Couleurs d’automne
« Avez-vous des arbres qui changent de couleur à l’automne ? » demande mon amie Marie, avec son charmant accent de Montréal. Il faut bien faire une réponse de Normand. Oui, par chez nous, les arbres changent de couleurs avant de perdre leurs feuilles, mais c’est loin d’être aussi spectaculaire qu’au Canada.
La palette de l’automne normand est plus impressionniste que fauve, elle décline les roux, les jaunes mêlés de vert, comme dans le tableau La Chasse de Monet. Vue de loin, la forêt moutonne en bruns orangés pleins de douceur.
C’est dans les parcs où se mêlent les essences d’ici et d’ailleurs, comme ci-contre à Vernon dans le quartier de Bizy, que l’on trouve les plus jolies couleurs d’automne.
Parmi les arbres indigènes, le cerisier se distingue par une parure plus somptueuse que les autres. On le voit au bas de cette photo, habillé d’orange et de rouge lumineux. Ces derniers jours, il réchauffait de ses tons chauds les journées les plus grises, et s’enflammait dans le moindre rayon de soleil.
Mais le feu d’artifices tire à sa fin. Ce matin, un grand coup de vent a semé la débandade dans les feuillages desséchés. Les hélicoptères des érables tourbillonnaient, emportés au loin. Des bataillons de feuilles roussies s’enfuyaient devant le grain. Les tourterelles secouées par la bourrasque en oubliaient de savoir voler.
Il fait bizarrement doux, seize degrés ce matin, le vent souffle du sud. Dire que dans un mois c’est Noël.
Ecureuil
Ce matin, j’ai aperçu un écureuil. C’était tôt, peu après l’aube. Il a déboulé de la colline et il a sautillé à travers le chemin, sa longue queue en panache bondissant derrière lui. Il a semblé hésiter un moment, puis il s’est enfoncé dans un buisson et je l’ai perdu de vue.
La dernière fois que j’ai vu un écureuil, c’était dans le parc du château de Versailles. Pas farouche, celui-là, habitué aux promeneurs. Il sautait de branche en branche dans un bosquet, je l’ai suivi des yeux très longtemps, j’ai même réussi à le photographier, mais j’étais tellement fébrile que l’image est floue.
Chaque fois, j’éprouve une joie enfantine. J’aborde les passants, Vous avez vu l’écureuil ? Ils sourient, ils restent impassibles, Où ça un écureuil ? demandent les plus polis.
Ce sont les mammifères sauvages qui sont les plus craquants. Les biches, les chevreuils, même les sempiternelles petites souris.
Leur fourrure a l’aspect de la peluche, ils ont des yeux doux et craintifs.
Nous éprouvons des réactions irrationnelles et extrêmes devant les animaux, de l’enthousiasme puéril au dégoût total, en passant par l’indifférence, l’admiration, la crainte. Pourtant tous les animaux méritent une égale considération. Il faudrait éduquer les enfants dans ce sens, très tôt.
Je n’ai pas peur des chauves-souris parce que j’en ai tenu dans les mains quand j’étais petite.
Tous les animaux se valent. Et les humains, se valent-ils tous aussi ? Les jugeons-nous sur la mine, eux aussi ?
Le musée Marmottan-Monet
Le musée Marmottan-Monet se trouve dans le 16e arrondissement, à l’ouest de Paris, près des jardins du Ranelagh et de la porte de la Muette. Excentré par rapport au pôle muséographique Louvre-Orsay, il est méconnu. C’est injuste et dommage.
Pas de longue file d’attente ici : les gardiens sont parfois plus nombreux que les visiteurs. C’est donc dans le calme qu’on peut se laisser éblouir par les oeuvres exposées.
Il y a d’abord la collection de tableaux de Monet, au sous-sol, la plus large au monde en collection publique. Des Monet et rien que des Monet, les uns à côté des autres, ceux auxquels il tenait et qu’il n’a pas vendus, la vue de Vétheuil « un peu trop blanche » pour le baryton Faure, une cathédrale de Rouen nimbée de soleil, un Parlement de Londres émergeant de la brume… Et tout à coup, vous voilà face à face avec le célèbre « Impression, soleil levant ».
