’oeuvres originales abouties sculptées en taille directe par Zadkine : des bois, des pierres qui expriment la diversité de ses recherches artistiques et son sens de la matière. L’émotion jaillit devant la beauté de ces sculptures qui font figure aujourd’hui de classiques, où la figure humaine est omniprésente.
L’archange Saint-Michel terrassant le démon
Ce Saint Michel terrassant le démon se trouve à l'église Saint-Taurin d'Evreux. Daté du 17e siècle, il porte des cheveux bouclés, on croirait la perruque de Louis XIV. Il se présente en armure, avec épée et bouclier, vainqueur de l'ange déchu. La scène rappelle Saint Georges, qui lui aussi porte l'armure, mais les grandes ailes du combattant permettent une identification immédiate de l'archange Saint Michel, et saint Georges est plutôt figuré avec un dragon.
Christ aux liens
A l’occasion des Journées du Patrimoine, de nombreuses petites églises de campagne habituellement fermées sont ouvertes ce week-end. Saluons au passage l’abnégation des bénévoles qui assurent des permanences et des visites guidées gratuites pour le seul plaisir de faire connaître les trésors de leur paroisse, parfois hélas à bien peu de visiteurs.
Ce qui frappe dans ces églises de village à l’architecture sobre et simple, c’est l’extraordinaire beauté, souvent, des statues. Sortis pour un instant de leur pénombre, leurs visages nous contemplent, tels que les ont voulus les artistes d’il y a quatre ou cinq siècles. C’est une collection de portraits et de regards étonnants, à l’expressivité dérangeante, doux, illuminés, pensifs ou souriants.
Je suis restée scotchée devant ce Christ aux liens – par prudence je préfère ne pas divulguer où il se trouve. Pieds et poings liés, vêtu du seul périzonium, il est assis la tête tournée de côté, et son visage aux yeux ouverts m’a paru bien plus bouleversant que celui d’un Christ en croix. Perdu dans sa méditation, il émane de lui une compassion tendre, une acceptation totale, un amour infini. Je souhaite à tous ceux qui sont dans la souffrance, l’impuissance et la peur, de sentir ce regard se poser sur eux.
Bancs néo-gothiques
J’ai failli ne pas les voir. J’étais en train de visiter l’église de Pacy-sur-Eure, à une vingtaine de kilomètres de Giverny ; je m’étais émerveillée devant la statuaire, les vitraux, interrogée sur l’architecture, et j’allais partir lorsque je me suis avisée que les bancs, somme toute, présentaient un intérêt.
L’église a gardé ses bancs de style néo-gothique du 19e siècle. C’est un ensemble cohérent disposé harmonieusement, en faisant alterner plusieurs motifs.
Certains bancs ont toujours leur prie-Dieu, une mince banquette disposée entre les sièges. A l’époque où les bancs étaient attribués aux familles, celles-ci avaient sans doute loisir de faire ce qu’elles voulaient pour les prie-Dieu, car certains sont encore recouverts de cuir, de tapisserie usée jusqu’à la paille, tandis que d’autres ne sont qu’une simple planchette de bois.
Je les imagine, ces fidèles du 19e siècle, dans leur modestie ou leur ostentation, leur goût du confort dans le devoir sacré. Dans ces monuments anciens où cohabitent les signes laissés par les siècles, où l’on peut essayer de ressentir la présence du sculpteur qui a dégagé un délicat chapiteau roman, de l’architecte qui a conçu la voûte gothique, de l’abbé qui a dessiné et signé le carton d’un vitrail, certaines présences sont plus faciles à percevoir que d’autres, et celle des Pacéens d’il y a un bon siècle devenait tout à coup presque palpable, comme si j’avais eu une photographie ancienne sous les yeux.
C’est la dernière image que j’ai gardée de l’église, avec cette question corollaire : pourquoi les bancs ne m’ont-ils pas sauté aux yeux ? Parce que nous avons appris à mépriser le néo-gothique, je crois. Admettre qu’on aime ce style, c’est passer pour un plouc qui ne fait pas la différence entre le vrai gothique et le pastiche du 19e.
Allez ! Encore quelques décennies de patine, et le 19e rentrera en grâce, aux côtés du 16e ou du 17e, époques dont nous aimons le retour à l’Antique.
Tétramorphe
Le taureau que vous apercevez dans l’angle gauche de cet écoinçon n’a rien à voir avec le boeuf de la crèche. C’est l’attribut de Saint-Luc, l’un des quatre évangélistes, dont le nom est gravé en-dessous du personnage. Les trois autres rédacteurs du Nouveau Testament de la Bible ont aussi leur symbole. Matthieu est associé à un homme ou à un ange, Marc à un lion (comme sur la place Saint-Marc de Venise) et Jean à un aigle. Ils tiennent généralement un livre et de quoi écrire. Je crois que l’objet qui ressemble à un sabre entre les cornes du taureau est en fait une plume démesurée, ce qui fait donc de notre Luc un gaucher, détail plaisant.
