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Les deux Alice

Alice Regnault par Nadar (Wikipédia)

A en croire la biographie consacrée à Claude Monet par Daniel Wildenstein, Alice Hoschedé était d’une jalousie farouche à l’égard de son compagnon. Le biographe la dépeint comme une femme exclusive, qui aurait obligé Monet à détruire tout souvenir de sa première épouse Camille, et qui ne manquait pas une occasion de lui faire une scène par lettre interposée chaque fois qu’il rencontrait une jolie femme au cours d’une campagne de peinture.

C’est ainsi qu’un évènement qui survient lors du séjour de Claude à Belle-Île-en-Mer en 1886 la met en transe : le grand ami de Monet Octave Mirbeau et sa compagne rendent visite au peintre à Kervilahouen.

Monet a pourtant pris les devants pour rassurer sa chérie, il a pris soin de lui décrire Alice Regnault comme quelqu’un « de très gentil et très bien ». Peine perdue, car Alice Hoschedé le sait, la compagne de Mirbeau est une cocotte, une courtisane, une femme qui s’est enrichie par ses charmes, investissant la fortune amassée dans l’immobilier. Alice H a donc des raisons objectives de s’inquiéter de la présence d’Alice R à Kervilahouen.

C’est à nouveau une visite des Mirbeau qui l’inquiète quand Monet séjourne au cap d’Antibes. D’autant que Monet, qui est « célibataire », ne lui doit rien sur le plan légal. Il pourrait courtiser qui il voudrait. Alice R et Mirbeau ne sont pas encore mariés non plus.

Alors, jalouse, Alice ? Plutôt un peu dépressive et portée à imaginer le pire. Elle a un sentiment d’abandon car Monet tarde trop à rentrer. Comment ne pas se dire qu’il lui cache quelque chose, que ce n’est pas la seule peinture qui le tient éloigné de son foyer ?
Alice est accablée de soucis de la vie quotidienne et seule pour les gérer. Santé des huit enfants et sa propre santé, départ de domestiques à remplacer, factures diverses qu’elle a du mal à payer, soucis familiaux et juridiques à régler à Paris, relation avec Ernest, souris qu’elle doit éradiquer dans l’atelier… C’est trop. Qui, à sa place, ne se ferait pas des films ? Monet ne cesse de l’exhorter au courage, mais repousse toujours la date de son retour. Il attend d’elle une force qui dépasse ce qu’elle se sent capable de donner.
Alors jalouse, oui, mais derrière le prétexte des jolies femmes, c’est une autre jalousie qui se profile, un sentiment qui n’a pas droit de cité, qu’elle renierait peut-être elle-même si elle se l’avouait, tant il s’oppose à l’admiration qu’elle porte au talent de son compagnon : Alice est sans doute jalouse de la seule maîtresse de Monet, la peinture.

Sur Alice Regnault, voir Pierre Michel, spécialiste de Mirbeau, dans Mirbeau et l’affaire Gyp.

La famille d’Alice

Claude Monet, Alice Hoschedé au jardin, 1881, collection particulière (W680)
A l’époque de Vétheuil, Alice pose pour plusieurs tableaux de Monet dans le jardin qui descend vers la Seine

Alice Hoschedé-Monet, la seconde épouse de Claude Monet, est née Raingo le 19 février 1844 à Paris 11e. Ses parents la prénomment Angélique Emélie Alice : on voit que le prénom usuel n’est pas forcément le premier de l’état-civil.

A sa naissance, sa mère Anne Jeanne Coralie Boulade a 25 ans et déjà un premier fils. Elle donnera naissance à 9 enfants au total, 6 filles et 3 garçons ; le plus jeune vient au monde 12 ans après Alice. Celle-ci a donc vu la fratrie s’agrandir et a été habituée à vivre dans une famille nombreuse. Lorsqu’elle-même se retrouvera mère et chargée de 8 enfants, elle saura faire face. Voici les membres de cette fratrie dont Alice fait partie :