Evocation de l’Orangerie, une pièce ronde présente des déclinaisons de nymphéas et de bassins. Et puis, de magnifiques ébauches de tableaux, une Glycine tracée en quelques coups de pinceau, des Iris aux gracieuses courbes très Art Nouveau, dévoilent l’oeuvre en train de se faire.
Le musée Marmottan est issu des legs de plusieurs collections privées, notamment celle de Monet lui-même. Outre les oeuvres achevées dont il ne s’est pas séparé, elle comportait son fond d’atelier et les tableaux de ses amis impressionnistes.
C’est à Marmottan que l’on peut voir la palette de Monet encore couverte de peinture, ses premières caricatures, ses carnets de croquis…
Habituellement, le musée présente aussi au premier étage les tableaux donnés ou vendus à Monet par ses amis impressionnistes, qui ont pour noms Renoir, Cézanne, Pissarro, Sisley, Manet, Morisot… Plusieurs de ces oeuvres représentent le peintre ou sa femme Camille. Cet hiver, elles ne sont pas visibles. Jusqu’au 25 février 2007, elles sont remplacées par une exposition temporaire de la collection d’estampes japonaises de Monet.
La visite se termine par les collections de meubles et objets d’art de style Empire du rez-de-chaussée, des pièces exceptionnelles qui évoquent les fastes du 19e siècle. Enfin, à l’opposé des dorures et des aigles, la salle Wildenstein plongée dans la pénombre révèle une rare collection d’enluminures extraites de manuscrits du Moyen-Age.
Les sentes de Bizy
C’est un quartier où la ville se croit à la campagne. A Vernon, la colline qui grimpe jusqu’à la forêt de Bizy était couverte de vignes et de vergers autrefois. Il en reste des noms de rues et quelques fermes, d’antiques bâtisses trapues en pierres et colombages.
Quand la ville s’est développée, à la belle époque des machines à vapeur, des constructions de loisir ont commencé à fleurir au milieu des pâtures, pour cause de vue magnifique sur la vallée de la Seine. Ce furent des chalets, des maisons de style anglo-normand, des pavillons en meulière.
Aujourd’hui, le quartier de Bizy est resté résidentiel. Les terrains y sont chers, on y construit des maisons cossues. Le mélange des époques donne une physionomie particulière au quartier, un air amical et bonhomme qui semble dire que chacun est libre de vivre comme bon lui semble.
Depuis quelques années, une signalisation très bien faite a mis en valeur les sentes qui parcourent le quartier. En limites de propriétés, des chemins d’un ou deux mètres de large permettent de circuler à travers la colline, à l’écart de la circulation. De temps en temps, on se retrouve dans une petite rue paisible, d’où part bientôt une autre sente.
Flâner à l’aventure dans ces chemins réserve bien des surprises. Des potagers, des vergers bien plantés, des basses-cours qui gloussent, des jardins d’agrément soignés, des sources, des ruisseaux qui chantent, et tout à coup un petit temple grec en guise de belvédère, une échappée sur la vallée, la ville tapie au fond. Et puis encore : des friches ou fleurissent l’églantine et la mûre, des pies qui s’envolent… Le chemin herbeux sera couvert de pâquerettes et de fleurs de pissenlits au printemps prochain. Une balade pas très longue et amusante, qu’on peut faire avec des enfants qui marchent déjà bien.
Kiosque à musique
Autrefois, ce devait être un endroit charmant. Vernon possède encore un kiosque à musique du plus pur style rocaille, ce faux bois en ciment armé qui a fait fureur il y a un bon siècle.
Le kiosque est coiffé d’un grand toit en forme de chapeau pointu, qui lui donne l’air de fêter Halloween toute l’année. Ce toit est soutenu par des piliers imitant les tilleuls. Les artisans qui les ont exécutés ont reproduit chaque détail de l’écorce, inventant des cicatrices, des moignons de branches et des crevasses. C’est un travail soigné, appliqué, si bien que les poteaux semblent s’être échappés de la rangée de tilleuls qui fait tout le tour de cette grande place pour venir se mettre à l’abri sous le chapeau pointu.
