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Monet aquarelliste ?
Auguste Renoir, La Mosquée, 1881, musée d’Orsay, Paris. Tableau ayant appartenu à Claude Monet.
Monet peignait à l’huile, dessinait au pastel, au crayon, mais est réputé n’avoir jamais pratiqué l’aquarelle. Pourtant, cette affirmation est démentie par une lettre datée du 8 mai 1920 et adressée à son ami le critique Gustave Geffroy, alors en train de préparer une biographie sur Monet :
(…) En ce qui touche mon séjour en Algérie, il fut pour moi un enchantement. J’y effectuais mon service militaire aux chasseurs d’Afrique à Oran et j’y ai connu un compatriote normand, Pierre-Benoît Delpech, de Granville, qui devait par la suite demeurer dans ce charmant pays. J’ai conservé de bonnes relations avec lui et nous nous revoyons presque tous les ans. Il a acheté d’ailleurs certaines de mes toiles, et en le recevant l’année dernière à Giverny, il m’a montré nombre de dessins et d’aquarelles de moi faites en Algérie et datant de 1862. Il vous les montrera si vous le lui demandez puisque vous le connaissez. A l’époque, je considérais l’aquarelle comme un moyen excellent et rapide pour rendre cette « instantanéité » de la lumière. Clemenceau a emporté un jour une de mes aquarelles d’Algérie et j’ai pu voir dans sa maison vendéenne cette oeuvre de jeunesse qui représentait la vieille porte espagnole de la casbah d’Oran. Je vais vous adresser deux dessins de paysages algériens de la même époque. Clemenceau a de moi également deux aquarelles, Les Nymphéas que vous pourrez voir chez lui, ainsi qu’une autre aquarelle représentant sa maison de Saint-Vincent-sur-Jard. J’aime bien cette technique de l’aquarelle et regrette de ne pas m’y être adonné plus souvent. (…)
Cette étrange lettre est publiée par Daniel Wildenstein dans sa première édition du catalogue raisonné de Monet. Elle est passée en vente au Nouveau Drouot en 1982, elle a donc dû être authentifiée par leur expert.
Si je la trouve étrange, c’est qu’elle ne colle guère avec le reste de la correspondance de Monet à cette époque. Ceci n’est qu’un extrait, elle est trois fois plus longue. Le peintre souffre de la cataracte, il n’aime pas la correspondance, toutes ses lettres avant et après cette date sont brèves, concises, et il se mettrait tout à coup à discourir sur des pages ? D’autre part, le 20 janvier 1920, en réponse aux questions que Geffroy lui a adressées, il lui a répondu sèchement qu’il se refusait à se prêter à des questionnaires, n’y voyant aucun intérêt. Quatre mois plus tard, il deviendrait soudainement intarissable ?
Si l’on se penche sur le contenu, le malaise persiste. En Algérie, Monet n’était pas à Oran mais à Alger, dans le quartier de Mustapha. Comment pourrait-il confondre ? Si elles ont existé, toutes les lettres au nommé Pierre-Benoît Delpech ont disparu. Celui-ci aurait possédé plusieurs Monet ? Seul un Delpuech figure dans l’index des collectionneurs de Monet, avec un seul numéro. Geffroy le connaîtrait aussi ? Quel hasard ! Et Delpech aurait des aquarelles, de plus en plus fort. Certes elles sont parfaites pour rendre l’instantanéité, et Jongkind, grand aquarelliste qui fut le maître de Monet, a pu l’initier à cette technique, mais alors pourquoi aucune n’a subsisté ? Où est cette fameuse aquarelle de la porte espagnole de la casbah d’Oran (encore ! ) possédée par Clemenceau, ses deux Nymphéas à l’aquarelle, sa maison de Saint-Vincent-sur-Jard ? Que sont devenus les deux dessins de paysages algériens que Monet promet d’envoyer à Geffroy ? Et si Monet aime tant l’aquarelle, qu’est-ce qui l’empêché d’en faire autant qu’il voulait ? Tout cela est tout de même très bizarre. Pis : dans sa biographie, Geffroy ne reprend pas les éléments fournis par Monet dans cette lettre. Ne les aurait-il jamais reçus ?
Les adresses de Mallarmé
Le poète Stéphane Mallarmé s’était fait une spécialité de tourner les adresses de ses lettres aux amis sous forme de quatrains rimés. Voici l’enveloppe remise par le facteur à Berthe Morisot-Manet et sa fille Julie. Berthe a eu droit également au quatrain suivant :
Sans t’étendre dans l’herbe verte,
Naïf distributeur, mets-y
Du tien, cours chez Madame Berthe
Manet, par Meulan, à Mézy.
Pour Renoir, cela donne :
Villa des Arts, près l’avenue
De Clichy peint Monsieur Renoir
Qui devant une épaule nue
Broie autre chose que du noir.
Et voici celle au peintre Paul Helleu, familier de Monet :
Au cinquante-cinq, avenue
Bugeaud, ce gracieux Helleu
Peint d’une couleur inconnue
Entre le délice et le bleu.
Enfin, l’adresse qui a beaucoup ému Claude Monet :
Monsieur Monet, que l’hiver ni
L’été sa vision ne leurre
Habite, en peignant, Giverny
Sis auprès de Vernon dans l’Eure.
Voici sa réponse :
Giverny, 22 septembre 1890
Mon cher Mallarmé, excusez-moi du retard à vous répondre, elle m’est bien parvenue votre aimable lettre, malgré sa si gentille adresse (car un intelligent facteur aurait bien pu la garder) ; c’est charmant à vous et je vous remercie bien.
Selon Mallarmé, aucune des lettres ainsi adressées ne s’est perdue. Elles devaient bien distraire les facteurs ! De nos jours, l’art postal a pris le relais.
Le contrat de mariage de Blanche et Jean Monet
Les Archives de l’Eure détiennent les minutes de Me Grimpard, notaire à Vernon, devant lequel plusieurs contrats et actes ont été passés par la famille Hoschedé-Monet. Hélas pour nous, pour une raison inconnue, la famille était aussi cliente de l’étude de Me Leclerc, dont les archives antérieures à 1926 ont toutes disparu. (Dans l’incendie de Vernon en 1940 ?? Je ne sais pas, je n’ai pas retrouvé l’adresse de l’étude. Si vous avez des précisions, merci d’avance de nous les partager en commentaire. )
Cela revient à tirer à pile ou face. Quand on sait qu’un acte existe, selon le notaire devant lequel il a été passé, on a soit bon espoir de le retrouver, soit aucun espoir.
Par chance, quand Blanche Hoschedé et Jean Monet, le fils du peintre, décident de se marier, c’est Me Grimpard qu’ils vont voir. On est le 8 juin 1897, la veille de leur mariage, célébré le 9 juin à Giverny. J’imagine un peu de tension.
Les fiancés sont venus accompagnés de leurs parents, Alice et Claude Monet. Alice n’est citée qu’à la fin et signe l’acte, mais Monet apparaît dès le début, car il vient faire une donation au futur époux.
Que dit le contrat ? Blanche et Jean se marient sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Ils ne sont pas responsables des dettes l’un de l’autre.
Jean apporte ses effets personnels et des meubles et objets divers d’une valeur de 5000 francs.
Pour estimer ce que cela représente, on peut comparer avec la valeur aujourd’hui d’une pièce d’or de 20 francs : autour de 400 euros. 1 franc or de la fin du 19e siècle représente donc environ 20 euros. Même de tête, on peut ainsi se faire une idée des prix en multipliant les francs du temps de Monet par 20.
Jean a ainsi pour 100 000 euros de meubles et d’objets ! Il est vrai qu’il ne vit plus chez ses parents mais à Rouen, où il lui a bien fallu se meubler et s’équiper des objets de la vie courante. Je me figure que c’est assez cosy.
