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Cauchemar à Bordighera
Rien de plus doux que les couleurs utilisées par Monet pour rendre la lumière qui baigne Bordighera, en Italie : des roses pâles, des bleus légers, des verts tendres. Ces teintes font aujourd’hui nos délices, mais quand Monet les pose sur la toile, il s’en effraie. On est si loin des couleurs académiques, « et pourtant c’est ainsi ».
Dans ses lettres, le peintre ne cesse de dire son étonnement des couleurs, en même temps que son émerveillement. A Duret, le 2 février 1884, il écrit :
Je suis installé dans un pays féerique. Je ne sais où donner de la tête, tout est superbe et je voudrais tout faire ; aussi j’use et gâche beaucoup de couleurs, car il y a des essais à faire. C’est toute une étude nouvelle pour moi que ce pays et je commence seulement à m’y reconnaître et à savoir où je vais, ce que je peux faire. C’est terriblement difficile. Il faudrait une palette de diamants et de pierreries. Quant au rose et au bleu, il y en a ici.
Claude Monet, Les Palmiers à Bordighera, 1884, Metropolitan Museum, New York
Le 3 février 1884, il confie à Alice :
Maintenant je sens bien le pays, j’ose mettre tous les tons de rose et bleu ; c’est de la féerie, c’est délicieux, et j’espère que cela vous plaira.
Pourtant, au fond de lui, il doute encore, à en faire des cauchemars, qu’il raconte à Alice le 6 février :
C’est une journée bien différente que j’ai passée aujourd’hui, journée sans travail aucun, mais ce matin, j’ai cru que j’allais être malade ; j’avais du reste passé une très mauvaise nuit ; contrairement à mon habitude, j’ai eu tout le temps des cauchemars, voyant tous mes tableaux faux de ton, puis les apportant à Paris, où tout le monde m’avouait n’y rien comprendre. J’étais désespéré ; Durand n’en voulait pas et je maudissais ce voyage.
Mais sa mauvaise nuit et son mal de tête avaient aussi une autre cause :
Ce soir à dîner, tout le monde m’a dit qu’hier j’avais très mauvaise mine, que je travaillais trop, que j’avais tort de rester trop au soleil, d’autres qu’il ne fallait pas rester dehors, passé une certaine heure, que le climat était traître et pernicieux aux gens bien portants ; bref, un tas de bêtises. J’étais évidemment fatigué, comme je le sentais depuis plusieurs jours, et voilà tout.
Le lendemain, il n’est pas encore remis :
Je me suis remis au travail ce matin, mais j’ai été tout mal à l’aise pendant toute la journée. Ce soir, je me sens mieux ; j’ai eu tout le temps mal à la tête et comme de la fièvre. Aussi ai-je travaillé avec plus de sobriété, car c’est évidemment dû à la surexcitation du travail.
En mars, près de deux mois après son arrivée, Monet finit par assumer pleinement les coloris qu’il emploie. Ainsi, le 10 mars, dans une lettre à Alice, il exulte :
Maintenant je le tiens ce pays féerique et c’est justement ce côté merveilleux que je tiens tant à rendre. Evidemment bien des gens crieront à l’invraisemblance, à la folie, mais tant pis, ils le disent bien quand je peins notre climat. Il fallait en venant ici que j’en rapporte le côté saisissant. Tout ce que je fais est flamme-de-punch ou gorge-de-pigeon et encore ne le fais-je que bien timidement. C’est du reste chaque jour plus beau. Les amandiers et les pêchers mêlés aux palmiers, aux citronniers toujours avec leurs fruits dans des harmonies délicieuses.
Les oliviers
Pendant son séjour à Bordighera, Monet a bénéficié d’une introduction pour peindre dans la propriété de M. Moreno, qui possédait non seulement un jardin paradisiaque, mais aussi des hectares d’oliviers ; ils avaient fait sa fortune.
