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Monet par Renoir

Pierre-Auguste Renoir, Portrait de Claude Monet, fusain sur papier, vers 1890, collection particulière

A la longueur de la barbe, on voit qu’il ne s’agit pas ici d’un portrait de jeunesse. Les deux amis ont la cinquantaine, et il est bien touchant de les imaginer tous les deux, Monet posant une fois de plus pour son vieux complice, comme il le faisait du temps d’Argenteuil, et Renoir se régalant de le croquer. Je crois que cela leur faisait mutuellement plaisir. Renoir a bien entendu donné le dessin à Monet, qui l’a bien entendu conservé toute sa vie. Michel en a hérité et semble l’avoir gardé un certain temps lui aussi, mais pas assez pour qu’il soit au musée Marmottan-Monet à Paris, musée auquel il a légué toutes les oeuvres qu’il avait encore, en plus de la propriété de Giverny. Michel a vendu énormément de toiles au cours des quarante dernières années de sa vie, y compris des représentations de ses parents.

Monet dans son atelier

Claude Monet, debout dans son atelier, fixe le photographe. Pas de chapeau, de lunettes, de cigarette à la main. Juste son visage un peu tendu, et cette pose surprenante, les pouces passés dans le gilet, que je ne lui ai vue sur aucune autre photo.

Il s’est levé. Etaient-ils assis la minute d’avant, pour qu’il se trouve si près du canapé ? En homme habitué à peindre debout pendant des heures, l’artiste se tient droit, bien campé sur ses jambes écartées, les pieds ouverts.

Le journal a été abandonné sur les coussins. Ceux-ci sont de motifs variés, fleuris. Le canapé photographié au tournant du siècle par Lilla Cabot Perry, après le séjour de Monet à Fresselines et son insistance pour le faire recouvrir d’un lainage limousin, n’est plus le même. Le tissu, plus fin, porte un motif fleuri. D’anciens rideaux ? Alice aurait-elle fini par avoir gain de cause ? Plus probablement, il s’agit de tissu neuf. La photo est prise au plus tôt en 1907, les Monet ne regardent plus à la dépense.

En effet, on remarque sur la droite le médaillon daté de 1907 offert par Renoir, Portrait de Claude dit Coco, qui représente le troisième et dernier fils de Pierre-Auguste Renoir. A gauche, sous le portrait de Poly qui n’a pas bougé, un bouquet de quelques tulipes dans un vase en verre : on est en avril. Les toiles n’aident pas beaucoup à en savoir plus, elles sont toutes du siècle précédent.

Coin d’appartement

Claude Monet, Coin d’appartement, 1875, musée d’Orsay (W365)
Exposé au musée des impressionnismes Giverny jusqu’au 2 juillet 2023

Que peindre aujourd’hui ? L’oeil de Monet, toujours aux aguets, s’est arrêté sur un intéressant contre-jour : celui que dessine la lampe à pétrole dans le cadre de la fenêtre. Au sol, le reflet de la lumière luit comme la coulée bleue d’une rivière sur le parquet ciré en point de Hongrie. Intéressant à peindre aussi, ce contraste entre le premier plan bien éclairé et le clair-obscur qui règne à l’intérieur de l’appartement. La couleur contre l’ombre.

C’est la morne saison, les potées qui décorent le jardin pendant l’été ont été mises à l’abri du gel dans la maison. A en juger par leur décalage, on peut les croire posées sur les marches d’un escalier. En réalité, celles du premier plan sont sans doute placées sur des supports, de façon à renforcer leur aspect de petits arbres en trichant sur leur taille.

Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet, 1875, musée d’Orsay.
Actuellement présenté à l’exposition ‘Léon Monet’ au musée du Luxembourg.

