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Des arbres sous surveillance
Pour éviter toute polémique, la ville de Rouen communique sur les raisons qui ont contraint à l’abattage d’un magnifique hêtre pourpre ombrageant l’an dernier encore le square Verdrel, devant le musée des Beaux-Arts. Une partie du tronc, mise en vedette sur des rondins, montre la circonférence qu’atteignait l’arbre vénérable, planté en 1865.
Depuis 2008, les racines étaient attaquées par un champignon, le polypore géant. Ce Meripilus giganteus dégrade tout doucement l’ancrage de l’arbre au sol. En 2023, des fissures ont été constatées, laissant présager une chute imminente du hêtre. Vu son emplacement en plein centre ville, l’abattage d’urgence a été décidé.
Reste à espérer que ce Meripilus horripilant ne viendra pas s’en prendre au hêtre pourpre de Monet… Les arbres du jardin de Giverny eux aussi sont observés à la loupe par une commission de sécurité. C’est ainsi que le vieux saule au bout du bassin, creux et fragile, a été remplace l’hiver dernier par un saule plus jeune. Mais pas de panneau d’information. Il est vrai que les visiteurs, ici, ne sont pas des administrés.
Lumière du matin
Quand on regarde les tableaux de la série des Cathédrales de Rouen peints par Monet, on est surpris par les incroyables couleurs que l’artiste perçoit sur la façade et sur les tours du monument. Mais la lumière du lever du soleil, un matin d’hiver, lui donne raison. Les pierres éclairées flamboient de jaune et d’orange. Evidemment, la cathédrale est orientée, elle pointe vers l’est. A cette heure-ci, Monet devait la voir dans un fameux contre-jour, le portail occidental plongé dans l’ombre. C’est au coucher du soleil que la façade ouest qu’il peignait prenait les couleurs les plus chaudes.
Lit et délit
L’abbatiale Saint-Ouen de Rouen est un pur joyau, une merveille d’harmonie gothique. Les moines qui l’ont fait bâtir au 14e et 15e siècles disposaient d’une église romane imposante, aussi étendue que l’abbatiale actuelle. Mais quatre cents ans après sa construction, elle tombait en ruines. Peut-être même que les moines l’ont un peu aidée à s’écrouler, pour avoir l’opportunité de bâtir plus beau et plus haut :
Pierre tumulaire
Cet homme au visage carré a vécu au 14e siècle. Le dessin stylisé qui paraît surgi d’une bande dessinée nous le rend étonnament proche, presque familier. Il est saisi en pleine action. Muni d’un compas, il trace le détail d’une rosace rayonnante. Voilà qui nous révèle sa profession : c’est l’un des architectes de l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen.
La côte Sainte-Catherine à Rouen
" Ici, vous êtes à l'endroit où Claude Monet est venu s'installer en 1892 pour peindre sa vue générale de Rouen", explique le panneau en quatre langues.
Du haut de la côte Sainte-Catherine, le panorama sur la vallée de la Seine a de quoi séduire les peintres. Le fleuve étend son ruban argenté coupé de ponts au pied d'un amphithéâtre de collines. Mais curieusement, le maître de Giverny a détourné son regard de la Seine pour se concentrer sur la ville.
L'oeuvre, une pochade à laquelle Monet n'a consacré qu'une séance, est à voir au musée des Beaux-Arts de Rouen. Une exposition importante, "Manet, Renoir, Monet, Morisot… Scènes de la vie impressionniste" s'ouvre demain dans ce musée.
Silo
Le port de Rouen peut se visiter en bateau, tout comme celui du Havre. Enfin, une petite partie du port, car il s'étend sur 120 kilomètres vers l'aval, de Rouen à Honfleur. Toute la basse Seine jusqu'à la mer est rythmée de terminaux. C'est un port fluvio-marin, qui s'arrête net au premier pont urbain de Rouen, le pont Guillaume le Conquérant.
Le pâtissier des impressionnistes
Si les francophones devaient élire leur pièce de théâtre préférée, je parie que Cyrano de Bergerac serait sur le podium.
L’un des personnages secondaires du chef-d’oeuvre d’Edmond Rostand, le pâtissier Ragueneau, ressemble étrangement à un homme lié aux impressionnistes : Eugène Murer. Peut-être ce dernier lui a-t-il servi de modèle.
A Rouen, on évoque le souvenir de Murer à propos d’un établissement aujourd’hui disparu, l’hôtel du Dauphin et d’Espagne, au 4 – 6 place de la République. C’est là, dans le hall de l’hôtel, que l’ex-pâtissier et toujours amphitryon des peintres exposait à la fin de sa vie une partie de sa collection personnelle, riche notamment d’une trentaine de Renoir. Mais si on voulait trouver Murer, il valait mieux lui rendre visite à Auvers-sur-Oise. Il repose toujours dans le petit cimetière non loin des tombes des frères van Gogh.
Eugène Murer a passionnément collectionné les impressionnistes à une époque où ceux-ci ne trouvaient pas preneur. Les prix pratiqués étaient souvent très bas, mais peut-on lui en vouloir ? Je suppose qu’il avait de l’art une conception d’artisan à artisan, qui évaluait les toiles avec en référentiel le prix des choux à la crème et des macarons.
On l’a accusé d’avoir voulu spéculer, mais je me demande si ce n’est pas une critique après coup, une fois que les peintres impressionnistes ont eu acquis des galons. Car au moment où Murer échangeait des toiles contre un repas ou quelques dizaines de francs, nul n’aurait imaginé le succès futur de la nouvelle peinture. Il courait une plaisanterie méchante sur Murer, tournée ainsi par le journal Le Gaulois en janvier 1880 : « C’est moi qui fais la pâte, c’est le patron qui achète les croûtes, nous disait dernièrement un gâte-sauce. » Des croûtes… En bon pâtissier, Murer avait du goût, et du nez.