En 1884, Monet n’a pas encore mis en place le principe de la série. Il cherche à varier les sujets, et, s’il représente beaucoup de palmiers, il se passionne aussi pour les oliviers. Leur feuillage gris-bleu, le contraste avec le sol ocre, le soleil qui perce à travers les branches, les troncs noueux, la vibration lumineuse elle-même qui émane de ces bois d’oliviers ne pouvaient que le fasciner.
Un déplacement de quelques mètres, et tout change, surtout si l’on passe d’un temps ensoleillé à un ciel couvert. « On peut se promener indéfiniment sous les palmiers, les orangers et les citronniers et aussi sous les admirables oliviers, mais quand on cherche les motifs, c’est très difficile, » soupire Monet.
Cependant les couleurs qu’il observe et qu’il retranscrit sur la toile l’étonnent. A Alice, le 7 février 1884 : « Je ne sais quel effet tout cela vous fera, mais c’est bien terrible et le bleu joue un grand rôle dans tout ce que je fais. Aujourd’hui je travaillais à un sous-bois d’oliviers par temps gris : tout est bleu et cependant c’est ainsi. »
On connaît la longévité de l’olivier. Celui-ci existe toujours dans une propriété privée de Bordighera, la fondation Pompeo Mariani.
Certaines oliveraies, heureusement, sont accessibles au public. En voici une autre près de Bordighera, par temps pluvieux, avec un sol presque trop vert.
Et voici deux vénérables oliviers dans le jardin de Renoir aux Collettes, à Cagnes-sur-Mer. Ils étaient déjà très âgés du vivant de Renoir.
Le Bordighera de Monet
Claude Monet, Les villas à Bordighera, 1884, musée d’Orsay, Paris
C’est toujours émouvant de retrouver, presque inchangé, un lieu peint par Monet. A Bordighera, la villa construite par Charles Garnier pour le banquier parisien d’origine allemande Bischoffsheim s’élève toujours sur la via romana.
La clôture et l’abondante végétation empêchent de capturer l’angle exact choisi par Monet. Mais l’élégante tour de style mauresque, avec tous ses détails, est encore plus belle que sur le tableau. Quand Monet la représente, en 1884, elle n’a pas dix ans.
Claude Monet, Villas à Bordighera, 1884, musée Barberini, Potsdam
La voici dans l’autre sens, émergeant d’un jardin luxuriant. Au fond, on aperçoit la ville haute (et ancienne) de Bordighera.
Pour qui veut marcher sur les pas de Monet et ne connaît pas la ville, il n’est pas facile de retrouver les endroits peints. Heureusement, un plan affiché dans la vitrine de l’office de tourisme s’avère providentiel.
Claude Monet, Vallée du Sasso, effet de soleil, 1884, musée Marmottan-Monet, Paris
Monet a représenté quatre fois cette étrange tour, dite tour sarrasine, qui date du 16e siècle.
Le Sasso n’est rien de plus qu’un fossé rempli d’eau. Un panneau à l’entrée de cet établissement horticole spécialisé dans les plantes grasses nous confirme que nous sommes au bon endroit : la tour s’appelle maintenant la « tour Monet ». Monet est grimpé sur la colline pour la peindre avec la montagne en arrière plan. Le lieu n’a plus le même charme, et je doute qu’il retiendrait son attention aujourd’hui.
Ailleurs, la magie opère. Le campanile de l’église, figuré par Monet sur de nombreuses toiles, se détache sur la mer. Par devant, une maison toute simple comme celles qu’on peut voir sur plusieurs tableaux.
