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L’humour, dans quel sens ?
Hier, l’un des voyageurs que je guidais au château de la Roche-Guyon m’a surprise en venant me dire après la visite qu’il avait adoré la façon dont je mêlais l’histoire et l’humour anglais. Je n’ai pas osé lui demander ce qui l’avait amusé. A la Roche-Guyon, on évoque une multitude de sujets dont certains sont on ne peut plus graves, comme la question juive ou le mur de l’Atlantique, les bombardements inutiles ou l’attentat raté contre Hitler, le suicide forcé de Rommel, etc. On balaie les siècles depuis la christianisation (3e siècle) jusqu’au Moyen Âge, au siècle des Lumières, à la Révolution et enfin la Seconde Guerre mondiale. Tout cela en 1h30 et en anglais. Je suis loin d’être calée comme les guides du château, incollables sur les péripéties de la guerre de Cent ans ou la généalogie ducale. Mais j’aime bien faire de temps en temps cette visite tranquille, qui me change de Giverny.
Faire rire son groupe, c’est le rêve de tout guide, parce que le groupe, quand il rit de bon coeur, émet une énergie positive qui fait du bien. Le rire est déclenché par mille ressorts souvent liés à un décalage, comme l’antiphrase, l’anachronisme, la projection de pensées humaines sur des animaux, la chute d’une histoire, etc, etc, etc. Souvent la drôlerie est dans le ton bien plus que dans ce qui est dit. Un ton ingénu, par exemple, peut être hilarant.
Mais c’est un métier de faire rire, qui demande du travail et du talent. Le rire ne fait pas nécessairement partie du contrat implicite qui lie le guide et ses clients. Nous nous engageons à apporter un éclairage, des explications, des informations, et, parce que nous sommes passionnés, nous leur faisons vivre des émotions variées. Mes registres préférés sont l’empathie pour les personnes qui nous ont précédés sur la terre, et l’émerveillement devant la beauté. Il y en a beaucoup d’autres.
Je ne savais pas que je pratiquais l’humour anglais. L’idée que je m’en fais est celle d’un humour pince-sans-rire, où la drôlerie vient du ton neutre adopté. C’est l’auditeur qui décrypte ce qui, dans le discours, est à prendre au deuxième degré. Ma surprise passée, j’ai repensé à notre visite du matin et j’ai essayé de deviner ce que mon client avait bien pu trouver de drôle. Je crois que cela ne tenait pas beaucoup à moi, mais à la bonne humeur du groupe, heureux de débuter une croisière en France et de découvrir ce joli village. Je me suis souvenue les avoir entendu glousser au moment de traverser la route. Il passe une voiture toutes les cinq minutes à La Roche-Guyon. Comme à mon habitude, je venais de dire, « nous allons essayer de traverser cette rue à la circulation intense ». C’est un moyen pour qu’ils regardent en traversant, parce qu’il suffit que l’on s’engage pour qu’arrive un véhicule. Ce n’est pas destiné à une franche rigolade, mais les Américains sont bon public. Pour eux, rire à une plaisanterie, c’est montrer qu’on l’a comprise. En France, nous sommes plus réticents à pouffer.
J’ai aussi eu la surprise de voir mon groupe éclater de rire à propos de Rommel et de la décapitation de saint Nicaise, histoire que je trouve plus éclairante que drôle. Une troisième occurrence m’est revenue : alors que nous descendions un escalier de cave, dans les casemates, je leur ai dit de faire attention à la dernière marche : « Elle est spéciale ! » Eclats de rires derrière moi : « Qu’est-ce qu’elle a de spécial ? » « Elle est plus haute que les autres ! N’allez pas gâcher votre croisière en vous tordant la cheville dès le début ! » Re-rigolade. Quand on est de bonne humeur, on voit de l’humour partout. Si on est adepte de l’humour noir, on pouvait s’imaginer que le sous-entendu était : si vous vous tordez la cheville à la fin de la semaine, c’est moins grave, vous aurez au moins sauvé vos vacances. Loin de moi une pareille pensée. Dans l’échange d’énergie du rire, l’auditeur compte encore plus que le locuteur, peut-être.
Le hêtre pourpre
Voici le plus bel arbre du jardin de Monet : un hêtre pourpre planté par ses soins, au tournant du 19e et du 20e siècle. Comme l’arbrisseau devait avoir déjà quelques années à sa plantation, il aurait donc 130 ans, au bas mot. C’est un âge où les hêtres, arrivés à leur plein développement, sont majestueux.
L’arbre ne présente aucune trace de fatigue, de vieillesse : il lui reste encore de longues années à vivre, 200 peut-être. Il se tient droit et noble, étalant son houppier à vingt mètres de haut.
J’aime bien prendre le temps de le présenter aux visiteurs. Dans leur silence, les arbres ont tant de choses à nous dire. Celui-ci nous relie au geste de Monet de le planter. Cette essence, à cet endroit précis. L’artiste savait qu’il ne le verrait jamais arriver à maturité : le peintre avait déjà soixante ans. Il l’a planté pour nous, les générations futures, en se disant qu’un jour, il ferait bien. Merci, Monet.
C’est la signature d’un bon jardinier : en ce qui concerne les arbres, un vrai jardinier sait que nous profitons de ceux plantés par les générations qui nous ont précédés, et que nous plantons pour celles qui nous suivront. Ce hêtre est un trait d’union entre l’époque révolue de Monet et celle pas encore advenue de nos arrières-arrières-petits-enfants.
L’arbre interroge aussi par ses couleurs changeantes. Au printemps, quand les feuillettes se déplient, elles sont pendant quelques jours d’un rose adorable. Puis elles foncent au soleil. De loin, en été, l’arbre a l’air presque noir. Mais, surprise ! Quand on se trouve en-dessous, les feuilles paraissent du plus beau vert, si bien que certains visiteurs ont peine à croire qu’il s’agit bien d’un hêtre pourpre. Les feuilles ont besoin de lumière pour foncer, or l’arbre se fait de l’ombre à lui-même, et seules les feuilles extérieures, celles que l’on voit de loin, deviennent sombres.
L’autre jour, j’étais incognito dans le jardin de Giverny en train de faire quelques photos, quand un visiteur m’a interpelée. « Vous êtes guide ? vous faites toujours voir le jardin ? » Il y a dix ans, il avait suivi une de mes visites. Il se souvenait de mon visage, ce qui m’a paru déjà un exploit, mais aussi « de l’arbre qui change de couleur ».
J’ai été touchée de ce témoignage. Ce sont toujours nos émotions que nous gardons en mémoire, et non les faits et les explications. Et je sais que découvrir depuis le bout du bassin le pourpre intense du hêtre qui paraissait si vert tout à l’heure surprend, voire saisit les personnes à qui je fais remarquer ce changement de couleur.