Le profil du bourgeois
En photo comme en journalisme, tout est une question d’angle. Avez-vous reconnu les moustaches qui surmontent cette grosse bedaine ? Mais oui, ce sont celles de Gustave Flaubert. Sa statue s’élève entre les arbres de la jolie place des Carmes à Rouen.
Ce bronze est l’oeuvre d’un artiste d’origine russe, Léopold Bernard Bernstamm, qui l’a exécutée en 1907, donc un quart de siècle après la mort de Flaubert en 1880.
On ne peut pas parler d’un travail d’après nature, mais c’est bien l’écrivain rouennais tel que le décrit Anatole France :
Chauve et chevelu, le front ridé, l’oeil clair, les joues rouges, la moustache incolore et pensante (…) Il me tendit sa belle main de chef et d’artiste, me dit quelques bonnes paroles, et, dès lors, j’eus la douceur d’aimer l’homme que j’admirais. Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité d’enthousiasme et de sympathie. C’est pourquoi il était toujours furieux. Il s’en allait en guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à venger.
Parmi les croisades perdues d’avance menées par l’écrivain figurait sa haine du prêt-à-penser rendue célèbre par son « Dictionnaire des idées reçues », un bêtisier trop mordant pour avoir pu être publié de son vivant. Mais curieusement aucun de ses aphorismes ne concerne le bourgeois, pour lequel Flaubert avait une aversion définitive qui transparaît dans nombre de ses écrits.
On ne peut être exaspéré que par ce que l’on fréquente de trop près. Or justement, à son corps défendant, Flaubert était un bourgeois lui-même. Regardez-le.
Dans son dernier ouvrage, le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’est penché sur l’évolution de la silhouette à travers les âges. Au 19e siècle, l’embonpoint mesuré est « signe de puissance, de santé, et de distinction » et « permet d’affirmer que l’on peut, que l’on sait, profiter de la vie » à condition de savoir « exposer ses rondeurs d’une certaine manière, adopter un style, qui montre à tous que les formes abondantes ne sont pas assimilables au vulgaire ».
Le bourgeois par exemple travaille le port de son ventre. Il l’affiche avec fierté, bien en avant, les épaules redressées pour mieux le mettre en valeur.
On pense au Portrait de Monsieur Bertin peint par Ingres en 1832 (Musée du Louvre). On pense aussi au Claude Monet de la maturité, qui posait pour la photo cambré, gilet ouvert, ventre saillant. Au 19e siècle, un bedon arrondi est donc chic. C’est bien ainsi que l’ont vu les admirateurs de Flaubert qui, en découvrant la statue de Bernstamm au Salon de 1906, ont décidé d’en faire don à la ville de Rouen.
Rue des Chanoines
A Rouen, la rue des Chanoines est l’une de ces petites merveilles qui vous enchantent quand vous découvrez une nouvelle ville. Une surprise pleine de charme qui se révèle en passant sous un porche, quand on descend de la cathédrale à l’église Saint-Maclou par la belle rue Saint-Romain.
La rue des Chanoines commence très discrètement, enjambée par un bout de maison qui ne laisse d’elle qu’une portion congrue.
En jetant un coup d’oeil sous le porche, on a vu qu’il y avait là plus que la cour privée à laquelle on s’attendait. C’est une venelle qui s’ouvre, aguichante avec ses colombages entr’aperçus.
On ose, on s’avance. Derrière le porche, la ruelle donne sur des jardinets, une verdure privative qui étonne et qui fait du bien en plein coeur de la cité.
A quoi tient le pittoresque ? C’est biscornu à souhait. Les maisons à l’âge immémorial se penchent, murmurent, sans l’ombre d’une fausse note dans les matériaux.
Il fait calme dans cette enclave. On marche sur les pavés luisants de pluie, on imagine que des chats rôdent quand il fait beau.
On est en ville, mais pas tout à fait, un peu en marge. Le temps aussi se brouille, passé et présent se confondent.
Ce n’est pas vraiment une rue, même si la rue des Chanoines le prétend, non sans une pointe d’exagération qui frôle la vantardise. Plutôt un passage créé par le temps et l’usage, un raccourci pratique pour rejoindre plus vite le portail des Libraires sur le flanc nord de la cathédrale et être à l’heure à l’office. Les chanoines, ces clercs attachés au service d’une église, passaient par là pour se rendre à leur messe biquotidienne. Ils y logeaient peut-être.
A l’autre bout, la ruelle se rétrécit brusquement, sous l’emprise d’une bâtisse imposante et plus haute que les autres. A nouveau, une allure de porche fait déboucher sur la rue Saint-Nicolas, mais ce couloir est si étroit que la rue des Chanoines est presque invisible de ce côté là.
On se faufile, on sort. On quitte l’atmosphère paisible et le temps suspendu pour l’animation d’une voie commerçante, avec cet air de contentement que donne la découverte d’une pépite réservée aux initiés. C’est un peu comme si la ville nous avait fait une confidence.
Voilà, on fait partie de ceux parmi les passants de Rouen qui connaissent la rue des Chanoines, on partage avec eux ce petit secret, et on a presque l’impression d’appartenir à un club, une coterie qui sans cesse accepterait bénignement les nouveaux membres.
Pour faire partie de la Grande Confrérie des Connaisseurs de la Rue des Chanoines, c’est tout simple, il suffit d’y passer.