Pourquoi les évangélistes ont-ils été dotés de ces attributs ? Ils leur ont été conférés d’après une vision de Saint-Jean dans l’Apocalypse :
Un trône était dressé dans le ciel, et quelqu’un était assis sur ce trône… Et autour de lui, se tiennent quatre vivants constellés d’yeux…. Le premier vivant est comme un lion ; le deuxième vivant est comme un jeune taureau ; le troisième vivant a comme un visage d’homme ; le quatrième vivant est comme un aigle en plein vol. » (Apocalypse IV, 2, 7).
Cette vision rappelle celle du prophète Ezéchiel dans l’Ancien Testament :
« Au centre je discernai quelque chose qui ressemblait à quatre animaux dont voici l’aspect : ils avaient une forme humaine. Quant à la forme de leurs faces, ils avaient une face d’homme, et tous les quatre avaient une face de lion à droite, et tous les quatre avaient une face de taureau à gauche, et tous les quatre avaient une face d’aigle. » (Ezéchiel I, 5, 10).
Tout ça c’est carré si j’ose dire, noir sur blanc, et tout irait bien si on croyait comprendre quelque chose à cette image ahurissante. Car une fois le premier pourquoi résolu, il s’en profile un deuxième, façon gamin de quatre ans exaspérant : pourquoi ces symboles-ci en particulier ? Comment les interpréter ? Parce qu’on le sent bien, ils ont un sens. Mais lequel ?
En vingt siècles de christianisme on a eu le temps de se poser bien des questions, et d’essayer d’y apporter toutes sortes de réponses, parfois convaincantes, parfois non. Le lien entre l’évangéliste et son attribut viendrait des premiers versets de son évangile. Ainsi Matthieu est représenté par l’homme parce que son évangile commence par la généalogie du Christ.
Dans son dernier ouvrage, « Tympans et portails romans », Michel Pastoureau détaille les images présentées aux porches des églises, où le tétramorphe est, dit-il,
un des thèmes les plus récurrents et les plus majestueux de l’iconographie chrétienne.(…) Le Christ est figuré trônant dans toute sa gloire, entouré des quatre vivants, l’ange et l’aigle en haut, le lion et le boeuf en bas. La présence de ces derniers évoque les quatre piliers du trône que sont les évangélistes, (…) et, surtout, les quatre « moments » du temps historique passé par le Christ sur Terre : l’Incarnation, la Passion, la Résurrection et l’Ascension. Les quatre animaux deviennent alors les attributs du Christ lui-même qui fut (…) homme dans sa naissance, boeuf dans sa mort (le boeuf est un animal de sacrifice pour toutes les traditions anciennes), lion dans sa résurrection (selon les bestiaires, le lion ressuscite de son souffle ses petits mort-nés) et aigle dans son ascension vers le ciel.
Cette explication m’a fait l’effet d’une révélation. L’image prend sens d’un coup, et les éléments sont si bien reliés ensemble pour former un tout que l’interprétation a une force d’évidence. Cette interprétation n’est pas nouvelle : c’est celle du pape Grégoire le Grand (6e siècle) reprise par « de nombreux auteurs à sa suite », précise Pastoureau. Lui-même est un passeur remarquable, il a le mérite de la rendre accessible.
Ce n’est pas tous les jours que l’on éprouve cette émotion si particulière de la révélation. Vous rappelez-vous la dernière fois où cela vous est arrivé ? Pour moi c’était le jour où j’ai entendu une collègue expliquer pourquoi les églises étaient « orientées ». Pas orientées vers. L’emploi d’orienter sans complément m’avait toujours intriguée, mais en même temps ce n’est pas le genre de question qui empêche de dormir. Juste une question parmi les millions que l’on se pose tout au long de sa vie, qui restent en suspens, non élucidées, parce que nos savoirs ne sont jamais tout à fait nets et tranchants, mais plutôt bordés de flou. On approche des choses sans jamais que la netteté soit parfaite. Parfois, donc, quelqu’un vous offre une mise au point et soudain l’image est nette. Le coeur bondit de joie d’avoir trouvé une pièce longtemps cherchée du grand puzzle de l’existence.
J’étais si heureuse d’avoir lu l’explication de Pastoureau que je me suis mise en quête d’une illustration pour givernews, mais où trouver un tétramorphe ? Je n’en connais pas dans les églises qui me sont familières. L’internet me renvoyait vers des cathédrales lointaines. Et puis je ne sais comment s’est réveillé dans ma mémoire un souvenir couvert par des couches de poussière, celui d’une visite de mon quartier avec un historien local il y a des années. Bingo ! Le monument religieux le plus proche de mon domicile, c’est ce portail renaissant installé au presbytère de Vernonnet, à côté duquel on peut passer cent fois sans y prêter attention. Il est orné des quatre évangélistes accompagnés de leurs attributs. Ce n’est pas à proprement parler un tétramorphe classique avec les animaux entourant le Christ siégeant en majesté dans une mandorle, mais l’idée est là.