Alors peut-être que cela n’a pas grand chose à voir avec l’impressionnisme, mais c’est merveilleux qu’un détail, dans le commentaire délivré, ait marqué assez mon auditeur pour rester dans sa mémoire.
Et peut-être qu’au fond, ce jeu de couleur, dans le jardin d’un peintre, a plus de sens qu’il n’y paraît. Peut-être que Monet, en jardinier avisé, avait pleinement conscience de l’effet futur, et qu’en plantant ce hêtre pourpre, il riait sous cape du bon tour qu’il allait jouer à nos yeux, un siècle plus tard.
La culture globale
Un merle s’est posé dans le jardin de Monet et lance son chant mélodieux.
– Quel est cet oiseau ? me demande en anglais ma cliente, qui vit aux Etats-Unis.
C’est une question facile, je réponds sans hésiter :
– A blackbird.
Et en disant cela, une petite mélodie se met à chantonner dans ma tête. Dans la vôtre aussi peut-être, maintenant ? C’est un peu flou dans ma mémoire, mais je sais que c’est très connu, et je prends le risque d’ajouter : « Comme dans la chanson ». Et en même temps je prie pour que la dame ne me demande pas quelle chanson, car je ne sais plus trop les paroles, et j’aurais bien du mal à la fredonner.
Mais pas du tout. Ma cliente réfléchit, se tourne vers moi et dit :
– Blackbird Singing in the Dead of Night?
C’est cela même ! Nous nous sommes regardées en souriant, dans un moment d’intense complicité, heureuses de partager les mêmes références.
Je ne me fais pas d’illusions, je sais que chacun vit dans un monde différent, dans sa propre bulle. Mais parfois, l’art dépasse les frontières, que ce soit la musique ou la peinture, et nous rappelle que nous appartenons à la grande famille humaine à l’échelle de la planète.
En rentrant, j’ai eu envie d’écouter la chanson, de la comprendre et d’explorer son contexte. Et j’ai découvert ce que ma visiteuse américaine savait sûrement, que les paroles sont une métaphore de la lutte des Noirs aux Etats-Unis pour leurs droits civils.
Paul McCartney l’a écrite en 1968, elle figure sur l’album blanc des Beatles. Quelle est votre histoire à vous avec les Beatles, et avec cet album particulier ? Pour moi qui ai connu l’ère du vinyle, cette époque lointaine où la musique n’était pas à disposition à volonté sur internet, c’était l’album de mon frère, si bien que ses chansons me sont moins familières que celles des albums rouge et bleu qui étaient à moi.
J’ai eu très souvent l’occasion d’entendre les visiteurs de Giverny me parler de leur histoire personnelle avec Monet. Quoi que nous fassions nous restons marqués à jamais par notre univers, façonnés par notre apprentissage, notre regard sur le monde. Mais quel bonheur, dans notre individualité singulière, d’avoir parfois la fulgurante intuition d’être tous en lien.
La dernière heure
Le jardin de fleurs et le jardin aquatique créés par Claude Monet à Giverny offrent un contraste très fort. Après la visite du Clos normand débordant de fleurs et de couleurs, exposé au soleil de l’après-midi, l’entrée dans le jardin d’eau apporte une bouffée d’air frais et une détente immédiate. « Je sens ma pression sanguine baisser », me confie spontanément ma cliente.
Malgré l’affluence, les visiteurs goûtent le charme des lieux. Nous flânons le long de la pièce d’eau et nous arrêtons sous le vieux saule. Comme du temps de Monet, c’est toujours l’endroit le plus hypnotique. Les yeux perdus sur l’étendue du bassin, la dame ajoute, avec un sens de la formule qui me touche :
– Si c’était la fin du monde dans une heure et que je devais choisir où passer cette dernière heure, c’est ici que je voudrais revenir.
Le pont des soupirs
Depuis que les jardins de Claude Monet ont rouvert le 1er avril, j’ai retrouvé la joie d’accompagner les visiteurs dans leur découverte des lieux. Le temps fort de leur visite est le moment où ils montent sur le pont japonais peint si souvent par Monet, et posent pour la première fois les yeux sur le bassin. Malgré l’absence de nénuphars, leur bonheur d’être là est palpable. En faction au bout du pont, j’attends qu’ils aient fini de contempler la vue et de prendre quelques photos souvenirs.
J’adore les voir revenir le sourire aux lèvres, les entendre soupirer de contentement. Je crois que les conditions récentes les ont rendus encore plus extatiques que d’habitude.
« Ca fait trente ans que je dois venir ! » me confie une dame d’un certain âge. « J’avais déjà prévu de faire ce voyage il y a deux ans, mais il a été reporté. »
On sent dans sa voix le soulagement que ce rêve longtemps projeté se réalise enfin.
— Il y a trente ans, je suis venue à Paris avec ma soeur, poursuit-elle. Nous devions faire une excursion à Giverny. Mais avec la fatigue et le décalage horaire, quand le réveil a sonné, nous l’avons jeté à l’autre bout de la pièce et nous nous sommes rendormies. Nous avons manqué le départ du car.
— Il n’est jamais trop tard, dis-je, vous voyez ! Vous y êtes enfin !
Je vois alors une brume voiler son regard.
— Pour ma soeur, c’est trop tard, soupire-t-elle. Elle est morte l’année dernière.
Le prénom
L’inquiétude se lit sur le visage de la cliente : elle a perdu son mari. Il a disparu dans Giverny pendant le temps libre après la visite de la maison de Monet. Tous les autres passagers de la croisière, des Allemands, très ponctuels à leur habitude, sont déjà dans le bus, prêts à retourner au bateau.
Elle essaie de lui téléphoner. Elle tient le portable devant elle, je vois le prénom de son époux s’afficher : Adolf.
– Adolf ! Adolf ! Tu m’entends ? C’est moi !
J’ai un léger haussement de sourcil. Pas de surnom câlin, c’est assumé. Adolf il a été baptisé, Adolf elle l’appelle. Je me demande comment on vit ça, si c’est facile ou pas de porter un tel prénom, si cela a une influence sur le cours de votre vie. Pour elle en tout cas, c’est seulement le prénom de son mari. Je calcule qu’il a pu naître pendant la guerre, il approcherait des 80 ans, c’est plausible.
La communication ne passe pas. Impossible de savoir où il a été se fourvoyer. Je refais à pied tout le chemin, j’interroge les surveillants de la Fondation Monet, un message est lancé au talkie : pas d’Adolf.