Les bâtisseurs ont poussé le souci du détail jusqu’à imiter, pour la charpente, des branches en guise de poutres, et entre elles, des planches avec de pseudo veines de bois. On est chez Blanche-Neige, au moins.
Autrefois, les musiciens s’installaient sur la plate-forme, garantis de la chute par une balustrade en croisillons de faux-bois. Le toit les protégeait du soleil et des intempéries, tout en servant à rabattre le son.
Que va devenir ce kiosque ?
La place de la République est devenue un grand parking gratuit, envahi par les voitures. Plus de fanfare ni de violons sous le kiosque, aujourd’hui on préfère voir les musiciens sur des estrades, on a trouvé d’autres lieux en ville pour des aubades, les abords de la mairie, le jardin des arts, le parvis de l’Espace Philippe-Auguste…
Sous la pression du stationnement aux abords du centre-ville, le kiosque occupe une surface indécente. Combien de temps résistera-t-il ?
Ce témoin d’un temps révolu est devenu inutile. Il ne sert plus qu’aux amoureux de Peynet, qui aiment encore s’enlacer sous ses ramures factices.
Lever de soleil sur la Seine
J’envie les mariniers pour le spectacle de l’aube sur la Seine. Ils ont tout leur temps pour se repaître de la beauté du ciel et de l’eau.
Les automobilistes qui franchissent le pont de Vernon au petit jour ne peuvent jeter que de brefs coups d’oeil, à moins qu’il y ait de providentiels encombrements.
Pour éviter les rappels à l’ordre des conducteurs coincés derrière vous, tandis que vous ne parvenez pas à détacher les yeux de cette symphonie de bleus et d’ors, il est préférable de traverser le pont à pied. En trois cents mètres, cela laisse le temps de faire provision de magnifique.
L’effet se renouvelle, différent, tous les jours, comme si le fleuve et le ciel, pour célébrer leur union matinale, essayaient une infinité d’atours.
Le marché de Vernon
Tous les samedis matins, au marché de Vernon, c’est la grande fête des yeux avant celle des papilles. Aux petites heures de la matinée, les légumes et les fruits sont à la parade, tellement beaux qu’on a envie de tout acheter.
J’aime le sens artistique de ce marchand, qui fait chanter les formes et les couleurs.
Voici donc, dans l’ordre de leur entrée en scène, les poireaux, les choux-fleurs, les potirons, les blettes, derrière lesquelles se devine une cagette de topinambours. En plein milieu, de délicates pommes de terre rates en provenance d’Israël. Et à l’arrière-plan, les choeurs : tomates grosses ou moyennes, endives, choux de Bruxelles.
Tous ces produits splendides viennent d’ailleurs, de loin parfois, en passant par Rungis. On trouve aussi au marché de Vernon des fruits et des légumes qui n’ont parcouru que quelques kilomètres depuis leur verger ou leur champ. Les producteurs locaux ne font pas dans le tape-à-l’oeil. Ils entassent les salades en piles, les pommes dans des cageots profonds. Chez eux, on achète des produits de saison pleins des saveurs du terroir.
If
Deux ifs montent la garde tout en haut de la grande allée, devant la maison de Monet à Giverny. Quand il a remanié le jardin, le peintre a supprimé les épicéas et les pommiers, il a conservé les ifs. Qui irait porter la hache sur un tel arbre ?
La journaliste botaniste Patricia Beucher parle de sa « noblesse » et de sa « présence indéniable ». L’if remplace le cyprès dans les cimetières du nord de la Loire. Symbolique, cet arbre de vie toujours vert avait pour fonction de repousser les bêtes sauvages et domestiques, les empêchant de profaner les lieux.
Tout comme l’olivier, l’if est capable d’une longévité hallucinante. On en connaît qui seraient âgés de 1400 ans.
Plus vieux que les cathédrales gothiques, plus vieux que les plus anciennes églises romanes, ils datent d’avant les invasions vikings. Dans l’Eure, le plus célèbre est celui de la Haye de Routot. Une chapelle a été aménagée dans son tronc creux.