De haut en bas : Saint-Luc et son taureau ou boeuf,
Saint-Jean aux longs cheveux et son aigle,
Saint-Matthieu et son ange (un putti ? C’est la Renaissance…),
Saint-Marc et son lion.
En bas, vue d’ensemble du fronton du portail Saint-Lubin, près de l’église Saint-Nicolas dans le quartier de Vernonnet à Vernon. Ce portail est tout ce qui subsiste de l’église ancienne démolie au 19e siècle et reconstruite à quelques centaines de mètres de celle d’origine.
L’âge d’or des grenouilles
Au château de Champ de Bataille, les grenouilles pansues, dodues, dorées, ont un regard enamouré.
Rollon
L’oeuvre s’appelle « Rollon, chef Viking et premier duc de Normandie, sur son drakkar Ariane ». Elle a été présentée au public au musée de Vernon dans le cadre des journées du Patrimoine, en clin d’oeil au 1100e anniversaire de la Normandie.
On doit ce petit bijou d’inventivité, d’humour, de tendresse et de fin bricolage à un ancien de la Snecma, Jean-Claude Conchard. Celui-ci a recyclé des éléments des moteurs de fusées fabriqués et testés à Vernon pour les assembler en un Rollon futuriste et rigolo.
Le corps du farouche guerrier est une chambre de combustion du moteur HM7 du deuxième étage d’Ariane, les jambes des tuyaux d’échappement de Viking (l’ancien moteur du lanceur européen), tandis que les boucliers jumeaux sont faits avec des turbines de Viking qui dans leur environnement normal se flattaient d’être deux fois plus puissantes qu’un TGV.
La nef du drakkar, quant à elle, vient de la coque d’un moteur Vulcain, qui propulse Ariane 5 à l’aide d’hydrogène et d’oxygène liquides, donc extrêmement froids.
L’artiste n’a pas dû avoir la tâche facile pour découper et souder les différents éléments de son Rollon. L’industrie spatiale fait appel à des métaux très spéciaux, des aciers réfractaires de type inox à fort taux de nickel, m’ont expliqué ses collègues présents à l’inauguration de l’oeuvre. Ces métaux, très chers comme on peut s’y attendre, ont l’avantage de ne pas s’oxyder et d’offrir une grande résistance thermique. En revanche, ils sont difficiles à usiner.
J’imagine que lorsqu’on est de la partie, le plaisir est grand de reconnaître ici et là les pièces de réemploi, familières dans un autre contexte.
Pour le spectateur non averti, les éléments gardent tout leur mystère, avec leur patine et leur éclat si particuliers, et leurs formes détournées de la fonction initiale pour laquelle ils ont été conçus afin de leur insuffler un sens nouveau.
Avec sa bouille toute ronde et ses yeux en rondelle, le bonhomme Rollon sur son Ariane propose un drôle de voyage au fil du temps.
Cène de sable
Le sujet est de circonstance aujourd’hui. Deux artistes de Giverny, Christian Avril et Jean-Pierre Porcher ont sculpté une représentation monumentale du dernier repas du Christ et de ses disciples. Les personnages de la Cène, grandeur nature, sont façonnés dans du sable.
C’est tout à fait saisissant de se trouver face à face en taille réelle avec cette scène si souvent représentée sur les tableaux, donc en réduction. La sculpture éphémère se trouve dans la cour du 75 rue Claude Monet à Giverny, elle est visible de la rue, et si l’on a envie de s’approcher l’entrée est libre.
Christian Avril parle avec humour du choix du sujet, un « hommage à une bande de hippies : Jésus et ses potes ». Nul doute qu’il se retrouve un peu dans le caractère atypique que pouvaient avoir les tous premiers chrétiens. C’est une façon de voir les choses pour un artiste qui a Christ dans son prénom !
Chris Avril sculpte le sable depuis des années chaque été sur les plages de la Méditerranée, Jean-Pierre Porcher s’y est mis avec plaisir.
Les deux sculpteurs ont pris quelques libertés avec la Cène de Léonard de Vinci. Judas, le visage fermé, serre ses sous. L’apôtre qui tend le doigt vers le ciel a plutôt l’air de, disons, commettre une incivilité sacrilège.
Et puis, un petit chien est tapi sous la nappe. C’est le propre chien de Chris mort cet hiver, qu’il représentait souvent sur ses tableaux des rues de Giverny.
Il a fallu trente tonnes de sable de la Seine bien compacté pour donner corps à la Cène. Il a fallu aussi un concours de circonstances un peu triste.
Chris Avril avait l’habitude de peindre dans la rue tout près de la maison de Monet, et d’accrocher ses toiles à vendre à une clôture. Il paraît que ça fait désordre, que d’autres peintres pourraient suivre son exemple. Où irait-on si on se retrouvait soudain avec Giverny transformé en place du Tertre ? On en frissonne d’avance.
