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René Gimpel à Giverny – 7
Claude Monet dans son troisième atelier à l’époque des Grandes Décorations, après 1914. Photo Henri Manuel
Suite de la visite de Georges Bernheim et René Gimpel à Claude Monet le 19 août 1908.
Après la découverte du premier atelier, voici celle du troisième. Les toiles décrites ne sont pas encore les Grandes Décorations du musée de l’Orangerie, qui mesurent 2m de haut et seront peintes en atelier. Mais elles en constituent les prémices. René Gimpel nous fait part de ses impressions, en fin connaisseur de l’art et amateur de peinture moderne. C’est l’étrangeté de la sensation qui domine :
Comme Bernheim m’avait parlé d’une immense et mystérieuse décoration à laquelle le peintre travaille et qu’il ne nous montrerait probablement pas, j’attaque la position et je l’emporte, et il nous conduit par les allées de son jardin jusqu’à un atelier nouvellement construit, bâti comme une église de hameau. A l’intérieur, ce n’est qu’une pièce immense avec un plafond vitré et, là, nous nous trouvons placés devant un étrange spectacle artistique : une douzaine de toiles posées par terre, en cercle, les unes à côté des autres, toutes longues d’environ deux mètres et hautes d’un mètre vingt ; un panorama fait de nénuphars, de lumière et de ciel. Dans cet infini, l’eau et le ciel n’ont ni commencement ni fin. Nous semblons assister à une des premières heures de la naissance du monde. C’est mystérieux, poétique, délicieusement irréel ; la sensation est étrange ; c’est un malaise et un plaisir se voir entouré d’eau de tous côtés sans en être touché.
Claude Monet, Nymphéas, 1905, museum of Fine Arts, Boston (détail) 90 x 100 cm
Vient ensuite un intéressant développement sur la méthode de création de ces oeuvres. Derrière le pronom impersonnel on est tenté de voir la personne de Blanche Hoschedé-Monet, mais en 1908 elle est mariée et vit près de Rouen. Est-ce Alice, alors, qui se dévoue pour le rôle d’assistante ? Monet requiert-il les services de l’un.e de ses employé.e.s ? Nous ne le saurons pas.
Selon Gimpel, ce n’est pas l’ensemble de couleurs d’un éclairage nouveau qui entraîne le changement de toile, mais une seule couleur nouvelle. On peut se figurer que Monet observe un endroit particulier et y retrouve soudain le même bleu ou le même rose que la veille. Ce ton précis commanderait alors tout l’accord chromatique du tableau. Il est néanmoins possible que Gimpel ait retranscrit imparfaitement les explications du peintre.
« Toute la journée je travaille sur ces toiles, » nous dit Monet. « On me les apporte les unes après les autres. Dans l’atmosphère, une couleur réapparaît qu’hier j’avais trouvée et esquissée sur une de ces toiles. Vite, on me passe le tableau et je cherche autant que possible à fixer définitivement cette vision, mais en général, elle disparaît aussi rapidement qu’elle a surgi pour faire place à une autre couleur déjà posée depuis plusieurs jours sur une autre étude qu’on met presque instantanément devant moi… et comme cela toute la journée !
– Je comprends, monsieur Monet, pourquoi vous n’aimez pas être interrompu, aussi en vous remerciant nous allons vous quitter.
– Venez encore voir ma salle à manger. » Il nous montre une pièce très rustique mais d’un raffinement oriental, avec juste une couche de couleur, un jaune ton sur ton, un jaune Monet, couleur de son génie le jour où il le composa, et c’est pourquoi on ne le retrouvera jamais.
Quand nous le quittons, la porte presque déjà fermée, il nous crie : « Revenez me voir au début d’octobre, les jours baissent, je prends quinze jours de repos, nous bavarderons. »Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
En lisant ces lignes, nous sommes aussi surpris que Gimpel et Bernheim ont dû l’être. Pour quelqu’un qui refuse toute visite, celle-ci paraît trop courte à Monet. Une fois lancé dans son rôle, on ne l’arrête plus. Il paraît se nourrir de l’admiration éclairée de ses visiteurs. Elle le sort de son tête à tête douloureux et exaltant avec la peinture. Il en redemande, au point de les inviter à revenir.
Au moment d’illustrer ce billet, me voilà bien embarrassée. Car j’ai beau chercher dans le catalogue raisonné de Monet, je ne trouve aucune toile de 1908 ou antérieure qui ait les dimensions estimées par René Gimpel. Elles sont toujours plus petites, souvent presque carrées, ou encore au format portrait. J’ai tendance à faire confiance à l’oeil de Gimpel pour mesurer sans mètre : en tant que marchand de tableaux, il devait avoir l’habitude. Wildenstein classe avant la Première Guerre mondiale les séries de Nymphéas, mais aucun panneau décoratif de grande ampleur. Monet aurait-il détruit tous ceux que Gimpel et Bernheim ont vus ? Ou Wildenstein a-t-il arbitrairement classé les panneaux vus par les marchands à une date plus tardive ?
René Gimpel à Giverny – 6 : La Japonaise
Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston
232 x 142 cm
René Gimpel évoque plusieurs fois dans son journal la fameuse toile de Monet, dite La Japonaise. Première entrée à la date du 10 août 1918 :
Georges Bernheim me dit : Rosenberg a acheté un Monet, grandeur nature, 150 000 francs, une Japonaise, il dit que c’est une merveille.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
Il est à nouveau question de ce tableau lors de la visite de Gimpel et Georges Bernheim à Giverny le 19 août 1918 :
– Avez-vous appris, lui demande Bernheim, que Rosenberg a acheté pour un très gros prix votre Japonaise aux éventails ?
– Il me l’a écrit. Eh bien ! il en a une saleté !
– Une saleté ? reprend Bernheim, étonné.
– Mais oui, une saleté, ce n’était qu’une fantaisie. J’avais exposé au Salon La Femme en vert qui avait obtenu un très gros succès et l’on m’avait conseillé d’en faire une sorte de pendant, et l’on m’a tenté en me montrant une robe merveilleuse dont certaines broderies d’or avaient plusieurs centimètres d’épaisseur.
Je demande au peintre s’il est sincère et il me répond : « Absolument ». Il nous en montre la photographie ; j’admire la tête et je la trouve belle. Il nous dit avec un certain orgueil d’artiste : « Regardez ces étoffes ! » Il nous apprend que c’est le portrait de sa première femme, qu’elle était brune et qu’il lui a mis ce jour-là une perruque blonde.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 5
Claude Monet dans son premier atelier de Giverny
Suite de la visite de Georges Bernheim et René Gimpel à Giverny le 19 août 1908. La conversation roule sur les peintres et la peinture :
« Venez dans l’atelier », nous dit-il. C’est une grande salle rectangulaire. Au mur sont accrochés une centaine de tableaux environ qui courent et s’échelonnent sur trois ou quatre rangées. Pour la plupart, ce sont des peintures peu intéressantes, assez plates, sans couleur, ce sont des préparations. Parfois, un tableau sort de l’ordinaire. J’en vois un qui m’a l’air de représenter une épaisse forêt avec des éclaircies de lumière surprenante, et cette forêt de fleurs peut être celle de son jardin.
Ma réflexion sur la peinture moderne lui a plu car il m’en reparle et me dit : « Je préfère une nature morte peinte par Delacroix à un tableau de Chardin. » Comme la conversation tombe sur le paysage, je fais : « Vous êtes quelques maîtres qui, au XIXe siècle, avez porté l’art du paysage à un sommet qu’il n’avait jamais atteint. » Monet s’écrie : » Ne m’appelez pas : maître, je n’aime pas ça. » Je proteste, je ne l’ai pas appelé : maître, et j’ajoute : « Vous me rappelez Renoir qui ne veut pas entendre prononcer le mot maître. »
« – Je suppose, observe-t-il, que ces Hollandais n’ont pas vu la nature en jaune. Leurs couleurs ont dû changer. Quand nous étions jeunes, nous nous promenions au Louvre et nous comparions nos manchettes au linge des personnages de Rembrandt et jugions que ses toiles sont loin des couleurs originelles ; Rubens, lui, a fait de beaux paysages. »
Georges Bernheim prononce le nom de Corot et Monet dit : » Il n’a pas mis sur ses toiles assez de pâte. Je ne sais ce qu’elles deviendront avec le temps, les vernis et les nettoyages ; je me demande ce qu’il en restera, bien peu, j’en ai peur ! »
Monet est comme Renoir, très préoccupé de l’évolution chimique des couleurs et il assure que lorsqu’il peint il ne cesse d’y penser.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 4
Claude Monet dans son jardin
Suite de la visite de René Gimpel et Georges Bernheim à Claude Monet le 19 août 1918, relatée par Gimpel dans son journal :
Puis regardant ses fleurs : Ah ! comme votre jardin est joli. Mary Cassatt m’en a si souvent parlé.