Au bout de 20 minutes de recherches infructueuses, on ne peut pas faire attendre les autres passagers plus longtemps. Nous rentrons à Vernon. Les croisiéristes le savent, s’ils ne sont pas au rendez-vous et qu’ils manquent le bateau, il faut qu’ils le rattrapent à l’escale suivante par leurs propres moyens, en taxi. Après avoir déposé le groupe, je ne suis pas tranquille. Je repars faire le tour de Giverny en voiture à la recherche d’Adolf.
J’ai fini par le retrouver. A la sortie de la fondation Monet, il n’avait pas pris à gauche, comme tous les guides ne cessent de le répéter : à gauche, à gauche ! Je ne sais quel démon l’avait poussé à partir dans le sens opposé et à marcher jusqu’à l’extrême droite de la rue Claude-Monet. Plutôt que de revenir sur ses pas, il attendait à un arrêt de bus le passage hypothétique d’un véhicule de ligne. Sans argent, avec un téléphone qui ne marchait pas, et sans parler un mot de français. Le petit démon devait jubiler de l’avoir fourré dans ce mauvais pas, j’imagine.
Les Allemands sont naturellement les premiers à s’interroger sur les occurrences de ce prénom aujourd’hui ostracisé. Un chercheur lui a consacré un site entier. Il a retrouvé des porteurs du prénom nés après la guerre et leur a demandé pourquoi ils s’appelaient comme ça, comment ils le vivaient, comment ils voulaient qu’on les nomme, etc. Le site présente des portraits, très sincères et touchants, ainsi que des statistiques. J’ai été surprise de voir que le prénom a connu un déclin bien avant la guerre. Sa mode était passée, l’influence du leader politique n’a pas suffi à enrayer sa chute dès les années 1930. Il est encore donné, de façon très parcimonieuse, comme deuxième prénom le plus souvent, et pour des raisons de tradition familiale tout à fait respectables. Après tout, le petit moustachu à la mèche n’était pas le seul à le porter, il y a une centaine d’années.
[Les fleurs ci-dessus, (des rudbeckias hirta) avec leur oeil rond, m’ont paru bien illustrer la surprise, tandis que leurs pétales déchiquetés sont une image des difficultés de la vie qui nous entament sans nous anéantir.]
Visites théâtralisées de Giverny
Ce sourire lumineux, c’est celui de ma collègue Marie Dereux. Ou plutôt de ‘Blanche Hoschedé-Monet’, puisque Marie a décidé de se glisser dans la peau de la belle-fille de Claude Monet pour donner un angle inattendu à sa visite guidée de la fondation Monet. Elle a passé les longues heures de confinement à se fabriquer plusieurs costumes, des bottines au chapeau fleuri, et à sélectionner des citations. « J’ai dû tout réécrire », constate-t-elle, « pour coller avec la date que j’ai choisie ». C’est Claude Monet par un témoin de son temps, presque comme si vous y étiez.
Pour changer des jardins de Monet, Marie organise aussi des visites du village sur le thème de la colonie impressionniste. Cette fois, elle est Louise, une chambrière de l’hôtel Baudy, à qui rien n’échappe de la vie de ses pensionnaires ou des villageois. Un avant-goût ? C’est ici.
Une autre visite théâtralisée du village de Monet est proposée par Chloé Savart, elle aussi guide-conférencière voisine de Giverny. Chloé se présente comme ‘l’arrière petite-fille d’un jardinier et de la femme de chambre de Monet’. Elle raconte avoir retrouvé des lettres dans son grenier, échangées par son aïeule (imaginaire) et une Parisienne, qui retracent la vie du peintre et de ses proches dans la maison rose.
Vêtue de la jupe de sa propre arrière-grand-mère Gisèle, Chloé fait revivre la Belle Epoque à Giverny. Pour cette visite interactive dans les rues du village, Chloé utilise de nombreux objets : chevalet portable, pinceaux, palette, tube de peinture, huile… Une promenade impressionniste idéale pour les enfants à partir de 5 ans, qui plait aussi aux adultes.
Femmes au jardin
Quel plaisir de rencontrer aujourd’hui ces deux charmantes jeunes femmes habillées de robes sorties tout droit du tableau de Monet Femmes au jardin ! Annaëlle, à gauche, prépare un mémoire sur Monet et portera cette élégante tenue pour sa soutenance le mois prochain. C’est sa maman, Caroline Mussen, à droite, qui a réalisé les deux robes. Caroline soutiendra elle aussi un mémoire pour décrocher son diplôme de costumière ! Elle a décidé de se reconvertir dans la confection de costumes, sa grande passion.
A quelques semaines de leur oral, ces deux dames belges sont venues étrenner leurs robes à Giverny. Selon Caroline, qui n’est pas intimidée par l’idée de fabriquer une robe de A à Z sur une base aussi mince qu’un tableau, le plus difficile a été de trouver le tissu. Celui de la robe de sa fille est un crêpe à pois très raffiné. Le sien, un coton à rayures. Ne trouvant pas de vert, elle a dû se résoudre au bleu, fort seyant aussi.
Quelle joie Monet devait éprouver à peindre d’aussi jolis modèles !
Quand Monet a exécuté cette grande toile aujourd’hui au musée d’Orsay, il n’avait que 25 ans. C’est sa compagne Camille Doncieux qui a posé pour les trois femmes brunes de gauche. On ne sait pas qui est le modèle de droite en robe à pois.
Capter le regard
Ce matin-là, la visite des jardins de Monet avait commencé un peu poussivement. Je guidais une petite famille avec deux enfants, deux garçons de 9 et 13 ans qui avaient l’air assez ennuyés d’être là. Ils fixaient obstinément leurs pieds, façon de dire que les fleurs, la peinture et Claude Monet les laissaient indifférents, qu’ils n’étaient là que par la volonté de leurs parents, et qu’ils n’avaient guère envie de coopérer. J’ai mis aussitôt leur bouderie sur le compte des écrans. Quand on est plongé avec passion dans un monde virtuel, c’est dur de revenir platement au monde réel.
De bon gré ou non, il fallait bien faire cette visite. Quand il y a des enfants, je m’adresse à eux et non à leurs parents, sinon les plus petits décrochent. Il faut les faire participer, leur raconter des histoires à leur portée, trouver des analogies qui leur parlent, leur montrer des images. Petit à petit, l’aîné à bien voulu répondre à mes questions. Le petit continuait à faire le timide. Et puis tout à coup, alors que je leur présentais dans un livre un tableau des nymphéas, la remarque a fusé :
– On l’a vu hier au musée !
Parmi les centaines de toiles de nymphéas de Monet, le hasard avait voulu que l’éditeur ait choisi les Nymphéas bleus du musée d’Orsay, où ils étaient allés la veille en famille. Quel oeil ! Après ce coup d’éclat du benjamin, l’atmosphère est devenue plus joyeuse.