Cette végétation a d’ailleurs donné bien du mal à Monet :
« Ce pays, comme je vous l’ai dit déjà, est extrêmement difficile à faire, très long, surtout parce que les grand motifs d’ensemble y sont rare. C’est trop touffu, et ce sont toujours des morceaux avec beaucoup de détails, des fouillis terribles à rendre, et moi justement suis l’homme des arbres isolés et des grands espaces. »
(Lettre à Alice, 11 février 1884)
Bordighera
En 1884, Claude Monet fait un voyage pour peindre à Bordighera, sur la Riviera italienne, à quelques kilomètres de la frontière française. La ville est connue pour sa palmeraie extraordinaire. Elle a fasciné le peintre lors de son voyage d’exploration avec Renoir en décembre 1883. Il a secrètement décidé d’y revenir dès les fêtes passées, seul, pour y travailler.
Lorsque Monet arrive au terme d’un harassant voyage, il « compte faire un séjour de trois semaines environ ». Les motifs variés, merveilleux, « difficiles à prendre », le climat et la magnifique lumière d’hiver de la côte méditerranéenne vont le retenir trois mois, de mi-janvier à mi-avril.
« Ici, je vais m’attacher aux palmiers et aux aspects un peu exotiques », annonce-t-il à Durand-Ruel, son marchand. Il reste encore quelque chose, à Bordighera, de la végétation foisonnante qui captivait le peintre, même si l’emprise des constructions s’est resserrée autour des espaces de verdure.
En avril 2019, j’ai eu envie de partir sur ses traces. Les Italiens rendent un hommage appuyé à Monet : un parc public situé sur un bout de l’ancien jardin Moreno peint par Claude porte son nom.
L’artiste a aussi sa rue à Bordighera :
Ainsi que son café !
Après s’être essuyé les pieds sur un tapis marqué de sa signature, (aurait-il apprécié ?) on s’assoit au milieu des reproductions de ses oeuvres peintes dans la région. Le menu propose du foie gras. Le café très serré, servi avec un verre d’eau, est italien pur jus.
Je me demande si Monet aimait le café italien, et le café tout court. Ou s’il était plutôt thé, comme les Anglais, après son séjour à Londres. En tout cas, il est descendu à la Pension Anglaise. Et il ne s’est pas plaint des petits-déjeuners.
Monet amoureux
Les lettres de Claude Monet à sa compagne Alice Hoschedé regorgent de toutes sortes de détails, qui n’ont pas tous retenu l’attention des historiens de l’art. Il en est ainsi de leurs envois mutuels de fleurs sauvages. Le 16 mars 1884, Monet, qui séjourne en Italie à Bordighera, revient d’avoir exploré la côte Ligure jusqu’à Andora, à 45 km de son hôtel. Il écrit à Alice :
Merci de votre violette qui m’a apporté un peu de vous. Voici des fleurs des champs cueillies pour vous à Andore.
Ne sont-ils pas mignons tous les deux ? Ce ne sont plus des ados : Monet a 43 ans, Alice en a 40. Ils ne se croient pas trop vieux pour cela, ils ne pensent pas que ce sont des enfantillages : ils sont amoureux. Depuis toujours, les fleurs servent à conter fleurette, en messagères du coeur.
C’est une habitude qu’ils ont prise chaque fois que Monet s’éloigne un peu longtemps et que la saison s’y prête. L’année précédente, Alice avait déjà fait parvenir des fleurs à son chéri parti peindre à Etretat :
Je vous remercie bien de vos fleurs et de votre bonne pensée.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, 14 février 1883, Etretat.
Message elliptique, et comme on aimerait savoir de quoi il retourne exactement ! S’agit-il cette fois de fleurs de culture, ou toujours de fleurs sauvages ? Je viens de vérifier si la saint Valentin se fêtait au XIXe siècle, il semble que oui. J’ai pourtant des doutes car Monet n’en fait pas mention les autres années.
Quelquefois les fleurs sont glissées dans une lettre déjà terminée, et font l’objet d’un post-scriptum :
Si mes petites fleurs arrivent pas trop fanées, elles sont très jolies, il y en a partout dans les champs.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, 3 février 1884, Bordighera
J’aime les imaginer tous les deux en train de s’écrire, de tremper la plume d’oie dans l’encrier, de tracer les mots sur le papier. Puis, quand il ne leur vient plus rien à ajouter, qu’ils ont raconté tout ce qu’ils avaient à dire pour la journée, finir avec un message tendre, et avant de cacheter la lettre, y glisser une fleurette que l’autre tiendra bientôt dans la main, et qui lui dira Je vous aime.