Un tableau de Renoir daté de la même année nous montre Monet et ce qui se trouve derrière lui. Le peintre porte curieusement un chapeau dans sa maison, comme dans un autre portrait de Monet par Renoir, Monet lisant.
Les plantes sont remisées dans une pièce lumineuse, peut-être un jardin d’hiver. Wildenstein parle d’une véranda. La lumière qui frappe le visage de Monet par la droite indique une fenêtre de ce côté également. Monet peint-il vraiment, ou fait-il semblant ? Si nous imaginons qu’il peint, nous avons la sensation étrange que Renoir est caché derrière le rideau du Coin d’appartement et que nous assistons à la scène, au moment même où Monet exécute le tableau. En réalité, la position du rideau et de l’arbrisseau ne correspondent pas. Monet se tient plus en retrait pour peindre le Coin d’appartement.

Claude Monet, Camille au métier, 1875 (W366), The Barnes Foundation, Philadelphia

La toile cataloguée juste après le Coin d’appartement est comme celle de Renoir peinte en direction de la véranda et nous montre Camille penchée sur son métier à broder, dans un chromatisme époustouflant.

Coin d’appartement, détail

Monet s’est donc installé là, dans la véranda, saisi par l’angle original qui s’offrait à lui quand il regardait vers le hall. Un tableau. A condition de peindre au format portrait pour obtenir le troublant effet de lumière traversante. Le format paysage, trop stable, ne convient pas.

Mais il lui faut des figures pour lutter contre le sentiment de vide d’un intérieur désert. Est-ce un jeudi ? Une période de vacances scolaires ? Toute la famille est requise pour l’entreprise de peindre.

Monet a placé très précisément son fils à l’endroit adéquat, légèrement décalé vers la droite pour ne pas perturber le reflet, pour ne pas être aligné avec la lampe. Mets-toi là et reste tranquille. Jean a sept ans. Il obéit.

Camille, qui préfère sans doute rester assise, équilibre la composition sur la gauche. Voilà des années qu’elle-même pose pour son époux. Elle aime se trouver avec lui, immobile, pendant qu’il travaille.

La brosse de Monet restitue la netteté avec laquelle l’oeil voit ce qui est proche et le flou des lointains. Camille est à peine esquissée alors que les plantes du premier plan sont représentées avec précision. Et entre les deux, le regard du petit Jean, sérieux, posé sur son père en train de le peindre. Car bien sûr, ce n’est pas le spectateur du tableau qu’il regarde. Il fixe ses yeux sur son papa.

A quoi pense-t-on à sept ans quand on doit rester immobile, les mains dans les poches, pendant des dizaines de minutes ? Monet est un taciturne, je ne crois pas qu’il lui parle. L’enfant sent le regard de son père posé sur lui, il se sait le centre de son attention, et cela lui suffit pour lutter contre l’ennui. Monet lui a donné une expression rêveuse mais pas boudeuse. Le petit Jean se tient à mi-distance entre son père et sa mère. Il est fils unique, habitué à jouer tout seul. Il le restera encore pendant quatre ans, jusqu’à la naissance de son frère Michel et l’arrivée dans leur vie de la tribu Hoschedé. Une autre époque.

Quant au titre, Coin d’appartement, on ne sait qui l’a donné au tableau. Il m’évoque une autre toile de Monet conservée au musée d’Orsay, Coin d’atelier. Les peintres du XIXe siècle ont souvent représenté le lieu où ils travaillaient, peignant tout simplement la pièce qu’ils avaient autour d’eux. Monet fait de même en brossant cet aspect de son domicile. Pas de bohème ici. Le peintre peut être fier de son logement. Il habite dans une maison neuve d’Argenteuil, meublée de façon bourgeoise, avec tentures et chandelier dont il restitue les teintes chatoyantes.

Après une vente aux enchères ratée où Monet doit racheter son tableau, c’est son ami Gustave Caillebotte qui en fait l’acquisition. La toile se retrouve ainsi dans le legs impressionniste fait par Caillebotte à l’Etat français, au coeur des collections de l’actuel musée d’Orsay.

Claude Monet, La Maison de l’artiste à Argenteuil, 1873. The Art Institute, Chicago

Enfin, je sollicite votre aide, chers amateurs de plantes vertes. Quelles sont celles que Monet fait pousser ? Je bute sur leur identification. Quels sont ces arbres grêles, comment s’appellent ces feuilles panachées trop souples pour être des sansevierias ? Sur le tableau qui fait l’affiche de l’exposition du MDIG  » Les Enfants de l’impressionnisme « , la floraison blanche me fait penser à des anthémis, mais les feuilles ne correspondent pas. Si vous avez une idée, merci de nous la partager !