– Comment va-t-elle ? me demande-t-il. Je lui apprends qu’elle est presque aveugle et je sens chez le peintre une indifférence de vieillard. Georges Bernheim me dit à ce moment de regarder combien M. Monet est jeune. Je l’interroge. Quel âge a-t-il ? Et il me répond qu’il a 78 ans. (note : C’est inexact. Il est dans sa 78e année, mais il aura 78 ans en novembre seulement). Je le complimente, et en effet c’est étonnant, jamais je n’ai vu un homme de cet âge paraître aussi jeune. Il peut ne mesurer qu’1,65 m environ, mais il est tout droit. Il ressemble à un jeune père, qui, le 25 décembre, mettrait une fausse barbe blanche pour faire croire à ses enfants au vieux papa Noël. Son visage est doucement coloré et pas couperosé. Ses petits yeux ronds et marron, pleins de vivacité, sont des auxiliaires très précieux à sa parole. « Venez dans l’atelier », nous dit-il.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 3
Claude Monet devant sa maison, juin 1920 Photo de l’album de famille des Ryerson. Institutional Archives, Art Institute of Chicago.
Suite de la visite de René Gimpel et Georges Bernheim à Claude Monet, 19 août 1918 :
Une servante a pris nos cartes et nous dit qu’elle va voir. Bernheim est nerveux et me souffle : « Ne sois pas étonné si nous ne sommes pas reçus. » Je lui demande si ce n’est pas Monet, là-bas, qui s’avance.
– Où ? Comment est-il ?
– Là, sous un grand chapeau de paysan pointu et en paille. Il a une grande barbe blanche.
– Mais oui, c’est lui, il vient.Nous nous avançons, Bernheim lui serre la main, me présente, et Monet fait : « Ah ! messieurs, je ne reçois pas quand je travaille, non, je ne reçois pas. Quand je travaille, si je suis interrompu, ça me coupe bras et jambes, je suis perdu. Vous comprenez facilement, je cours après une tranche de couleur. C’est ma faute aussi, je veux faire de l’insaisissable. C’est épouvantable cette lumière qui se sauve emportant la couleur. La couleur, une couleur, ça dure une seconde, parfois trois ou quatre minutes, au plus. Que faire, que peindre en trois ou quatre minutes ? Elles sont passées, et alors il faut s’arrêter. Ah ! que je souffre, ce qu’elle me fait souffrir la peinture ! Elle me torture. Comme elle me fait mal ! »
Monet a fini son monologue. Je devine qu’il va nous serrer la main et retourner à son travail. Je voudrais qu’il restât encore quelques minutes et je lui dis : « Excusez-moi, Monsieur Monet, c’est moi le coupable, c’est moi qui ai voulu venir. Georges Bernheim m’avait prévenu, mais je l’ennuie depuis si longtemps ! Je vends des tableaux anciens mais j’adore les modernes ; j’adore vos oeuvres. Je me fâche avec mes amateurs quand ils me disent que c’est fini, que l’on ne saura plus peindre, que l’on n’égalera plus les anciens. Quels imbéciles ! »
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 2
Après son voyage en train en compagnie de Georges Bernheim, René Gimpel arrive à Vernon. Voici la suite de sa journée, telle qu’il la relate dans son journal à la date du 19 août 1918 :
Il est une heure et demie, nous arrivons à Vernon, nous descendons du train et enfourchons les bicyclettes que nous avons louées à Paris car les moyens de communication ne sont pas faciles en temps de guerre. Nous suivons pendant quelques kilomètres la vallée de la Seine, si belle en cet endroit, et nous arrivons au village célèbre où plusieurs artistes se sont groupés autour du maître. J’aperçois de grandes baies vitrées qui s’ouvrent dans plusieurs maisons de paysans. Nous voici devant le mur de Claude Monet, percé d’une grande porte verte et un peu plus loin d’une autre porte très petite, verte aussi, et nous l’ouvrons pour entrer dans le jardin de Monet si souvent décrit. Je regrette d’être dans l’ignorance la plus complète du nom des fleurs et de me trouver impuissant à les nommer. Il faudrait un Maeterlinck pour un tel jardin qui ne ressemble à aucun autre, d’abord parce qu’il est composé de fleurs très simples, puis qu’elles s’élèvent toutes à des hauteurs inouïes. Je crois qu’aucune ne fleurit au-dessous d’un mètre. Certaines fleurs dont les unes sont blanches, les autres jaunes, ressemblent à de colossales marguerites et montent jusqu’à deux mètres. Ce n’est pas un champ mais une forêt vierge de fleurs avec des couleurs toujours franches ; aucune n’est rosée ou bleutée, elles sont rouges, elles sont bleues.
Ce témoignage, s’il ne nous renseigne guère sur les variétés de fleurs que Monet cultivait en 1918, a au moins le mérite de nous restituer l’impression ressentie par un visiteur peu versé dans la botanique. Ce qui le frappe, à peine passé la porte, ce sont la hauteur des fleurs et leurs couleurs franches, et cette image de forêt vierge. On note aussi que les portes sont vertes à la fin de la guerre.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny
Le marchand de tableaux René Gimpel a tenu un journal, commencé en février 1918, dans lequel il raconte les faits marquants de son métier. Le 19 août 1918, il rend visite à Claude Monet à Giverny. Il est accompagné de Georges Bernheim, cousin des marchands Josse et Gaston Bernheim-Jeune avec lesquels le peintre entretient des relations commerciales et amicales.
19 août – Chez Claude Monet.
Dans le train qui nous conduit à Vernon, Georges Bernheim me dit que j’ai pris la responsabilité du voyage à Giverny, mais que Monet ne nous recevra peut-être pas. Comme Renoir, il ne veut pas être dérangé quand il travaille. Je lui demande s’il le connaît bien et il me répond : « Oui, et dans une certaine circonstance j’ai mieux agi envers lui que lui, plus tard, envers moi.
– A quelle occasion ?
– Voici : Monet avait épousé en secondes noces une veuve ou peut-être bien une divorcée. Elle avait un fils qui, à la mort de sa mère, me vendit huit toiles de son beau-père pour huit milles francs.
– Pourquoi si bon marché quand il ne pouvait en ignorer la valeur ?
– C’est qu’elles n’étaient pas signées, et ce garçon était en trop mauvais termes avec Monet pour que le peintre y mette sa signature. Elles valaient quand même quarante milles francs avec ma garantie. Monet apprend cette transaction et m’envoie mes cousins, les Bernheim frères, me dire qu’il aimerait racheter les huit tableaux et il m’en fait demander le prix. Je lui écris : « Monsieur Monet, vous n’avez qu’à m’adresser un chèque de huit mille francs et prendre les toiles. » Il me l’envoya en me faisant promettre un cadeau. Je l’attends encore. Deux ans, trois ans passent. Je me décide à l’aller voir et je lui dis : « Monsieur Monet, je ne vous demande aucun cadeau, mais vendez-moi quelques toiles. » Il m’en cède douze pour cent vingt mille francs et il en ajoute une treizième. Je lui en avais vendu huit pour huit mille francs. Ce fut un cadeau payé un peu cher, mais enfin ! C’est un homme très dur.
Voilà une anecdote dont Georges Bernheim ne sort pas grandi. Il avoue tranquillement avoir roulé Jacques Hoschedé, aux abois comme toujours, venu lui vendre les tableaux qui lui revenaient dans l’héritage d’Alice en 1911. Le marchand s’apprêtait à multiplier leur prix par cinq, sans sourciller.