Les bonnes manières
Les lettres de Claude Monet à sa compagne puis épouse Alice Hoschedé regorgent de détails sur les séjours du peintre loin de la maison familiale, son travail et ses rencontres. Elles révèlent aussi la nature du lien qui unit ce couple. Même à distance, Monet se préoccupe de la vie de la maisonnée et des soucis d’Alice. Il se montre tendre, aimant, attentif. Parfois, ses lignes révèlent la complicité qui règne entre eux deux : Monet cherche à faire sourire sa femme. C’est ainsi qu’il change de niveau de langue par l’usage de mots d’enfants ou de tournures populaires :
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé depuis Bordighera, le 27 mars 1884
Merci de votre belle photographie, mais j’aime peut-être mieux la première ; mais les deux sont bien et je suis enchanté de les avoir ; mais ce que j’aimerais mieux, c’est l’original, c’est rien de le dire, comme on dit dans le monde.
L’antiphrase « Comme on dit dans le monde » est un marqueur pour avertir sa lectrice que l’usage de l’expression « c’est rien de le dire » est intentionnellement décalé. Alice et Claude sont tous deux des bourgeois qui ont reçu une éducation soignée et contrôlent leur langage tout autant que leur maintien.
Je me figure qu’ils ont à coeur d’enseigner de bonnes manières de table à leurs enfants, et que les remarques sur la façon de faire usage des couverts doivent être fréquentes dans la salle-à-manger de Giverny. C’est sur ce socle de valeurs partagées que Monet s’appuie, dans la même lettre, pour faire rire Alice aux dépens d’un pensionnaire de son hôtel en Italie :
L’hôtel s’est subitement rempli à nouveau, toujours des Anglais et des Allemands. La patronne a pensé m’être très agréable en mettant le peintre français près de moi à table, et je le déplore, car il est idiot, et heureux qu’il est de me trouver, il ne cesse de me causer ; avec cela il est dégoûtant et mange comme un saligaud ; voisinage peu agréable.
Dame ! Il n’y va pas avec le dos de la main morte. Un saligaud, ou « un homme méprisable, ignoble » : on voit toute sa fatigue le soir et son peu de goût des relations sociales, surtout avec des peintres « idiots », c’est-à-dire qui ne comprennent pas la nouvelle peinture chère à Monet. Bien d’autres personnages se trouvent épinglés au fil des lettres, mais quelquefois les rencontres sont tout de même très agréables, comme celle de Geffroy à Kervilahouen.
Oranges, citrons et mandarines
Pendant l’hiver 1884, Claude Monet fait un long séjour en Italie sur la côte ligure, non loin de Menton. Il est ébloui par la lumière de la Méditerranée et par la végétation exotique qu’il découvre : palmiers et agrumes rivalisent de beauté dans les environs, notamment dans le jardin de M. Moreno, où il est accueilli pour peindre.
Lettre à Alice, Bordighera le 25 février 1884
M. Moreno est décidément un homme charmant ; en sortant de travailler dans son jardin aujourd’hui, il m’a fallu m’y rafraîchir, manger des fruits – et quels fruits ! – et je suis rentré chargé de fleurs et d’oranges et de mandarines, ainsi que de citrons doux qui sont délicieux à manger.
(…) Embrassez bien fort les bébés, dites-leur qu’ils recevront des manradines et des fameuses, car je n’en ai jamais mangé de pareilles.
Cette lettre est complétée de la note suivante :
C’est à dessein que Monet suit la prononciation enfantine : « manradine » pour mandarine.