Contempler ces arbres qui traversent les millénaires nous remet à notre place, nous les humains si imbus de nous-mêmes, capables que nous sommes d’inventer des armes de destruction massive, de modifier génétiquement les organismes, d’aller regarder les Martiens sous le nez, de bouleverser les paysages et de modifier le climat. Toute cette agitation devient dérisoire face à un if.
Mille ans de silence, à veiller sur les morts et accueillir les vivants, les racines enfoncées dans le sol, les branches dans le vent, la tête dans les nuages…
Exposition d’estampes japonaises de Monet au musée Marmottan
Hier s’ouvrait à Paris l’exposition des estampes japonaises de Monet, venues de la maison de l’artiste à Giverny. Elles seront présentées au musée Marmottan-Monet jusqu’au 25 février.
Monet possédait 231 gravures dont il avait décoré la plupart des pièces de sa maison. L’accrochage des estampes sur les cimaises de Marmottan permet de les voir autrement. A Giverny, certaines d’entre elles passent inaperçues : suspendues trop haut ou dans un recoin, trop nombreuses, éclipsées par des éléments du décor plus spectaculaires… A Marmottan, elles sont toutes à égalité, à hauteur des yeux.
L’exposition se déploie sur plusieurs salles, les estampes ont été logiquement regroupées par auteur. Cette présentation fait ressortir le style de chaque artiste, ses motifs préférés, son coloris, en même temps que l’attraction qu’il exerçait sur Monet.
On devine facilement ce qui pouvait plaire au peintre dans les paysages bleutés d’Hiroshige, dans la représentation de la nature d’Hokusai. Mais quand on pénètre dans la salle consacrée à Utamaro, l’étendue de la collection de Monet de cet artiste étonne.
Des femmes, des femmes, des femmes, dessinées avec sobriété, presque sans couleur, dans des tons chamoisés. Elles cueillent des fleurs, elles pêchent, elles jouent avec leur enfant, elles s’habillent, elles se regardent dans un miroir… A la vérité, elles vivent, et c’est ce qui devait séduire Monet, surtout si l’on pense aux portraits guindés qui étaient la règle à l’époque en Europe. Selon le récit d’un de ses visiteurs à Giverny, le peintre croyait voir « la chair qui palpite » dans les gravures d’Utamaro.
Alchimie d’automne
Hier, l’automne faisait l’arrogant. Il flamboyait de tous ses ors, qu’il jetait avec prodigalité.
Aujourd’hui, par une bourde de l’apprenti alchimiste qui s’est mêlé de la couleur du ciel, voici que l’or est changé en plomb. Le vent souffle, il arrache des feuilles jaunies qui ne sont plus qu’un souvenir de leur splendeur de la veille.
Quand le soleil reviendra, les feux de l’automne seront éteints. Il faudra attendre l’année prochaine pour retrouver cette magie éphémère, si courte qu’elle nous en semble plus précieuse encore.
Avec l’hiver, avec le gel, c’est le temps de l’argent qui succèdera à celui de l’or.
Dilection
Ce doit être l’effet de la fréquentation quotidienne de chefs d’oeuvres, le raffinement de l’art qui rejaillit sur la prose de celui qui les côtoie : les commissaires d’exposition ont parfois un langage si choisi qu’il faut le dictionnaire pour les comprendre.
J’ai appris un mot – ce qui, toujours, m’enchante – en parcourant le dernier communiqué de presse du musée Marmottan. Il annonce l’ouverture aujourd’hui de l’exposition des estampes japonaises de Monet dans le musée parisien.
Monet « sut choisir avec dilection des oeuvres d’une grande qualité technique et esthétique. » Dilection ? est-ce que ça s’apparente à prédilection ?
Renseignement pris, il s’agit d’un « amour pur et pénétré de tendresse spirituelle ». On peut parler de dilection du prochain, de dilection de Dieu pour ses créatures.
Ce communiqué s’adresse à des journalistes, des gens qui, comme moi, ont la modeste ambition de parler comme tout le monde. Alors je m’interroge : pourquoi un mot aussi rare pour qualifier l’art, le goût, le flair, le raffinement, la sensibilité, la passion avec lesquels Monet a su composer sa collection d’estampes ?