Vient ensuite l’acte de donation au futur époux par son père, Claude Monet. Celui-ci n’a pas associé Blanche à cette donation à Jean qui est une avance sur sa succession, or Blanche n’est pas l’héritière de Claude Monet. Le principe est de rester équitable envers Michel Monet, le fils cadet, le jour de la succession.
« En considération du mariage, Monsieur Monet père fait, par ces présentes, donation en avancement d’hoirie sur sa succession future, à Monsieur Monet, futur époux, son fils, qui accepte, d’une somme de cinquante mille francs que Monsieur Monet s’oblige à verser au futur époux le jour du mariage dont l’acte de célébration civile vaudra quittance au donateur. «
Ca fait combien tout ça ? 50 000 x 20 = 1 million d’euros actuels. Ils ont de quoi voir venir.
Sauf que. Monet se réserve un « droit de retour », c’est à dire que si Jean meurt le premier et qu’ils n’ont pas d’enfant, (et c’est exactement ce qui va se passer) Blanche est tenue de lui rendre cette somme.
A moins que Jean ne l’ait favorisée. C’est à lui de voir :
« Mais cette réserve de droit de retour n’empêchera pas l’effet de toute donation ou autres avantages en usufruit que le futur époux pourrait faire en faveur de la future épouse, pendant le cours de leur mariage, même avec dispense de caution et d’emploi ».
Si de telles donations existent entre eux, elles se trouveraient aux archives de la Seine-Maritime, à Rouen ; une recherche difficile, sans date ni nom de notaire.
Qu’apporte Blanche dans le mariage ? Ses effets personnels, non estimés, et son trousseau, d’une valeur de 5000 francs. (Tiens ! autant que les meubles apportés par Jean). Blanche a aussi une rente, qu’elle est présumée s’être offerte avec ses gains et économies. Elle a « une inscription de quinze cent cinquante francs de rente trois pour cent sur l’Etat français (…) portant jouissance du premier avril dernier. » Si je comprends bien, l’Etat lui verse chaque année 3% de 1550 francs, soit 46,50 francs en 1897. Des clopinettes.
Suivent des articles relatifs à la succession des futurs époux, qui auront le droit de conserver tous leurs biens mobiliers jusqu’à leur décès. Puis l’acte précise ce qu’il adviendrait en cas de création d’une entreprise (le veuf ou la veuve peut poursuivre seul.e l’exploitation, à certaines conditions envers les héritiers de son conjoint ou sa conjointe). On voit que Jean, qui travaille comme chimiste pour son oncle Léon Monet depuis 1891, avait déjà l’idée de se mettre à son compte en tête au moment de son mariage. Il ne mettra ce projet à exécution qu’en 1909, douze ans après son mariage, quand les relations avec son oncle se seront détériorées, en créant avec un associé une pisciculture de truites à Beaumont-le-Roger, dans l’Eure.
La pisciculture périclite, et en 1913, Blanche et Jean, très malade, reviennent vivre à Giverny. Jean achète une maison, les Pinsons. C’est lui qui signe l’acte de vente. Mais dans ses lettres à divers correspondants, Claude Monet laisse entendre qu’il s’est donné beaucoup de mal pour installer les enfants à Giverny. Qui a payé, en définitive ? Peut-être bien papa Monet, car il se peut fort que les jeunes aient été ruinés par l’aventure de la pisciculture. Jean n’a plus que quelques mois à vivre. Il décède le 9 février 1914.
Pour autant que je puisse en juger, Claude n’a pas demandé à Blanche de lui rendre les 50 000 francs. Au décès de Jean, Blanche est apparemment restée propriétaire de la maison des Pinsons, car sa soeur Germaine y a vécu dans les années 1960.
Les horaires du chemin de fer
Le journal hebdomadaire Le Courrier de l’Eure a fait un cadeau utile à ses lecteurs pour leurs étrennes de 1892 : sur une pleine page, la totalité des horaires de train de tout le département.
C’est l’occasion d’avoir plus de précisions sur ce fameux train de Pacy à Gisors qui « traversait » la propriété de Claude Monet à Giverny, ou plus exactement qui passait entre ses deux jardins. Seules les gares sont mentionnées, mais non les haltes. Celle de Giverny se situe entre Vernonnet et Gasny, à peu près au milieu. Monet voyait donc fumer la locomotive en direction de Gisors vers 8h du matin, 3h15 de l’après-midi, 8h du soir, mais il devait être plus intéressé par les trains allant sur Vernon, vers 9h50 du matin, 3h40 de l’après-midi et 7h25 du soir.
Au final, la fréquence était si faible et le choix si restreint que ces horaires n’étaient guère pratiques. Quant il invitait des visiteurs, Monet les envoyait chercher à la gare de Vernon, d’abord en voiture à cheval, puis à partir de 1901 en automobile. Ses lettres à Alice nous livrent le prénom de la personne qui conduisait la voiture à cheval : Gaston, très certainement Baudy, dont la mère, Angelina, était la patronne de « l’hôtel Baudy ».
Procrastination
L’exposition « Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les derniers mois » à voir au musée d’Orsay jusqu’au 4 février 2024 présente la lettre de condoléances de Claude Monet à Théo van Gogh après la mort de Vincent. Ecrite à la plume d’oie et à l’encre violette, elle est assez courte pour essayer de la déchiffrer, en se penchant un peu sur la vitrine.
Transcription :
Giverny par Vernon (Eure)
15 août 1890Cher Monsieur Van Gogh,
Je vous prie de m’excuser, je voulais chaque jour vous adresser un mot de condoléances pour le malheur qui vous a frappé mais je suis dans une telle crise de travail, je suis dehors depuis 4 h du matin et ne rentrant que pour les repas, et si absorbé que j’oublie tout le reste.
Vous voudrez bien m’excuser, n’est-ce pas, et croire combien j’ai été touché pour vous d’une telle perte. Je vous ai dit ce que je pensais de votre frère, c’est un double malheur pour vous.
Recevez mes meilleurs compliments et croyez-moi tout à vous,Claude Monet
Vincent van Gogh a commis son geste fatal le 27 juillet 1890, il est mort le 29 juillet à 1h30 du matin. Le faire-part a dû arriver à Monet le lendemain matin. Camille Pissarro, à Eragny-sur-Epte, le reçoit encore assez tôt pour que son fils Lucien se rende aux obsèques qui ont lieu le 30 juillet à 14h30. Monet a donc attendu 16 jours avant de se décider à prendre la plume. On imagine bien sa gêne et sa culpabilité croissante. Pourquoi se décide-t-il enfin le 15 août ? On peut supposer qu’il ne travaille pas ce jour-là. Il a toujours respecté le repos du dimanche, probablement aussi le jour férié de l’Assomption, qui devait compter aux yeux d’Alice.
Il se sent donc obligé de s’excuser de ce délai malséant, et la raison qu’il invoque longuement est celle du travail. Cette excuse nous choque un peu parce qu’elle manque sérieusement d’empathie : ton frère s’est suicidé, mais excuse-moi, j’ai trop de boulot pour venir à l’enterrement ou pour t’écrire un mot. Elle nous paraît également égocentrée, alors que dans une lettre de condoléances, on se tourne vers la personne en deuil pour lui apporter du soutien.
Pourquoi alors Monet la met-il en avant ? Il aurait pu, au fond, ne pas s’excuser et ne rien expliquer. Pour le comprendre, il faut se rappeler la relation qui le lie à Théo van Gogh : celle d’un artiste avec l’un de ses marchands. S’il importe donc de rester en bons termes en montrant un minimum de savoir-vivre, l’idée de peinture et de vente de tableaux demeure en toile de fond. Monet, en mettant en avant ce qu’il appelle une crise de travail, a peut-être l’idée que la nouvelle va faire plaisir à Théo et un peu lui remonter le moral. Personnellement, je doute que dans ces circonstances, il importe beaucoup à Théo de savoir que Monet est en train de peindre des chefs-d’oeuvres. A cet instant, un monde sépare l’artiste en pleine fièvre créative et le frère affligé, qui de plus se sait très malade.