P.S. Je découvre en recherchant Argenteuil dans le blog que j’ai déjà commenté, plus brièvement, les tableaux W365 et W366 en 2007. Je n’en avais aucun souvenir… C’est ici.

Monet à son bureau

Claude Monet dans le salon-atelier de Giverny en 1926, Agence Meurisse
gallica.bnf.fr, Bibliothèque nationale de France


Voici Claude Monet dans son salon-atelier, immortalisé par un photographe de l’agence Meurisse. Le cliché paraît avoir été pris le même jour que ceux dans l’atelier, en 1926.

Est-ce le photographe qui a suggéré à Monet cette pose étudiée rapprochant la main qui peint de l’oeil qui voit, est-ce lui qui a demandé qu’on baisse le store de la fenêtre pour tenter d’éviter cette zone surexposée dans la photo ? Monet fait face à sa grande verrière ouverte sur l’ouest, son visage apparaît avec netteté. Il a déposé les lunettes qui ne le quittent plus guère, dont l’un des verres est opaque. Il est chaudement vêtu : c’est le printemps, le temps des premières fleurs. Il en a prélevé quelques-unes et les a placées dans ces vases au col étroit qu’il aime. Je crois reconnaître des iris, de petits rameaux d’abricotier du Japon.

Le photographe pourrait-il être Nickolas Muray, qui signe de superbes portraits de Monet la même année, portant le même costume, dont l’un près des iris de son jardin d’eau ?

La pièce déborde d’objets. La surface du bureau est entièrement couverte d’un fourbi soigneusement arrangé de boîtes au contenu mystérieux, de journaux, cadres posés en équilibre, dont le portrait de l’artiste réalisé par Sacha Guitry en 1915, presque une mise en abîme. Dans l’angle, la petite pendule, un cartel, qu’on pouvait voir naguère dans la chambre de Monet. On aperçoit aussi la photo d’Alice et Lily Butler sur le pont japonais, la dernière image de l’épouse du peintre, qu’il voulait garder toujours sous les yeux.

Monet par Nadar

Claude Monet par Nadar

« Est-ce que je suis bien comme ça ? » On imagine Monet interrogeant son épouse Alice, alors qu’ils se préparent tous deux à aller se faire tirer le portrait par Paul Nadar, le fils de Félix Tournachon, en décembre 1899. Voici le peintre sur son 31, astiqué jusqu’au dernier poil de barbe, avec la coupe autour de l’oreille parfaitement dessinée de celui qui sort de chez le coiffeur.

Monet par Nadar

Monet n’en était pas à son premier portrait, puisque jeune homme il avait déjà posé devant l’objectif d’une autre célébrité de la photo, Etienne Carjat. Tout en s’avouant troublé par la très grande ressemblance, Monet est très satisfait des clichés pris par Nadar ; il va lui en commander des tirages pour en faire cadeau à ses proches, comme l’atteste la lettre qu’il adresse au photographe :

Lettre N° 1489 de Claude Monet à Paul Nadar

Giverny, 2 janvier 1900

Cher Monsieur Nadar,

Je vous remercie bien de l’envoi que votre lettre ne me faisait pas espérer. Nous sommes enchantés. Tout le monde trouve les épreuves de moi superbes, ainsi que les agrandissements qui sont bien un peu effrayants à cause de la si grande vérité.

Vous serez bien aimable de faire tirer comme c’est déjà convenu 12 portraits de ma femme, celui au chapeau, et 6 de l’autre, j’entends des grands et non les agrandissements bien entendu et sans aucune retouche, j’y tiens ; des miens également : 12 de celui de face, 6 de celui de profil des grands portraits, plus 12 de l’épreuve que je vous adresse par même courrier et qui est particulièrement ressemblant.