Puis il se sent obligé de les céder à prix coûtant à Monet, qui n’en demandait pas tant. Frustré, le marchand attend un cadeau comme un dû. Mais quand il vient chez Monet, il a l’indélicatesse de rappeler au peintre qu’il lui a promis un cadeau, tout en le refusant d’avance. Néanmoins, quand Monet ajoute généreusement un treizième tableau, il ne lui en est guère reconnaissant, considérant que les prix d’achat au peintre sont très élevés. Or Monet ne fait que lui appliquer le même prix, 10 000 francs la toile, qu’aux autres galeristes, Durand-Ruel, Boussod, Petit, Bernheim-Jeune…
Claude Monet dans son atelier, photo de novembre 1913 illustrant un article d’André Arnyvelde publié dans « Je sais tout » du 15 janvier 1914. Photographe anonyme
On peut s’interroger sur ce qui a poussé Bernheim à rétrocéder les tableaux à prix coûtant à leur auteur, car celui-ci ne risquait pas de savoir combien le marchand les avait achetés à Jacques Hoschedé. Il me semble qu’il voulait faire de Monet son redevable, et ainsi entrer en relations commerciales avec lui. En effet Monet était alors un peintre recherché. Proposer ses tableaux valorisait la galerie de Bernheim. Or Monet avait suffisamment de marchands pour ne pas en chercher d’autres. En fait de faveur, c’en était déjà une, pour Monet, d’accepter de vendre des tableaux à Bernheim.
Je n’ai pas pu savoir quels étaient les huit tableaux qui ont brièvement appartenu à Jacques Hoschedé. Son nom ne figure pas dans l’index des collectionneurs du catalogue raisonné de Daniel Wildenstein. On y trouve son père Ernest Hoschedé, bien sûr, avec 32 numéros. Son frère Jean-Pierre Hoschedé a possédé 11 Monet, sa soeur Blanche Hoschedé-Monet en avait 16 (les siens et ceux de Jean Monet, je suppose), Suzanne Hoschedé-Butler 4, Germaine Hoschedé-Salerou 9. En ce qui concerne Michel Monet, la liste est interminable.
L’histoire de Blanche
Si vous lisez l’allemand, voici un très joli livre qui vient tout juste de paraître et qui pourrait vous plaire. Claire Paulin (Petra Göbel de son vrai nom, qu’elle utilise dans un autre genre pour signer des histoires d’enquêtes policières déjantées) Claire Paulin donc y raconte l’histoire de Blanche Hoschedé-Monet, la double belle-fille de Claude Monet.
J’avais fait la connaissance de l’auteure sous des trombes d’eau et dans les éclats de rire l’été dernier, et par la suite, elle m’a fait lire son manuscrit au fur et à mesure de sa rédaction. J’ai beaucoup apprécié sa plume alerte, très agréable à lire, et son imagination pour restituer des scènes qui ont dû avoir lieu et qu’elle a rendues avec une grande vraisemblance.
Je savais par exemple que pendant le séjour des Hoschedé-Monet à Vétheuil, leur blanchisseuse, lasse de ne pas être payée pour son travail, avait fini par retenir le linge. C’est une chose de lire cette information, c’en est une autre de suivre le dialogue comme si on y était entre Blanche, envoyée chercher les vêtements propres, et la blanchisseuse qui ne mâche pas ses mots. Les écrivains ont ce talent de remplir les blancs, d’imaginer ce qui a pu se passer et de restituer les émotions avec véracité. Claire Paulin élucide à sa façon les raisons pour lesquelles Blanche et Jean Monet n’ont pas eu d’enfant, en particulier. Ou pourquoi Monet a refusé la main de sa belle-fille à Breck.
Nous n’avons pas forcément la même vision de Blanche, même si nous sommes d’accord sur bien des points. L’auteure en a fait un personnage qui me paraît plus décidé, libre et moderne qu’elle n’a dû l’être, mais ce n’est pas très grave. Blanche est très attachante, comme les autres protagonistes. Et la plupart des faits racontés sont réels.
Ethnobotaniste
Avez-vous déjà lu un livre sur les champignons ? De la première à la dernière page, sans le lâcher, tellement il est palpitant ? Oui, un livre palpitant sur les champignons, cela paraît un oxymore, surtout si l’on n’est pas tellement accro à la cueillette dans les sous-bois, et pourtant c’est possible : Sophie Lemonnier l’a fait.
Cette ancienne givernoise exerce le métier peu banal d’ethnobotaniste : elle étudie les relations entre les hommes et les plantes. Il y a de quoi faire, si l’on veut préserver la mémoire de savoirs qui se perdent avec la disparition des aînés.
En commençant à enquêter dans les Cévennes où elle vit maintenant, elle s’est aperçue que parmi toutes les plantes, les champignons tenaient une place à part. Elle est allée à la rencontre d’une trentaine de Cévenols et Caussenards mycophiles et elle leur a tendu son micro.
L’un des charmes de son livre, c’est la multiplicité des transcriptions audios, avec toute la saveur de l’oralité. Classées, organisées, présentées avec bienveillance, elles se répondent et se complètent d’un intervenant à l’autre, révélant des masses de connaissances issues de l’expérience. Par exemple la réponse à ces questions zappées par les guides d’identification des champignons : qu’est-ce qui les fait sortir ? Quand ? Et où chercher ? Saviez-vous par exemple qu’une averse de grêle, « c’est de l’or » ?
Au pays du cèpe, les gens en connaissent un rayon en champignons, ils peuvent en parler pendant des heures. J’ai dévoré leurs témoignages, fascinée par leur intimité avec les bolets ou les morilles. Ils savent les trouver, les cuisiner, les conserver. Ils ont des milliers de souvenirs de cueillettes dans leur mémoire. Sophie Lemonnier complète cette transmission par ses propres recherches de scientifique. Elle nous explique les différentes familles de champignons, elle retrouve des légendes dont ils sont l’objet… Comparé à la sécheresse des guides d’identification, ce livre-ci est plein à craquer d’humain, et c’est si bon !
« Les champignons, une cueillette de saveurs et de savoirs entre Causses et Cévennes » par Sophie Lemonnier, éditions des îlots de résistance, 28 euros
Marie Bashkirtseff par elle-même
Ce nom me disait quelque chose : dans son exposition « Portraits de femmes », en 2016, le musée de Vernon présentait plusieurs toiles de Marie Bashkirtseff, une peintre morte quelques jours avant ses 26 ans, terrassée par la tuberculose, en 1884. Avec une vie aussi brève, l’artiste n’a pas eu le temps de laisser beaucoup d’oeuvres à la postérité, d’autant qu’un certain nombre d’entre elles ont été détruites par les Nazis, m’apprend Wikipédia.
Le livre paru en 1933 aux éditions de la Madeleine est un curieux amalgame d’extraits du journal de la jeune femme, qu’elle entreprend dès ses douze ans, et de ses lettres envoyées anonymement à Guy de Maupassant. Elle s’en explique auprès de l’écrivain, alors qu’ils sont sur le point d’interrompre leur brève correspondance :
Pourquoi vous ai-je écrit ? On se réveille un beau matin et l’on trouve qu’on est un être rare entouré d’imbéciles. On se lamente sur tant de perles devant tant de cochons.
Si j’écrivais à un homme célèbre, un homme digne de me comprendre ? Ce serait charmant, romanesque, et qui sait, au bout d’une quantité de lettres, ce serait peut-être un ami, conquis dans des circonstances peu ordinaires. Alors on se demande qui ? Et on vous choisit.
Marie est tout entière dans ces quelques lignes. Aujourd’hui, on la qualifierait de surdouée. Son journal nous livre les mouvements incessants de sa pensée. Les fées se sont penchées sur son berceau et elle en a conscience. Elle se sait supérieurement intelligente, jolie et talentueuse, ce qui lui donne ce ton de supériorité arrogante.