Toujours est-il que Chris Avril n’a plus le droit de s’installer dans la rue comme il le faisait depuis longtemps. Jean-Pierre Porcher s’en est ému et lui a offert l’hospitalité devant sa maison, transformant sa cour en plage. Parce qu’une question dérangeante le taraude : où va-t-on quand on ne veut plus de vous dans la rue ?
Les trois pas
Trois personnages de métal marchent sur la pelouse les uns derrière les autres, un grand, un moyen et un petit. Tête baissée, ils paraissent perdus dans leurs pensées comme les passants des villes, indifférents à ce qui les entoure.
Vous avez l’impression de les avoir déjà vus quelque part ? C’est que vous avez reconnu la patte d’Olivier Gerval, le plasticien qui a aussi réalisé le groupe People installé près du vieux moulin de Vernon.
Les personnages de People sont plus schématiques, sans bras ni jambes. Ceux des Trois Pas paraissent plus humains, habillés, dotés d’yeux et de mains rondes qui pendent au bout de leurs bras dans le balancement de la marche.
Nous sommes ici au château de Vascoeuil, un lieu culturel exceptionnel situé à une heure de route de Giverny, dans le nord de l’Eure.
Les propriétaires du domaine, M. et Mme Papillard, l’ont acquis assez délabré en 1965, dans le but d’en faire leur maison de campagne. Le gouffre des travaux aurait été insondable pour des particuliers. Mais maître Papillard était l’avocat de grands noms de l’art. C’est Vasarely qui a suggéré de faire de Vascoeuil un espace d’expositions culturelles pour que le château se trouve une autonomie.
Une association est née, et les plus grands artistes contemporains se sont succédé au fin fond de cette campagne, entre les vaches et les pommiers, sur les bords du Crevon qui se jette dans l’Andelle qui se jette dans la Seine : Buffet, Braque, Léger, Cocteau, Dali…
Il n’est donc pas très surprenant que le parc se soit enrichi peu à peu de sculptures et de mosaïques, au point de devenir une galerie en plein air d’une cinquantaine d’oeuvres. Gerval est en bonne compagnie à côté des Volti, Szekely, Chemiakin et autres Hedberg.
Jardin de sculptures, expos de renom (Moreno et Nili Pincas ce printemps), château restauré de façon exemplaire, ce ne sont pas les raisons qui manquent pour venir à Vascoeuil. J’y ajouterai le charme d’un coin de Normandie à la douce ruralité, ouvert vers la grande forêt de Lyons. Et, cerise sur le gâteau : le château de Vascoeuil rouvre le week-end prochain avec une fête du chocolat !
Sépulcre
Le thème de la Mise au tombeau du Christ a été très souvent représenté dans les églises gothiques. Il était prisé des Cordeliers, qui avaient la charge de garder les Lieux Saints. C’était aussi un thème tout trouvé pour orner des chapelles funéraires, et l’occasion de réaliser d’importants groupes de figures de pierre de taille réelle.
La scène de l’embaumement et de l’ensevelissement de Jésus comprend d’habitude un nombre figé de personnages. A la tête et aux pieds du corps du Christ se tiennent les deux hommes qui sont allés réclamer la dépouille et la portent, Joseph d’Arimathie et Nicodème. Au fond, faisant face au spectateur, les saintes femmes, la Vierge Marie, Marie-Salomé et Marie-Cléophas, mères de disciples, et Marie-Madeleine la pécheresse repentie qui porte des aromates. Jean, le disciple préféré de Jésus, soutient la Vierge.
Sépulcre de Louviers
On peut voir dans l’Eure deux sépulcres du début du 16ème siècle à Louviers et à Verneuil sur Avre. Selon Jacques Beaudoin (« La sculpture flamboyante, Normandie et Île de France ») ils ont sans doute été exécutés par le même artiste, celui de Louviers vers 1500, celui de Verneuil une dizaine d’années après.
Les deux groupes présentent nombre de similitudes dans les attitudes des personnages, les positions des mains, les plis des vêtements, et même les traits des visages. Sont-ils dûs à Jean Cossart, qui travaille à cette époque à la cathédrale d’Evreux ? L’imagier qui les a sculptés a su leur donner une noble et douloureuse gravité qui incite au recueillement.
Trois anges
A Noël on chante les anges, les anges dans nos campagnes, et aussi ceux qui sont trois et qui viennent vous voir le soir en vous apportant de bien belles choses, façon Père Noël en plus merveilleux encore.
Les anges, bien entendu, chantent aussi, sur les porches des églises ou comme ici sur le socle de la vierge d’Ecouis.