Au bout d’une heure, pourtant, la maman m’a prise à part. « Ils souffrent d’autisme tous les deux », m’a-t-elle révélé. « L’un va dans une école spécialisée, l’autre à l’école du quartier avec une assistance. »
J’étais stupéfaite. Tout a pris sens d’un coup, la difficulté que j’avais à capter leur regard, leur difficulté à formuler des réponses à mes questions… Ce que j’avais mis sur le compte de la bouderie était un trouble du comportement. Alors que je pensais qu’ils n’avaient pas envie de coopérer, ils faisaient tout leur possible.
« Je ne m’en serais jamais doutée, ai-je dit à cette maman, et pourtant j’ai quatre garçons. Ils sont bien ! » Nous nous sommes regardées toutes les deux, dans un moment d’intense communion. On pouvait lire dans ses yeux l’amour qu’elle portait à ses enfants, et le poids au quotidien du défi que la vie lui avait envoyé. Tout à coup j’ai réalisé la générosité folle d’offrir à ces deux enfants un voyage en Europe, de l’autre côté de la planète : ils arrivaient d’Australie. J’avais devant moi l’Amour Maternel. « Vous aussi, vous êtes bien », ai-je ajouté en lui touchant le bras. Quand je me suis tournée à nouveau vers la grande allée pour enchaîner sur les futures capucines, je me suis aperçu que j’avais des larmes plein les yeux.
Le lendemain c’était la journée de l’autisme, ce qui m’a poussée à partager ceci. Ces troubles du comportement sont encore peu familiers de ceux qui ne sont pas directement touchés. Nous avons du chemin à faire pour aller vers le respect, la considération et l’empathie à l’égard des autistes et de leur entourage.
Cette histoire est aussi la preuve qu’on ne devrait pas faire de suppositions. On n’a pas toutes les clés. On passe son temps à essayer de deviner pourquoi les autres agissent de telle ou telle façon, pour savoir où nous en sommes de notre lien avec eux, mais ces suppositions sont sans valeur, quand on voit à quel point on peut se tromper.
Bienveillance
Les guides sont des médiateurs, qui essaient de faire capter l’âme d’un lieu, d’un objet, d’une histoire. Dans cet effort pour donner à percevoir, je m’applique à la bienveillance. Beaucoup de mes collègues sont dans cet état d’esprit, mais pas tous. J’ai suivi des visites de guides narquois qui moquaient les coutumes d’autrefois ou la vie privée d’un personnage illustre. Ces visites m’ont mise mal à l’aise.
La tentation est grande de faire rire pour s’attirer les faveurs de son public. On peut faire rire de bien des façons, tant que personne n’est blessé. Mais faire rire aux dépens des gens du passé est leur manquer de respect, et qui sommes nous pour nous croire supérieurs ?
Depuis que je fais des formations sur Giverny, je milite pour que mes collègues parlent un peu plus du jardin de Monet, et pas seulement de sa biographie. Le peintre aimait s’effacer derrière son oeuvre. Si Giverny est son lieu de vie, c’est aussi une oeuvre d’art horticole éblouissante et unique, qui demande à être commentée pour bien la voir.
(suite…)Ricin
Dans les jardins, le ricin est une belle plante ornementale de grande taille qui se pare de larges feuilles palmées rouges ou vertes. Elle attire l’oeil et elle évoque quelque chose de connu, si bien qu’il est intéressant de la présenter aux visiteurs de Giverny.
Roses d’Inde
Avouez-le : vous aussi, il y a très longtemps, vous vous êtes demandé pourquoi le cousin du hamster portait ce nom étrange de cochon-dinde. Bien des années plus tard, ou peut-être tout de suite si vous avez eu l'audace de demander à un grand, vous avez résolu une partie du mystère. Le volatile est devenu d'Inde. Pour le cochon, vous vous demandez toujours. Il y a quand même un problème d'échelle.
Un air de Giverny
Comme chaque année c'est un nénuphar blanc qui s'est ouvert le premier sur le bassin de Monet à Giverny, le 13 mai. Peu après, les nymphéas de toutes les autres couleurs ont suivi, encouragés par la vague de chaleur de la fin mai. Les très nombreux visiteurs de ces dernières semaines ont pu voir un étang en tous points semblable aux tableaux de Monet.
Objectivité
On ne peut pas faire comme si on n'avait pas vu cet énorme pylône. Dans ce paysage idyllique du lever du jour au bord de l'Epte, il surgit comme un intrus. Il casse l'ambiance.
Je ne peux pas l'ignorer, mais je peux décider de ne pas le cadrer si je ne peux pas l'encadrer. Le laisser hors champ, debout dans son champ. Avancer d'un pas, zoomer un peu plus, tourner l'appareil, faire une photo verticale…
Superficiel
Quand l’air est calme, la surface du bassin de Monet est un miroir parfait, creusé ici et là de nymphéas qui rappellent que ce monde à l’envers n’est qu’une illusion, qu’il s’agit d’un reflet dans un plan d’eau. Cet ensemble si harmonieux est d’une beauté envoûtante. On ne se lasse pas de le regarder.
Tout comme l’étang réfléchit l’image des arbres qui poussent à son bord, les gens nous renvoient un reflet de nous. Quand on rencontre chaque jour des dizaines de personnes nouvelles, ce sont autant d’interactions qui s’instaurent.
J’ai été surprise d’entendre un visiteur qui faisait partie d’un groupe allemand me dire : « Finalement, vous nouez des relations superficielles avec les gens ». Tellement saisie que j’ai bien fait attention à l’expression qu’il a employée : oberflächliche Beziehungen. Pas d’erreur, c’est bien ce qu’il voulait dire.
Des relations superficielles. Naturellement. Et même heureusement. Il y a une chance sur dix mille pour qu’on revoie les personnes guidées dans des groupes. Elles ne sont pas à l’origine de la demande de visite guidée, organisée par quelqu’un d’autre. Elles l’acceptent, l’apprécient ou la subissent, mais elles savent à peine nos prénoms. On est ensemble pendant quelques dizaines de minutes seulement.
Comment les relations avec ces clients pourraient-elles être autre chose que superficielles ?
Tout cela est tellement évident que je me suis demandée pourquoi ce visiteur en faisait la remarque. Et dans le miroir de ses yeux, je crois voir ce qui l’a amené à penser tout haut. C’est ma cordialité qui le déroute, ce sourire radieux qui lui semble plutôt du domaine des relations amicales.
C’est vrai, je mets de la chaleur humaine dans mon contact avec les gens, tout comme beaucoup d’autres guides. Ce n’est pas parce qu’une rencontre est brève qu’elle ne saurait être chaleureuse. Et peut-être même qu’elle laissera un souvenir durable.