Pourquoi contacte-t-elle le romancier sans dévoiler son identité ? C’est peut-être qu’elle voudrait être sûre d’être recherchée pour elle-même et non pas pour son nom, sa fortune ou sa figure. Mais elle déchante vite :
Vous ne me valez pas, a-t-elle le front d’écrire à Maupassant. Je le regrette. Rien ne me serait plus agréable que de vous reconnaître toutes les supériorités, à vous ou à un autre. Pour avoir à qui parler.
Autre trait agaçant de son caractère, elle est capricieuse ; elle ne sait pas ce qu’elle veut. Elle ne se sent jamais bien là où elle se trouve. Et puis, je la soupçonne d’être parfois méchante, avec le goût de faire des farces aux gens et de se moquer.
Elle est dévorée d’ambition et de vanité. « Je suis admirable et je m’adore », lance-t-elle à son journal. Elle rêve d’être connue, célébrée. Elle veut épouser un homme riche et vivre en grande dame. Elle raffole de la toilette. Se montrer. Bref, avec un tel narcissisme Marie Bashkirtseff n’est pas forcément quelqu’un qu’on aurait aimé avoir pour amie… jusqu’à ce qu’on découvre sa sensibilité extrême qui fait qu’on lui pardonne tout. C’est cette sensibilité qui la fait s’ouvrir à la question sociale. Elle adopte le style naturaliste. Son mentor : Jules Bastien-Lepage, dont le musée de Vernon possède une très belle toile :
Le catalogue de l’exposition Portraits de femmes du musée de Vernon dit sobrement qu’elle « admire Bastien-Lepage et devient son amie ». Admirer, elle ? ce serait trop tiède. Elle l’adule. Son amie ? Elle l’aime, elle en est folle, elle ne pense qu’à lui. « Jules Bastien-Lepage est mon dieu ! », s’épanche-t-elle dans son journal. Faut-il y percevoir une pointe d’auto-ironie ? Non :
Bastien est un pur génie, Vélasquez peignait comme lui ; mais ce n’était qu’un peintre intelligent, tandis que Jules Bastien est un sublime artiste.
Il a aussi le bon goût d’être son contemporain, et il lui plaît : « Son portrait à lui est absolument un chef-d’oeuvre. »
J’ai bien peur, en attendant, que ma peinture ressemble à la sienne, note-t-elle avec lucidité. Je copie la nature très sincèrement, je sais ; mais tout de même, je pense aussi à sa peinture.
Pourvu cependant que mon tableau, Les Deux Gamins, ne ressemble pas trop à son Pas Mèche, un véritable chef-d’oeuvre !
L’air de famille entre son travail et celui du peintre lorrain est indéniable…
Mais deux obstacles vont empêcher l’idylle : Jules Bastien-Lepage a déjà une femme dans sa vie. Et son frère Emile en pince pour Marie, si bien que Jules s’interdit de lui rafler la belle artiste sous le nez.
C’est la mort qui les réunira. Marie et Jules s’éteignent à quelques jours d’écart, après s’être souvent rendu visite au cours des semaines qui précèdent leur agonie. Jules a 36 ans, il est célèbre. Marie est en passe de le devenir : l’Etat vient de lui acheter un tableau pour le musée du Luxembourg. Elle n’aura pas eu le temps d’exprimer tout son talent de sculptrice et d’écrivaine.
La botanique selon Rousseau
L’oeuvre de Rousseau est si riche que sa contribution à l’étude des plantes passerait facilement inaperçue. Mais voilà ses Lettres sur la botanique rééditées à 2 euros en Folio. C’est l’occasion de réviser les bases de l’observation des fleurs en bénéficiant des lumières du grand philosophe.
Rousseau s’adresse à Madame Delessert. Elle a 24 ans, il est dans sa soixantième année. Marie-Catherine est la maman d’une petite Madelon à qui elle souhaite apprendre à connaître les fleurs. Dans sa première lettre, Rousseau, ravi de jouer les précepteurs, décrit le Lys, modèle des Liliacées.
Avant qu’il s’ouvre vous voyez à l’extrémité de la tige un bouton oblong verdâtre qui blanchit à mesure qu’il est prêt à s’épanouir ; et quand il est tout à fait ouvert, vous voyez son enveloppe blanche prendre la forme d’un vase divisé en plusieurs segments. Cette partie enveloppante et colorée qui est blanche dans le Lys s’appelle la corolle et non pas la fleur comme chez le vulgaire ; parce que la fleur est composée de plusieurs parties dont la corolle est seulement la principale.
La corolle du Lys n’est pas d’une seule pièce comme il est facile à voir. Quand elle se fane et tombe, elle tombe en six pièces bien séparées qui s’appellent des pétales. Ainsi la corolle du Lys est composée de six pétales.Toute corolle de fleur qui est ainsi de plusieurs pièces s’appelle corolle polypétale. Si la corolle n’était que d’une seule pièce, comme par exemple dans le Liseron appelé Clochette des champs, elle s’appellerait monopétale.
Après avoir décrit avec la même précision le pistil, le germe, le style, le stigmate, les étamines, le pollen et le péricarpe, Rousseau explique :
Les parties que je viens de vous nommer se trouvent également dans les fleurs de la plupart des autres plantes, mais à divers degrés de proportion, de situation ou de nombre. C’est par l’analogie de ces parties et par leurs diverses combinaisons que se marquent les diverses familles du règne végétal. Et ces analogies des parties des fleurs se lient avec d’autres analogies de parties de la plante qui semblent n’avoir aucun rapport à celles-là. Par exemple, ce nombre de six étamines, quelquefois seulement trois, de six pétales ou divisions de la corolle et cette forme triangulaire à trois loges du péricarpe détermine toute la famille des Liliacées ; et dans toute cette même famille qui est très nombreuse, les racines sont toutes des oignons ou bulbes plus ou moins marquées, et variées quant à leur figure et leur composition.
Selon Rousseau, on peut reconnaître une Liliacée à ces caractéristiques supplémentaires :
Le calice qui accompagne presque toutes les autres fleurs manque à toutes les véritables Liliacées, comme la Tulipe, la Jacinthe, le Narcisse, la Tubéreuse, etc., et même l’Oignon, le Poireau, l’Ail, qui sont aussi de véritables Liliacées, quoiqu’elles paraissent for différentes au premier coup d’oeil. Vous verrez encore que dans toute cette même famille les tiges sont simples et peu rameuses, les feuilles entières et jamais découpées.
Noir – Histoire d’une couleur
Ce qu’il y a de bien avec Michel Pastoureau, c’est qu’on n’est jamais déçu. Chacun de ses livres allie une érudition sans faille à un talent didactique. Bref, avec « Noir », nous ne restons pas dans les ténèbres. Pastoureau est même très éclairant.
Le plus frappant, finalement, c’est de voir à quel point tout est affaire de culture et complètement subjectif. Nous faisons nôtre la façon de voir de notre époque.
A travers les siècles, le rapport au noir évolue. Il fait peur, il séduit, il impressionne. Et comme rien n’est simple, il peut même être négatif et positif à la fois.
Cette ambivalence se retrouve jusque dans le lexique. Le latin disposait de deux termes pour désigner le noir, tout comme pour parler du blanc d’ailleurs. Ater est le noir mat, niger le noir brillant. Cette opposition existe aussi en ancien haut allemand (swarz/blach) et ancien anglais (swart/blaek).
Encore plus fort : « le paramètre de luminosité est plus important que celui de coloration ». Le noir-black et le blanc ont une étymologie commune qui vient de briller, blik-an.
On ne peut s’empêcher de penser au contraste de brillance et de matité dans les oeuvres de Pierre Soulages, que ce soit ses Outrenoirs ou les blancs des vitraux de Conques. A Rodez, j’ai été fascinée par la toile ci-contre.
Dans la lumineuse brillance des noirs, j’ai retrouvé le bassin aux Nymphéas, les jours où il se métamorphose et s’habille haute-couture comme celui-ci ou celui-là.