Hmm ! Des anges, ceux-là ? Ils ont l’air beaucoup trop vrais pour qu’on les croit surnaturels. L’artiste leur a glissé des ailes derrière la tête pour la forme, mais on sent bien qu’ils seraient beaucoup moins craquants s’ils ne ressemblaient pas autant à de jeunes choristes.
Ils s’appliquent. Ils suivent avec le doigt dans le gros livre. Celui de gauche ne se sent pas assez sûr de lui pour chanter. Celui de droite s’y essaie, les yeux rivés sur la partition. Mais c’est celui du milieu, aux yeux mi-clos levés vers le ciel qui semble les entraîner.
Les deux bras passés autour des épaules de ses compagnons dans un mouvement qui répond à celui des ailes, ce n’est pas lui qui repose sur eux mais qui au contraire les élève. Leurs ailes ont l’air de lui appartenir et d’être largement déployées, prêtes à l’envol.
Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est l’ange du milieu qui a le visage le plus fin, le plus éthéré, le moins terrestre.
People d’Olivier Gerval
People, c’est le nom de ce groupe monumental installé depuis 1999 sur l’esplanade du château des Tourelles et du Vieux Moulin, à Vernon. De l’art contemporain dans un site classé, toutes proportions gardées ce n’est pas plus étrange que la pyramide du Louvre ! Le dialogue qui s’établit est très harmonieux.
People est un ensemble de sept figures en métal galvanisé peint d’environ 4 mètres de côté. Ces personnages sont l’oeuvre d’Olivier Gerval, un artiste et créateur de mode aux multiples talents qui a fait un long séjour au Japon.
Le meilleur moment pour admirer People est sans doute le soir : la surface du métal est travaillée de reliefs qui captent les moindres éclats de lumière, en particulier au soleil couchant.
La brume, en revanche, renforce le côté fantomatique du groupe.
Sept silhouettes toutes de la même couleur et de la même forme, deux fois plus grandes qu’un être humain. Elles sont disposées comme pour une photo de famille, les petits devant les grands derrière, mais jamais parallèles. Surtout, elles ont chacune un léger mouvement de tête qui les rend attachantes, qui leur donne un air pensif un peu grave.
On peut voir d’autres membres de leur famille au musée de sculptures en plein air du château de Vascoeuil, dans l’Eure.
Chat noir
Cet authentique chat de gouttière passe sa vie sur les toits, et pour cause, il est solidement scellé à l’arête de cette couverture !
Il chasse paisiblement le pigeon et le moineau à Orbec, un très joli bourg du Calvados qui a gardé tout son caractère normand.
Ce genre d’animaux décoratifs en céramique est assez courant dans la région, voici un autre chat tout blanc vu aux Andelys.
La Vierge d’Ecouis
Voici une des plus belles statues de la Vierge que l’on puisse admirer en Normandie. Elle se trouve à une demi-heure de route de Vernon vers le Nord-Est, dans le petit bourg d’Ecouis.
Une demi-heure de route pour aller voir une statue ? Pourquoi pas, d’autant qu’on est sur la route de tout un tas d’endroits charmants, le château de Vascoeuil, l’abbaye de Mortemer, le village typique de Lyons la Forêt, par exemple.
La collégiale d’Ecouis est un endroit enchanteur. A chaque pas on y découvre de nouvelles merveilles.
La Vierge d’Ecouis fait partie d’un ensemble sculpté qui représente l’Annonciation. L’archange Gabriel lui fait face, tandis que la Vierge est installée sur une console soutenue par trois adorables angelots chanteurs.
On ne se lasse pas de contempler ce visage. Le maître qui l’a sculpté lui a donné une expression de douceur, d’intériorité, d’acceptation du destin que l’ange est en train de lui annoncer. Marie s’abandonne à cette volonté qui lui est signifiée. Elle croise les bras en signe d’attention, de respect.
Cette Vierge a quelque chose de très juvénile, presque enfantin. Ses mains présentent des fossettes comme en ont les très jeunes enfants.
Pour une plus grande finesse de travail, la tête et les mains ont été réalisés en marbre tandis que le reste du corps est en calcaire, un procédé courant à l’époque.
L’époque ? C’est la seconde moitié du 14ème siècle. La Guerre de Cent ans a commencé, mais on est dans une période plus calme qui va de 1360 à 1415.
La sculpture flamboyante est à son apogée. Le spécialiste des imagiers de cette époque Jacques Beaudoin a enquêté pour tenter de savoir à qui on peut attribuer cet « ensemble magistral de l’art français ».
Selon lui, compte tenu de l’ampleur du drapé, de la bouche entrouverte d’un angelot, des crocs dans les cheveux de l’archange, elle pourrait être l’oeuvre de Jean de Marville, un artiste originaire de la région lilloise qui aurait pu l’exécuter avant de se rendre en Bourgogne.
Silex taillé
Je viens d’apprendre comment on fait pour tailler un silex. La technique n’a pas changé depuis l’âge de pierre.