Mais, faut-il le préciser, les guides ont aussi des relations profondes avec les personnes qu’elles côtoient régulièrement et qu’elles apprennent à connaître. Des liens qui vont en deçà de la superficie, du miroir, qui plongent au coeur des êtres. Des liens qui se construisent dans la durée, et qui n’ont rien de superficiel.
Broder
Un ami de Claude Monet, l’écrivain Marc Elder est l’auteur d’un très joli livre sur le maître de Giverny. D’une plume alerte et vivante, Elder retranscrit les instants les plus marquants de ses entretiens avec Monet. Beaucoup de sujets sont évoqués, de l’importance de Durand-Ruel à la personnalité de Courbet, de l’influence de Boudin à la rencontre avec Geffroy, le tout entremêlé de descriptions prises sur le vif du jardin, du déjeuner dans la salle-à-manger jaune, ou encore de la Seine.
Les sources contemporaines sont toujours très intéressantes, mais pour autant peut-on les prendre pour argent comptant ? Dans ses remerciements suite à la publication du livre en 1925, Monet écrit à Elder :
A vous, tous mes remerciements, bien que vous me fassiez dire bien des bêtises, mais cela c’est de ma faute. Je me laisse trop souvent aller à répéter tout un tas de souvenirs plus ou moins intéressants.
Réponse ambiguë. Monet est-il gêné de voir ses souvenirs exposés aux yeux de tous, ce qui est possible, ou est-ce une façon polie de signifier à Elder qu’il a légèrement enjolivé les choses, ce qui est tout aussi probable ? Si tel est le cas, comme Monet le dit lui-même, il en est le premier responsable. Selon son biographe Daniel Wildenstein, le peintre avait tendance à la fin de sa vie à livrer aux journalistes des versions revisitées de ses souvenirs.
Je crois que c’est un penchant bien humain. Tout le monde embellit les histoires à force de les répéter. Il semble même que ce soit de la répétition des récits, de leur transmission orale que soient nés les plus beaux contes.
Pour les guides qui sont amenés à redire d’innombrables fois les mêmes histoires, le risque de broder est grand, et cette fois c’est un travers. La déontologie professionnelle exige le plus de véracité possible. Mais l’exercice du métier pousse à la recherche d’effets émotionnels pour capter l’attention des auditeurs. Quelquefois la narration entraîne vers l’ajout de roses, et d’autres fois d’épines.
Le glissement du détail relevé dans la littérature vers l’interprétation personnelle est insidieux, il est très difficile d’en prendre conscience. Si je dis que Monet était un patron exigeant, je suis sûre que c’est vrai et que je peux trouver des auteurs qui rapportent cette exigence. Mais si j’ajoute que c’était un patron qui distribuait plus facilement les critiques que les compliments, je commence à donner ma propre vision de l’homme, celle que je me suis forgée au fil des lectures. Jusqu’où puis-je m’aventurer en terrain stable ? A partir de quand est-ce que je risque de déformer la réalité ? Et à quel moment entendrai-je résonner en moi un très dérangeant « mais qu’est-ce que tu en sais ?« , comme cela m’est arrivé récemment au bord du bassin alors que j’étais en train, ciel, de médire de Monet ?
Pour ne pas risquer de se laisser entraîner par sa propre verve, il faut relire sans cesse des ouvrages de référence sur le sujet abordé. Revenir aux sources. Et laisser la broderie aux brodeuses qui savent si bien faire naître sous leurs doigts des roseraies tout entières.
Star-système
Quel sera l’avenir de la profession de guide-conférencier ? A peine réformée il y a deux ans, où le niveau minimum exigé pour obtenir la carte professionnelle est passé à Bac+3 , voici que s’annonce un coup de volant dans l’autre sens. Si les intentions du gouvernement se confirment, les pré-requis seraient revus à la baisse, et en avant, tout le monde pourrait guider, ou presque.
Si vraiment les vannes s’ouvrent, l’afflux de personnes aux qualifications diverses provoquera des remous dans le marché de l’emploi des guides touristiques. C’est un marché complexe, disparate, où l’offre et la demande ne s’équilibrent pas facilement, dans un sens ou dans l’autre. Selon les langues qu’ils pratiquent et l’endroit où ils exercent, les guides peinent à joindre les deux bouts ou bien croulent sous le travail. Dans le val de Seine, la demande est en croissance, mais cela pourrait changer brutalement en cas d’arrivée massive de guides non locaux.
L’augmentation de la concurrence et la baisse des prix consécutive fera l’affaire des tours-opérateurs, on s’en doute. Des guides moins chers, ce seront des voyages moins chers aussi, accessibles à davantage de clients. Mais quelle visite les clients achèteront-ils vraiment ? Celle d’un guide local qui connaît son sujet et son métier sur le bout des doigts ou celle d’un nouveau venu, peut-être excellent, peut-être calamiteux ?
La qualité des visites fera le grand écart, les agences les plus exigeantes chercheront à s’assurer les services des meilleurs. Ceci précipitera l’évolution de la profession vers la distribution d’étoiles.
Tôt ou tard, on y viendra, je ne me fais pas d’illusion là-dessus. Notre société est en train de devenir la société de l’évaluation, où tout le monde note tout le monde. Vous avez commandé par internet et votre colis est bien arrivé ? Vous êtes prié de manifester votre satisfaction en ligne. Vous cherchez dans quel restaurant dîner ? Des dizaines d’avis sont à votre disposition pour faire votre choix. De même si vous envisagez de séjourner à l’hôtel, d’aller voir un film, d’essayer une recette, d’acheter une perceuse ou même de vous rendre à la poste. On peut évaluer son médecin, son taxi et son plombier.
A première vue, cela semble une bonne chose. L’opinion générale n’est-elle pas la meilleure des critiques ? Le lecteur a une impression de transparence. Mais le star-système n’est pas aussi juste qu’il y paraît, en particulier parce que les avis négatifs sont davantage lus que les positifs. Et aussi parce qu’ils restent indéfiniment en ligne.
Certains de mes collègues figurent déjà sur des sites qui présentent des guides et les évaluations de leurs clients. Les commentaires que j’ai pu lire étaient écrits par des gens très satisfaits, et pourtant ces personnes avaient crû bon de nuancer leurs éloges de quelques restrictions. Quand on s’est efforcé de faire de son mieux, c’est difficile à vivre.
Le jour où les évaluations seront en place, les rapports humains vont changer. Actuellement, au moment où nous les rencontrons, nos clients sont exempts de tout a priori. Ils ne savent pas ce qu’on va leur dire. Bientôt, les visiteurs se seront renseignés au préalable. La personnalité du guide, le contenu de la visite seront disséqués en ligne. Si les avis sont médiocres, le guide n’aura plus de clients. S’ils sont dithyrambiques, l’attente des visiteurs sera très élevée. Le jour où le guide sera moins en forme, les clients seront déçus et ils le feront savoir.