Les dockers du Moyen Âge
Sur un bateau, deux hommes. L’un se penche vers le chargement, dans un beau geste ample et rond qui paraît poursuivre la coque. L’autre, vêtu d’une longue blouse bleue, grimpe à une échelle. Il a jeté un sac sur son épaule.
Dans le panneau voisin, deux autres hommes ploient sous le fardeau qu’ils portent eux aussi sur les épaules. On comprend que les quatre personnages sont occupés à décharger le bateau qui vient d’accoster. Au Moyen Âge cette tâche harassante était volontiers confiée à des manoeuvres de passage, des trimardeurs, d’où le nom du vitrail, « Les Trimardeurs du port ». Il fait partie des collections du musée des Antiquités de Rouen.
Ces deux panneaux de soixante centimètres de côté environ sont des détails d’une verrière plus grande, perdue semble-t-il, réalisée pour la cathédrale de Rouen vers 1220-1230. Le verre bleu qui présente des stries et une épaisseur plus renflée appelée boudine est caractéristique.
Il s’agit probablement de la signature de donation d’une verrière offerte par la corporation des marchands de blé de la ville. Les professionnels avaient l’habitude de se cotiser pour financer des ornements pour les églises. Pour que le Bon Dieu et les générations présentes et futures n’oublient pas leur geste généreux, les donateurs étaient souvent figurés en petit en bas du vitrail, de la statue ou de la fresque.
Les marchands de blé formaient une corporation puissante à Rouen. La ville est située sur la Seine à 120 kilomètres de la Manche, et c’est depuis l’époque antique un grand port fluvio-marin. Les céréales récoltées en Normandie et en Picardie convergent encore aujourd’hui vers Rouen pour en faire le premier port céréalier d’Europe, et le numéro un au monde pour le blé.
La Brasserie Paul
Si Paris a ses brasseries célèbres à Saint-Germain des Prés, la province n’est pas en reste. A Rouen, la brasserie Paul, au pied de la cathédrale, a été le quartier général de Simone de Beauvoir, qui enseignait la philosophie au lycée Jeanne d’Arc. Dans la Force de l’Age, elle se souvient :
Civilisée, pluvieuse et fade, la Normandie ne m’inspirait pas. Mais la ville avait ses charmes : de vieux quartiers, de vieux marchés, des quais mélancoliques. J’y pris vite mes habitudes. Une habitude c’est presque une compagnie dans la mesure où une compagnie n’est bien souvent qu’une habitude. Je travaillais, je corrigeais des copies, je déjeunais à la brasserie Paul, rue Grand-Pont. C’était un long corridor, aux murs recouverts de glaces écaillées ; les banquettes de moleskine crachaient leur crin ; au fond, la salle s’élargissait, des hommes jouaient au billard et au bridge. Les garçons s’habillaient à l’ancienne, en noir, avec des tabliers blancs, et ils étaient tous très vieux ; il y avait peu de clients parce qu’on mangeait mal. Le silence, la nonchalance du service, l’antique lumière jaunie me plaisaient. Contre la désolation de la province, il est bon de se ménager ce que nous appelions, d’un mot emprunté au vocabulaire tauromachique, une querencia : un endroit où on se sent à l’abri de tout. Cette vieille brasserie défraîchie jouait ce rôle.
C’est peut-être de sa mère, née Brasseur, que Simone tenait le goût des brasseries…
Parmi les autres clients célèbres de la brasserie Paul, le plus ancien est le poète Guillaume Apollinaire, l’auteur d’Alcools bien sûr, venu tout comme Verhaeren donner une conférence à Rouen. Heureusement, la sienne ne lui fut pas fatale…
Autre provocateur, Marcel Duchamp, l’inventeur de l’objet d’art « ready made », a été un pilier de la brasserie Paul, où il venait jouer aux échecs. Est-ce là qu’il a trouvé l’idée de son célèbre urinoir ?
Enfin, parmi les contemporains, Philippe Delerm a écrit de belles lignes sur la brasserie Paul :
A la brasserie Paul, la terrasse d’été brille au soleil. Chaises de métal aux pieds lourds et galbés, tables rondes ; la blancheur éblouissante n’évoque pas ici le côtoiement fébrile ni la consommation précipitée, mais le sérieux dans le plaisir, l’ampleur d’une distance confortable, le sentiment rafraîchissant d’un espace social pour déguster la solitude.
Un espace social pour déguster la solitude : Simone de Beauvoir ne l’aurait pas contredit.
Le cimetière monumental de Rouen
On est souvent un peu déçu par les tombes des gens célèbres. On s’attendait à quelque chose de grandiose, à l’image de leur talent ou de leur aura, on se retrouve devant une dalle banale qui pourrait être celle de n’importe qui.
A Rouen, le grand cimetière qui domine la ville se nomme, en toute simplicité, le cimetière monumental. Au 19e siècle, cela devait ressembler à une ville pour les fantômes, un alignement de chapelles familiales ornées de vitraux et de fer forgé. Aujourd’hui, beaucoup de ces monuments funéraires souffrent du manque d’entretien, jusqu’à offrir parfois l’image d’un chaos de dalles, bousculées, basculées en tous sens, comme si l’aube était venue figer l’ouverture des tombeaux pour quelque sabbat nocturne.
Je ne sais pas ce qui se passe la nuit, mais en pleine après-midi, l’atmosphère est paisible et la balade agréable, le long des allées rectilignes animées par les silhouettes des ifs et des pins.