C’est Monsieur Laroche qui m’a expliqué le procédé : on prend un rognon de silex, on lui retire une calotte de chaque côté, on le pose verticalement, et on le frappe violemment avec un percuteur pour en détacher des lamelles. Des lamelles conchoïdales, précise-t-il, c’est-à-dire en forme de coquillage. L’opération est facilitée si on chauffe ou si on gèle la pierre.
Ensuite, on choisit parmi ces lamelles celles qui ont la forme la plus intéressante, et on en affine le tranchant en appuyant doucement sur le bord avec un autre silex, un coup d’un côté, un coup de l’autre. Cette dernière opération, contrairement à la précédente, ne demande pas de force physique, mais il faut se méfier des éclats qui peuvent vous sauter dans les yeux.
Le couteau ainsi obtenu est aussi tranchant qu’un tesson de bouteille, attention aux doigts !
– Je comprends pourquoi les hommes sont venus s’installer ici, le silex est d’excellente qualité !
L’eau et le gibier étaient certes importants pour les hommes du paléolithique, mais on en trouvait aussi ailleurs. Tandis que le silex était un matériau précieux pour la survie – des flèches pour la chasse, des couteaux pour trancher la viande, des étincelles pour le feu – et moins répandu.
Ce n’est pas tous les jours que l’on croise quelqu’un qui maîtrise la technique de la pierre taillée. Monsieur Laroche est un Français installé en Australie, qui l’a apprise des aborigènes. Il organise des stages de survie dans le bush, où il enseigne comment se débrouiller avec ce que l’on trouve dans la nature.
Ce ne sont pas que des trucs, des savoir-faire. J’imagine qu’on doit revenir transformé de cette expérience, avec une autre vision de sa place dans le monde.
Ce qui me fait supposer cela, c’est son respect, profond, intense, pour les hommes et pour la nature. C’est son bouillonnement face à nos comportements d’Occidentaux. C’est, par exemple, ce qu’il dit à propos des silex.
J’ai déjà parlé de la pierre de Vernon, un beau calcaire tendre dont les bancs sont parfois traversés de rangées de silex, une sorte de sous-produit d’extraction. Le silex est une pierre tellement dure qu’on ne peut pas la tailler. On l’utilise en construction sous forme de moellons obtenus par éclatement, ce qui permet de jouer de son aspect lisse et de sa couleur grise.
A Vernon, on croule sous le silex, il suffit de se baisser pour en ramasser. Autant dire qu’on n’en fait aucun cas.
Monsieur Laroche ne partage pas cette dédaigneuse indifférence. Il utilise un seul rognon de silex pour sa démonstration, parce qu’il ne veut pas gaspiller. « Ils sont trop beaux ! »
Je n’ai pas compris cette parcimonie tout de suite. C’était un peu comme d’être à la plage, de fabriquer du verre avec le sable, et qu’on vous dise doucement ! il ne faut pas gâcher le sable. Et puis j’ai fini par saisir.
L’impression d’abondance est trompeuse. Le silex est un matériau issu de transformations à l’échelle géologique. Il se trouve en quantité finie, comme le pétrole. Il a été par le passé aussi précieux pour l’homme que l’or noir l’est aujourd’hui pour nous. Qu’en feront les générations futures ? Nous l’ignorons, en tout cas ce n’est pas une ressource renouvelable. Le respect pour ceux qui viendront après nous, c’est d’économiser les dons de la nature en ne prélevant que ce dont nous avons besoin.
Une leçon essentielle pour nous autres Occidentaux, encore plus importante que l’art de tailler les silex. Merci Monsieur Laroche.
Vulcain
Avez-vous deviné de quoi il s’agit ? Certains objets technologiques sont beaux comme des oeuvres d’art. Vu de près, celui-ci ressemble à une sculpture non figurative, où l’artiste aurait voulu exprimer, disons, des destins qui s’entrecroisent, la linéarité de certains parcours, les méandres que font d’autres vies… On est tenté, comme dans les jeux pour enfants, de suivre tous ces fils et de relier le chien à son os, le chat à la souris et la souris au fromage.
On peut toujours plaquer de l’interprétation sur n’importe quoi. Dans toute analyse d’oeuvre, dès qu’on cesse de décrire pour essayer de donner du sens, le terrain devient glissant. L’interprétation n’est qu’une proposition, une piste, une suggestion.
Rien de tel ici puisque l’intention n’a rien d’esthétique, mais qu’elle est purement technique. Ce bel objet est un moteur d’essai Vulcain, fabriqué à Vernon, qui sert à expédier hors de l’atmosphère la fusée Ariane 5.
Les petits fils soigneusement fixés sont des capteurs pour mesurer (entre autre ?) la température du divergent.
Vous vous demandez ce qu’est le divergent ? L’ingénieur qui tenait compagnie au moteur exposé hier sur la place de Gaulle à Vernon a été d’une patience remarquable. Je m’étais juré de m’accrocher pour comprendre enfin quelque chose à Vulcain et Ariane, et je l’ai interrompu chaque fois que je ne suivais pas.