Monet n’a jamais rencontré Vincent, il ne le connaît qu’à travers ses toiles, qu’il admire. « Je vous ai dit ce que je pensais de votre frère », abrège-t-il. Il aurait pu faire l’effort de le redire, non ? Cela nous aurait fort intéressés… Enfin, un peu d’empathie : « J’ai été touché pour vous d’une telle perte », dit-il. « C’est un double malheur pour vous ». Cette répétition de « pour vous » rejette l’affliction dans le camp de Théo. Et à nouveau, revoilà des considérations de peintre et de marchand : le double malheur est celui de perdre un frère et de perdre l’artiste majeur dont on a la vente exclusive. Si Monet est d’une telle maladresse, c’est qu’il ignore sans doute les circonstances du drame ainsi que la maladie de Théo.
En repoussant la rédaction de cette lettre, il nous montre la force magnétique qui le retient à son travail. Ecrire aux autres, c’est se détourner de sa peinture, se laisser distraire. Monet sait qu’il n’est pas toujours dans une veine de travail, que sa capacité de peindre des oeuvres qui le satisfont va et vient. Le terme de crise de travail est fort : il induit que cette crise passera. Tant qu’elle dure, Monet s’y plie, il travaille le plus possible. Il sait que l’inspiration s’en ira. Peut-être attendait-il ce moment pour se mettre à sa correspondance. Il procrastine, il priorise, pour employer le vocabulaire d’aujourd’hui. Jusqu’au 15 août.
Portrait de Suzanne aux soleils vu par Mirbeau
En 1891, Octave Mirbeau, ami de Claude Monet et critique d’art, fait cette extraordinaire analyse du tableau Portrait de Suzanne aux soleils dans L’Art dans les Deux Mondes :
De l’ombre, du mystère, de l’ombre dont elle est toute baignée, de l’ombre transparente et profonde, apparaît une jeune femme, assise, accoudée à une table de laque. Sa robe mauve va se violaçant, se perdant, avec les contours, dans l’ombre violette, découvre la nuque inclinée légèrement, et la naissance de la gorge. Elle est d’une beauté délicate et triste, triste infiniment. Enigmatique, les yeux vagues, un bras pendant, toute son attitude molle et charmante de nonchaloir, à quoi pense-t-elle ? On ne sait pas. A-t-elle de l’ennui, de la douleur, du remords, quel est le secret de son âme ? On ne sait pas. Elle est étrange comme l’ombre qui l’enveloppe toute et, comme elle, troublante, et terrible, aussi, un peu. Mais plus étranges encore sont ces trois fleurs de soleil, immenses, qui s’élancent d’un vase, placé près d’elle, sur la table de laque, montent, tournent au-dessus et en avant de son front, pareilles à trois astres, sans rayonnement, d’un vert insolite à reflets de métal, à trois astres venus on ne sait d’où, et qui ajoutent un mystère d’aube, un recul d’ombre, au mystère, au recul de l’ombre ambiante. L’impression est saisissante. Involontairement, l’on songe à quelque Ligeia, fantomale et réelle, ou bien à quelqu’une de ces figures de femme, spectres d’âme comme en évoquent tels poèmes de Stéphane Mallarmé.
Octave Mirbeau, L’Art dans les Deux Mondes, 7 mars 1891
Je trouve qu’il y va un peu fort avec le nonchaloir, pour moi Suzanne n’est pas molle mais au contraire raidie par son corset. Que dirait-il de notre façon de nous enfoncer dans les canapés… Pour le reste, il a, du vivant de Suzanne, qu’il connaît, senti dans ce tableau planer sur elle l’ombre et la mort, jusqu’à y voir un spectre.
Mirbeau a aussi un oeil affuté de jardinier pour détailler la couleur des soleils. Et un talent hors pair pour décrire un tableau, porté par une plume d’un lyrisme puissant. Mirbeau, saisi, est saisissant.
A Giverny avec Forestier – 8
Voici maintenant le texte de l’article de J.-C.-N. Forestier. Plus encore que le détail des plantations, l’auteur nous restitue le ressenti du visiteur, fil conducteur de la restauration du jardin de Monet : « En toute saison, c’est un éblouissement. »
A GIVERNY, DANS LA VALLEE DE L’EPTE, M. CLAUDE MONET A CREE UN JARDIN REMARQUABLE. – DESCRIPTION DETAILLEE DES DIVERSES PARTIES QUI COMPOSENT CE JARDIN. – LES FLEURS, LES ARBRES. – LES SITES PITTORESQUES.
En cet endroit où le chemin de fer atteint Giverny, la voie, prise entre la route et la jolie rivière de l’Epte, longe une haute palissade de Roses. A l’abri de ce rideau, la rivière s’est écartée et a laissé place au tranquille étang dont on aperçoit les reflets à travers les feuilles.
De l’autre côté de la route, une grille légère, sur un mur à mi-hauteur d’homme, clôt avec bonhomie le plus éclatant amoncellement de fleurs ; de distance en distance, des Capucines de Lobb enroulent aux barreaux leur feuillage d’un vert tremblant et leurs fleurettes couleurs de feu.
Le jardin est ainsi divisé en deux parties – qui sont, au surplus, bien différentes – par la route et la voie de chemin de fer qui se déroulent côte à côte.
La route n’est pas très large, et, pour donner plus de place aux voitures, à l’entrée le mur se courbe en une petite demi-lune.
(suite…)
A Giverny en 1908 avec Forestier
Sur une photo pleine page de Forsythia veridissima en noir et blanc, année 1908 oblige, le numéro 37 du magazine Fermes et Châteaux présente son sommaire. Au milieu d’articles éclectiques, voire hétéroclites, sensés intéresser les personnes possédant une demeure à la campagne, surgit le nom de Claude Monet. De la page 13 à la page 16, l’urbaniste et concepteur de jardins Jean-Claude-Nicolas Forestier fait le récit de sa visite à Giverny dans la propriété du peintre.
Le document nous transporte à Giverny par le texte et l’image, à une époque où Monet peaufine ses jardins depuis une quinzaine d’années déjà. Le texte très détaillé est illustré de sept photos, dont certaines tout bonnement extraordinaires, comme celle qui ouvre l’article. Qui les a prises ? Elles sont signées RUCK et portent la mention phot. F. S’il faut en croire le sommaire, elles pourraient être de M. Fréchon, seul photographe listé dont le nom commence par F, mais le etc laisse planer un doute. D’ailleurs Emile Frechon, frère du peintre de l’école de Rouen Charles Frechon, voit son nom cité en entier ailleurs dans le magazine car il est un photographe reconnu, qui expose chez Durand-Ruel et Georges Petit en 1895.
Alors se pourrait-il que ces images soient de Forestier lui-même ? Existe-t-il une preuve qu’il pratiquait la photographie ? Ou encore, car l’initiale F. apparaît sous de nombreuses illustrations du magazine, sont-elles l’oeuvre d’un salarié de la maison d’édition dont l’identité reste à élucider ?
La légende indique :
M. Claude Monet dans son jardin devant des Pieds-d’alouette groupés par masse. – Au fond, on aperçoit la maison d’habitation.
Le talentueux photographe nous montre Claude Monet debout devant un massif de delphiniums immenses qu’on imagine bleu pâle. Entre deux gerbes de fleurs apparaît la silhouette d’un jeune jardinier muni d’un arrosoir. A l’arrière-plan, le toit de la maison se devine dans la végétation.
Monet pose derrière une rangée d’iris défleuris, son éternelle cigarette aux lèvres. C’est l’époque des chapeaux. Le jardinier porte un couvre-chef en paille, l’artiste un élégant melon de couleur claire. Attitude inhabituelle, il a ramené les pans de sa veste dans son dos et exhibe un gilet bien boutonné sur son ventre de bourgeois.