Tous mes compliments et félicitations, car je n’ai jamais vu d’aussi belles photographies.

Bien cordialement à vous,

Claude Monet

P.S. Vous recevrez ces jours-ci un croquis au pastel que j’ai fait mettre sous verre. Ce n’est qu’un simple croquis déjà un peu ancien, à titre de sympathique souvenir. Cl. M.

La tabagie de Monet

Auguste Renoir, Claude Monet lisant, 1873 Musée Marmottan-Monet, Paris

Le musée Marmottan-Monet conserve un précieux témoignage de l’amitié qui unissait Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet : ce portrait du jeune Monet – il a 32 ans – occupé à lire le journal tout en fumant la pipe.

Le tabac va accompagner Monet tout au long de sa vie d’adulte, jusqu’à sa mort en 1926, vraisemblablement du cancer du poumon. Au XIXe siècle personne ne voit à redire à ce qu’un homme fume, on ignore les dangers du tabac. Ou on feint de les ignorer ?

Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet (Le Liseur), 1872 – National Gallery of Art, Washington

Dans ses lettres à Alice et même à d’autres correspondants, Monet laisse percer sa dépendance au tabac. Ainsi, tandis qu’il séjourne dans le hameau de Kervilaouen à Belle-Île-en-Mer, le peintre n’envisage pas de s’en passer :

Lettre 691 Kervilaouen 22 septembre 1886
Vous seriez bien aimable de m’envoyer par la poste une douzaine de paquets de cigarettes ; impossible d’en avoir ici et je suis malheureux.

L 697 27 septembre 1886
J’ai reçu ce soir votre bonne lettre d’hier, ainsi que les cigarettes.

L 706 08 octobre 1886
Vous serez bien aimable de me renvoyer des cigarettes.

L 709 à Gustave Caillebotte, 11 octobre 1886
Je vous avais demandé l’adresse du marchand de pipes à Londres. Impossible d’en trouver ici et la mienne ne marche plus. Je suis très malheureux. Si vous voulez être bien aimable, achetez-moi donc une bonne pipe en bruyère et envoyez-la moi par la poste à l’adresse ci-contre et dites-moi ce que je vous dois.

L 713 15 octobre 1886
J’ai reçu ce soir les cigarettes ainsi que des pipes (envoi Caillebotte) ; aussi je me régale ; mais rassurez-vous, je fume moins et m’en trouve bien ; je ne fume plus du tout au lit et jamais à jeun.

723 26 octobre 1886
Puis, en allant samedi au marché, il sera temps de me renvoyer des cigarettes, je fume plus par ces journées de pluie.

L 732 1er novembre 1886
J’ai reçu les cigarettes.

L 745 13 novembre 1886
J’ai reçu les six paquets de cigarettes. Vous ferez bien de m’en envoyer quand vous aurez une occasion.

L 754 21 novembre 1886
Je vous remercie des cigarettes que je viens de recevoir.

Claude Monet en 1920

Si l’on suppose qu’Alice lui envoie à chaque fois 12 paquets, sauf quand Monet précise qu’il n’y en avait que six, le jour du retour approchant, on arrive à un total approximatif de 48 paquets en deux mois, soit un peu plus d’un demi-paquet par jour. Le peintre y ajoute une pipe le soir, tandis qu’il examine ses toiles.

Même si Alice met quelque diligence à lui adresser ses « Caporal supérieur » de la Régie, elle ne manque pas une occasion de lui prêcher la tempérance, surtout lorsqu’il se plaint de maux de tête. Mais pour Monet, c’est l’obligation de rester confiné dans une chambre quand le temps est trop mauvais qui serait la source de ses céphalées. Là, ils ont raison tous deux, car la pièce où Monet demeure se charge de fumée. A Antibes, n’a-t-il pas la curieuse idée d’inviter d’autres messieurs à venir fumer le soir dans sa chambre d’hôtel ? A cette occasion se produit un épisode cocasse :

L 824 1er février 1888 Cap d’Antibes A Alice

Avec cela, il fait un froid de loup dans ma chambre ; j’avais voulu avoir du feu il y a deux jours, et après le dîner, nous étions dans ma chambre avec plusieurs messieurs à fumer, quand le feu a pris dans la cheminée : on n’avait jamais ramoné ; ça a été un événement, toute la maison à l’envers, et il y avait tant de fumée que j’ai dû coucher dans une autre chambre.