La vue, surtout, est splendide. On a offert aux morts un belvédère d’où ils peuvent contempler à loisir les vieux quartiers hérissés de clochers, tapis autour de la cathédrale, et le sillon argenté du fleuve enjambé par les ponts.
C’est déjà une bonne raison pour venir flâner dans ce Père-Lachaise normand, à goûter la mélancolie du temps qui passe. Une autre est d’aller se recueillir sur la tombe du plus célèbre hôte de ces lieux : Gustave Flaubert.
De là-haut, s’il se penche un peu, le grand romancier peut presque apercevoir le musée Flaubert, pardon, l’ancien Hôtel-Dieu où il est né et a passé les vingt-cinq premières années de sa vie, en tant que fils du chirurgien-chef. De sa maison natale à sa dernière demeure, c’est un tout petit parcours pour quelqu’un qui a tant transporté ses lecteurs.
Le flaubertien du dimanche franchit donc la porte du cimetière monumental de Rouen et se met en quête de la signalétique vers la tombe illustre. Et là, surprise, Flaubert a de la compagnie. Sépultures Louis Bouilhet et famille Flaubert, suggère la pancarte.
Le flaubertien du dimanche s’étonne. Qui est donc ce Louis Bouilhet qui a le culot de voler la vedette au génie du roman réaliste ? Comment s’y est-il pris pour figurer sur le même panneau ?
En fait, ce n’est pas si étrange que cela, et simplement l’effet de l’ordre alphabétique. Car si Louis Bouilhet a sombré dans l’oubli, sauf pour les flaubertiens à plein temps, il a pourtant compté beaucoup pour son grand ami Gustave. Tous deux se sont connus au collège, pour devenir intimes à 24 ans.
Bouilhet a d’abord fait des études de médecine, avant de se tourner vers la littérature. Il écrit, des vers, des pièces, bien accueillis et pour lesquels Flaubert a beaucoup d’estime. A sa mort, son succès n’est pas assez éclatant cependant aux yeux du conseil municipal de Rouen pour justifier l’édification d’un monument à sa mémoire. Flaubert, qui est le mandataire de la souscription, s’énerve de ce refus. Sa lettre à la municipalité est un bijou de raillerie et de férocité.
Flaubert devait bien cet engagement à son « accoucheur ». Cent cinquante ans plus tard, on ne lit plus Bouilhet, mais son influence sur l’oeuvre de son ami se sent encore, lui que Flaubert nommait « ma conscience littéraire, mon jugement, ma boussole ».
Emile Verhaeren
Cette paire de moustaches à la gauloise n’appartient pas à quelque chef de tribu du temps des Véliocasses ou des Eburovices, mais à un esprit très raffiné de la fin du 19e siècle : le poète belge Émile Verhaeren.
Son buste se dresse dans les jardins de l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen. C’est en effet à Rouen que le poète a trouvé la mort en 1916.
Émile Verhaeren a l’honneur d’avoir écrit, à côté de magnifiques vers pour lecteurs adultes, quelques poèmes qui s’apprennent encore dans les écoles primaires. Peut-être celui-ci, tout à fait de saison, vous rappellera-t-il des souvenirs :
Monsieur le vent
Ouvrez les gens, ouvrez la porte,
Je frappe au seuil et à l’auvent,
Ouvrez les gens, je suis le vent
Qui s’habille de feuilles mortes.
Entrez monsieur, entrez le vent,
Voici pour vous la cheminée
Et sa hotte badigeonnée.
Entrez chez vous, monsieur le vent.
Émile Verhaeren a eu aussi une intense activité de critique d’art, défendant les peintres modernes, et parmi eux Claude Monet. Bien que, né en 1855, le poète soit de quinze ans le cadet du peintre, en 1885 rien n’est encore acquis pour les impressionnistes. Dans Le Journal de Bruxelles, à l’occasion d’une exposition d’oeuvres impressionnistes, Émile Verhaeren ne mâche pas ses mots :
L’homme qui le premier s’est improvisé paysagiste impressionniste, c’est Claude Monet. Plus que personne il est le superbe révolutionnaire et pour l’instant le principal bafoué. C’est de règle. Voyant de manière plus parfaite, plus profonde, plus délicate, il est nécessaire qu’il subisse tous les lazzis des daltoniens de la peinture et de la critique, des immobilisés de tout âge et des retardataires de toute arrière-garde.
Je ne sais pas si Verhaeren a rencontré le maître de Giverny. En revanche, il était un ami de Maximilien Luce, qu’il fait venir en Belgique où Luce va se faire le chantre du Pays Noir.
Verhaeren aura été l’une des gloires de son temps, un homme de lettres ami des têtes couronnées, traduit en vingt langues. Quand la Première Guerre mondiale éclate, le poète met sa célébrité au service de la paix. Il est sollicité pour des conférences. C’est au lendemain de l’une d’elles, en 1916, à Rouen, que l’accident arrive. A la gare, la foule autour de lui est dense. A-t-il été bousculé ? Tente-t-il de monter dans le train alors que celui-ci roule encore ? A l’instant où la locomotive entre en gare, Verhaeren chute et est écrasé par le convoi.
Si cette mort stupide a quelque chose de révoltant, cette fin est étonnamment chargée de symbole. Le critique qui a défendu Monet s’éteint dans la ville que le peintre a célébrée, dans une gare, symbole de la modernité.
Jardin des plantes de Rouen
L’année dernière, à l’occasion du festival Normandie impressionniste, un pont de bois à la Monet a été construit dans le Jardin des Plantes de Rouen. Pas plus japonais que celui de Giverny, il est peint en bleu clair. Les visiteurs ne peuvent pas y monter.