La scène illustre la prédilection de Monet pour les fleurs à grand développement, qui lui donnent ce sentiment d’être immergé dans le végétal, tout comme il s’immergera dans la peinture face à ses grands panneaux de Nymphéas.
Le texte évoque brièvement ce massif :
Les plates-bandes de grands Pieds-d’alouette fleurissaient au printemps et élevaient jusqu’à 2 mètres leurs gros et triomphants épis bleus, de tous les bleus : bleu-porcelaine, bleu d’azur clair, bleu de roi, bleu sombre et profond.
Monet se trouve en bas du clos normand côté ouest, et l’on voit que le tracé des plates-bandes était alors parallèle à la route. Autre différence notable avec le jardin actuel, Monet plante une seule sorte de fleurs par massif.
De nos jours, les delphiniums sont cultivées par petites touches isolées, comme ici au bassin.
Jean-Claude-Nicolas Forestier
Si la ville de Paris possède une (très petite) voie baptisée du nom de Claude Monet, la ville d’Aix-les-Bains n’a pas encore rendu hommage à l’un de ses enfants : le paysagiste Jean-Claude-Nicolas Forestier (1861-1930). D’accord, trois prénoms pour un seul homme, c’est un peu long sur une plaque, mais ce n’est pas une raison.
Forestier fait partie de ces grands concepteurs de parcs et jardins qui ont changé l’aspect des villes au tournant du siècle dernier. Urbaniste autant que paysagiste, il voit grand, il se projette dans l’avenir, il croit dans les vertus de la marche dans la verdure pour le bien-être et la santé des citadins. S’il a beaucoup travaillé à l’étranger, les Parisiens lui doivent le parc de Bagatelle et sa magnifique roseraie, ainsi que le parc de la Cité universitaire.
Forestier est venu à Giverny rendre visite à Claude Monet, plusieurs fois peut-être, et il a eu la bonne idée de partager ses observations dans un article paru en septembre 1908 dans la revue Fermes et Châteaux.
Voilà un témoignage précieux, tant sur l’organisation générale du jardin que sur les variétés de fleurs. Monet est près de lui qui lui indique les noms latins, car
« tous deux, pris par le même amour du jardin et des fleurs, nous échangeons des noms, car tous deux nous pouvons donner leurs petits noms à de belles amies fidèles, familières et complaisantes ».
Son oeil de botaniste expert repère par exemple
des voûtes de rosiers à floraison abondante comme les Dorothy Perkins, les Félicité et Perpétue, les Crimson Rambler.
Ce sont encore des Crimson Rambler qu’il identifie près de la maison où ils « se disputent le soin de l’orner et de s’enrouler autour du bois des balustrades. » Et devinez ce qu’il remarque au jardin d’eau, pour changer ?
Le petit pont qui conduit au pré voisin passe sous deux arceaux de Rosiers Crimson Rambler.
Je cherche où tous ces Crimson Rambler peuvent bien se cacher dans le jardin actuel, mais je n’ai pas l’oeil de Forestier.
Selon Vivian Russell, (Le Jardin impressionniste de Claude Monet, Giverny au fil des saisons) il n’y en a plus car ils sont trop sensibles aux maladies.
Heureusement, ce n’est pas tout :
De l’autre côté de la rivière, des fils de fer soutiennent un rideau d’autres Rosiers. Le rosier Wichuriana pousse avidement ses longs et fins rameaux et ses abondantes petites feuilles d’un vert luisant.
L’article parle aussi de nombreuses autres fleurs mais ne contient pas davantage d’indications sur les rosiers.
De quoi est mort Jean Monet ?
Jean Monet, fils du peintre Claude Monet
Photo collection Géraldine Lefèbvre
Comme toujours, l’état-civil de Giverny est bien discret sur les causes de la mort prématurée de Jean Monet, le fils aîné du peintre, à l’âge de 46 ans, le 9 février 1914. Rien que nous ne sachions déjà grâce aux lettres de Monet qui nous sont parvenues, sinon que ce sont Jean-Pierre Hoschedé et Michel Monet qui sont allés déclarer la mort de leur frère et beau-frère, nous donnant ainsi l’occasion de voir leurs signatures.
Pour Géraldine Lefèbvre, commissaire de l’exposition Léon Monet qui se tient en ce moment à Paris au musée du Luxembourg, l’explication à la mort de Jean est d’une triste simplicité : de 1891 à 1909, Jean a travaillé pendant de longues années comme chimiste dans l’entreprise dirigée par son oncle Léon à Maromme, près de Rouen, une fabrique de colorants pour textiles. Le jeune homme respirait un air chargé de composés volatils des plus toxiques. A cela s’ajoutait la pollution de l’air de la vallée du Cailly, où se concentraient de nombreuses fabriques brûlant des quantités de charbon. Jean Monet serait donc décédé d’avoir été exposé à une pollution aérienne excessive. D’une maladie professionnelle.
Adrienne Blis
Une autre personne semble être morte de la pollution de l’air : la cousine de Jean et Michel, la jeune Adrienne Blis. Quand je dis cousine, je m’avance un peu. Adrienne est la fille d’Aurélie Blis, cuisinière de Léon qui deviendra sa femme et lui donnera une (deuxième ?) fille, Louise, née en 1901. Léon Monet n’a jamais reconnu Adrienne comme sa fille, mais il la considérait comme telle.
La belle Adrienne décède en 1911, le 18 décembre, à l’âge de 25 ans (elle est née le 12 août 1886 au Havre). Léon en est désespéré et ne peut admettre qu’il s’est rendu responsable de cette disparition en faisant vivre sa famille dans un environnement aussi agressif pour les voies respiratoires. Il cherche d’autres causes, et trouve un bouc émissaire en la personne de Jean. Celui-ci, qui a quitté l’entreprise depuis deux ans, aurait transmis sa maladie à Adrienne. On peut imaginer qu’il tousse de façon chronique, en effet. De telles allégations vont sceller la rupture entre Léon et Claude Monet, qui soutient son fils.
Une chose est certaine : l’état de santé de Jean donnait des inquiétudes depuis longtemps déjà. Dès 1890, il est hospitalisé au Havre pour une fluxion de poitrine. Monet se rend à son chevet. En 1892, Jean revient très malade d’un séjour à Bâle au siège de Geigy, dont l’entreprise de son oncle est une filiale. En février 1900, Jean ne peut se libérer pour aller voir Monet à Londres car il est souffrant. En 1901, il fait une série de malaises. En juin 1907, il part avec Blanche faire une cure à Lamalou-les-Bains.
On ne sait pas trop où il a mal, justement. A Lamalou, on traite les rhumatismes et les affections neurologiques. De quoi souffre-t-il ?
De retour de cure, son état de santé continue de se dégrader. La relation avec son oncle aussi, au point qu’en 1909, la rupture est consommée. Jean quitte la chimie et la pollution et part réaliser son rêve : monter un élevage de truites.
Depuis l’enfance, il aime la pêche et les poissons. Il se voit certainement très bien vivre au grand air et au bord de l’eau. Ce sera à Beaumont-le-Roger, au Moulin de la Fontaine.
Mais l’entreprise tourne court. Est-ce la faute de son associé ou la sienne ? Dès 1913, Monet installe Blanche et Jean à Giverny dans une maison qu’il achète au nom de son fils : la villa des Pinsons. Ce n’est pourtant pas là que Jean décède mais dans la maison de son père, dans le premier atelier, où il agonise pendant plusieurs jours sous les yeux impuissants de Monet. Il semble qu’en visite chez son père, il ait été pris d’une attaque qui l’a rendu intransportable. La délivrance, pour douloureuse qu’elle soit, est un soulagement pour Monet « car c’était un vrai martyr ».
Détail de la fiche de matricule militaire de Jean Monet
Mais les mauvaises langues de Giverny, jamais en peine d’une médisance, n’ont pas manqué de proposer une autre explication au décès de Jean Monet. Selon elles il serait mort des suites de la syphilis qu’il aurait contractée lors de son séjour en Suisse.