Pierre Soulages, Peinture 300 x 236, 9 juillet 2000 (détail) Huile et acrylique sur toile, musée Soulages, Rodez
Le Chardonneret par Donna Tartt
C’est un livre où l’histoire d’un tableau s’enchevêtre à celle d’un adolescent : Donna Tartt, dans son ample roman (1100 pages en Pocket !) explore avec finesse de nombreuses thématiques essentielles et profondes : le hasard, le deuil, le sens de la vie, l’ambivalence des relations humaines, la relativité du bien et du mal… L’ensemble est sombre, pessimiste, et je dois dire que je ne partage en rien le nihilisme du narrateur, alcoolique, drogué et désespéré. Si j’en parle ici, c’est parce que le seul personnage lumineux du roman, la mère du héros, est une esthète dont l’enthousiasme vis-à-vis de la peinture m’a touché.
En visite dans une exposition, elle commente pour son fils plusieurs oeuvres de peintres hollandais. Voici par exemple ce qu’elle dit de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, un tableau qui lui « flanquait la trouille » quand elle était petite :
Le consensus autour de ce tableau est qu’il traite de la raison et des Lumières, de l’aube de l’investigation scientifique, tout cela, mais à mes yeux ce qui donne la chair de poule, c’est de voir comme ils sont polis et formels, grouillant autour de la table de dissection comme s’il s’agissait d’un buffet à un cocktail. Cependant, tu vois ces deux types perplexes là-bas au fond ? Ce n’est pas le corps qu’ils regardent – c’est nous. Toi et moi. Comme s’ils nous voyaient debout devant eux – tout droit débarqués du futur. Eberlués. « Qu’est-ce que vous faites ici ? » C’est très naturaliste. En revanche (du doigt elle traça en l’air les contours du cadavre) le corps n’est pas peint de manière naturaliste du tout, si tu observes bien. Il s’en dégage une incandescence bizarre, tu vois ? On dirait presque l’autopsie d’un alien. Regarde comme il illumine les visages des hommes penchés sur lui. Comme s’il générait sa propre lumière ? Rembrandt lui donne cette qualité radioactive parce qu’il veut attirer notre oeil vers ça – que cela nous saute aux yeux. Et ici (elle pointa la main écorchée) tu vois comme il attire l’attention dessus en la peignant si grande, complètement disproportionnée par rapport au reste du corps ? Il l’a même retournée, et du coup le pouce est du mauvais côté, tu le vois ? Eh bien, il n’a pas fait cela par hasard. La peau sur la main est enlevée – on le remarque tout de suite, il y a quelque chose qui ne colle pas – mais en retournant le pouce il rend l’image encore plus étrange ; de manière subliminale, et même si nous n’arrivons pas à cerner pourquoi, nous enregistrons que quelque chose est de travers, faussé. C’est très astucieux.
Des commentaires d’oeuvres comme celui-ci, je pourrais en écouter pendant des heures… Je vous laisse découvrir son analyse du Chardonneret de Fabritius, qui donne son titre au roman, et les regards portés sur cette oeuvre et sur la peinture en général par les différents protagonistes de l’histoire.
Philippe Auguste de Bruno Galland
A Vernon, le centre culturel s’appelle l’Espace Philippe Auguste. Il est bâti dans l’enceinte du château de Philippe Auguste, dont il reste de beaux vestiges. C’est là que Bruno Galland est venu, non sans une pointe d’émotion, présenter son ouvrage consacré au fameux monarque.
La salle était archi-comble, et vraiment cela valait la peine d’assister à cette conférence : Bruno Galland parle avec flamme de son sujet. Son livre, lui aussi, est facile à suivre, écrit dans une langue agréable et claire.
Dans la nébuleuse que constitue pour beaucoup de nos contemporains la succession des rois de France au Moyen Âge, si la figure de saint Louis émerge en premier, celle de Philippe Auguste n’est pas encore complètement oubliée.
C’est par cette phrase (où j’entends une pointe d’autodérision, mais y est-elle vraiment ?) que commence l’ouvrage. Bruno Galland est archiviste-paléographe, ce qui lui permet de travailler directement sur les sources.
Le corpus documentaire dont dispose l’historien qui s’intéresse à Philippe Auguste est exceptionnel. Son règne est le premier pour lequel nous disposions vraiment d’archives centrales : registres de la chancellerie, layettes du Trésor des chartes et même quelques fragments de comptes. S’y ajoute un nombre élevé de chroniques de provenance diverse – les oeuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, bien sûr, mais aussi les chroniques anglaises de Benoît de Peterborough, Roger de Hoveden, Gervais de Canterbury et Roger de Wendover, la chronique flamande de Gilbert de Mons et l’Histoire des ducs de Normandie commandée par Robert de Béthune, et les chroniques bourguignonnes de Robert d’Auxerre et d’Albéric de Trois-Fontaines…
Grâce à toutes ces informations de première main, le portrait du roi de France que dessine le médiéviste diffère sensiblement de celui que j’ai pu lire ailleurs.
Au physique, Philippe Auguste était, selon les chroniqueurs, « très beau » et non point le petit rabougri qu’on oppose volontiers à l’athlétique Richard Coeur de Lion. Au moral, loin d’être le roi avisé dont se souvient la mémoire collective, Philippe Auguste était impulsif, coléreux, excessif et souvent très dur, en particulier pendant la première moitié de son règne. L’âge l’a rendu plus posé, sans toutefois lui faire perdre complètement son tempérament. Mieux conseillé dès lors qu’il s’appuie sur des sages et non plus des nobles, et servi parfois par les circonstances, Philippe Auguste fait montre d’une volonté obsessionnelle d’agrandir son domaine. Et il y parvient, affirmant toujours davantage sa puissance.
Malgré toutes les sources, il reste tout de même des zones très mystérieuses dans l’histoire de Philippe. Les chroniqueurs sont un peu embarrassés pour raconter le sort fait à Ingeburge, la deuxième épouse du roi. (Galland prononce à la française, « ainjeburje ». C’est un prénom danois.) Le roi épouse la jeune fille, et dès le lendemain la répudie. Il n’a jamais voulu dire pourquoi. Il va garder la malheureuse reine captive pendant 19 ans, en dépit des pressions du pape qui place le domaine royal sous interdit. Philippe Auguste était sujet à des effrois extraordinaires, comme lorsque, tombé malade à Saint Jean d’Acre, il a interrompu brutalement sa croisade. Il est bien difficile d’expliquer la cause de ces revirements désavoués par tous.
La maison de Ravel
Geneviève Bailly, propriétaire de la belle maison de Lyons-la-Forêt dite « maison de Ravel », a eu la bonne idée d’écrire un petit livre sur la vie du compositeur. Elle y décrit les liens qui unissent Maurice Ravel à cette demeure.
La maison elle-même date du 18e siècle, mais elle a été remaniée dans le style balnéaire anglo-normand entre 1910 et 1914 par ses propriétaires de l’époque, les Dreyfus. « Les toitures sont modifiées, des lucarnes percées et ornées d’épis de faîtage en céramique vernissée : hiboux, perroquets, chats… qui feront en 1940 une belle cible pour les soldats allemands. »
En 1914, Ravel, de constitution peu robuste, est réformé. Mais incapable de supporter l’idée de ne pas participer à la guerre, il parvient à être enrôlé en 1915, comme conducteur de camions. Madame Dreyfus devient sa marraine de guerre. Elle est la mère d’un ami de Ravel qu’il fréquente depuis 1911.
En 1916, Ravel a 41 ans quand il perd sa mère. Son chagrin est immense. Malade, il est définitivement réformé en 1917 et se réfugie à Lyons-la-Forêt chez Madame Dreyfus.
Sa chambre est située « au premier étage au-dessus de l’actuelle plaque commémorative ». Il y compose « Le tombeau de Couperin », dans lequel on peut entendre un hommage à ses amis morts à la guerre.
Ravel revient à Lyons-la-Forêt en 1922 et y compose l’orchestration des « Tableaux d’une exposition » de Moussorgski. C’est son dernier séjour. Par la suite la famille Dreyfus va vendre la maison du Frêne.