Le Jardin des Plantes est un bel endroit pour rendre hommage au chef de file de l’impressionnisme : Monet y avait ses entrées.
Le deuxième séjour de Claude Monet à Rouen pour peindre la cathédrale a lieu en 1893. C’est l’année où commence, en même temps, la création du jardin d’eau de Giverny.
Monet a beau être entièrement absorbé par son travail, il ne peut s’empêcher de penser de temps en temps à son cher jardin. Aux démarches à faire, aux travaux de terrassement qu’il surveille de loin, et, le plus agréable, au fleurissement futur.
Le 16 février, à peine arrivé, Monet écrit à son épouse à Giverny :
J’ai pu ce matin, après avoir travaillé, faire ma visite à M. Varenne au Jardin des Plantes. Très aimable, M. Varenne, et je pense avoir pas mal de choses de lui ; il m’a offert un pied de ce beau bégonia grimpant que j’apporterai dimanche. Nous avons visité toutes les serres, c’est superbe, quelles orchidées ! c’est épatant ! Quand aux plantes pour les jeunes botanistes, à ma prochaine visite il me présentera au jardinier-chef qui ne doit donner des plantes que sur l’ordre de M. Varenne, mais il me dit qu’il serait bon que les enfants me donnent une sorte de liste des genres et des familles qu’ils désirent ; ils pourraient faire cette liste avec le curé. Il m’a donné pas mal de bons conseils sur bien des choses. Enfin ce sera une bonne connaissance. Il m’a dit d’aller partout comme chez moi. Voilà.
Les jeunes botanistes dont parle Monet, ce sont les deux plus jeunes des enfants, son propre fils Michel Monet et celui d’Alice, Jean-Pierre Hoschedé. Inséparables, ils sont âgés d’une quinzaine d’années et se sont mis avec enthousiasme à la botanique, avec la complicité de l’abbé Toussaint, le curé de Giverny. Monet se réjouit évidemment de cette passion qu’il encourage.
Un mois plus tard, le 15 mars, Monet a refait une visite au Jardin des Plantes et fait moisson de spécimens rares. Il annonce à Alice :
J’ai expédié ce matin les plantes du Jardin des Plantes. Qu’on les mette en jauge en ayant bien soin des étiquettes que Blanche sera bien gentille de refaire. Je n’ai rien pu joindre pour les petits, j’ai trouvé ces plantes toutes préparées et n’ai eu que le temps de courir chez un jardinier les faire emballer.
Mais Monet ne peut distraire que bien peu de temps de son travail. Dix jours plus tard, il ajoute tout en bas de sa lettre quotidienne à sa femme, après la signature :
Je n’ai pas eu de loisirs pour voir les jardins ni le Jardin des Plantes.
C’est sa dernière allusion au jardin botanique de Rouen.
Bauta
Cette pierre dressée dans le jardin des plantes de Rouen, qui fait vaguement penser aux menhirs d’Obelix, est un bauta : autrement dit une pierre commémorative runique en norvégien. En 1911, elle a été offerte à la ville de Rouen au nom du peuple norvégien par le « Normands Forbundet » de Christiania.
Il y a cent ans, Norvégiens et Rouennais commémoraient le millénaire de la Normandie, dont on célèbre cette année, sans doute avec moins de faste, le mille centième anniversaire.
La pierre, qui fait bien cinq ou six mètres de haut, présente des bas-reliefs figurant boucliers, épées, éclairs, c’est-à-dire selon l’artiste de l’époque, les difficultés des Vikings « menacés par les périls du ciel et de la mer ». Là, le lecteur français sursaute, étranger à cette admiration et cette mansuétude à l’égard d’envahisseurs qui ont tout de même semé la désolation sur leur passage.
Mais tout cela est bien loin, mille ans après. On peut bien passer l’éponge. D’autant qu’une autre surprise attend le lecteur de la plaque commémorative insérée dans le bauta : la date d’inauguration.
Par une coïncidence qui touche à la prescience, la pierre symbolisant le débarquement des Vikings en Normandie a été dévoilée officiellement un 6 juin. Le 6 juin 1911, 33 ans jour pour jour avant le D-Day.
Oasis
A Rouen, le cadran du Gros-Horloge est entouré de quatre petits oeil-de-boeuf. Le regard est tellement happé par la majesté et les dorures de l’énorme pendule qu’il ne remarque pas ces baies discrètes sur les côtés. De l’intérieur, on a l’impression de regarder la rue à l’oeilleton.
C’était un de ces jours de janvier où Rouen se caricature elle-même, s’appliquant à mériter son surnom de pot-de-chambre de la Normandie. Ce n’est pas de la médisance de ma part : les Rouennais eux-mêmes se sont décerné ce titre, à la façon de Cyrano de Bergerac se servant, avec assez de verve, sa tirade des nez.
Le sobriquet se déclinait au début du siècle dernier sur de nombreuses cartes postales réputées humoristiques. D’énormes vases de nuit déversaient des trombes d’eau sur les passants qui se hâtaient sous leurs parapluies.
Les pots-de-chambre ne sont plus, mais la pluie est restée. Bon, et alors ? Les Normands font semblant de râler, mais je crois que dans le fond, ils aiment bien la douceur humide de leur climat.
Ce jour-là, donc, les parapluies fleurissaient au-dessus de la foule qui se presse à toute heure dans la rue du Gros-Horloge, la plus ancienne voie piétonne de France, paraît-il. Mais, vus d’en haut, les parapluies paraissaient tout petits, surpassés par ceux qui abritaient l’éventaire du fleuriste.