Les bébés en question ne sont plus si petits que ça : Jean-Pierre, né le 20 août 1877, a 6 ans et demi, et Michel né le 17 mars 1878 a presque 6 ans. Il est probable qu’ils ne font plus cette charmante faute de prononciation, et que Monet évoque un mot d’enfant plus ancien, par complicité avec Alice.
Les manradines promises vont mettre longtemps à arriver. Telles l’Arlésienne, de lettre en lettre on en parle beaucoup mais on ne les voit jamais.
3 mars : (…) M. Moreno que je n’ai malheureusement pas rencontré chez lui, de sorte que je ne peux dire si les manradines sont parties.
4 mars : Je ne puis vous annoncer encore l’envoi d’oranges. J’ai vu M. Moreno. (…) Il a été occupé ces jours-ci, (…) mais il doit faire cueillir les oranges et fera l’envoi.
5 mars : M. Moreno décidément me gâte : il m’a envoyé aujourd’hui un énorme panier de manradines. J’ai été le remercier, pensant que c’était pour envoyer aux enfants, mais il veut faire l’envoi lui-même ; celles-ci étaient bien pour moi, me rafraîchir en rentrant du travail. On n’est pas plus aimable.
11 mars : J’écrirai aux petits demain, mais je voudrais pouvoir leur annoncer que les oranges sont en route et j’espère voit M. Moreno demain.
12 mars : J’ai travaillé ce matin chez M. Moreno, mais ne l’ai pas vu ; mais comme je ne puis lui rappeler sa promesse, je m’arrangerai pour aller un de ces soirs dîner à Menton et faire moi-même un envoi de manradines, afin que les petits en aient pour la naissance de Michel et aussi pour vous rafraîchir un peu.
Monet tient sa promesse dès le 14 mars, où il écrit à Alice depuis Menton : Vous devrez recevoir par la poste six boîtes de fleurs dont deux pour les petits, à leur adresse du reste, puis par chemin de fer deux boîtes de manradines avec fleurs de poivriers et d’eucalyptus.
Les petits et les grands ne manqueront pas de bons fruits, car le 16 mars : Je suis heureux de vous annoncer que M. Moreno a fait hier son envoi ; donc les enfants auront de quoi s’en régaler avec ce que j’ai envoyé de mon côté ; je ne sais s’il en a envoyé beaucoup, mais à coup sûr elles seront bonnes, vous me direz cela.
Le 17 mars, jour de l’anniversaire de Michel, Monet pense aux enfants : A l’heure où je vous écris, les petits doivent être bien heureux, bien excités sans doute, car je sais bien qu’ils doivent être gâtés. J’espère que tous les envois, fleurs et manradines, seront arrivés à temps.
Il faut croire que non, car le 21 mars : J’espère qu’enfin les mandarines vous sont arrivées, et en bon état, et dites-moi comment est l’envoi Moreno, afin que je le remercie de nouveau en lui annonçant la bonne arrivée.
Enfin le 22 mars : Les enfants ont dû être bien contents de leurs manradines si longues à venir.
Claude Monet par Charles Giron
C’est une bataille judiciaire qui aura duré 17 ans. Le portrait ci-dessus, qui représente Claude Monet et n’est pas signé, est dû à la brosse d’un peintre genevois, Charles Giron (1850-1914).
Si vous n’êtes pas suisse, il se peut que vous n’ayez jamais entendu ce nom. Mais il est très célèbre dans la Confédération helvétique. En effet, Giron a réalisé ce qui passe pour être l’oeuvre picturale la plus connue des Suisses, la grande fresque de 12 mètres sur 5 qui orne la salle du Conseil national à Berne : Le Lac des Quatre-Cantons, le berceau de la Confédération, datée de 1901. Un tableau de chevalet représentant cette même fresque dont il est l’étude définitive s’est envolé aux enchères à plus de 500 000 euros. Ce n’est toutefois pas la cote habituelle du peintre, comme le montre l’estimation de cette même toile entre 5 000 et 8 000 francs suisses. Les vendeurs ont eu la bonne surprise de voir la valeur de leur bien multipliée par 100 lorsque le marteau du commissaire-priseur l’a adjugé.