Le star-système, sous ses dehors de meilleur des mondes, c’est Big Brother. C’est imposer à chacun de se sentir épié en permanence, parce que la personne en face de vous a le pouvoir de révéler la moindre chose. C’est mettre à mal la complicité qui se noue entre le guide et son auditoire. C’est empêcher le quart d’heure supplémentaire offert, parce qu’il faudra potentiellement l’offrir à tous.
Quand on en sera là, je pense que j’aurai toujours des clients, mais je sais déjà que j’aurai moins de joie à travailler. Et finalement c’est cela qui m’inquiète le plus, que la carte professionnelle soit maintenue ou qu’elle disparaisse aux oubliettes.
Manifestation
Les guides-conférenciers vont manifester mercredi après-midi à Paris, place du Palais-Royal. Vêtus de noir en signe de la mort de la profession, et munis de parapluies, symboles de notre métier, sous la protection bienveillante de la Joconde.
Nous protestons contre le projet du gouvernement de légiférer par ordonnances en vue de supprimer la carte professionnelle qui garantit la qualification des guides. Le gouvernement a l’intention de la remplacer par une simple déclaration d’activité, dont on ignore si elle serait assortie de conditions pour l’exercice de la profession.
Dans le pire des scénarios, n’importe qui pourrait du jour au lendemain se déclarer guide. Cela aurait pour conséquence une qualité de guidage aléatoire, une concurrence accrue et une chute des tarifs catastrophique dans un métier où la précarité règne.
Cela n’entraînerait aucun gain pour l’Etat, mais des économies substantielles pour les agences qui emploient les guides et qui pourraient de facto faire appel à du personnel extra-communautaire.
Si vous souhaitez soutenir les guides-conférenciers, vous pouvez signer la pétition de la fédération et du syndicat professionnel des guides-conférenciers en suivant ce lien.
C’est très rapide, il n’y a qu’à indiquer son adresse email.
Présences
Dans ce métier fait de rencontres, on ne sait jamais à quelles émotions s’attendre. Chaque visiteur vient avec tout ce qu’il est et reçoit à sa façon le lieu. Giverny est un lieu fort, assez puissant pour avoir su autrefois stabiliser un Monet jusqu’alors nomade et pour aujourd’hui attirer comme un aimant des visiteurs de toute la planète.
Je ne crois pas que ce soit Giverny en tant que tel qui soit à l’origine de ce magnétisme, mais plutôt l’alliance entre Monet et le lieu, tout comme l’alliance entre deux êtres qui se sont bien trouvés peut être puissante et féconde.
Cette force-là rend humble. Face à l’attraction exercée par le bassin aux Nymphéas, le guide est peu de chose. Un petit catalyseur peut-être.
Chacun arrive avec tout ce qu’il est, ses souvenirs et ses rêves, et ce désir de venir à Giverny souvent très ancien. Quand l’émotion déferle, elle me touche moi aussi, pour ma plus grande joie.
Il y a quelques jours je venais de parler des séries de Monet, notamment celle de la cathédrale de Rouen, quand cette évocation a rappelé à ma cliente un souvenir d’enfance. La directrice de son école religieuse avait emmené les élèves voir une exposition de ces Cathédrales, dans l’espoir de faire partager son admiration pour Monet aux écolières. Enthousiasme de la directrice, indifférence des petites… Un souvenir qui paraît drôle à ma cliente avec le recul, surtout quand elle essaie de transmettre ses émerveillements à ses petits-enfants pas forcément conquis. « Je garde d’excellents souvenirs de cette école », conclut-elle avec un sourire rayonnant.
A cet instant, il se passe quelque chose d’étonnant. Je sens sa joie entrer en moi, un frisson de chair de poule me parcourt, et je lui dis en souriant : « Cette dame est là avec nous, elle est très heureuse que vous soyez venue ». Ma cliente remarque qu’elle aussi a la chair de poule. C’est une expérience que nous ne sommes pas près d’oublier toutes les deux, je parie.
J’hésitais à en parler ici, et sans doute je ne l’aurais pas fait, quand quelques jours plus tard une histoire un peu semblable s’est reproduite, m’incitant à partager. Deux soeurs en larmes sur le pont japonais. « Maman aimait tellement Monet ! Elle aurait tellement aimé être ici ! » Elle était avec nous, bien sûr.
Astilbes et reflets d’astilbes dans le bassin de Monet
La valeur du bien
Voilà déjà plusieurs fois que je guide des Chinois. En anglais, avec ou sans interprète.
Qu’est-ce qu’il faut dire ou ne pas dire à des Chinois ? Je tâtonne. Je sens que mon discours si bien formaté pour les visiteurs occidentaux a besoin d’une remise en cause, mais dans quelle direction ? Quelles informations ont-ils envie d’entendre ? Et qu’est-ce qui va vite les ennuyer ? Quels présupposés culturels ont besoin d’être explicités ? Quels détails de la vie quotidienne vont retenir leur attention ?
Cet après-midi mon groupe était d’excellente humeur, avec une forte envie de rigoler. La visite était détendue. Tout-à-coup, tout à trac, fuse une question :
– Combien vaut cette maison ?
Nous nous trouvions devant une bâtisse bourgeoise qui pouvait faire 200 m2.
– A la louche, 400 000 euros, dis-je pour répondre quelque chose.
Ce renseignement génère une vive animation dans le groupe. Les entendre échanger des plaisanteries en chinois pique ma curiosité.
– Vous trouvez ça cher ou bon marché ?
– Très bon marché ! s’exclame l’un d’eux en riant aux éclats. On va l’acheter !
– Mais elle n’est pas à vendre ! dis-je un peu paniquée. C’est à ce moment que j’ai appris que plusieurs d’entre eux venaient de Hong-Kong.
On le sait, on l’a déjà entendu, que les prix sont chers à Hong Kong, parmi les plus chers du monde. Mais on le sait sans savoir ce que cher veut dire. Veut dire vraiment dans la vie des gens.
– Avec 400 000 euros, à Hong Kong, vous vous achetez deux places de parking, continue le monsieur. Deux places et demi si vous avez bien négocié ! dit-il en se marrant. Ma fille vient de faire l’acquisition d’un emplacement pour garer sa voiture au 16e étage d’un immeuble-parking. Elle l’a payé 190 000 euros. «
J’aurais bien aimé lui demander où les gens trouvaient tout cet argent, et comment faisaient ceux qui n’en avait pas (assez). Mais cela m’a paru indiscret, et puis c’est moi qui suis là pour répondre à leurs questions, et non eux aux miennes.