Dans la chaude lumière qui dorait les fleurs, l’étal végétal contrastait avec le gris froid et minéral tout autour. Toutes les couleurs du printemps semblaient s’être réfugiées là, et d’en haut, à travers la vitre, on avait l’illusion de sentir le parfum des fleurs, aussi réconfortant que la vue d’une palmeraie au milieu du désert.
C’était comme une oasis, une oasis inscrite dans la lettre O de l’oeilleton.
Palais de Justice
L’aile nord du palais de justice de Rouen, dite aile royale, est contemporaine du Bureau des Finances et du portail principal de la cathédrale : tous trois ont été commencés en 1509 par le même maître de l’oeuvre, Rouland le Roux.
Tandis que dans un souci d’harmonie la cathédrale est poursuivie en style « moderne », c’est-à-dire en gothique flamboyant, le bureau des Finances adopte un style « à l’antique » qu’on nommera plus tard renaissant. Pour l’Echiquier de Rouen, Rouland le Roux trouve une sorte de moyen terme. C’est un style qui mêle le vocabulaire du gothique et de la Renaissance.
Les gargouilles, par exemple, arrivent tout droit du Moyen Âge, de même que les gâbles à fleurons, les pinacles, les niches ornées de dais. Mais les ouvertures en ogive du gothique prennent ici la forme d’accolades, s’ouvrent largement pour accueillir des fenêtres à meneaux, ou deviennent fantaisistes dans la tourelle.
Et si vous agrandissez la photo, vous pourrez admirer la magnifique balustrade à la base du toit, où chaque cercle s’orne d’une rose qui ne doit plus rien au gothique.
Le Bureau des Finances
C’est depuis l’une des trois fenêtres de gauche de l’ancien Bureau des Finances de Rouen que Monet a peint sa série des Cathédrales, qu’il voyait légèrement de profil juste en face de lui.
En 1892, la pièce servait de salon d’essayage au magasin de vêtements du rez-de-chaussée, tenu par Monsieur Fernand Lévy.
Le bâtiment, devenu propriété de la ville de Rouen, abrite aujourd’hui l’Office de Tourisme.
Les visiteurs n’accèdent plus à l’étage, (dommage !…) mais peuvent, mieux qu’à l’époque de Monet, profiter du magnifique décor Renaissance de la façade, avec ses arcs surbaissés et ses putti inspirés de l’Italie.
On doit le bâtiment à un architecte surdoué, Rouland Leroux, qui a beaucoup travaillé à Rouen au début du 16e siècle. Il oeuvre, notamment, au Palais de l’Echiquier (devenu Palais de Justice), et au portail de la cathédrale.
La diversité de son talent s’exprime dans ces trois monuments qui ne se ressemblent pas, alors qu’ils ont été réalisés en même temps par le même maître-maçon.
Le portail occidental de la cathédrale est de style gothique, en harmonie avec le reste de l’édifice, bien que sa période de construction (1509 – 1526) coïncide avec les débuts de la Renaissance en Normandie.
Pour les bâtiments civils, Rouland Leroux se permet plus de liberté. Il adopte au Palais de l’Echiquier un style exubérant qui tient à la fois du gothique flamboyant et de la Renaissance. Et puis ici, au bureau des Finances, le voilà qui oublie gâbles et fleurons pour donner dans le dernier cri de la modernité, une harmonie et un décor copiés des palais italiens.
On a peine à croire que les deux chantiers, de part et d’autre du parvis de la cathédrale, soient exactement contemporains, commencés tous deux en 1509. A première vue, plusieurs décennies, au moins, semblent les séparer.
La tradition affirme qu’une console du mausolée des cardinaux d’Amboise, à l’intérieur de la cathédrale de Rouen, représente le fameux architecte. Si c’est bien lui, c’est émouvant de découvrir les traits de son visage, avec ses yeux perçants et son front haut. On le devine intelligent, et, comment dire ? pas facile. Une moustache et une barbe taillée, rousses peut-être, encadrent une petite bouche d’où devaient sortir des ordres définitifs.
Rouland Leroux n’a pas son nom sur la console, mais on dit qu’il a signé à sa manière ses créations. La balustrade du Palais de Justice est composée de cercles, où l’on peut voir des armes parlantes, la « roulante roue ». Peut-être est-ce cette même roue qu’encadrent six fois les petits putti potelés de la façade du Bureau des Finances.
Hôtel de Bourgtheroulde
A Rouen, l’hôtel de Bourgtheroulde (les Normands prononcent Bourtroude) fait l’objet d’une rénovation soigneuse dont l’objectif est de rendre à ce magnifique hôtel particulier de la Renaissance sa splendeur passée, et de le convertir en hôtel de luxe.
La façade côté place de la Pucelle, une de ces charmantes placettes entourées de hautes maisons à colombages dont Rouen a le secret, et dont on croyait autrefois qu’elle était le lieu du supplice de Jeanne d’Arc, a déjà fière allure, alors que le chantier se poursuit à l’intérieur, toujours inaccessible.
Il a fallu déployer beaucoup d’efforts pour faire oublier l’ancienne agence bancaire installée naguère dans les lieux. Autour du porche, les bas-reliefs ont été remis en valeur, on jurerait qu’ils sont d’époque, alors qu’ils datent du 19e siècle.
Qu’importe ! Le porc-épic couronné de fleurs de lys continue d’intriguer les passants. C’est l’emblème de Louis XII, roi de France au moment de la construction du bâtiment, au début du 16e siècle.