Geneviève Bailly, « Ravel à Lyons-la-Forêt », éditions Freylin
Les souvenirs de Vollard
Autant le dire tout de suite, on ne trouve pas grand chose sur Claude Monet dans les savoureux « Souvenirs d’un marchand de tableaux » d’Ambroise Vollard. Le livre regorge de détails sur le métier tel qu’il se pratiquait à l’époque, raconté sous forme d’anecdotes légères qui dénotent un naturel d’une incroyable bonhomie. Vollard a été proche de Cézanne, de Renoir, et de beaucoup d’autres, et en ce qui concerne ces peintres, il livre des impressions de première main.
Vollard n’était pas le marchand de Monet, un rôle plutôt tenu par son voisin de la rue Laffitte Paul Durand-Ruel. Il a toutefois connu Monet :
Le premier jour de mon exposition Cézanne, je vis entrer un homme barbu, de forte corpulence, qui avait tout à fait l’air d’un gentleman farmer. Sans marchander, mon acheteur pris trois toiles. Je pensai que j’avais affaire à quelque collectionneur de province. C’était Claude Monet. Je devais le revoir plus tard, lors de ses passages à Paris. Ce qui frappait, chez un peintre aussi célèbre, c’était son extrême simplicité et la fervente admiration qu’il témoignait à son vieux camarade des temps héroïques de l’impressionnisme, à Cézanne, encore si méconnu.
Vollard a même rendu visite à Monet à Giverny. Combien de fois ? Une seule sans doute, car ses souvenirs sont imprécis :
La maison était grande, mais les murs disparaissaient sous les toiles des camarades de l’artiste. Comme j’observais que, des tableaux d’une qualité si rare, on n’en voyait pas souvent de pareils chez les amateurs les plus réputés :
– Et pourtant, me répondit Monet, je ne prends que ce que l’on veut bien me laisser ! La plupart des toiles que vous voyez là trainaient à l’étalage des marchands. En quelque sorte, je les ai achetées pour protester contre l’indifférence du public. »
L’attitude du maître à l’égard de ses camarades a frappé son visiteur, au point de lui faire voir des tableaux d’autres artistes partout. Or ils étaient consignés dans la chambre de Monet. Ailleurs, on voyait surtout des estampes japonaises… que Vollard a zappées.
Un autre souvenir omis par Vollard, c’est Monet levant les bras et s’écriant à son arrivée : « Au voleur ! au voleur ! » Pas très aimable comme accueil, mais caractéristique de la tension qui pouvait régner entre un artiste et les marchands d’art. Je crois que c’est Jean-Pierre Hoschedé qui rapporte ce trait.
La Flore de l’abbé Toussaint
Une main anonyme a rajouté le prénom du bon abbé sur le livre : Anatole. En 1906, l’abbé Toussaint, curé de Giverny, publie un ouvrage dicté par sa passion pour les plantes. C’est une flore des plantes locales qui s’intéresse à leurs divers noms botaniques et vernaculaires.
Le livre s’intitule « Etude étymologique sur les flores normandes et parisiennes comprenant les noms scientifiques, français et normands, des plantes indigènes et communément cultivées ». La mention qui suit, « Extrait du Bulletin de la société des Amis des sciences naturelles de Rouen, 1er semestre de 1905 » laisse supposer que le texte a déjà été publié et fait l’objet d’une nouvelle édition sous forme de livre.
L’ouvrage fait partie de la bibliothèque du New York Botanical Garden, qui l’a acquis en 1930. Entre temps, il a appartenu à un certain Mr Squier, à qui l’auteur l’a dédicacé d’un banal Bon souvenir. Est-ce lui ou le destinataire qui a rajouté la date à l’anglaise, May 23rd 1908 ?
C’est en faisant une recherche qui n’avait rien à voir avec Giverny que j’ai eu la surprise de tomber sur cet ouvrage dont l’auteur m’est familier pour ses liens amicaux avec Claude Monet. Dès les premières lignes, l’abbé Toussaint m’est sympathique : enthousiasme, lyrisme, poésie, amour des fleurs… et humour !
L’étude des plantes est une de celles qui charment et intéressent le plus. Un botaniste seul peut se rendre compte des jouissances que cette science offre à ses adeptes. La vue est flattée par la merveilleuse beauté de petites fleurs que souvent on foule aux pieds sans les regarder ; le tissu lui-même des feuilles et des fleurs vu au microscope, cet instrument qui enlaidit tant de choses, est un prodige d’arrangement et souvent une féerie de couleurs. L’intelligence s’arrête étonnée devant ces êtres si bas dans l’échelle de la nature, et cependant si prodigieusement organisés dans leurs plus infimes détails. Mais je n’ai pas à faire ici l’éloge de la botanique ni à écrire une longue préface, ne serait-ce que pour cette bonne raison qu’on ne lit jamais les préfaces.
Les pages qui suivent seraient un peu fastidieuses à lire d’affilée, c’est plutôt un ouvrage de référence qui s’utilise comme un dictionnaire, une compilation des auteurs de l’antiquité et de flores récentes.
Quelquefois l’abbé paraît carré, sûr de lui. D’autres fois, il hésite, comme pour l’anémone, la fleur du vent.
« Plante qui pousse au moment des grands vents, ou parce qu’on la trouve exposée au vent, ou parce qu’elle ne s’ouvre que sous le souffle du vent. »
J’aime bien cette place faite à différentes interprétations, parmi lesquelles chacun peut faire son choix. Et j’aime aussi cette connaissance du milieu rural qui permet à l’abbé de décrire, par exemple, l’usage de la clématite. Celle-ci se nomme en normand
« bois à fumer » : les enfants coupent les tiges entre les noeuds et s’en servent pour fumer.
A la toute fin du livre, une liste assez longue est titrée d’un pluriel plein d’humilité : errata. Avec beaucoup de scrupule, l’abbé a recensé les coquilles et inexactitudes de sa flore, et n’a pas résisté à l’envie de la compléter encore un peu. Quelle belle personne !
Les méditations d’un jardinier
Sous leur belle couverture toilée, les ‘Petites Méditations d’un jardinier’ ont quelque chose de net et soigné, comme un bel écrin pour un beau contenu. L’auteur, Ark Redwood, respecte le lecteur autant qu’il respecte la terre. En feuilletant le livre à la librairie, il m’a tout de suite été sympathique :
Chaque année, j’attends avec impatience le mois de février, parce que c’est mon anniversaire, certes, mais aussi et surtout parce que c’est la saison du perce-neige, une fleur que j’adore : sa floraison marque le commencement de la nouvelle année au jardin.
J’avance doucement dans cette lecture qui parcourt les quatre saisons. A chaque page, je suis saisie. L’année s’ouvre sur la taille d’un arbuste, une taille « en conscience », puis se poursuit par la germination. Et voici la photosynthèse :
Si l’on me demandait quel est, selon moi, le phénomène le plus magique et mystérieux sur Terre, je répondrais sans hésiter : la photosynthèse. Cette transformation de la lumière du soleil en glucides continue d’ailleurs d’époustoufler les biologistes, et, à ce jour, personne n’est parvenu à l’expliquer entièrement. (…)
Parfois, au milieu de tout ce renouveau, par une journée claire et ensoleillée – à la mi-mars par exemple, lorsque les choses s’accélèrent – il est bon de s’arrêter quelques instants et de faire une pause dans son jardin, pour apprécier cette danse d’énergie. (…)
Prenez une feuille tendre, levez-la à la lumière et observez son réseau de veines, regardez-la capter l’énergie solaire qui arrive de toutes les directions. Rappelez-vous que la séparation apparente de cette feuille et du soleil n’est qu’une illusion. Car tout n’est qu’un. Il n’y a que la danse cosmique qui se déroule sous nos yeux. Parfois nous arrivons à laisser de côté nos préjugés et à embrasser cette idée, et une sorte de ravissement s’empare de nous.(…) »
Le lien entre la lumière et la vie… Et Claude Monet dans son jardin, captant la vibration lumineuse de la nature, dans une concentration et une communion qui devaient être bien proches de la méditation…
Truffes livresques
Tandis que dans quelques jours la consommation de truffes atteindra son pic annuel, vous aurez peut-être le plaisir de trouver sous le sapin un livre truffé.
Une fois de plus, c’est sous la plume d’un conservateur de musée que j’ai découvert cette locution, en l’occurrence le musée d’art moderne Richard Anacréon de Granville.