Mais revenons à notre pochade non signée de Monet. Ce portrait fait maintenant partie des collections du musée Marmottan-Monet à Paris. Sa propriétaire précédente, Paulette Howard-Johnston, la fille du peintre Paul Helleu, pensait qu’il s’agissait d’un tableau de John Singer Sargent. Cela paraissait logique : Sargent était un ami à la fois d’Helleu et de Monet, et spécialisé dans le portrait. L’oeuvre sert d’ailleurs d’illustration au tome II de la première édition de la biographie de Claude Monet par Daniel Wildenstein en 1979, avec pour légende : « Claude Monet pose dans son atelier pour John Singer Sargent devant une grande toile représentant la Corniche de Monaco ; cat 891. »
Mais quand Paulette Howard-Johnston cède la toile au même Daniel Wildenstein, celui-ci, après une étude attentive, conteste la vente : il est persuadé que le portrait n’est pas de Sargent mais d’un peintre beaucoup moins coté. Sans doute a-t-il détecté qu’il s’agit du Giron documenté par des échanges épistolaires entre Monet et le peintre suisse. Sa biographie de Monet ne précise-t-elle pas, dans les pages consacrées à 1885 :
Le hasard qui préside à la conservation des documents a livré la trace du passage, à Giverny, de Charles Giron. Ce sympathique peintre genevois, non content d’offrir à Monet une pochade le représentant, lui achète une Eglise de Vernon pour 600 francs, prix d’ami, puis note dans un cahier d’intéressantes observations sur la palette du maître. Quelques billets encore de ce dernier, toujours amicaux, puis c’est le silence. Combien de personnages épisodiques, tel Giron, sont passés dans la vie de Monet, comme dans celle de tous les hommes illustres, sans que rien jusque-là soit venu rappeler leur souvenir ?
La première édition du catalogue raisonné – biographie détaille en plusieurs notes de bas de page de quels documents il s’agit, et ils sont nombreux. Dans ses lettres à Alice depuis Menton, où il séjourne brièvement en avril 1884 après sa campagne de peinture de Bordighera, Monet raconte à sa compagne qu’il a été présenté à
… un peintre, un monsieur Giron qui habite le même hôtel que moi, qui voulait me connaître, mais n’osait pas m’aborder ; donc, présentation et réexhibition des toiles, grande admiration ; charmant garçon du reste, nous avons passé la soirée ensemble, promenade en voiture au clair de lune.
D’autres lettres sont adressées au Genevois lui-même. Une dernière note du rédacteur de la biographie Wildenstein précise les observations de Giron suite à sa visite à Giverny, consignées dans un carnet. » Il a passé la journée du 15 février 1885 chez Claude Monet avec Helleu, et il a fait une pochade du maître de Giverny dans son atelier. La palette de Monet, d’après Giron, ne comporte ni terres, ni ocres, mais une gamme de couleurs vives. »
Madame Howard-Johnston, après négociation, accepte la nouvelle attribution et rend la moitié de l’argent contre la promesse que Wildenstein fera don du tableau au musée Marmottan. On sent bien que cette proposition de solution émane de Wildenstein. Impossible pour notre Paulette de suggérer à Daniel de faire don du tableau. Le propriétaire est libre d’en faire ce qu’il veut.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Lorsque le catalogue raisonné de Claude Monet, établi par la maison Wildenstein, est réédité en 1996, Madame Howard-Johnston a la surprise de découvrir que son tableau est devenu un autoportrait de Monet ! Sous le titre « Portrait de l’artiste dans son atelier, vers 1884« , la reproduction de la pochade trône en tête du tome II. Wildenstein a fait de la place dans la succession chronologique des tableaux pour l’insérer sous le numéro 891a, juste après l’oeuvre de Monet représentée à l’arrière-plan.