Cette dilection nous met sur la piste du lien entre Monet et la spiritualité. Il faut se représenter la communion de Monet avec la nature, au fil des heures et des jours passés à peindre le paysage. Chez cet homme indifférent à la pratique religieuse, le lien au monde qui l’entoure est certainement empreint de dilection.
Naissance de Monet
Bon anniversaire, Monsieur Monet !
Le 14 novembre 1840, c’est la date de naissance d’Oscar Claude Monet, pour citer les prénoms dans l’ordre de son acte de baptême. Il voit le jour à Paris, au sud de la butte Montmartre, au numéro 45 de la rue Lafitte. Monet est baptisé le 20 mai 1841 à l’église voisine de Notre-Dame-de-Lorette.
Sa mère se nomme Louise-Justine, Aubrée de son nom de jeune fille. Elle a épousé Adolphe Monet en 1835. Quand Monet vient au monde, la famille compte déjà un frère aîné, Léon, né en 1836.
Pour l’instant, celui qui passera à la postérité sous le nom de Claude Monet se prénomme plutôt Oscar. C’est la tradition dans la famille paternelle, le prénom Claude vient d’un aïeul du début du 18e siècle, et peut-être d’encore plus haut. Papa Monet se nomme en réalité Claude Adolphe.
Dix-huit ans plus tard, le jeune Oscar signe ses premiers dessins O. Monet. On ignore pour quelle raison il abandonne un jour ce prénom au profit de Claude. Faut-il y voir un signe de rébellion à l’égard d’une famille qui veut le faire entrer dans un moule ? En choisissant Claude comme prénom usuel, Monet s’inscrit dans la lignée à laquelle il doit, peut-être, son don exceptionnel.
Oscar ou Claude, dans le fond peu importe, puisque bien peu de personnes étaient amenées à faire usage de son prénom. Alice parle de lui à sa fille comme de « Monet ». Clemenceau le nomme le plus souvent « cher ami », mais aussi « cher homme des bois », « pauvre vieux maboul », « mon vieux coeur », « cher vieux frère » et autre affectueux « pauvre vieux crustacé ». Pas la femme, pas les amis, alors qui ?
Je ne suis pas assez fine pâtissière pour avoir réalisé le fameux gâteau « vert-vert » avec lequel la cuisinière de Monet régalait les convives de Giverny, et pour le décor, vous voudrez bien me pardonner ce scorpion au titre de la licence poétique. Car même si le 19e siècle s’est passionné pour l’ésotérisme, je suis convaincue que l’astrologie laissait Monet totalement indifférent.
La vague
Quel est vraiment le sujet de cette estampe d’Hokusai, qui figurait dans la collection de Monet ? On voit d’abord une vague énorme, un véritable monstre qui avance des bras armés de griffes. Comme une bouche gigantesque, la vague s’apprête à engloutir tout ce qu’elle pourra trouver. Instant suspendu, juste avant la catastrophe.
Le titre de l’estampe attire l’attention vers le bas de la gravure : « Sous la vague au large de Kanagawa ». On remarque alors deux esquifs, qui paraissent désespérément fragiles face à la montagne liquide sur le point de s’effondrer sur eux. Ils sont à moitié cachés par d’autres vagues menaçantes.
Les pêcheurs sont prostrés sur les barques. Ils détournent la tête, n’osant affronter le danger du regard.
« Sous la vague au large de Kanagawa ». Il y a une certaine ironie dans ce titre au ton détaché, avec son indication géographique superflue dans cet instant dramatique. Ou alors, peut-être qu’il s’analyse en termes rassurants : il n’y a pas lieu de s’inquiéter, les marins s’en sortiront comme à l’accoutumée ?
Le titre paisible vient contrebalancer l’impression de danger dégagée par l’estampe. Il ramène vers le seul élément paisible de la gravure : au centre, « sous la vague » on aperçoit le Fuji-Yama couvert de neige, dont les couleurs se confondent avec celles de la mer déchaînée. C’est la clé de cette estampe : elle fait partie de la suite « Les trente-six vues du mont Fuji. »
Cathédrale de Beauvais
Voilà une cathédrale qui ne ressemble à aucune autre. Dès l’entrée, elle désoriente. On cherche les repères habituels, la nef, le choeur, les bas-côtés : rien n’est à sa place. Pourtant il se dégage une impression de gigantisme. Le regard monte, monte, avant de rencontrer, tout là-haut, la voûte.