L’internet n’est pas d’un grand secours pour en trouver le sens, car la recherche renvoie quantité de livres sur les truffes, hormis ici, où l’on découvre l’ancêtre du langage SMS, ou là. Tenons-nous en donc aux explications du conservateur du musée granvillois, qui détaille les collections rassemblées par le donateur, le libraire Richard Anacréon :
Les livres sont des éditions rares et les grands noms sont nombreux : Apollinaire, Barbey d’Aurevilly, Cendrars, Cocteau, Claudel, Colette, Farrère, Duhamel, Genet, Jouhandeau, Loti, Mac Orlan, Montherlant, Suarès, Valéry. Mais plus rares encore sont les « truffes » que cachent les trois quarts d’entre eux : sous les reliures somptueuses, l’étrange libraire passa des dizaines d’années à obtenir envois et dédicaces, à glisser dessins, courriers, extraits de manuscrits relatifs au « livre-réceptacle ».
C’était une singulière façon d’augmenter la réalité du livre… Colette s’est prêtée si bien au jeu qu’elle a même rajouté 32 pages à La fin de Chéri ! On aimerait en découvrir davantage en visitant le musée, hélas les livres sont fragiles et délicats à montrer.
Tous les auteurs n’ont pas le talent de Colette. Bien souvent les envois, ces quelques mots écrits par l’auteur au destinataire de son ouvrage, sont d’une totale platitude. Mais quelquefois on tombe sur de petits bijoux. Peut-être en possédez-vous ? Des truffes délectables.
Georges Clemenceau, auteur
Peut-être avez-vous regardé vous aussi hier soir le biopic consacré à Georges Clemenceau, tout indiqué pour une veille de 11 novembre.
L’amitié entre Clemenceau et Monet était soulignée dans le film, occasion de quelques images tournées au tout début du printemps à Giverny.
Le Tigre, nous a-t-on rappelé, n’avait pas de fortune personnelle. Quand il n’était pas aux affaires, bien que médecin de formation, il gagnait sa vie par sa plume et son éloquence.
Journaliste et conférencier, Clemenceau a écrit aussi plusieurs dizaines d’ouvrages, dont une bonne partie figure dans la bibliothèque de Claude Monet.
Les livres que Monet possédait, et qu’il a dû lire selon toute vraisemblance, ne nous sont pas tous parvenus. Sa bibliothèque conservée dans le deuxième atelier ne contient plus, par exemple, L’Oeuvre de Zola. Pourtant la correspondance entre les deux hommes fait état des réticences de Monet après la lecture du roman de son ami consacré aux peintres impressionnistes.
Pas trace non plus du livre de Clemenceau sur Claude Monet, Les Nymphéas, puisque c’est un livre posthume. Clemenceau le rédige en 1929, après la mort du peintre. On sent en le lisant que son but est tout autant de rendre un dernier hommage au maître de Giverny que d’essayer d’amener le public à découvrir les Nymphéas de l’Orangerie.
Le Père la Victoire se fait pédagogue, il explique l’oeuvre de son grand ami dans un style des plus déroutants. Sa plume devient parfois lyrique, pour glisser tout à coup vers l’alambiqué, avant de revenir brusquement à des formulations directes et terre à terre. L’avouerai-je ? Cette lecture n’est pas loin du pensum, à des kilomètres de celle si réjouissante des lettres toniques et drôles qu’il adressait au même Monet.
Dans la vitrine, quelques livres de Clemenceau ayant appartenus à Monet : La France devant l’Allemagne, Le grand Pan, L’Iniquité, Des juges, Justice militaire, La Mêlée sociale, Notes de voyage dans l’Amérique du Sud, Au pied du Sinaï, Les plus forts, La Réparation.
La Hulotte
Déjà quarante ans que la Hulotte régale ses lecteurs tous les six mois environ d’un merveilleux numéro qui arrive dans la boîte aux lettres par surprise.
Distribué uniquement par abonnement, le magazine nature est cousu main par son auteur : Pierre Déom fait tout lui-même, la recherche documentaire dans les publications scientifiques, les dessins à l’encre de Chine, et les textes.
Cette perle de la presse française a su gagner, au fil des ans et en toute discrétion, 160 000 abonnés.
A deux numéros par an, on ne risque pas de se lasser. Voilà trois décennies que je suis sous le charme des plumes de la Hulotte, celle qui dessine les plantes ou les animaux avec finesse, et celle qui fait vivre frelon, vautour, ou salamandre en leur donnant la parole. J’attendais un prétexte pour parler de la Hulotte dans givernews, et voilà que la dernière livraison starise l’escargot !
C’est un numéro qui se dévore, évidemment. L’escargot, cet être si énigmatique, nous parle de tout ce qui fait sa vie, y compris :
– son rapport à la météo (« s’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est de me retrouver la tête criblée de gouttes d’eau ») ;
– ses mets préférés et ceux qu’il n’aime pas (« je suis en général très peu attiré par les feuilles vertes ») ;
– les propriétés fabuleuses de sa bave, pardon, son mucus (« ce produit miracle peut passer en une fraction de seconde de l’état liquide à l’état solide, puis redevenir liquide » à volonté) ;
– sa dentition (« ce système de petites dents pointues remplacées en permanence par une ribambelle de crocs flambant neufs est celui qui a également été adopté par les Requins. Une référence. »).
On découvre le « plan de l’escargot » vu en coupe. Ses pratiques pour se procurer du calcaire. Et, suprême bonheur, on apprend tout, tout, sur ses rayures.
Le mot de vulgarisation scientifique est vraiment très moche pour qualifier la subtile alchimie inventée au fil du temps par la Hulotte. Elle combine la rigueur scientifique et une tendresse du regard qui vise à susciter l’empathie des lecteurs pour tel ou tel habitant de la nature, souvent mal-aimé. Le tout pimenté d’une pointe d’humour, dans un style accessible par les enfants.
Si vous voulez enfin savoir ce que pense un escargot, abonnez-vous à la Hulotte. Ou abonnez un gamin et piquez-lui sa revue. Ou allez lire La Hulotte à votre médiathèque, qui la reçoit sûrement.
Les mises en scène de la visite guidée
La visite guidée, objet d’études par des chercheurs en communication ? En 2005, Michèle Gellereau, maître de conférences à l’université de Lille, a publié un essai aux éditions l’Harmattan, Les mises en scène de la visite guidée, communication et médiation. Grâce à une enquête de terrain qui l’a amenée à suivre une centaine de visites guidées, elle s’est attachée à dégager les points communs des pratiques de guidage, considérées sous l’angle de la communication.
Michèle Gellereau n’a pas rédigé son ouvrage pour les acteurs concernés, guides ou public, mais pour ses pairs chercheurs en communication. C’est dire qu’il faut un peu s’accrocher pour s’approprier aussi bien le vocabulaire (pourquoi la « scène » de la visite et non le « cadre » ?) que les concepts.
Quelques titres de chapitres au hasard, dans la 2e partie :
De l’interprétation à l’appropriation : la triple mimèsis
Pré-compréhension, configuration et reconfiguration
La capture du temps
Du préconstruit à l’horizon d’attente : deux exemples
On est à mille lieues de notre métier qui consiste tout au contraire à rendre les choses accessibles.
Malgré tout, et sans prétendre avoir tout assimilé, c’est une lecture intéressante pour qui est concerné par le travail de guide. Michèle Gellereau met le doigt sur nombre de nos préoccupations, et formule tout haut des questions essentielles qu’on oublierait presque de se poser. Quel est l’objectif stratégique de la visite guidée ? Quelle est la fonction du guide ? Quelles sont les attentes du public ? Comment donner du sens ? Quelle doit être la place du dialogue dans la visite ?
Chaque guide se fait implicitement une certaine idée de ces questions, et adapte son discours en conséquence.
On ne trouvera pas dans le livre de Michèle Gellereau de réponse définitive, davantage un recensement de différents cas de figures puisés dans des contextes très divers. C’est un point de départ pour s’interroger sur sa propre pratique.
Aux collègues qui me font l’amitié de me lire : je vous prêterai avec plaisir ce livre s’il vous intéresse.