La notice qui l’accompagne est pour le moins surprenante :
Peint vers 1884 avec en toile de fond une esquisse du Sentier au cap Martin, n° 891. Attribuée à tort à John Singer Sargent, cette toile est certainement un cadeau de Claude Monet à son ami.
Toutes les lettres et toutes les notes ont disparu de l’édition Taschen.
Voilà donc que Daniel Wildenstein se déjuge. Ce n’est plus une pochade du sympathique Giron, c’est l’un des très rares portraits de Monet par lui-même. La valeur de l’oeuvre se trouve multipliée par 100, au bas mot.
Quelles sont les intentions du marchand et biographe ? Je n’arrive pas à croire qu’il soit prêt à mettre en danger la réputation de sa maison juste pour un tableau. Mais alors pourquoi change-t-il d’avis ?
La seule explication que j’entrevois à la volte-face de cet homme déjà riche à millions, c’est le démon du jeu. Daniel Wildenstein est joueur, comme l’atteste son pari gagné dans la succession Bonnard, ou encore son écurie de chevaux de course. Depuis qu’il a terminé le colossal travail de catalogage de l’oeuvre de Monet, c’est lui qui décide des attributions. Il ne sait pas résister à la tentation de faire ce coup, transformer une toile achetée à la cote d’un Giron en rare autoportrait de Monet. Et au lieu de l’offrir au musée Marmottan, il l’aurait déposée dans un coffre de banque.
Puisqu’il a désormais promu le tableau au rang de vrai Monet, il convient de l’intégrer au catalogue. Wildenstein le glisse en place dans l’édition de 1996.
Cela aurait pu être discret, et peut-être que Paulette Howard-Johnston n’aurait rien remarqué. Elle serait morte quelques années plus tard, sans savoir que Wildenstein n’avait pas tenu sa parole d’offrir la toile, et il aurait pu la mettre sur le marché.
Mais il y a chez certains joueurs un plaisir sans pareil à se vanter de leurs coups, une jouissance du dépit du perdant. Il me semble que c’est la motivation qui pousse le biographe à mettre en scène le tableau dans la réédition du catalogue, pour narguer Paulette Howard-Johnston. C’est gagné, elle sort effectivement de ses gonds. Et l’assigne en justice.
L’histoire se termine bien puisque la vérité a triomphé. La justice a obtenu que l’oeuvre soit donnée au musée Marmottan-Monet. Au passage, la toile a été attribuée à Charles Giron, personnage épisodique dans la vie de Monet, certes, mais qui a su passer à la postérité par son propre mérite.
Potée bleue
A Giverny, le goût du bleu se décline aussi en potées où les jardiniers marient avec finesse les nuances, les formes et les textures.
Gilbert Vahé, dans son livre Le jardin de Monet à Giverny – Histoire d’une renaissance avance une explication au penchant du peintre pour les couleurs azurées. Selon le chef-jardinier historique de Giverny, cet engouement lui serait venu à Bordighera, en Italie, où l’artiste a peint dans les jardins de M. Moreno. Le lieu, célèbre pour sa collection de palmiers, était également planté de citronniers et d’orangers. Monet, qui le décrit pour Alice, note ce détail : « en place de l’herbe, des violettes de Parme ; le sol est absolument bleu ».
Je ne doute pas de son émerveillement devant le fameux jardin Moreno. Mais je pense que cet éblouissement face au sol couvert de fleurs bleues ne faisait qu’éveiller l’écho d’une émotion déjà vécue : celle de la floraison des jacinthes sauvages. Comment Monet, qui écumait la campagne depuis ses plus jeunes années, n’aurait-il pas déjà connu le choc délicieux que donne la vue de ces étendues de fleurs spontanées dans les sous-bois, qui fleurissent comme un tapis bleu aux premiers jours du printemps ?