Réponse : le divergent, c’est cette sorte de cloche bourrelée d’où les gaz sortent à une vitesse extrêmement grande (4000 m/seconde, je n’arrive même pas à imaginer).
C’était une aubaine que quelqu’un soit là pour expliquer aux badauds de mon espèce, qui ne se bousculaient pas vu le temps. Sur la maquette d’Ariane, il m’a montré les deux moteurs qui fonctionnent avec du carburant en ol (du propergol, si ça vous cause) et qui servent à décoller, parce que Vulcain tout seul, le pauvre, il n’y arriverait pas. Il m’a aussi fait voir la place énorme occupée par les combustibles dans la fusée – presque toute la place, en fait – et le moteur plus petit qui sert à la fin du vol ; enfin il m’a décrit le circuit fait par l’hydrogène liquide, à la fois pour refroidir ce fameux divergent et pour brûler au contact de l’oxygène.
J’étais contente d’écouter le guide, pour une fois. D’expérimenter ce qui se passe dans la tête de la personne qui se fait expliquer quelque chose.
Au fil des explications, je me sentais plus proche de ces hommes et ces femmes qui relèvent des milliers de défis techniques pour rendre possible cette prouesse d’aller placer des satellites là-haut, en orbite.
Je suivais l’hydrogène liquide ultra froid qui circulait dans les tuyaux, qui brûlait au contact de l’oxygène, qui devenait du gaz, qui passait le mur du son et atteignait des vitesses incroyables.
Et je me sentais un tout petit peu devenir cette fusée Ariane qui décolle, qui largue progressivement des étages, et qui s’arrache enfin à l’attraction terrestre pour aller danser dans la grande nuit des étoiles.
Rodin et Monet
Le vernissage de l’exposition était fixé au 21 juin. C’était l’été 1889, celui de l’exposition universelle et de la Tour Eiffel. Monet et Rodin exposaient ensemble à la galerie Georges Petit.
Rien ne paraît plus naturel aujourd’hui que de voir réunis sur une même affiche ces deux monstres sacrés de la peinture et de la sculpture. Pourtant, en 1889, cela ne va pas de soi.
Monet et Rodin ont exactement le même âge : ils sont nés à deux jours d’écart, Rodin le 12 novembre 1840, Monet le 14. Ils s’estiment et ils s’admirent mutuellement. Mais leurs carrières parallèles ne se sont pas déroulées à la même vitesse. Rodin a démarré plus lentement, mais il a eu la chance de voir son talent reconnu très vite. Il est un artiste « arrivé », il reçoit des commandes officielles, il fait partie des jurys d’exposition.
En revanche, à 49 ans, Monet attend toujours son heure de gloire. Il est apprécié par un cénacle d’amateurs, soutenu par son marchand Paul Durand-Ruel, mais la critique et le public tardent à lui porter l’admiration qu’il mérite.
Rodin sert donc, un peu, de caution officielle à Monet dans la grande exposition projetée. Ce n’est pas une mince affaire. 36 Rodin voisineront avec 145 toiles de Monet. Oui, 145 ! Une énorme rétrospective de 25 ans de carrière qui restera sur les cimaises de la galerie Petit pendant trois mois !
Des semaines de préparation, des dizaines de lettres pour convaincre ses collectionneurs de prêter telle ou telle toile, et nous voici à la veille du grand jour. Rodin expose ses Bourgeois de Calais au complet pour la première fois.
Mais il attend la dernière minute pour les placer, et, aux yeux de Monet, le 21 juin, c’est une catastrophe :
Je suis venu ce matin à la galerie où j’ai pu constater ce que j’appréhendais, que mon panneau du fond, le meilleur de mon exposition, est absolument perdu, depuis le placement du groupe de Rodin. Le mal est fait… C’est désolant pour moi.
Les sculptures de Rodin le sculpteur reconnu font de l’ombre aux oeuvres de Monet, qui une fois de plus est en proie au doute. Arrivera-t-il à convaincre cette fois-ci ?
Monet a vu juste. La presse fait la part belle aux oeuvres de Rodin, mais se montre moins diserte et moins unanime sur les siennes. Il faudra attendre encore un an et le choc des Meules pour faire enfin taire les donneurs de leçons.
Henry Moore et les silex
J’ai guidé une guide cette semaine, une expérience étonnante qui s’est avérée merveilleuse. Mrs. H. venait du Texas où elle travaille au musée des Beaux-Arts de Dallas.
Le Dallas Museum of Art est un grand musée généraliste qui balaie 5000 ans d’art à travers la planète. Il possède quatre Monet, dont ce magnifique Nymphéas rond, le petit frère du tondo du musée de Vernon. Avant d’arriver à Dallas, ce tableau-ci, comme celui de Vernon, a été offert par Claude Monet, cette fois au profit de la Fraternité des Artistes. Fichu caractère, mais généreux.