Claude Monet par Charles Giron

Portrait de Claude Monet par le peintre suisse Charles Giron, huile sur toile 54 x 48 cm, Musée Marmottan-Monet, Paris

C’est une bataille judiciaire qui aura duré 17 ans. Le portrait ci-dessus, qui représente Claude Monet et n’est pas signé, est dû à la brosse d’un peintre genevois, Charles Giron (1850-1914).

Si vous n’êtes pas suisse, il se peut que vous n’ayez jamais entendu ce nom. Mais il est très célèbre dans la Confédération helvétique. En effet, Giron a réalisé ce qui passe pour être l’oeuvre picturale la plus connue des Suisses, la grande fresque de 12 mètres sur 5 qui orne la salle du Conseil national à Berne : Le Lac des Quatre-Cantons, le berceau de la Confédération, datée de 1901. Un tableau de chevalet représentant cette même fresque dont il est l’étude définitive s’est envolé aux enchères à plus de 500 000 euros. Ce n’est toutefois pas la cote habituelle du peintre, comme le montre l’estimation de cette même toile entre 5 000 et 8 000 francs suisses. Les vendeurs ont eu la bonne surprise de voir la valeur de leur bien multipliée par 100 lorsque le marteau du commissaire-priseur l’a adjugé.

Mais revenons à notre pochade non signée de Monet. Ce portrait fait maintenant partie des collections du musée Marmottan-Monet à Paris. Sa propriétaire précédente, Paulette Howard-Johnston, la fille du peintre Paul Helleu, pensait qu’il s’agissait d’un tableau de John Singer Sargent. Cela paraissait logique : Sargent était un ami à la fois d’Helleu et de Monet, et spécialisé dans le portrait. L’oeuvre sert d’ailleurs d’illustration au tome II de la première édition de la biographie de Claude Monet par Daniel Wildenstein en 1979, avec pour légende : « Claude Monet pose dans son atelier pour John Singer Sargent devant une grande toile représentant la Corniche de Monaco ; cat 891. »

Mais quand Paulette Howard-Johnston cède la toile au même Daniel Wildenstein, celui-ci, après une étude attentive, conteste la vente : il est persuadé que le portrait n’est pas de Sargent mais d’un peintre beaucoup moins coté. Sans doute a-t-il détecté qu’il s’agit du Giron documenté par des échanges épistolaires entre Monet et le peintre suisse. Sa biographie de Monet ne précise-t-elle pas, dans les pages consacrées à 1885 :

Le hasard qui préside à la conservation des documents a livré la trace du passage, à Giverny, de Charles Giron. Ce sympathique peintre genevois, non content d’offrir à Monet une pochade le représentant, lui achète une Eglise de Vernon pour 600 francs, prix d’ami, puis note dans un cahier d’intéressantes observations sur la palette du maître. Quelques billets encore de ce dernier, toujours amicaux, puis c’est le silence. Combien de personnages épisodiques, tel Giron, sont passés dans la vie de Monet, comme dans celle de tous les hommes illustres, sans que rien jusque-là soit venu rappeler leur souvenir ?

La première édition du catalogue raisonné – biographie détaille en plusieurs notes de bas de page de quels documents il s’agit, et ils sont nombreux. Dans ses lettres à Alice depuis Menton, où il séjourne brièvement en avril 1884 après sa campagne de peinture de Bordighera, Monet raconte à sa compagne qu’il a été présenté à

… un peintre, un monsieur Giron qui habite le même hôtel que moi, qui voulait me connaître, mais n’osait pas m’aborder ; donc, présentation et réexhibition des toiles, grande admiration ; charmant garçon du reste, nous avons passé la soirée ensemble, promenade en voiture au clair de lune.