Cette hypothèse a été recueillie et reprise par le Vernonnais Michel de Decker dans sa biographie Claude Monet (1992, Perrin), ainsi que par Sophie Fourny-Dargère, autrice elle aussi d’un Monet et ancienne conservatrice du musée de Vernon. Dans son ouvrage consacré à Blanche Hoschedé-Monet, catalogue d’une exposition du musée au printemps 1991, elle indique p 23 dans une note :
La tradition orale de Giverny s’accorde sur le fait que Jean Monet aurait contracté, en Suisse, une maladie vénérienne alors qu’il était en mission pour le compte de son oncle. Cette maladie « honteuse » compte pour une bonne part dans le différend qui aboutira à la rupture entre Léon Monet et Jean Monet et par là même avec tout le clan de Giverny. Léon Monet perdra sa fille Adrienne, âgée de 15 ans, en 1911. Ce décès brutal aurait été imputé à la maladie jugée incurable de Jean.
La première édition de la biographie Wildenstein évoque elle-même avec prudence cette hypothèse et les soupçons de contamination par Jean de sa cousine, « à tort ou à raison ». La photo ci-dessous est accompagnée d’une légende peu flatteuse :
Léon Monet, avec, à sa droite, sa fille Adrienne, accueille dans le cercle de famille Jean et sa femme Blanche Hoschedé-Monet. En 1911, le décès d’Adrienne à l’âge de 15 ans, dont on rendra responsable, à tort ou à raison, l’état de santé de Jean Monet atteint de son côté d’un mal incurable, mettra fin à la carrière du pitoyable aide-chimiste que la mort viendra délivrer à Giverny trois ans plus tard.
Catalogue raisonné, Tome 4, p 71. (1985, Bibliothèque des Arts)
Outre l’erreur de 10 ans sur l’âge d’Adrienne, il est inexact de penser que c’est le décès de la jeune femme qui provoque le départ de Jean. Selon les renseignements révélés par l’exposition Léon Monet, Jean a démissionné le 22 avril 1909 de l’entreprise de son oncle.
Si l’on ne peut pas l’exclure formellement, je suis d’avis qu’il n’est pas la peine d’aller chercher des explications aussi scabreuses et pense comme Géraldine Lefèbvre que le contexte industriel de la région rouennaise au tournant du siècle suffit amplement à expliquer des morts prématurées en série.
Mais il n’est pas impossible que Jean Monet ait souffert tout à la fois de problèmes respiratoires et des suites de la syphilis. D’après ce qu’on peut lire sur le net, celle-ci peut entraîner une impuissance (ce qui expliquerait que Jean soit mort sans enfant) et des troubles neurologiques type AVC.
Alors, de quoi Jean Monet est-il mort ? Son père, en annonçant la triste nouvelle à ses correspondants et amis, parle de congestion cérébrale. Ce n’est peut-être qu’un symptôme d’un autre mal, mais si l’on veut éviter de parler au conditionnel, il vaut mieux s’en tenir là.
Le sourire de Monet
Avez-vous remarqué ? Sur toutes les images de Claude Monet qui nous sont parvenues, que ce soient des tableaux ou des photos, le peintre affiche une mine sérieuse. Mais un film anglais conservé par British Pathé nous le montre en train de serrer la main de Sacha Guitry, un grand sourire aux lèvres. (1min 44s) La scène est un peu accélérée. Monet, qui fumait, porte rapidement sa cigarette à la bouche pour libérer sa main droite et serrer celle de son ami.
C’est une surprise pour moi, car je croyais que seul le même Sacha Guitry avait eu le privilège de filmer Monet pour son documentaire Ceux de chez nous, dont on voit un court extrait. Le film britannique a été réalisé à l’occasion de la mort de Guitry en 1957 et présente quelques images de sa vie.
Un autre film tourné pour les actualités cinématographiques de l’après Seconde Guerre mondiale nous emmène à Vernon, au moulin de Fourges et à Giverny en 1959. Jean-Pierre Hoschedé fait les honneurs de la maison de Monet aux visiteurs d’Outre-Manche. Ceux-ci nous offrent quelques belles images du jardin, dont un magnifique gros plan de nymphéas. Le film présente aussi un arbre énorme face au pont japonais, un arbre désormais disparu.
Merci à Dugald Stark qui m’a mise sur la piste de ces archives inestimables.
La ferme Singeot
Début mai 1883, Claude Monet et sa grande famille s’installent à Giverny. Monet a trouvé une maison à louer dans le quartier du Pressoir.
La propriété appartient à Louis Singeot et son épouse Aglaée. Le couple habite juste de l’autre côté de la rue de Haut, une maison cadastrée parcelle C 1090. Celle où logeront les Monet-Hoschedé est bâtie sur la parcelle C 1091. Les deux maisons ont été construites en même temps, vers 1880-1881. La matrice des propriétés bâties les note comme achevées la même année 1882. La maison familiale historique des Singeot, sur la même parcelle 1090, avait pignon sur la rue de Haut.
Qui est ce Louis Singeot, dont les biographes de Claude Monet disent qu’il s’agit d’un riche propriétaire givernois ? Il est vrai que les biens appartenant à Louis Joseph Auguste (ou Augustin) Singeot s’alignent sur cinq pages dans la matrice des propriétés non bâties. L’homme se déclare tantôt cultivateur, tantôt propriétaire, tantôt rentier. Il possède surtout des labours, mais aussi des vignes, des prés, des bois, des ‘plantations’ sans plus de précisions, au total environ 180 parcelles en général d’assez petite taille, mais cela finit par compter tout de même. Malgré tout, il faut relativiser : La commune de Giverny est divisée en plusieurs milliers de parcelles. Louis Singeot ne possède qu’une assez modeste portion du village.
Les Singeot n’ont pas d’enfant. Louis est issu d’une famille qui a perdu 4 enfants et dont il est le seul rescapé. Né en 4e position, il voit mourir son frère aîné, François, 10 ans, et son frère cadet, Alphonse, 8 ans. Louis se marie sur le tard, à 41 ans et demi (l’acte est précis !), alors qu’il habite toujours avec sa mère Sophie Radegonde dans la maison familiale. L’élue est Aglaée Saintard, une jeunette de 21 ans. Mais pas trace de naissance ultérieure à l’état-civil de Giverny.
Au moment du mariage de Louis et Aglaée en 1866, papa Singeot est décédé depuis un an. C’est donc Louis qui est le chef de famille. Il administre les biens, met sans doute aussi la main à la pâte, et acquiert patiemment des propriétés voisines avec un projet en tête : les réunir pour créer un vaste domaine où il fera bâtir une belle maison.
Que veut-il en faire ? Quinze ans plus tard, la construction simultanée des deux maisons, la sienne et celle qu’il louera bientôt à Monet, laisse à penser qu’il a l’intention de tirer un revenu de cette propriété. A moins – spéculons un peu – qu’il ne souhaite y habiter lui-même, mais en soit empêché pour l’instant par sa vieille maman, attachée à sa maison familiale et refusant de la quitter. Singeot mettrait alors en location la maison voisine, puis renoncerait à la récupérer.
En 1884, maman Singeot s’éteint. Louis hérite de tout, ce qui ne change pas grand chose en vérité. Il semble qu’il déménage à Gasny pour un temps, avant de revenir, en 1886, occuper le fauteuil de maire de Giverny, qu’il abandonne moins d’un an plus tard.
Louis et son épouse s’installent alors à Vernon, avenue de Paris, en location dans une maison qu’ils partagent avec un architecte. Le recensement de 1891 révèle qu’ils vivent sans domestique à demeure, détail surprenant. Seraient-ils moins aisés qu’il n’y paraît ?