Histoires d’objets
D’un bout à l’autre de ses 374 pages, ce gros livre consacré aux merveilles disséminées un peu partout dans les églises ou les édifices publics de l’Eure est un régal.
L’intrigante photo de couverture n’est pas celle d’une gargouille. Elle avait déjà servi d’affiche à une expo, et je me demandais bien ce que signifiaient ces espèces de tuyaux sortant de la gueule de la bête. La réponse se trouve, bien entendu, dans un des chapitres du livre, celui consacré aux superbes statues gothiques de la collégiale d’Ecouis.
Le dragon est en train d’avaler sainte Marguerite, et ce sont les plis de sa robe, magnifiquement ciselés, que l’on voit disparaître dans la gueule du monstre, tandis que la sainte, orante, jaillit de son dos dans le même temps.
Un des mérites de l’ouvrage est de prendre le temps de présenter vraiment les objets, souvent illustrés par plusieurs grandes photos, angles différents, détails. Le commentaire approfondi, signé par deux conservatrices, Valérie Péché et Sylvie Leprince, d’une grande clarté et d’une richesse informative passionnante, m’a captivée !
Le livre n’a rien d’un catalogue d’objets classés. Les auteurs ont choisi de ne présenter qu’une sélection d’oeuvres, toutes intéressantes, significatives, et situées dans l’Eure. C’est en effet le Conseil général qui est à l’origine du projet.
Du vitrail à la peinture d’histoire, des albâtres aux cloches de Corneville, dix-neuf thématiques ont été retenues. Elles brossent un tout petit aperçu de l’immense patrimoine du département, qui figure parmi les dix premiers de France en nombre d’objets classés ou inscrits monuments historiques, plus de 3000 au total.
Cette frénésie de classement apparaissait déjà au niveau des paysages, on la retrouve dans le mobilier. Je ne sais s’il y a ou non un rapport.
Les auteurs ont habilement choisi des oeuvres très connues, telles que la châsse Saint-Taurin, ou des artistes dont le nom est familier, comme François Décorchemont, et d’autres qui le sont beaucoup moins. On se promène un peu partout dans le département, et de préférence dans les petites communes. La plupart des objets sont visibles, motivations supplémentaires pour des balades de découvertes à deux pas de Giverny !
J’ai ainsi eu la surprise de remarquer enfin une oeuvre de Quentin Varin dans un recoin de la collégiale des Andelys, où pourtant je guide, après avoir lu une analyse détaillée du tableau… Le livre aide à voir, mais aussi à comprendre, et à ce titre il n’est pas indispensable d’envisager une visite dans le coin pour l’apprécier.
Enfin, cerise sur le gâteau, le grand peintre Gérard Garouste, qui habite l’Eure, a contribué à l’ouvrage en mettant en mots son ressenti face aux objets présentés, d’où le titre, regards croisés.
Histoires d’objets, regards croisés sur le patrimoine mobilier de l’Eure, Silvana Editoriale, 38 euros
L’échappée belle
Anna Gavalda publie un nouveau livre. C’est une grande nouvelle. Ou si vous préférez, un roman court.
La dame aux cinq A n’a pas besoin de moi pour qu’il devienne un best seller, et en plus, il n’y a pas un mot dedans sur Giverny ni sur Monet.
Non, si j’en parle, c’est parce qu’elle y fait un portrait très savoureux d’un guide d’opérette. Voilà déjà celui des visiteurs :
Quand nous sommes arrivés, la dernière visite venait de commencer. (…) Il y avait là quelques touristes égarés, des femmes à la cuisse molle, un couple d’instituteurs recueillis en Mephisto, des familles équitables, des gamins ronchons et une poignée de Bataves. Tous s’étaient retournés en nous entendant arriver.
Vincent, lui, ne nous avait pas vus. Il était de dos et commentait ses mâchicoulis avec une fougue que nous ne lui connaissions pas.
Vous vous êtes reconnu quelque part ? Devant tant d’ironie condescendante, ce n’est pas gagné.
La suite est très habile. Ses frère et soeurs regardent Vincent jouer les guides et épater son auditoire, alors qu’eux savent qu’il a « inventé tout ce pipeau ».
Une telle collection d’idées reçues sur notre métier, que n’importe qui peut se bombarder guide, qu’on raconte n’importe quoi, et de préférence du croustillant, du sordide, du surnaturel, du ronflant, et que le public « sous le charme » gobe et en redemande, un tel ramassis de clichés devrait me faire grincer des dents.
Mais je ne peux pas. C’est quand même très drôle, j’ai la bouche ouverte.
Madame Chrysanthème
Estampe de Yoshitora représentant une courtisane en compagnie d’un étranger, 1861, collection Claude Monet
Monet a aimé le Japon à distance, sans jamais y aller. L’écrivain Pierre Loti, lui, a fait le voyage vers l’Extrême-Orient en 1885.
Cette année-là, son bateau séjourne six semaines à Nagasaki pour réparer des avaries. Cela laisse le temps à Loti de glâner des impressions sur ce pays lointain qui est à l’époque si à la mode en Occident.
Deux ans plus tard il publie en France un roman tiré de cette expérience japonaise, Madame Chrysanthème.
A l’époque où ses contemporains se ruent sur les bibelots japonais, les estampes, où leurs intérieurs se remplissent de meubles en pseudo bambous et leurs jardins de pont arqués, il y a certainement en eux une attente, apprendre à quoi ressemble en vrai ce Japon qui les fascine.
Madame Chrysanthème est donc un succès de librairie. Vincent van Gogh écrit à son frère Théo :
Est-ce que tu as lu Madame Chrysanthème ? Cela m’a bien donné à penser que les vrais Japonais n’ont rien sur les murs. (…) C’est donc comme cela qu’il faut regarder une japonaiserie, dans une pièce bien claire, toute nue, ouverte sur le paysage.
Mais le lecteur nippophile risquait fort d’être déçu par Madame Chrysanthème. Loti n’en fait pas mystère, il n’a pas été emballé par le Japon, et cette impression mitigée transparaît dans son roman.
Le paysage, oui, est magnifique, il y a dans la culture japonaise des aspects qu’il admire, mais les Japonais sont « laids, mesquins, grotesques ». L’exquise délicatesse japonaise lui paraît « maniérée et bébête ». Aujourd’hui encore la brutalité avec laquelle il compare les Japonaises à des chiens savants, des poupées, des singes met mal à l’aise. Où sont donc le respect et la tolérance ?
Loti se confronte à l’extrême altérité de ces habitants du bout du monde. Il sait qu’un fossé culturel le sépare d’eux. En toute honnêteté, il revendique sa subjectivité, son regard d’occidental.
Donc, nous découvrons un coin de Japon en 1885 à travers les yeux de Loti, et cette expérience de lecteur est extraordinaire. Tout ce que nous croyons savoir du Japon d’autrefois se retrouve raconté avec minutie et des mots du 19ème siècle, faisant voyager à la fois dans l’espace et dans le temps.
A titre d’exemple, voici comment Loti décrit un jardin japonais :
Le jardinet de Madame Renoncule (…) est un des sites les plus mélancoliques, sans contredit, qu’il m’ait été donné de rencontrer dans mes courses par le monde. (…)En pleine ville, encaissé entre des murs, ce parc de quatre mètres carrés, avec des petits lacs, des petites montagnes, des petits rochers ; et une teinte de vétusté verdâtre, une moisissure barbue recouvrant tout cela qui n’a jamais vu le soleil.
Cependant un incontestable sentiment de la nature a présidé à cette réduction microscopique d’un site sauvage. Les rochers sont bien posés. Les cèdres nains, pas plus hauts que des choux, étendent sur les vallées leurs branches noueuses avec des attitudes de géants fatigués par les siècles, et leur air grand arbre déroute la vue, fausse la perspective.
Loti a pris soin de relever tous les détails exotiques. Il est déçu quand l’exotisme fait défaut, comme c’est le cas à son arrivée dans le quartier occidental du port de Nagasaki. J’ai gardé pour la fin cette remarque visionnaire et désabusée :
Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre, et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu…
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