Louis Benjamin Ernest Raingo né en 1841, qui épouse Anastasie Fossey
Angélique Emélie Alice Raingo née en 1844, future Mme Hoschedé puis Mme Monet
Jeanne Léonie Louise Raingo née en 1845, future Mme Coste
Gabrielle Anne Marie Raingo née en 1847, future Mme Vialatte
Cécile Victorine Joséphine Raingo née en 1849, future Mme Remy
Amédée Alphonse Léon Raingo né en 1851, qui épouse Agathe Devirgille puis Antoinette Devirgille
Ernestine Amélie Marguerite Raingo née en 1852, future Mme Le Moyne
Amélie Marie Isabelle Raingo née en 1854, future Mme Pagny
Jean Jules Paul Raingo né en 1856

Leur père, Denis Lucien Alphonse Raingo, est né à Tournai, en Belgique, en 1802. Son épouse a 17 ans de moins que lui. Papa Raingo est associé dans la société Raingo frères, fabricants de bronzes. Il est lui-même le 5e enfant d’une famille Raingo qui en compte 8. Ses enfants listés ci-dessus ont donc beaucoup d’oncles et tantes et de nombreux cousins.

Portrait d’Alice Hoschedé-Monet

Alice Hoschedé par Pauline Carolus-Duran

Portrait d'Alice Hoschedé par Pauline Carolus-Duran, 1875, miniature sur ivoire 8,5 x 6.9 cm Collection Philippe Piguet, Paris

"Comment Alice Hoschedé a-t-elle pu être la muse de Claude Monet ?" s'interroge l'une de mes collègues. L'image que le visiteur a d'elle à Giverny, à travers les portraits photographiques qui y sont exposés, n'est pas très flatteuse. Ils sont pris assez tard dans la vie de la seconde épouse de Monet. C'est la période de la maturité et du deuil de sa fille Suzanne.

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De quoi est morte Alice Hoschedé – Monet ?

Alice Hoschedé Monet, seconde épouse de Claude Monet, et sa petite fille Lily Butler sur le pont japonais de Giverny, été 1910. Collection Monet, archives du musée Marmottan

Alice Hoschedé Monet, seconde épouse de Claude Monet, et sa petite-fille Lily Butler sur le pont japonais de Giverny, été 1910. Collection Monet, archives du musée Marmottan.

 

Claude Monet a eu la douleur d'être veuf à deux reprises. Alice Hoschedé, sa seconde épouse, s'est éteinte le 19 mai 1911, vaincue par une leucémie myéloïde. Les médecins étaient alors démunis devant ce cancer du sang et de la moelle osseuse. Assez rare, il se traite bien de nos jours par prise de médicaments.

Alice a d'abord souffert de fatigue et  de crise hépatique. Elle s'alite trois semaines dès janvier 1909. Le 6 septembre de la même année, elle confie à son journal intime :

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Alice et Claude

Alice et Claude MonetVoilà déjà cinq fois que Philippe Piguet vient donner lecture des lettres de son arrière-grand-mère Alice Monet à sa grand-mère Germaine Salerou. La lecture se passe à Giverny dans le salon-atelier de Monet, où des chaises sont installées après la fermeture, et c'est un moment rare.
Philippe Piguet est historien de l'art. Il a réuni environ 800 lettres familiales dont il prépare la publication. 640 pages dactylographiées concernent la vie de Monet, et le plus difficile, le plus douloureux est de faire des coupes pour que l'ouvrage ne devienne pas un énorme pavé. Le titre envisagé est "Monet au quotidien".
Les lettres déjà publiées par Philippe Piguet dans son "Monet à Venise" et ses lectures donnent une idée de la richesse de cette correspondance, qui fourmille de détails de première main, en particulier sur le moral fluctuent de Monet.
Tantôt Monet s'enthousiasme, et déclare que son jardin est "bien plus beau à peindre que tous les Vétheuil". Tantôt il doute, "il ne s'en prend qu'à lui-même, à sa vieillesse, à son impuissance." (C'est Alice qui souligne). Les mots d'anxiété, d'abattement, de découragement, de tristesse reviennent en leitmotiv dans les lettres d'Alice pendant de longue semaines, à son grand désespoir.
Ce n'est pas seulement le fait de devoir composer avec les périodes dépressives de son mari qu'elle trouve désespérant. C'est aussi parce que dans ces moments-là Monet ne travaille pas. Il ne produit rien. Il lui arrive même de détruire des toiles, lacérées à coups de couteau et jetées au feu.
Or Alice, elle, ne doute pas. Elle sait que Monet a du génie. Elle n'est heureuse que lorsqu'il peint. Selon son arrière-petit-fils, "Alice a convaincu Monet qu'il était dans l'Histoire. Elle a contribué à faire de lui le grand peintre qu'il est." Et à mesure qu'ils avancent tous deux en âge, elle a le sentiment aigu que le temps est compté. Elle trouve malheureux de voir passer les jours et les semaines sans que Monet ne se saisisse de sa palette.
Son intuition est juste, surtout en ce qui la concerne. Quand elle s'éteint en 1911, il reste à Monet quinze ans à vivre, qu'il emploiera à son chef-d'oeuvre absolu, les Grandes Décorations. Alice ne soupçonnait pas l'apothéose à venir, les Nymphéas de l'Orangerie. Selon Philippe Piguet, "ce qui fait la dimension universelle de Monet, ce n'est pas "Impression, soleil levant", ce sont les Nymphéas".