A quelle hauteur peut-elle bien culminer ? Dans nos maisons, le plafond se trouve à environ trois mètres du sol. Ici, combien ? 25, 30 mètres ? Allez, vous n’y êtes pas. 35, 40 ? Plus haut ! Quand même pas 45 mètres ? Encore plus haut ! 48 mètres des croisées d’ogives au sol du choeur !
J’imagine la stupéfaction des habitants de Beauvais qui ont assisté à la construction de la cathédrale Saint-Pierre. Les murs s’élevaient, s’élevaient, s’élevaient encore. Quand allait-on s’arrêter ?
La cathédrale de Beauvais fut un temps (de 1567 à 1573) l’édifice religieux le plus haut de la chrétienté. Saint-Pierre de Beauvais dépassait Saint-Pierre de Rome ! Avant même de bâtir la nef, l’architecte s’était hâté de doter l’édifice d’une grande tour lanterne surmontée d’une croix de fer.
Ce péché d’orgueil allait coûter cher : Le jour de l’Ascension 1573, la tour s’écroula, heureusement sans faire de victime.
Depuis, la cathédrale de Beauvais a été réparée, consolidée, mais jamais achevée. Telle qu’elle est, c’est un monument stupéfiant de beauté, qui invite à la méditation.
Onze novembre
Journée de souvenir, qui donne lieu à jour férié et cérémonies solennelles dans toutes les villes, notamment à Vernon.
C’était au début du siècle dernier, une guerre absurde, longue et meurtrière. La mémoire directe s’en perd. Les combattants sont morts, ceux qui étaient enfants à cette époque s’éteignent à leur tour. Bientôt, il ne restera que le souvenir du souvenir.
Dans ma mémoire vivante se mêlent deux mémoires aujourd’hui disparues. Un être cher de chaque côté du front.
Je me rappelle ma grand-mère, née en Alsace en 1901, donc née Allemande. Pendant la Première Guerre Mondiale, elle avait tricoté des chaussettes pour les soldats. On lui avait appris à l’école. Elle a gardé ce savoir-faire toute sa vie. C’était la reine de la chaussette, celle qui se tricote à quatre aiguilles réversibles dans une laine défiant tous les hivers. Quinze ans après sa mort toute la famille en a encore, de ces chaussettes inusables.
Je me rappelle le grand-père de mon mari, né en 1908 en Normandie, donc Français. De la Première Guerre Mondiale, il racontait l’Armistice. Sa mémoire d’enfant a été marquée à jamais par les cloches de la cathédrale sonnant à toutes volées, interminablement.
Le jour de l’Armistice a été choisi comme date de commémoration. Fin de la guerre, heure du bilan. Honneur aux morts. Mais le 11 novembre 1918, d’autres sentiments animaient les coeurs. Chaque année, je repense à ce souvenir de cloches.
« Elles ont sonné pendant des heures et des heures »… La sonnerie n’était pas motorisée, en ce temps là. Il fallait tirer sur les lourdes cordes. Il a dû se trouver des dizaines de tout jeunes gens, de vieux messieurs, de femmes peut-être, pour venir le faire à tour de rôle, dans une ambiance de joie folle que l’on ne peut même pas se figurer. Quand le cauchemar prend fin, que l’avenir à nouveau peut exister, quel meilleur exutoire y aurait-il à l’envie de bouger ses muscles et de crier sa joie que de faire sonner les cloches, à s’en crever les tympans ?
Brume
L’automne nous tricote des matinées de brumes… La lumière est irréelle, tout est nimbé d’un voile de douceur et de mystère.
Ce matin, au bord de la Seine, il soufflait un petit vent aigre qui engourdissait les doigts et berçait les toiles d’araignées transformées en bouliers.
Le pont Clemenceau se prenait pour le Golden Gate, l’autre rive perdue dans le brouillard. En dessous, le fleuve infini devenait une mer. Les îles surgissaient du flou, en silhouettes légères et pâles.