Certes, il n’en parle nulle part. Mais quand on vit à la campagne, cela va de soi. L’année est rythmée par les rendez-vous de la nature, qu’ils réjouissent l’oeil ou le palais. Autour du Havre, dans les bois de Vétheuil ou la forêt de Saint-Germain-en-Laye, il avait forcément eu déjà cette expérience.
A Giverny, il y a cent-trente et quelques années, je l’imagine gravissant la pente du bois du Gros-Chêne pour aller saluer les belles demoiselles à clochettes. Celles que j’ai prises en photo sont sûrement les descendantes de celles qui formaient des lacs bleutés chaque début avril devant les yeux de Monet.
Dolceacqua
La ville de Bordighera et le village de Dolceacqua, en Italie, s’apprêtent à vivre un évènement culturel : deux toiles de Claude Monet peintes en 1884 vont revenir sur les lieux où elles ont été exécutées. A en juger par la publicité faite autour de cette exposition, il s’agirait d’une vue du pont de Dolceacqua qui sera présentée dans le château qui domine le village, et d’une toile peinte dans la vallée du Sasso, à découvrir à Bordighera dans la villa Regina Margherita. La double exposition s’intitule ‘Claude Monet Ritorno in Riviera’ (30 avril – 31 juillet 2019).
Le plus remarquable, c’est que les lieux ont très peu changé. On peut tout à fait éprouver la même admiration que Monet en découvrant le site de Dolceacqua.
La différence, c’est que Monet se demandait où se mettre pour avoir le meilleur point de vue, tandis que maintenant, le passant cherche l’angle précis sous lequel le tableau est peint.
Monet au Carnaval de Nice
On se représente toujours Claude Monet comme un homme austère, travaillant sans relâche. C’est vrai, bien sûr, mais derrière cette rigueur, le peintre dissimule un caractère parfois enjoué, farceur, capable de fantaisie.
Cet aspect de sa personnalité trouve l’occasion de s’exprimer lors de son séjour sur la Riviera italienne pendant l’hiver 1884.
Monet peint d’arrache-pied un sujet difficile, le fouillis végétal du jardin de la villa Moreno, au centre de Bordighera. La propriété appartient à un Marseillais qui laisse aimablement travailler Monet, « un des artistes les plus distingués de Paris ».
Le peintre est sous le charme de cette propriété unique en son genre, qu’il décrit ainsi à Alice :
« Un jardin comme cela ne ressemble à rien, c’est de la pure féerie, toutes les plantes du monde poussent là en pleine terre et sans paraître soignées ; c’est un fouillis de toutes les variétés de palmiers, toutes les espèces d’oranges et de mandarines. »
L’exubérance du jardin le fascine au point qu’il souhaitera la recréer à Giverny. On retrouve dans les plates-bandes débordantes de fleurs géantes du clos normand, dans les buissons qui entourent le jardin d’eau un peu de la prolifération du jardin Moreno.
Donc, pendant des semaines, Monet est sur le motif, il s’acharne à rendre les plantes et les paysages de la Côte d’Azur, avec l’alternance de satisfaction, de doute et de découragement qui lui sont habituels.
Fin février, il a hâte de rentrer à Giverny. Mais il ne sait pas résister à l’invitation de Monsieur Moreno, qui l’entraîne au Carnaval de Nice.
Le visage protégé d’un masque en fil de fer, couvert de plâtre et de farine, c’est un nouveau Monet qui se révèle, celui qui se lâche en prenant part à la bataille de bonbons.
Voici le récit qu’il en fait à Alice, une vision de peintre autant que de participant enthousiaste :
Les chevaux, les voitures couvertes de housses vertes, bleues, rouges, et dans chaque voiture des sacs énormes de ces bonbons ; du reste, tout le monde porte en bandoulière son sac et une pelle pour les jeter. C’est un combat acharné, tout le monde est blanc de farine, il en tombe des fenêtres, de partout, il n’y a pas d’abri possible. »
Pauvre Alice, qui doit imaginer ces débordements, elle qui se morfond à l’attendre à Giverny !
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