Lettres à Alice

tronc gravé d'un coeurC'est l'histoire d'une grande passion qui dure jusqu'au dernier souffle.
Claude Monet et Alice, née Raingo, se rencontrent parce que le mari d'Alice, Ernest Hoschedé, collectionne les oeuvres des impressionnistes.
Il faut sans doute faire remonter "les premiers temps de leurs amours", comme dit Monet, à l'automne 1876. Le 8 octobre, Alice Hoschedé, d'habitude si plaintive, écrit dans son journal intime, tandis que Monet séjourne chez elle dans son château de Montgeron : "Quel beau ciel et quelle bonne journée j'ai passée aujourd'hui. Depuis bien des années je n'avais été si heureuse."

Epris, ils le sont, mais trop droits et raisonnables pour ne pas combattre cette passion naissante. Claude est marié et père de famille, Alice a cinq enfants…
Et puis le malheur s'abat sur eux. Il sera, curieusement, l'artisan de leur amour.

Les Hoschedé font faillite. Quelques mois plus tard, les deux familles décident de vivre ensemble pour limiter les frais, à la campagne. Ce sera Vétheuil.
Dans cette maison bien trop petite pour loger tant de monde, Camille, la femme de Monet, meurt en 1879.
Dès lors, les destins d'Alice et de Monet sont scellés : il a besoin d'elle pour élever ses deux garçons, elle a besoin de lui pour vivre. Et ils s'aiment, en dépit des circonstances -Alice est toujours l'épouse d'Ernest – qui les empêchent de se marier.

Les premières années sont rudes. Monet part pour de longues campagnes de peinture au bord de la mer, et il écrit tous les jours à Alice. Ses lettres les plus tendres ont peut-être été détruites par la jeune femme. Dans celles qui restent, il exprime avec pudeur, sa tendresse, fidélité, préoccupation, possessivité et jalousie. Au hasard, quelques extraits :