Le porc-épic était connu en Europe, mais mal, et l’on a longtemps cru qu’il avait la faculté de lancer ses piquants sur ses ennemis. D’où l’idée du grand-père de notre Louis XII de l’adopter comme animal fétiche. Et pour ceux qui n’auraient pas compris le rapport, la devise servait de sous-titre : « de près et de loin ». Ça sonne mieux en latin : Eminus & cominus. Les ennemis n’avaient qu’à bien se tenir, et de préférence à bonne distance !
Ses prétendus pouvoirs extraordinaires faisaient de la bête un porc-épique à ranger dans la catégorie des animaux fabuleux, tels que la licorne, la salamandre ou le phoenix, autres emblèmes célèbres.
Aujourd’hui encore, le porc-épic ne nous est pas très familier. J’ai pu en voir un récemment au zoo, de la taille d’un chien moyen, et j’ai trouvé que le terme de porc est bien mal choisi. Les cochons devaient être bien petits au Moyen Âge…
Le buste de Monet
La ville de Rouen n’a pas manqué de dresser un mémorial « au peintre de la cathédrale » qui a su si bien magnifier le plus beau de ses monuments en en tirant une célèbre série. Curieusement, pourtant, le buste de Claude Monet ne s’élève pas à proximité du portail de Notre-Dame, mais sur une placette discrète, la place Saint-Amand.
Un seul arbre encore jeune orne la petite place, où l’effigie du peintre impressionniste a été posée de façon un peu ridicule au sommet d’une grande stèle, pour bien marquer à quel point son génie s’élève au-dessus du commun des mortels. Pour l’instant, l’arbre ne fait pas d’ombre à la statue : on ne voit qu’elle.
Monet, donc, toise de haut les passants, lui qui était de taille assez petite, et qui n’avait pas la folie des grandeurs.
J’ignore de qui est ce bronze fort expressif d’un Monet vieillissant, bizarrement appuyé par la barbe au socle de pierre. C’est son rapport à l’environnement qui me frappe.
Monet, qui n’a jamais habité de maison à colombages, se retrouve entouré du plus normand des paysages urbains, de hautes bâtisses à pans de bois peintes en tons pastels. Pour le chantre de la couleur, rien que de très naturel.
Cette mode rouennaise de peindre les façades aux couleurs de l’arc-en-ciel n’a pas atteint Vernon, qui possède encore plus de deux cents maisons à colombages, toutes lasurées en teintes naturelles.
Des reflets dans le Robec
Le beau temps revenu creusait des reflets bleus dans le Robec hier.
La Rue Eau-de-Robec est une des plus jolies de Rouen, avec ses hautes maisons à colombages de toutes les couleurs soulignées à leur pied du ruban du ruisseau.
Ce n’est plus vraiment le Robec, puisque le cours d’eau a été canalisé et poursuit sa course ailleurs, loin des regards, mais son évocation, une sorte de plan d’eau calme qui doit tout à l’eau de la ville.
Qu’importe ! La rue au nom qui fleure bon le viking est un bel endroit pour flâner, tandis que les yeux courent de haut en bas et de bas en haut, le long des façades rayées terminées par les greniers à étentes typiques des villes drapières, jusqu’à leur image inversée. C’est un jeu de zigzaguer de pont en pont dans la rue semi-piétonne, de franchir et refranchir un nombre infini de fois cette rivière pour rire.
Tout est si calme aujourd’hui dans la voie autrefois toute bruissante de vie, quand le vrai Robec faisait tourner une multitude de moulins, quand on travaillait dur dans cette rue, à moudre, tanner, filer, fouler, teindre, quand le cours d’eau poussait, rinçait, mouillait, trempait… Le temps s’est arrêté, figé sur une image de carte postale dans laquelle le Robec ne coule plus, en métaphore du temps suspendu.
Pour un peu on se laisserait glisser à nouveau un siècle en arrière, on pousserait la porte du musée de l’Education pour se faufiler entre les petits bancs, dans la salle de classe de jadis, où la leçon de morale inscrite au tableau noir attend d’être recopiée à la plume dans des cahiers recouverts de papier bleu.
Palais de Justice
L’opération coûte au contribuable plus de 18 millions d’euros : cela vaut le coup de s’extasier devant la réfection des façades du palais de justice de Rouen.
On n’avait pas trop le choix, il faut dire. Il y a une quinzaine d’années, les travaux de reconstruction consécutifs à la guerre étaient à peine achevés que des morceaux de pierres ont commencé à se détacher des façades et tomber dans la rue, menaçant les passants. Il devenait urgent de décider des travaux.
L’affaire menée par le ministère de la Justice va son petit bonhomme de chemin. Ce n’est pas terminé, mais une bonne partie est déjà réalisée, tellement spectaculaire qu’on en reste cloué sur place, saisi par « l’effet waou » cher aux décorateurs.
Un aspect parmi cent autres de ce travail, dans la cour d’honneur, cette lucarne de l’aile du palais royal voulue par François Premier, qui date de 1543, a retrouvé tout son éclat de la Renaissance. La pierre blanche se découpe sur l’ardoise sombre qui met en valeur ses délicats pinacles à crochets, ses accolades, ses balustrades, ses statues.
Le parti pris par l’architecte est de mener une réfection, c’est-à-dire de réparer, consolider et nettoyer. Quand il l’a pu, il a aussi replacé des statues depuis longtemps déposées. Il en a fait refaire d’autres. L’effet d’ensemble doit se rapprocher beaucoup de ce que pouvaient ressentir les justiciables des siècles passés, sans doute impressionnés et peut-être écrasés par autant de magnificence.