D’autres lettres sont adressées au Genevois lui-même. Une dernière note du rédacteur de la biographie Wildenstein précise les observations de Giron suite à sa visite à Giverny, consignées dans un carnet.  » Il a passé la journée du 15 février 1885 chez Claude Monet avec Helleu, et il a fait une pochade du maître de Giverny dans son atelier. La palette de Monet, d’après Giron, ne comporte ni terres, ni ocres, mais une gamme de couleurs vives. »

Madame Howard-Johnston, après négociation, accepte la nouvelle attribution et rend la moitié de l’argent contre la promesse que Wildenstein fera don du tableau au musée Marmottan. On sent bien que cette proposition de solution émane de Wildenstein. Impossible pour notre Paulette de suggérer à Daniel de faire don du tableau. Le propriétaire est libre d’en faire ce qu’il veut.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Lorsque le catalogue raisonné de Claude Monet, établi par la maison Wildenstein, est réédité en 1996, Madame Howard-Johnston a la surprise de découvrir que son tableau est devenu un autoportrait de Monet ! Sous le titre « Portrait de l’artiste dans son atelier, vers 1884« , la reproduction de la pochade trône en tête du tome II. Wildenstein a fait de la place dans la succession chronologique des tableaux pour l’insérer sous le numéro 891a, juste après l’oeuvre de Monet représentée à l’arrière-plan.

La notice qui l’accompagne est pour le moins surprenante :

Peint vers 1884 avec en toile de fond une esquisse du Sentier au cap Martin, n° 891. Attribuée à tort à John Singer Sargent, cette toile est certainement un cadeau de Claude Monet à son ami.

Toutes les lettres et toutes les notes ont disparu de l’édition Taschen.
Voilà donc que Daniel Wildenstein se déjuge. Ce n’est plus une pochade du sympathique Giron, c’est l’un des très rares portraits de Monet par lui-même. La valeur de l’oeuvre se trouve multipliée par 100, au bas mot.

Quelles sont les intentions du marchand et biographe ? Je n’arrive pas à croire qu’il soit prêt à mettre en danger la réputation de sa maison juste pour un tableau. Mais alors pourquoi change-t-il d’avis ?

La seule explication que j’entrevois à la volte-face de cet homme déjà riche à millions, c’est le démon du jeu. Daniel Wildenstein est joueur, comme l’atteste son pari gagné dans la succession Bonnard, ou encore son écurie de chevaux de course. Depuis qu’il a terminé le colossal travail de catalogage de l’oeuvre de Monet, c’est lui qui décide des attributions. Il ne sait pas résister à la tentation de faire ce coup, transformer une toile achetée à la cote d’un Giron en rare autoportrait de Monet. Et au lieu de l’offrir au musée Marmottan, il l’aurait déposée dans un coffre de banque.

Puisqu’il a désormais promu le tableau au rang de vrai Monet, il convient de l’intégrer au catalogue. Wildenstein le glisse en place dans l’édition de 1996.

Cela aurait pu être discret, et peut-être que Paulette Howard-Johnston n’aurait rien remarqué. Elle serait morte quelques années plus tard, sans savoir que Wildenstein n’avait pas tenu sa parole d’offrir la toile, et il aurait pu la mettre sur le marché.

Mais il y a chez certains joueurs un plaisir sans pareil à se vanter de leurs coups, une jouissance du dépit du perdant. Il me semble que c’est la motivation qui pousse le biographe à mettre en scène le tableau dans la réédition du catalogue, pour narguer Paulette Howard-Johnston. C’est gagné, elle sort effectivement de ses gonds. Et l’assigne en justice.

L’histoire se termine bien puisque la vérité a triomphé. La justice a obtenu que l’oeuvre soit donnée au musée Marmottan-Monet. Au passage, la toile a été attribuée à Charles Giron, personnage épisodique dans la vie de Monet, certes, mais qui a su passer à la postérité par son propre mérite.