Janvier 1883 : enfin je pioche et je serais satisfait, si je ne vous savais tous ces soucis et si vous n'étiez loin de moi.
11 février 1883 : Adieu vilaine coureuse (c'est pour rire). Je vous aime, voilà, et suis jaloux que vous passiez votre temps autrement qu'avec moi et voudrais savoir tout ce que vous avez fait à Paris et où vous êtes allée.
19 février 1883 : Je sens bien que je vous aime plus que vous ne le supposez, plus que je ne croyais moi-même.
26 février 1886 : En passant une ou deux journées avec vous, je m'illusionnerais encore, vous croyant à moi seul, quand il faut au contraire me bien persuader que vous l'êtes de moins en moins.
28 novembre 1885 : Vous le voyez que je ne puis vivre sans vous.
1er février 1884 : Allez et sachez donc une fois pour toutes que vous êtes toute ma vie avec mes enfants et qu'en travaillant je ne cesse de penser à vous. Cela est si vrai qu'à chaque motif que je fais, que je choisis, je me dis qu'il me faut les bien rendre pour que vous voyiez où j'ai été et comment cela est.
9 février 1884 : Avez-vous quelque impérieuse raison de famille qui vous pousse à me parler de séparation, vous qui m'aimez tant et moi qui ne pourrais plus vivre sans vous ?… Je t'aime, je te voudrais là et te supplie de me répondre par une bonne lettre pleine de caresses.
16 février 1884 : Pensez bien qu'à l'heure du dîner (et après aussi) je serai près de vous par la pensée.
3 mars 1884 : Me parler d'infidélité, ne me connaîtrez-vous donc jamais ?
Vous me recommandez d'être à vous sans partage ; c'est chose bien inutile, vous savez.
Ne plus nous voir, ne plus nous aimer, n'ayez pas de pareilles pensées, mais, non plus, ne me cachez pas vos pensées, je veux tout savoir, mais je vous veux un peu plus de raison.
17 mars 1884 : Plus que jamais envie de vivre votre vie, d'être à côté de vous, de jardiner.
17 novembre 1886 : Je n'ai de pensées, de désirs que pour toi, je t'aime et donnerai je ne sais quoi pour être dans tes bras. Je me sens si pur de conscience, que ces suppositions, dès qu'il y a un jupon près de moi, cela m'attriste. Si vous saviez, comme, à part vous, les femmes me sont égales… Vous êtes ma vie et je vous aime. Recevez mon triste coeur, tout moi.
13 avril 1889 : Mon seul souci, ma vie, c'est l'art et vous.

Alice, femme d’homme célèbre

Alice Hoschedé photographiée par Nadar en 1900Alice Hoschedé Monet mérite-t-elle une entrée dans wikipédia ? Le débat a agité un temps les coopérateurs anglophones de la célèbre encyclopédie en ligne. Qui ont tranché : être 'seulement' la femme d'un homme célèbre ne justifie pas qu'on vous consacre un article, tout peut être dit de ce qui concerne l'épouse ou la muse dans le texte dédié à l'homme célèbre en question.
Voilà donc Alice Hoschedé Monet ravalée au rang de femme de. Je ne crois pas qu'elle s'en serait offusquée, d'ailleurs, en femme bourgeoise du 19e siècle elle connaissait sa place dans la société.
Mais je dois dire que sa disparition dans l'ombre du grand homme me chagrine. Ne mérite-t-on pas au moins un hommage quand on a rendu l'oeuvre d'un autre possible ?
Alice était bien davantage que Madame Claude Monet : une femme admirable, qui a eu tous les courages. Née dans la richesse, elle a connu la misère, elle a dû faire le chemin si douloureux de l'opulence vers la pauvreté.
Elle a soigné et veillé des mourants, élevé huit enfants dont deux n'étaient pas les siens.
Elle a soutenu Monet sans faille dans ses recherches picturales, l'a réconforté quand il doutait. Elle a aimé Monet sans partage. Elle a supporté les séparations de plusieurs mois pendant les campagnes de peinture, elle a écrit chaque jour de longues lettres à Claude.
Elle a assumé la charge d'une grande maison où l'on recevait beaucoup.
Elle a connu la douleur de perdre une enfant, les souffrances d'une longue maladie. Elle était animée d'une foi inébranlable.
Le plus sidérant peut-être, c'est qu'elle ait eu l'audace de braver les conventions sociales en suivant celui qu'elle aimait, et en vivant avec lui sans pouvoir se marier. Ce n'est qu'après la mort de son époux Ernest Hoschedé qu'elle est devenue Madame Monet.
Alice est tout dévouement. Les lettres d'elles publiées par son arrière-petit-fils Philippe Piguet la montrent pleine de sollicitude maternelle, aux petits soins pour un Monet aux humeurs versatiles, cherchant à arrondir les angles, admirative et discrète. Et dans la gondole d'où il peint le palais des Doges, interminablement, pour ne pas faire trembler le pinceau, c'est d'elle-même qu'elle s'efface dans l'ombre, sans bouger, sans écrire, presque sans respirer.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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