J’ai marché longtemps dans cet univers cotonneux, dans la griserie de photographier ces instants magiques.
Il paraît que le soleil va l’emporter cet après-midi, comme disent les prévisionnistes qui voient tout en termes de bataille. Pourvu qu’il y ait de la brume demain…
Perles de rosée
Instant d’émerveillement devant les perles de la rosée sur une feuille de capucine. Les fleurs aussi portent des parures.
Dans mon jardin les capucines, au demeurant si gracieuses, se sont transformées en mégères qui s’agrippent à tout ce qu’elles trouvent. Elles étouffent les dahlias, les cosmos, et menacent mes chers hellébores… Chaque jour j’ai envie de leur faire entendre raison. Mais à quoi bon ? Un coup de gel les anéantira. Ce n’est plus qu’une question de jours.
Pédiluve de ferme
Au château de Versailles, la ferme du Hameau de la Reine a encore son pédiluve. La Reine Marie-Antoinette pouvait y conduire les bêtes pour les faire boire, ou encore demander qu’on y lave les chevaux.
La construction de ce pédiluve champêtre est faite d’une maçonnerie assez grossière, avec un accès en pente douce à chaque extrémité. Les abords sont couverts de gros pavés rustiques pour éviter la boue.
Aujourd’hui, C’est le Bénarès des pigeons, qui se pressent en foule là où ils ont patte pour y faire leurs ablutions.
Le fer à cheval du Grand Canal de Versailles
Le Grand Canal du parc du château de Versailles vient buter contre les terrasses du Grand Trianon. Oui, Louis XIV aimait beaucoup la grandeur… et ce fer à cheval où le plan d’eau prend naissance n’en manque pas.
Les pierres des murs sont sculptées en forme de gouttes d’eau, comme si toute la paroi n’était qu’une cascade.
De chaque côté du fer à cheval, un escalier descend vers la berge. Il faut choisir judicieusement son côté : si l’on veut se rendre au château de Versailles en une vingtaine de minutes, c’est celui de gauche. Sinon, il faudra faire tout le tour de la croix formée par les deux branches du Grand Canal. Ce sera trois fois plus long.
Mur végétal
Il était une fois, au château de la Roche Guyon, un renfoncement où des plantes peu gourmandes s’étaient installées spontanément.
Patrick Blanc, botaniste et chercheur au CNRS, s’est intéressé à la flore de cette cavité. Créateur de murs végétaux, il a eu envie d’amplifier le phénomène dans cette niche en y introduisant des plantes tropicales et en assurant un léger apport d’eau et d’engrais.
La greffe a très bien pris, on peut admirer aujourd’hui des espèces collectées au Japon par Patrick Blanc (Pilea petiolaris et Elatostema umbellatum) et de nombreuses variétés indigènes, fuchsias, fougères, bégonias, saxifrages ou menthes.
Chemin à Giverny
Aimez-vous les petits chemins secrets ? Celui-ci est caché dans la colline au-dessus de Giverny. Sous vos pieds, il est doux comme un gazon. Des pieds qui seraient vite humides de rosée, mais vous êtes prévoyant, vous portez des chaussures imperméables !
De là-haut, la vue est magnifique. Le clocher du village surgit au milieu des prés, tout seul. Où sont passées les maisons ? Derrière lui, la vallée de la Seine se déroule, jusqu’à la colline parallèle à la vôtre, couverte de bois.
De ce côté-ci, c’est plutôt le domaine des prairies et des vergers. Vous apercevrez peut-être le troupeau de brebis qui a pour mission d’entretenir les pelouses calcicoles et d’empêcher que les buissons ne viennent y étouffer les fleurs sauvages protégées.
Protégé aussi, le lézard vert est un hôte farouche de la colline. Mais si vous avez la chance de vous trouver nez à nez avec ce bel animal d’un vert presque fluorescent, cette rencontre extraordinaire va illuminer toute votre journée.