Pour se souvenir d’à quoi ressemblait le palais de justice de Rouen avant le début des travaux, il suffit d’en faire le tour. A l’arrière, le contraste entre les façades à restaurer et celles déjà remises en beauté est saisissant. Au fil du temps, la pierre de Vernon avait pris la couleur de l’ardoise. Comment est-ce possible que des murs, surfaces verticales, se salissent à ce point ?
Le bûcher de Jeanne d’Arc
Le coeur de Rouen est marqué par une place, celle du Vieux Marché. En théorie elle est assez vaste, sauf qu’on a rarement vu place aussi encombrée : une église, un marché couvert, des ruines, un mémorial, un belvédère et un espace vert, sans compter quelques terrasses de café en saison. Il a fallu caser tellement de choses sur cette place qu’il n’en reste plus beaucoup pour les piétons.
Ce qu’on repère immédiatement en arrivant, c’est l’église à la forme biscornue, étrange, qui a quelque chose du bateau viking et du monstre marin. Le marché couvert semble la prolonger de ses toits en forme de crêtes.
La visite de l’église confirme que c’est l’une des plus fascinantes de Rouen. Pourtant, si comme la plupart des touristes on a abordé la place par la rue du Gros-Horloge qui la relie à la cathédrale, il se peut qu’on manque le petit espace vert aménagé à l’arrière de l’édifice religieux, et qui le justifie.
Tout contre l’église se dresse une immense croix. A son pied, un massif planté de bruyères délimite un emplacement circulaire : celui du bûcher de Jeanne d’Arc. C’est exactement là que la sainte fut brûlée par les Anglais le 30 mai 1431.
Tout a changé sur la place qui l’entoure, monuments et façades. L’église actuelle consacrée à Jeanne d’Arc n’existait pas, il y en avait une autre quelques mètres plus loin dont on voit aujourd’hui les ruines.
Mais ici même les archéologues ont retrouvé le sol du Moyen-Âge, et l’endroit précis du martyre.
Le public n’a pas accès à l’emplacement du bûcher. Comme au Moyen-Âge il est maintenu à l’écart. Le périmètre de sécurité est devenu une distance respectueuse.
Peste
Difficile aujourd’hui d’imaginer ce que purent être les épidémies de peste du Moyen-Age. A Rouen, l’aître Saint-Maclou est un vestige tangible de ce fléau.
L’aître (du latin atrium, entrée de l’église, et par extension cimetière) se présente comme un jardin entouré de galeries. Les poutres de ces galeries sont décorées de symboles macabres : crânes, tibias, outils de fossoyeurs…
Dès 1348, des milliers de corps ont été ensevelis dans les fosses communes de l’aître. Cette année-là, une terrible épidémie de peste noire ravage Rouen. Plus de la moitié, peut-être les trois quarts des habitants périssent. Rouen était à l’époque la deuxième ville du royaume après Paris. « De la dernière semaine d’août jusqu’à Noël, le nombre des morts dépassa cent mille dans la ville de Rouen », selon la Normanniae Nova Chronica. C’est peut-être un peu exagéré, les historiens pensent que la population rouennaise oscillait entre 50 000 et 100 000 personnes.
Ce ne fut malheureusement pas la dernière épidémie, d’autres vinrent faucher des vies par milliers tout au long des deux siècles suivants.
En 1526, une nouvelle peste impose de faire de la place dans le cimetière. On construit des galeries tout autour de l’aître, on vide les fosses communes des siècles précédents, et les ossements sont placés dans les combles des galeries transformés en ossuaires.
La vie ne tient qu’à un fil, constate l’homme du Moyen-Age confronté aux épidémies, qui voit mourir ses proches les uns après les autres. La peste a une influence profonde sur les mentalités. Les chrétiens deviennent mystiques, devant l’omniprésence de la mort ils se réfugient dans la foi. C’est ce peuple désireux de faire à tout prix son salut, tout entier tourné vers l’au-delà, qui va élever les immenses, les magnifiques, les incroyables églises gothiques.
Palais de Justice de Rouen
Le Palais de Justice de Rouen est une pure merveille de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance, dans le style plus flamboyant que moi tu meurs. Il subit actuellement une rénovation qui devrait nous le rendre tout pimpant d’ici deux ans. Si vous êtes de passage à Rouen, consolez-vous de la vision des échafaudages en osant entrer à l’intérieur. C’est un lieu public : l’accès est gratuit.
Je voudrais saluer l’extrême amabilité des deux fonctionnaires de police dévolus à la garde des lieux hier, qui se sont improvisés guides pour répondre à mes questions avec compétence.
En entrant dans la cour du Palais de Justice, la salle des Procureurs se trouve sur votre gauche en haut de l’escalier. C’est la partie la plus ancienne du bâtiment, achevée en 1500 tout rond.
Cette salle immense est couverte d’une magnifique voûte en bois, qui était à l’origine faite en planches de tonneaux de récupération. C’était un matériau dont on disposait à profusion dans le port de Rouen, à une époque où toutes les marchandises étaient conditionnées en barriques afin de faciliter le chargement / déchargement et garantir l’étanchéité pendant la navigation.
La salle avait à l’origine une double fonction : elle servait de marché couvert tout autant que de salle d’audience. Cette promiscuité gênait les hommes de loi mais elle permettait de couvrir les frais du bâtiment.
Une plaque rappelle que Corneille a plaidé ici-même.
Des portes latérales conduisent vers les chambres des requêtes et vers la Cour d’Assises, au plafond à caisson polychrome, couvert de près de cinquante kilos d’or. Malheureusement la salle de la Cour d’Assises n’est accessible que pendant les audiences publiques.
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