Quand Monet leur achète finalement la maison, en 1890, (et à mon avis c’est Monet qui propose d’acheter et non Singeot qui met en vente) Louis et Aglaée réinvestissent la somme dans la construction d’une maison route d’Evreux. Après le décès de son époux, Aglaée mettra cette maison en viager pour s’assurer un revenu jusqu’à son dernier jour.
Les prénoms de Giverny
Non, nos ancêtres ne s’appelaient pas tous Pierre, Paul, Jacques, Catherine ou Marie. Le registre de l’état-civil de Giverny des années 1861 – 1902 garde trace de prénoms d’une originalité décoiffante. Voici un florilège des noms de baptême les plus inattendus (et peut-être inspirants ?) attribués à des bébés givernois :
Prénoms de filles : Anaïse – Dulcinée – Eugénie – Augustine – Alexandrine – Armandine – Radegonde – Célénie – Appolline – Rosalie – Félicité – Ernestine – Fideline – Désirée – Adélaïde – Renelle – Rose – Victoire – Espérance – Marguerite – Victorine – Irma – Reine – Aimée – Euphrasie – Clémentine – Zoé – Angélina – Pascalie – Estellia – Marceline – Elise – Célestine – Magdeleine – Julienne – Octavie – Léocadie – Hyacinthe – Berthe…
et aussi de plus classiques comme : Henriette – Denise – Geneviève – Hortense – Mathilde – Lucile – Amélie – Caroline – Cécile – Pauline – Juliette – Eleonore – Camille – Gabrielle – Mélanie – Clotilde – Angèle – Thérèse – Elise…
Prénoms de garçons : Merri – Ambroise – Isidore – Abel – Vital – Auguste – Florentin – Stanislas – Roi – Parfait – Narcisse – Eugène – Armand – Evariste – Juste – Eustache – Hilaire – Kléber – Samson – Léopold – Hippolyte – Léon – Athanase – Sosthène – Toussaint – Octave – Cazimir – Théophile – Prospert – Principe – Adjutor…
et aussi de plus classiques comme : Mathieu – Georges – Gaston – Lucien – Emile – Quentin – Adrien – Romain – Valentin – Ernest – Edouard – Julien – François…
La maison de Monet au cadastre
La propriété de Claude Monet à Giverny occupe aujourd’hui tout un pâté de maisons, bordé par la ruelle Leroy, la rue Claude-Monet (autrefois rue de Haut), la rue de l’Amsicourt et la route départementale, ou chemin du Roy. En laissant de côté l’extension due à la création du jardin d’eau au-delà de cette route, l’emprise de la propriété paraît si naturelle qu’on a du mal à imaginer qu’il n’en a pas toujours été ainsi.
A l’arrivée des Monet-Hoschedé en 1883, le bien que leur loue Louis Singeot est plus limité. Il porte sur la grosse parcelle 1096 et les suivantes jusqu’à 1102, ainsi que sur la parcelle 1091, celle de la maison. Mais il ne concerne pas les maisons bâties le long des ruelles, et leurs jardins. (parcelles 1092 à 1095, et 1103 à 1106). Le plan établi en 1837 est déjà obsolète à l’époque où la famille du peintre s’installe à Giverny, car les Singeot ont fait démolir plusieurs des bâtiments ruraux.
Voici, extrait du registre des propriétés bâties de Giverny, la matrice cadastrale de Louis Singeot. Elle porte le numéro de case 84. La maison qui nous intéresse est celle qui se trouve sur la parcelle 1091, en ligne 2. C’est là que Monet et les siens vont habiter. Le C correspond à la section du plan cadastral. Le Pressoir est l’indication du lieu-dit. Après le mot ‘maison’, nature de la propriété, viennent des colonnes qui concernent le revenu, qui va déterminer l’imposition du bien. Les colonnes suivantes précisent à qui la maison a été achetée, puis à qui elle a été vendue. Les propriétaires sont désignés par leur case dans le registre. Si vous suivez, vous avez deviné que celle de Monet est la 102.
Récapitulons : M. Singeot a acquis sa maison 1091 de Monsieur 305, ainsi que 2 autres maisons voisines. Entre les lignes, en abréviation, je crois lire N C. Mon interprétation est que ces lettres signifient nouvelle construction, même si on voit plus souvent ces mots dans l’ordre inverse, construction nouvelle. Nous avons donc, parcelle 1091, une maison neuve. Quand a-t-elle été bâtie ? La colonne suivante nous renseigne. La première date est celle de la ‘mutation entrée’, la seconde celle de la ‘mutation sortie’. En entrée, 1882, idem, idem : les trois maisons ont été construites la même année. 1091 et 1100 ont été revendues à Monet, Monsieur 102, et la date indiquée est 1892. Les deux dernières colonnes concernent le nombre d’entrées cochères, 2, et celui des portes et fenêtres, 25. Un trait ondulé indique que le fonctionnaire a totalisé les trois demeures, ce qui malheureusement ne nous permet pas à ce stade de savoir exactement combien d’ouvertures avait la maison 1091 au moment de son achat par Monet.
Pour en revenir aux dates, il y a un décalage entre la réalité des faits et le cadastre. L’acte de la vente à Monet de la propriété date du 19 novembre 1890. Il n’est enregistré qu’en 1892. On peut supposer qu’un décalage du même ordre existe pour la date de construction de la maison, ce qui donnerait pour date d’achèvement 1880 ou 1881. C’est dans une maison quasi neuve que s’installent le peintre et sa famille au printemps 1883, et il n’est pas impossible qu’ils en soient les premiers occupants.
Quel est ensuite le devenir de la maison ? Pour le savoir, il faut nous porter en case 102 et consulter la matrice de Monet :
Sous le nom de Monet Claude Oscar, artiste peintre à Giverny, on trouve toute une liste de maisons, mais il s’agit plusieurs fois des mêmes : en cas de démolition ou d’agrandissement, l’impôt évolue, on barre alors la ligne pour la recopier plus bas. Mais la maison ne change pas de propriétaire, le même numéro de case (102 pour Monet, on l’a vu) figure en entrée et en sortie. La maison 1091 change ainsi de ligne en 1894 et en 1896. Que s’est-il passé ? Ligne 3, sous le 102, on lit en abrégé Augmentation. Monet a procédé à des agrandissements dans sa maison. Après être devenu propriétaire du bien en 1890, il a fait ajouter un étage à l’atelier de peinture (ou salon-atelier) et y a installé sa chambre et son cabinet de toilette. La maison passe de 10 à 23 ouvertures.
En ligne 5, sous le 102, on trouve ‘A de C’, augmentation de construction. Monet a cette fois poussé les murs côté est, avec l’extension de la salle à manger, de la cuisine et la construction de chambres au-dessus. On arrive maintenant à 32 ouvertures. Je dois dire que si j’essaie de compter, en m’aidant de photos, le nombre actuel de portes et de fenêtres, j’ai du mal à parvenir à un tel chiffre.
Edit du 6 février : je suis allée compter les ouvertures. Côté jardin, onze fenêtres à l’étage, onze ouvertures au rez-de-chaussée. Deux fenêtres sur chaque pignon. Et six fenêtres côté rue, une au ras du sol et les cinq autres à l’étage. Le compte est bon 🙂
Le jour où Monet a acheté sa maison
Les Archives de l’Eure conservent les actes anciens établis par les notaires du département, en particulier maître Grimpard, notaire à Vernon. C’est avec lui que Claude Monet a rendez-vous ce 19 novembre 1890 pour officialiser l’achat de sa maison de Giverny, qu’il loue depuis 7 ans aux époux Singeot. Louis Singeot et Aglaée, née Saintard sont bien entendu présents eux aussi, ainsi que deux témoins, selon les usages de l’époque.
A la lecture de l’acte préparé par le notaire, Claude Monet intervient. Alors que les époux Singeot ont droit à tous leurs prénoms à l’état-civil, Monet n’est désigné que par celui de Claude. Il précise que son deuxième prénom est Oscar. Celui-ci est rajouté dans la marge, modification qui sera paraphée par tous les présents.