Je leur parle avec candeur de la France, et voilà que nos expériences respectives de la vie se percutent.
Sur le chemin du retour j’ai repensé à ce vent de panique qui m’a saisie quand mes gentils Chinois ont fait mine de vouloir acheter la maison. « Mon » patrimoine. Seule face à 44 personnes, cette impression qu’ils n’allaient faire qu’une bouchée de tout, avec leur pouvoir d’achat de millionnaires. « Me » croquer. J’ai repensé à ma piètre réponse : « elle n’est pas à vendre ! » Jusqu’à quelle somme les propriétaires résisteraient-ils ?
En roulant dans la belle campagne du val de Seine, j’ai revu tous ces lieux avec un oeil neuf, un peu bridé. Quel pays de cocagne ! La moindre petite maison fait rêver quand on doit se contenter d’un minuscule appartement. Quel privilège d’avoir de l’immobilier encore accessible, et cette nature si paisible tout autour ! Que réservent les siècles qui viennent ?
Sur le chemin du retour, j’ai pensé à la montée en puissance des pays émergents, de la Chine, et je me suis interrogée sur la façon dont l’avenir va redistribuer les cartes des richesses du globe. Et j’ai pensé à notre attitude d’occidentaux en tant que touristes dans le tiers-monde, en tant que colonisateurs autrefois. Ce n’est pas toujours aux mêmes de se sentir les maîtres du monde.
Le parfum du 5 mai
C’était hier à Giverny, vers 5 heures du soir devant la maison de Monet. L’air embaumait le lilas, la giroflée, les premières roses et quantité d’autres fleurs encore. Dans la lumière plus douce de la fin d’après-midi, la débauche florale du clos normand déroulait sa mer de pétales jusqu’au chemin du roy.
« Chanel a lancé son parfum n°5 un 5 mai », m’a dit la visiteuse que je venais d’accompagner dans les jardins.
La grande Coco s’était-elle laissé influencer par les fleurs du printemps ? Nous ne demandions qu’à le croire. Nez au vent, nous nous sommes amusées à imaginer ce qui, dans les senteurs mêlées de Giverny, avait pu entrer dans la composition de la fragrance siglée. Et si on devait faire un parfum de tout cela ? Il aurait une note florale, assurément.
Aujourd’hui c’est le 6, il pleut, la magie parfumeuse est moins opérante. Je suis allée m’informer sur la composition du parfum mythique. Déception : parmi les quelque 80 ingrédients qui le composent, il n’entre presque aucune des fleurs givernoises, mis à part dans la note de coeur mineure la rose de mai, le muguet et l’iris.
Coco, visionnaire, voulait « un parfum artificiel comme une robe ». Selon une certaine actrice américaine, il habillait autant.
Photo : le clos normand le 16 avril 2014
Effluves et fragrances
Le printemps lance les fleurs dans une compétition parfumée. Laquelle aura l’odeur la plus suave pour attirer les insectes ? Dans les jardins de Monet, le lilas est en pleine floraison, plus beau que jamais, en même temps que le laurier-tin, les jacinthes jaunes, le muguet, les giroflées, les narcisses, et quantité d’autres, dont les pics de parfum varient selon l’heure. C’est une fête pour l’odorat, on a envie de humer, de plonger son nez dans tous ces calices pleins de promesses.
Mais parfois ce n’est pas une délicate fragrance qui est au rendez-vous, à la façon des dragées surprises de Bertie Crochue. Et quand il s’agit d’identifier ce que l’on sent, les comparaisons les plus inattendues viennent à l’esprit.
Pour l’une de mes clientes hier, les fritillaires sentaient bizarre. Ils avaient une odeur de… « fox ».
J’ai cru avoir mal entendu. « Phlox ? » « No, fox, F.O.X., » m’épelle-t-elle, et pour s’assurer de bien se faire comprendre, elle ajoute avec ce charmant accent américain qui me fait fondre, et le sourire malicieux de quelqu’un qui a plus d’un tour dans son sac et plus de vocabulaire qu’on ne le pense : « le renard ».
Bon. Les fritillaires sentent le renard. Et même si je ne crois pas avoir jamais senti de renard, je suis heureuse de l’apprendre, car pour moi ils ne sentent rien du tout. Ce n’est pas la première fois que je suis confrontée aux limites de mon nez. D’autres visiteurs m’ont déjà dit qu’ils leur trouvaient une odeur désagréable. Et je sais aussi qu’en été, une autre plante inodore pour moi sent la moufette (‘skunk’), comme le petit Fleur de Bambi, ce qui est à peu près aussi flatteur que de la comparer à une odeur de putois.
Ces confrontations à des perceptions plus aiguës que les miennes me questionnent. Que voyons-nous du monde qui nous entoure ? Qu’en entendons-nous ? Y a-t-il un daltonisme des odeurs ? Peut-on voir mieux que les autres, comme peut-être c’était le cas de Monet ? Comment sent-on quand on est nez pour un parfumeur, comment goûte-t-on quand on est sommelier ? Et dans quelle pénombre des sens sommes-nous plongés à notre insu, pour la majorité d’entre nous ?
Quel joli métier vous avez !
En ce moment, ce sont les vacances pour la plupart des guides, dont l’activité est liée à la saison touristique. Vacances ou tout comme. Il reste juste quelques visites.
Imaginez : vous travaillez trois heures par semaine. D’un coup, ne demeure que la partie la plus plaisante du travail, toute lassitude effacée. Je vais au boulot pleine d’anticipation joyeuse, comme si j’allais au cinéma.
Quel métier merveilleux ! Cette fête de rencontrer des gens et de leur parler. De leur raconter des histoires. De répondre à leur soif de comprendre. Cette griserie de les faire rire.
Partager l’émotion. S’émerveiller ensemble. Accueillir leur regard, leurs étonnements. S’appliquer à être un passeur. Un truchement fidèle. Ouvrir des portes, inviter, donner.
C’est un métier qui fait puiser en soi ce que l’on a de meilleur. On reçoit autant qu’on donne : après la visite on est regonflé à bloc, dopé à un truc en -ine, sérotonine ? dopamine ? qui fait de ce métier un bon dérivatif à tous les problèmes personnels. On est obligé d’être concentré, attentif, et souriant. Pas de place pour les soucis.
Oui, c’est un métier merveilleux, un métier de passion, et pourtant ce n’est qu’à Giverny que j’entends les clients me dire : » Quel métier sympa vous avez ! » ou dans sa version anglaise : « What a lovely job you have! »
S’il fait beau et que les conditions de visite sont agréables, c’est presque systématique. C’est un bel endroit pour travailler, n’est-ce pas.