Photo de Monet

Photo de Monet par Lilla Cabot Perry, vers 1899-1909, Smithsonian InstitutionLe très officiel institut fédéral de recherches américain Smithsonian Institution rassemble des archives immenses, y compris sur des personnalités artistiques. Dans ses collections se trouvent quinze clichés pris par Lilla Cabot Perry, la voisine de Claude Monet, pendant ses séjours à Giverny.
En cliquant sur le lien, vous pourrez voir et agrandir ces photos uniques. Celle-ci, par exemple, a dû être prise au bout du bassin, au niveau de la vanne qui permettait de faire entrer l’eau du Ru dans l’étang. On reconnaît à l’arrière-plan la colline de Giverny.
Monet, bien campé dans ses bottes, a encore la barbe noire. La photo n’est pas datée. Le Smithsonian propose une fourchette entre 1899 et 1909. Monet a au moins 58 ans.
Son regard se perd hors champ. Réflexe de peintre, Monet a pris la pose de trois-quart face qui est celle des portraits peints. Sur la photo suivante, il présente son autre profil.
Dans ses mains, un papier, et son éternelle cigarette. Chemise raffinée, volant le long de la patte de boutonnage. Quel jour est-on ? Dimanche ?
Le chemin au tracé moins net qu’aujourd’hui est bordé de végétation. Sur la berge très étroite à cet endroit, on reconnaît des iris et des papyrus, marque du goût de Monet pour les plantes exotiques. Et juste derrière Monet, l’un des saules à osier si courants dans la région. Il y en a toujours un aujourd’hui, mais un peu plus à gauche.

Monet à 25 ans

Claude Monet par Gilbert A. de Séverac, 1865, Musée Marmottan, ParisA la façon de l’arroseur arrosé, voici le peintre peint. Monet pose pour son camarade Gilbert Alexandre de Séverac.
On est en 1865, il a 25 ans. Ses débuts sont prometteurs : le Salon accepte ses envois, et même s’il doit, pour vivre, exécuter des « portraits de concierges à cent sous, à dix francs, parfois même à cinquante francs, cadre compris« , tous les espoirs lui sont permis.
Je suis fascinée par ce portrait, qui faisait partie de la collection personnelle de Monet et se trouve aujourd’hui au musée Marmottan à Paris. Je serais capable de rester des heures devant, happée par ce regard. Daniel Wildenstein, le biographe de Monet, le qualifie de « grave et résolu ». L’adjectif qui me vient, c’est « hardi ». C’est un trait du caractère de Monet : on sait par des anecdotes qu’il ne manquait pas d’audace, ni de culot.
« Hardi », c’est aussi le qualificatif qu’emploie cette année-là le critique Paul Mantz de la Gazette des Beaux-Arts, en commentant les deux envois de Monet au Salon : il a apprécié dans ces vues de la Seine « une manière hardie de voir les choses et de s’imposer à l’attention du spectateur. »
Cette phrase pourrait tout aussi bien s’appliquer au portrait peint par Séverac. Monet fixe intensément celui qui le regarde, droit dans les yeux, d’un regard qui transperce. On comprend Camille, qu’il rencontre l’année suivante alors qu’elle a 19 ans. Quelle femme résisterait à un tel regard posé longuement sur elle ? Camille, son modèle, devient bientôt sa femme.

De ce portrait de jeunesse de Monet, il se dégage une présence. Les bras croisés sur le carton à dessin qui porte son nom expriment une ferme résolution. On sent une forte personnalité, sûre d’elle.
A bien y regarder, autre chose me frappe : l’étonnante modernité de ce portrait. Oubliez le fond marron, et regardez le jeune Monet. Il a un look très hiver 2007, vous ne trouvez pas ?
Les cheveux sont longs, le menton imberbe. Monet n’a pas encore adopté la longue barbe typique de son temps qu’il gardera le reste de sa vie. Il porte un vêtement rayé qu’on dirait sorti de chez Jules. La reproduction n’est pas excellente, dans mon souvenir les rayures sont violettes, une des couleurs les plus tendances de la saison : si Monet revenait aujourd’hui parmi un groupe d’étudiants, on ne remarquerait même pas qu’il est à la mode d’il y a 132 ans.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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