La superficie totale est de 8612 m2. La désignation du bien nous apprend qu’il comporte deux maisons : la première se compose de « quatre pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage. Deux mansardes et grenier dessus, cave dessous. Atelier de peinture en aile à l’une des extrémités de la maison. Grand bûcher, petit hangar et cabinet d’aisance fermant l’autre aile. »
En 1890, Monet a déjà transformé la grange en atelier, mais il n’a pas encore entrepris les travaux qui vont modifier profondément la maison avec la construction de sa chambre au-dessus de l’atelier. Il faudra alors créer un nouvel escalier, une entrée privative, un cabinet de toilette, reprendre la charpente et la couverture pour les prolonger.
La deuxième maison est « composée d’une cuisine et de deux autres pièces au rez-de-chaussée, écurie à la suite, deux chambres et cabinet de toilette au-dessus, grenier sur le tout ; cellier à la suite. »
Cette deuxième maison est vraisemblablement située à l’emplacement de l’actuel deuxième atelier. Elle sera abattue ultérieurement par Monet, quand l’achat de parcelles voisines lui permettra d’agrandir son terrain et de construire le deuxième atelier.
Le prix de vente du bien est fixé à 22 000 francs, payables en quatre versements les 1er novembre 1891, 92, 93 et 94. Après les longs développements portant sur la provenance des biens, pendant lesquels il n’a fait aucune remarque, Monet se réveille tout à coup et prend soin de faire rajouter en marge une clause précisant qu’il lui sera possible de payer par anticipation, à condition d’en avertir les vendeurs trois mois à l’avance. Cela lui permettrait non seulement de se libérer de sa dette, mais aussi d’éviter le surcoût des intérêts de 5% qui frappent le capital restant dû. Le contrat de vente était plus contraignant, puisque Monet devait obtenir « le consentement exprès des vendeurs ». On voit donc que le peintre cherche à se préserver des marges de manoeuvre en fonction de ses ventes futures.
Enfin arrive le moment tant attendu de la signature de l’acte. Monet est-il ému d’acheter la maison où il se plait tant ? En tout cas je le suis de tenir dans les mains le folio qu’il a paraphé. J’observe sa graphie, comparée à celle des autres signataires. Il est le seul à appuyer autant sur la plume, à forcer les pleins, à ignorer les déliés. Et ce drôle de n détaché du o, quelle étrange écriture ! Emu, Monet ? Bien sûr que oui.
Combien de jardiniers avait Monet
Devant l’étendue des jardins de Giverny, la question s’impose : combien de jardiniers étaient dévolus à leur entretien, à l’heure où le maître ne se souciait plus de mettre la main à la pâte ?
Le dénombrement de 1906 permet d’apporter une réponse a minima. Giverny compte alors 310 habitants. Chaque habitant du village est recensé, avec sa profession et le cas échéant le patron pour qui il travaille.
En 1906, Monet emploie, habitant à Giverny :
- Félix Breuil né en 1867 à Rémalard dans l’Orne, jardinier. Il vit avec son épouse Marie Saunier et son fils Léon dans la maison voisine des Monet. C’est le chef-jardinier.
- Léon Loisel, né en 1887, jardinier. Il habite sous le toit des Monet, peut-être dans le second atelier.
- François Delasse, né en 1846, journalier. Il vit avec sa femme et son père rue des Grands Jardins.
- Jean Denais, né en 1859, journalier. Il demeure rue aux Juifs avec sa femme et leur petite fille.
- Joseph PHILIPPE, né en 1887, jardinier. Sa maison est rue du Chêne, juste à côté de celle de Jean-Pierre Hoschedé et son épouse. C’est sans doute lui qui est responsable du potager de Monet, situé à la même adresse. Delasse et Denais travaillent-ils au potager, dont ils sont plus près, ou dans les jardins de Monet ? Il n’est pas impossible qu’ils aient été affectés à l’un ou l’autre jardin en fonction des besoins.
Les journaliers, peut-être moins qualifiés que les jardiniers, étaient théoriquement embauchés de façon ponctuelle pour les gros travaux. Le fait qu’ils citent Monet comme leur patron laisse entendre qu’ils travaillent exclusivement pour lui, car lorsque les employeurs sont multiples, l’agent recenseur porte la mention « divers » dans la case employeur.
On compte donc (au moins) 5 jardiniers pour les jardins potager et d’agrément, qui ont atteint leur taille définitive de près de 3 hectares au total.
D’autre part, Monet a plusieurs autres personnes à son service :
- Sylvain Besnard, né en 1866, chauffeur d’auto. Marié et père de 3 enfants, il vit avec sa famille tout près de chez Monet, rue de l’Amsicourt.
- Julien Houdayé, né en 1867, valet de chambre
- Joséphine Epiard, née en 1870, cuisinière
- Marie Thérin, née en 1885, femme de chambre. Ces trois dernières personnes sont domiciliées chez Monet.
Au total 9 personnes habitant le village, soit sous son toit, soit dans leur propre maison. Est-il possible que d’autres employés logent dans les communes avoisinantes ? Ce n’est pas exclu, mais on peut en douter, car elles sont distantes de plusieurs kilomètres de la propriété de Monet. Les recensements de Bois-Jérôme-Saint-Ouen, Sainte-Geneviève-les-Gasny et Limetz-Villez, les villages les plus proches, ne livrent aucun nom d’employé de Claude Monet.
Ce chiffre de 9 employés est le maximum relevé. En 1901, Monet a une cuisinière, un valet de chambre et 3 jardiniers, soit 5 personnes au total. En 1911, ils sont 8 employés dont 3 jardiniers, en 1921 et en 1926 on en compte 7 dont 3 jardiniers. Le chiffre communément avancé de 6, voire 7 jardiniers au service de Monet paraît donc exagéré, du moins pas à temps complet.
A noter, le fameux jardinier Florimond évoqué par Claire Joyes dans les Carnets de cuisine de Claude Monet apparaît dans le seul recensement de 1901, installé rue du Chêne. Son nom complet est Florimond Bellanger, il a 33 ans. En 1901 Monet emploie aussi Désiré Vavasseur et Henri Delasse comme jardiniers.
Après la mort de Claude Monet, les recensements révèlent que Blanche Monet continue d’avoir des jardiniers à son service pour l’entretien des jardins. En 1936, elle emploie Louis Lebret et Kléber Lebrun comme jardiniers du Pressoir, et Orazio Zivacco, qui habite rue aux Juifs, pourrait être le jardinier du potager. Elle a toujours Silvain Besnard comme chauffeur, Marguerite Lavenu est la cuisinière, son mari Paul est domestique. Blanche a donc sous ses ordres 6 personnes, alors qu’elle vit seule !
La naissance de Jean-Pierre Hoschedé
La signature d’Ernest Hoschedé figure en bonne place sur l’acte de naissance de son fils Jean-Pierre, soigneusement tracée d’une écriture sophistiquée. Comme il se doit, c’est lui qui déclare la venue au monde de son petit dernier. L’acte est passé à Biarritz, où la famille réside « Villa Marie ». C’est dans cette demeure qu’est né Jean-Pierre le 22 août 1877 à 11 heures trente du matin, selon les déclarations du père. Ce qui n’exclut pas la version familiale qui veut qu’Alice ait accouché dans le train : il faut bien donner une commune de naissance à l’enfant.
Une chose est sûre, le couple Hoschedé est ensemble. Leur voyage décidé dans l’urgence alors qu’Alice approche du terme de sa grossesse n’a rien d’un départ en vacances. La famille est aux abois, la faillite d’Ernest sera déclarée le lendemain de notre acte, le 24 août. Il y a un risque de prison pour dettes, leur maison, le château de Rottembourg à Montgeron, va être mise sous scellés et vendue aux enchères avec son contenu. Ils sont à la rue.