Plus les visiteurs sont réceptifs, plus c’est un bonheur de les guider. Chacun arrive à Giverny avec ses propres attentes. Et en conséquence, se trouve satisfait, comblé ou éventuellement déçu. Imaginons ce que c’est de commenter un tableau des Nymphéas jour après jour, et de voir enfin le bassin en vrai…
Je crois que c’est un des aspects de mon métier que je préfère, être à côté des gens qui vivent l’émerveillement, partager ces instants magiques. Quand en plus ils sont avides d’explications, d’analyses, d’éclairages, le bonheur est total.
Parfois les explications données rebondissent, produisant par ricochet des effets inattendus. Chez Monet, les murs du clos normand et le souterrain qui permet de passer d’un jardin à l’autre sont faits de moellons de calcaire et de silex. Le calcaire se taille bien, tandis que le silex n’accepte que d’éclater sous l’effet d’un percuteur, comme c’était déjà le cas au paléolithique. Dans les champs ou dans les carrières de calcaire, on trouve beaucoup de silex. Entiers, ils ont des formes arrondies un peu bizarres, on dirait des têtes d’os. Comme nos ancêtres ne perdaient rien, les moellons de silex sont largement utilisés dans les murs anciens de la région.
J’aime bien montrer les petits morceaux de silex insérés dans le calcaire de la pierre de Vernon. « Ah bon, c’est du silex ? » s’est étonnée Mrs. H. Elle avait remarqué une bordure de plate-bande faite en rognons de silex dans les rues du village, sans savoir de quelle pierre il s’agissait. « Nous avons à Dallas une sculpture de l’artiste minimaliste Henry Moore qui s’appelle Vertèbres Numéro 3. Il raconte qu’il s’est inspiré d’une pierre pour créer cette sculpture, mais je ne voyais pas quelle pierre pouvait avoir cette forme-là. C’était donc du silex ! «
La pierre de Vernon
Voilà près d’un millénaire qu’on extrait de la pierre des carrières de Vernon pour construire des châteaux et des églises, la plus célèbre étant la Sainte-Chapelle à Paris.
Les carrières de pierre s’ouvrent à flanc de coteau sur la rive droite de la Seine. D’en bas on ne voit rien, mais la colline est percée d’un dédale de galeries interminables où il ne ferait pas bon s’aventurer, si les entrées n’étaient soigneusement fermées.
La plupart des carrières ne sont plus exploitées aujourd’hui, toutes leurs ressources épuisées, sauf une dont les blocs sont réservés à la restauration des monuments historiques.
La pierre de Vernon est un beau calcaire blanc dans lequel on peut trouver des silex, surtout depuis qu’il ne reste plus que les bancs les moins fins à exploiter. Autant le calcaire est facile à sculpter, autant le silex est dur et résiste au ciseau des tailleurs de pierre. Seule l’énorme scie circulaire à ruban diamanté en vient à bout.
C’est dire le défi lancé tous les deux ans aux tailleurs de pierre qui participent aux journées de la sculpture sur pierre à Vernon. Chacun des participants se voit remettre un bloc de pierre. De l’extérieur il est bien difficile de savoir où se cachent les silex, et donc de prévoir comment les intégrer dans l’oeuvre.
Les concurrents ont deux jours pour sculpter ce qu’ils veulent, un chapiteau, une cariatide, une niche, dans un style imposé qui change à chaque édition. Cette année c’était la Renaissance.
Le concours a eu lieu dimanche dernier. Je n’ai pas attendu la remise des prix, je ne sais donc pas qui a gagné, mais le jury a dû avoir du mal à départager les plus belles pièces. Sur cette délicate tête de femme, par exemple, l’artiste a fait des silex des sortes de parures de cheveux. Ailleurs, ils forment l’oeil d’une salamandre.
L’oeuvre du gagnant rejoindra la collection de la ville de Vernon exposée au jardin des Arts, là même où se déroulait le concours.
Buste de Monet
L’an prochain, il y aura peut-être un chemin qui mènera jusqu’à ce buste de Claude Monet à Giverny. Mais pour l’instant il faut couper à travers champs en se mouillant les pieds, tout au bout du parking municipal de Giverny, pour aller admirer cette oeuvre récemment inaugurée du sculpteur Daniel Goupil.
Un si beau buste caché au fond d’un parking, cela paraît aussi bizarre que dommage, comme une lampe sous le boisseau. Tout s’éclaire, si j’ose dire, quand on apprend les raisons qui ont conduit l’artiste à choisir cet emplacement retiré : le visage de Monet se trouve exactement à l’endroit où il se plaçait quand il peignait sa série de prairies aux peupliers.
C’est tout à l’honneur du sculpteur d’avoir opté pour cette localisation symbolique plutôt que pour une autre plus visible mais moins chargée de sens ailleurs dans le village.
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