En 1865, Claude Monet entreprend une oeuvre de grandes dimensions, un Déjeuner sur l’herbe qui figure un groupe de promeneurs s’apprêtant à pique-niquer à l’ombre des arbres de la forêt de Fontainebleau. La toile, qui mesurait à l’origine plus de 4 mètres par 6 mètres, était destinée à impressionner le jury et les visiteurs du Salon officiel. Elle n’a jamais été achevée. Entre 1865 et 1878, elle suit Monet dans ses différents logements, à moins qu’elle ne soit entreposée ici où là, notamment pendant sa fuite à Londres en 1870-71. En 1878, alors qu’il quitte Argenteuil pour Vétheuil, Monet est obligé de la laisser en gage à son propriétaire car il ne parvient pas à payer son loyer. Il est entendu qu’il viendra la récupérer en échange du solde de sa location.
Les années passent. En 1884, le propriétaire, le menuisier Flament, qui a peut-être eu vent d’un certain succès de Monet dans la presse, se rappelle à son bon souvenir. Alice, la compagne de Claude, lui fait suivre la lettre parvenue à Giverny pendant que le peintre séjourne à Bordighera, en Italie, pour peindre.
La lettre que vous m’envoyez est, en effet, de mon propriétaire d’Argenteuil auquel je dois encore plus que je ne pensais ; il a toujours mon tableau à ma disposition, contre paiement s’entend. Il réclame même un tableau que, dit-il, je lui aurais promis lorsque j’ai quitté Argenteuil ; il ne perd pas la carte, le cher homme. C’est égal, je voudrais bien rentrer en possession de mon grand tableau.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Bordighera, 25 janvier 1884
On voit que Monet reste attaché à cette oeuvre de jeunesse qui portait tant d’espoirs et lui a donné tant de mal. Son ami Frédéric Bazille, décédé depuis, avait posé pour plusieurs personnages. On sent Claude tout prêt à régler la somme demandée pour récupérer son tableau. Il ne sait pas encore que celui-ci est en bien piteux état. Voilà six ans qu’il est roulé dans une cave humide, et les bords en sont rongés par la moisissure. Quand Monet le déroulera, il sera, on l’imagine, navré du résultat. Il sauvera ce qui peut l’être en découpant les parties les moins abîmées du Déjeuner. Le deux fragments rescapés font partie des collections du musée d’Orsay. Monet les conservera le restant de sa vie.
Cependant, le menuisier d’Argenteuil affirme dans sa lettre avoir aussi à toucher de Monet un nouveau tableau. Cette transaction, non chiffrée, reste fort mystérieuse. Y va-t-il au culot ? Ou le peintre s’est-il vraiment engagé à lui fournir une toile de chevalet, ce qui n’est pas impossible ? Toujours est-il qu’il y a bien peu de chances pour que Monet lui donne satisfaction sur ce point là. « Il ne perd pas la carte, le cher homme », ironise-t-il. Cette expression qui sent bon le XIXe siècle signifie garder la tête froide, réagir rapidement avec à-propos. Monet y ajoute une pointe d’opportunisme, me semble-t-il, à la façon dont nous dirions aujourd’hui : il ne perd pas le nord.
Encore un récit très intéressant sur ce magnifique tableau..
Ne pas perdre la carte expression jamais lue ni entendue..originale!
Nous ne serons jamais la vérité sur la toile supplementaire…je pense peut-être que le menuisier ,vu la célébrité montante de Monet, ne perdait pas le Nord…