On a fait venir le médecin, du moins on peut le supposer, puisqu’un certain « Jean Henri Adéma, Docteur médecin » est témoin et signe l’acte. L’autre témoin, « Cyrille Gardères, maître d’hôtel » est selon toute vraisemblance un employé des personnes chez qui les Hoschedé logent. Selon la biographie de Claude Monet publiée par Daniel Wildenstein, ils sont accueillis par une soeur d’Alice.
Dans la marge de l’acte sont notés les deux mariages de Jean-Pierre Hoschedé. Il épouse Geneviève Costadau aux Andelys le 12 décembre 1903, puis il se marie en secondes noces à la mairie du 8e arrondissement de Paris le 13 août 1958 avec Marie-Louise Elisabeth Prieur. Jean-Pierre décède à Giverny le 27 mai 1961.
Les registres matricules des fils Monet
Les dossiers militaires des fils de Claude Monet, Jean et Michel, ainsi que ceux de ses beaux-fils Jacques et Jean-Pierre Hoschedé, sont consultables en ligne. Ils se trouvent non pas aux archives départementales de l’Eure comme on pourrait s’y attendre, mais à celles de la Seine-Maritime. Jusqu’en 1928, l’arrondissement des Andelys, dont fait partie Giverny, ressortissait du bureau de recrutement de Rouen sud.
La recherche est très simple puisqu’il suffit de taper Monet ou Hoschedé dans le moteur du site pour voir apparaître les dossiers de la famille.
Le registre matricule donne une série de renseignements sur la personne, son éducation, ses différents domiciles et bien entendu ses états de service.
Depuis 1872, le service militaire est universel et le tirage au sort permet d’en déterminer la durée.
Jean Monet décède le 9 février 1914, il ne fera donc pas la guerre. Son dossier nous apprend qu’il a fait 3 ans de service militaire. Il séjourne à Mulhouse et Bâle en 1892, puis à Déville et Rouen, et enfin Giverny. Son passage par Beaumont le Roger n’a pas été enregistré.
Les trois autres jeunes gens de la famille ont tous fait leur service, puis participé à la guerre de 1914-18, et cela sans blessure enregistrée dans leur dossier. Il faut dire que la conduite automobile, une compétence rare à l’époque, leur a valu d’être incorporés au train des équipages motorisés, service automobile. C’est le cas de Michel et de Jean-Pierre. Jacques, qui travaille à la société d’aluminium française, n’entre dans la coloniale qu’en 1917. Son dernier domicile enregistré est à Saint-Servan, près de Saint-Malo.
La fiche de Michel Monet nous livre des détails sur sa santé. D’abord ajourné pour raison de santé (faiblesse ! ) il est finalement incorporé en 1900 et passe deux ans sous les drapeaux. Le 5 février 1904 il est réformé temporairement pour fracture du fémur droit et hydarthrose du genou droit. Un an plus tard, le genou n’est pas remis. Enfin, il est réformé en raison d’un raccourcissement de sa jambe droite suite à la fracture de la cuisse.
Cela ne l’empêche pas d’être mobilisé, jugé apte, et incorporé, on l’a vu, pour conduire les véhicules motorisés, à partir de mars 1915.
Le cadastre de Giverny
Les archives de l’Eure ont mis en ligne une foule de documents accessibles en quelques clics, notamment le cadastre napoléonien. A Giverny, cette cartographie systématique du territoire national a été opérée bien après la chute de l’Empire, puisque le plan de la commune parcelle par parcelle date de 1836.
C’est un demi-siècle plus tôt que la période qui nous intéresse, celle de Monet et de la colonie impressionniste. Le cadastre napoléonien offre donc un compte-rendu très détaillé du village avant les constructions résidentielles de la fin du siècle, qui ont accéléré sa transformation.
Voici une vue du quartier du Pressoir où Claude Monet et sa famille s’installeront en 1883. Sa propriété s’étend actuellement de la ruelle Leroy à la ruelle de l’Amsicourt, les deux petites voies plus ou moins verticales sur le dessin. Autour d’une grande parcelle blanche, on aperçoit plusieurs parcelles saumon et, le long de la rue principale et de la ruelle de l’Amsicourt, des formes grises et roses. Selon les légendes des couleurs du cadastre, les rectangles gris sont des maisons d’habitation, les bâtiments roses sont plutôt d’usage agricole. La couleur saumon indique un jardin. Le blanc pourrait être un champ ou une prairie.
Les bâtiments présents sur la future propriété de Monet vont faire l’objet de bouleversements. Plusieurs seront rasés pour reconstruire du neuf. Monet, au départ, ne possède pas toutes les parcelles, il en fera l’acquisition à mesure que l’occasion s’en présentera.
Un autre élément frappant de ce cadastre, c’est le tracé de la rue principale du village, dénommée ici rue de Haut. Elle bifurque à la hauteur de la ruelle Leroy pour partir à l’ascension de la colline, vers la ferme de la Côte. Plusieurs bâtiments seront rasés pour permettre la continuation de la voie tout droit, à travers le clos Morin. Je n’ai pas encore trouvé la date exacte de ces travaux, au début du 20e siècle. Quoi qu’il en soit, quand Monet peint ses Meules dans le clos Morin, il faut qu’il passe par le haut ou par le bas.
Calligraphie
C’est parfois un challenge de décrypter les actes anciens manuscrits, qu’ils concernent l’état-civil, les jugements, les minutes notariales, l’urbanisme ou tout autre sujet. Confronté à une écriture désuète et presque illisible, le lecteur du XXIe siècle en est réduit aux comparaisons entre les mots, aux devinettes et aux conjectures.
Mais rien de tel à Giverny. A l’époque du décès de Monet, le maire du village, Alexandre Gens (ou est-ce le secrétaire de mairie qui rédige ? Dans ce cas la tâche serait probablement dévolue à l’instituteur ? La signature ne me paraît pas de la même main), bref l’officier d’état-civil a une écriture soignée, très lisible et même plaisante à lire. Les lignes sont bien écartées, prétracées sur le papier qu’on ne cherche pas à économiser, bien qu’il soit timbré. Une page et demi pour un décès !
Transcription :
Le cinq décembre mil neuf cent vingt-six à treize heures, Oscar Claude Monet né à Paris le 14 novembre 1840, artiste peintre domicilié à Giverny, fils de feu Adolphe Monet et de feue Louise Augustine Aubrée, veuf en premières noces de Camille Léonie Doncieux décédée à Vétheuil (Seine et Oise) le cinq septembre mil huit cent soixante dix-neuf et veuf en deuxièmes noces de Angélique Emélie Alice Raingo décédée à Giverny (Eure) le dix-neuf mai mil neuf cent onze, est décédé en son domicile, quartier du Pressoir, à Giverny. – Dressé le six décembre mil neuf cent vingt-six, dix-huit heures, sur la déclaration de Théodore Earl Butler, artiste peintre, beau-gendre du défunt, domicilié rue du Colombier, à Giverny, témoin majeur, qui, lecture faite a signé avec Nous, Alexandre Gens, maire de Giverny.
Les actes anciens, même ceux dont on connaît déjà la nature comme celui-ci, ont le don de susciter des questions. Pourquoi est-ce Théodore Butler qui est allé déclarer le décès de Claude Monet, et non son fils Michel Monet, ou son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé ? Butler a-t-il aimablement proposé ses services ? Lui a-t-on confié cette mission parce qu’il était un peu moins accablé que les autres ?
Des questions comme celles-ci, il ne cesse d’en jaillir dès qu’on se penche sur les actes anciens. La plupart n’auront sans doute jamais de réponse.
C’est sans importance. La magie de l’écriture manuscrite est de nous rendre le scripteur plus proche. On suit le fil de la main comme celui de la pensée. On croit être là, présent avec lui et le déclarant, pendant la rédaction de l’acte.
Si c’était vrai, si Butler était en face de nous avec son chagrin, nous aurions fait preuve de retenue, respectant sa tristesse. Ce genre de questions oiseuses, nous ne les aurions pas posées.
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