Quand il pleut, bizarrement, ce job ne fait plus de jaloux. Pas davantage quand il faut se frayer un chemin dans des allées bondées.
J’en souris, j’ai l’habitude, à quoi bon mettre en avant aussi les inconvénients ? J’ai appris à répondre aux remarques personnelles par des phrases courtes. Je confesse que j’adore mon métier. Les clients répondent que ça se voit. Fin de l’aparté.
Oui, c’est un bonheur d’exercer ce métier, surtout quand tout se passe bien, c’est-à-dire que le public est bon. Pour que le guide soit au mieux de sa forme, il faut qu’il ait établi une connivence avec ses clients. Dépasser l’information neutre et aller chercher du côté des émotions présuppose qu’une confiance se soit établie.
Une dame habituée des visites guidées m’a dit un jour qu’on sait tout de suite si on est avec un bon guide ou pas. La réciproque est vraie également, on sait vite si l’audience est réceptive ou non. Alors permettez-moi, si j’ose dire, un conseil de pro : la prochaine fois que vous suivrez une visite, soyez bon public, manifestez votre intérêt, riez de bon coeur quand votre guide s’efforce d’être drôle. Vous verrez, vous aussi finirez dopé à un truc en -ine.
Le métier de guide
Je viens de découvrir par hasard dans un coin du net une étude sur le métier de guide menée en 2008/2009 à la demande du ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi, sous-direction du Tourisme.
Nous serions, nous apprend cette étude, environ 3000 à exercer en France, dont la plupart à temps partiel. Un métier confidentiel, donc, et pourtant bien connu du grand public, puisque tout le monde a tôt ou tard suivi une visite guidée, au moins pendant sa scolarité.
L’étude a débouché sur une réforme qui a pris effet l’an dernier. Fini les guides-interprètes, régionaux ou nationaux, les conférenciers, les guides des villes et pays d’art et d’histoire… Le maquis des cartes professionnelles a été simplifié. Tous les guides portent désormais le titre de guide-conférencier et sont autorisés à exercer sur tout le territoire national. Les jeunes qui souhaitent devenir guides doivent valider un cursus universitaire de trois ans.
En 2008, la radiographie de la profession effectuée par le cabinet Lewy était assez déprimante, il faut bien l’avouer. Très peu de mes collègues ont déclaré tirer un revenu décent de leur métier. Il se dégage des réponses une certaine amertume, ce qui m’attriste, car je ne la partage pas.
Je ne sais si nous sommes chanceux ici en Normandie, privilégiés, ou si c’est autre chose. Nous avons beaucoup de travail, honnêtement rétribué, et, ceci expliquant peut-être cela, essentiellement en langues étrangères. Des bateaux de croisière fluviale sillonnent la Seine, des paquebots font escale au Havre ou à Cherbourg, et la Normandie bénéficie de magnets touristiques : les plages du Débarquement, le Mont Saint-Michel, Giverny, Honfleur… Autour de moi je n’entends personne se plaindre de manquer désespérément de clients.
Ce qui me désole aussi dans cette étude, c’est le peu d’intérêt pour les nouvelles technologies manifesté par certains collègues ayant répondu. N’est-ce pas suicidaire de leur tourner le dos ? Puisque nous avons la chance de nous trouver temporellement au début de cette nouvelle ère, ne faut-il pas nous jeter dedans avec imagination et détermination ? Il y a tout à inventer sur les nouveaux supports de communication, qui ne sont pas forcément destinés à remplacer le guide mais peuvent rendre la visite plus riche.
Un aspect qui fait chaud au coeur, en revanche, c’est l’enthousiasme avec lequel mes collègues parlent de leur métier, un « métier passion » qu’ils adorent. Ils se voient comme des « passeurs », qui enseignent des savoirs culturels avec la légèreté du divertissement. Si je partage cette passion, je suis beaucoup plus modeste dans la définition de mon rôle : je dirais que j’allume la lumière, je tiens une petite torche et j’éclaire ici et là. Ceux qui veulent regarder regardent. Et je ne leur en voudrai pas s’ils oublient très vite ce que je leur ai dit.
Photo : Honfleur, un des pôles d’attraction touristique de Normandie
L’effet brouette
Ce n’est pas vraiment une photo de brouette. Plutôt une allusion, une suggestion, une évocation de brouette.
Une des spécificités du jardin de Monet est de mêler étroitement les deux passions de l’artiste, la peinture et le jardinage. Elles s’entrelacent en permanence. Il y a beaucoup du peintre dans le Monet jardinier, et réciproquement.
Dans mes visites aussi, peinture et jardinage sont tricotées ensemble. Quand on parle des fleurs, des arbres, lumière et couleurs ne sont jamais très loin. Les visiteurs n’en sont pas surpris, ils acceptent bien l’idée qu’ils circulent dans un tableau fait avec des plantes.
Toutefois, quand on parle peinture, le lien avec le jardinage est plus inattendu. Chaque fois que je raconte comment Claude Monet se rendait sur le motif avec une brouette pleine de toiles commencées, je vois les regards se tourner vers moi, cherchant la confirmation de ce que les oreilles viennent d’entendre.
Ces mouvements de tête sont si fréquents, si prédictibles que je me suis creusé la mienne pour en cerner la raison. A quoi tient cet effet brouette ?
Les explications que j’ai imaginées sont les suivantes, peut-être pourrez-vous m’en suggérer d’autres :
– Il y a quelque chose de prosaïque dans l’idée de brouette. Une simplicité concrète. En plein développement sur le principe assez intellectuel de la série, l’irruption d’un mot issu du lexique du jardinage sonne comme un oxymore qui réveille l’attention.
– Cette brouette poussée par Monet, c’est l’image du système D. Il a besoin de trimballer ses tableaux par les chemins, hop ! dans la brouette du jardinier ! La débrouillardise rend Monet sympathique.
– La brouette impose l’idée de mouvement. Le mot suffit à susciter l’image du peintre marchant d’un pas vif dans le petit matin.
– N’y aurait-il pas un très léger effet comique dans cette idée des tableaux dans la brouette ? Un aspect incongru ?
Si cette interrogation sur les clés de l’effet captivant du mot brouette me préoccupe, c’est parce qu’il s’est manifesté de façon fortuite. Ses ressorts dévoilés pourraient être une source d’inspiration pour rendre captivants intentionnellement d’autres parties du discours.
Toutes proportions gardées, c’est un peu comme en sciences, quand on cherche à systématiser un résultat obtenu par hasard. Comment passer des premières expériences de fusion froide à l’énergie gratuite pour tout le monde, par exemple. Il y a du chemin à faire, mais cela vaut la peine de se creuser la tête.
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