La Grande Allée le 31 octobre
Presque toutes les photos de la grande allée de cette catégorie ont été prises à l’heure de l’ouverture des jardins de Monet, à 9h30. Au printemps et en été, il fait jour depuis longtemps. En automne, c’est plus difficile car le ciel matinal est souvent voilé, la lumière moins franche.
J’avais envie de voir à quoi ressemblait ce point de vue familier à la tombée de la nuit. Impossible au printemps et en été, quand le soleil se couche bien après 18 heures. Il fallait attendre le passage à l’heure d’hiver, le dernier week-end d’octobre.
Voici les ombres qui gagnent les massifs, qui deviennent profondes sous les ifs au bout de l’allée des capucines, et la chaleur des lumières derrière les murs de la maison rose aux volets verts…
Citrouille
Depuis qu’elles grimacent un peu moins, les citrouilles ont conquis leurs lettres de noblesse.
Ces trois potirons se hissent au rang de sculptures pour orner un carré de simples dans un jardin potager du Hameau de la Reine à Versailles.
Grosses comme des roues de carrosse (je sais, j’exagère un tout petit peu) elles paraissent avoir conduit Cendrillon au bal de la Reine fermière.
Bien à l’abri derrière sa peau épaisse, la chair de la citrouille se conserve bien. Alors pourquoi ne pas profiter un peu de la couleur flamboyante de votre légume avant de le passer à la casserole ?
La tombe de van Gogh
Certaines tombes connaissent toute l'année une affluence de Toussaint : une visite à Auvers-sur-Oise ne serait pas complète sans un pèlerinage au cimetière. C'est là que repose Vincent van Gogh, en compagnie de son frère Théo décédé six mois après lui.
La tombe est facile à trouver, contre un des murs du cimetière. Elle est entièrement recouverte de lierre.
Dans la maison du Docteur Gachet, on vous raconte une histoire à propos de ce lierre. Je crois me souvenir que c'est le fils du Docteur Gachet qui l'a planté, après avoir soigneusement déraciné le conifère (if, cyprès ? ) qui s'y trouvait. L'arbre a été transplanté dans le jardin des Gachet. Ces modifications sont intervenues au moment où Théo est venu rejoindre son frère dans la tombe.
Le cimetière se trouve un peu à l'écart de la ville, au bord du plateau qui domine la vallée de l'Oise. Tout près de là, van Gogh a peint son dernier tableau, celui avec des corbeaux au-dessus d'un champ, avant de se donner la mort le 27 juillet 1890 en se tirant dans le ventre.
Il s'est ensuite traîné jusqu'à l'auberge Ravoux, pas toute proche, et il a agonisé pendant deux jours. Il a rendu son dernier souffle le 29 juillet 1890 dans les bras de son frère.
C'est émouvant de se trouver là et de contempler ces deux petites stèles jumelles, au-dessus desquelles fânent les dernières roses.
Chrysanthèmes et abeille
Claude Monet possédait cette estampe d’Hokusai, Chrysanthèmes et abeille, qui orne aujourd’hui les murs de son cabinet de toilette. Comme il ne subsiste pas de photo d’époque de cette petite pièce intime, on n’est pas absolument sûr de l’accrochage d’origine. Mais Monet aimait sans doute beaucoup ces Chrysanthèmes. Ils font partie d’une suite de onze estampes, « Grandes fleurs », dont Monet possédait aussi Volubilis et rainette et Pivoines et papillon.
Il rêvait d’acquérir une autre de ses fleurs préférées, les Coquelicots, mais il n’est probablement pas parvenu à ses fins.
Comme l’indiquent les titres des oeuvres de cette suite, Hokusai introduit un petit animal, ici une abeille, dans chaque gravure pour lui donner vie. La composition, à la savante asymétrie, pourrait sinon sembler un peu figée. Les fleurs ne paraissent pas saisies dans leur milieu naturel, mais plutôt organisées en arrangement floral à la manière d’un Ikebana.
Monet s’est-il inspiré de cette estampe pour ses Chrysanthèmes ? En apparence, c’est le même sujet, mais le traitement en est radicalement opposé. Pas d’ode à la couleur et à la vibration lumineuse ici, mais des lignes nettes qui dessinent chaque pétale, et des teintes douces rehaussées par le vert sombre des feuilles.