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Camille Monet vue par Renoir
Auguste Renoir, La Tapisserie dans le parc, Camille Monet, 1873, collection particulière
46×38 cm
C’est l’image de l’oisiveté heureuse : Camille Monet, vêtue de l’une de ses jolies robes, pose pour Renoir. C’est l’été. Elle a sorti une chaise dans le jardin d’Argenteuil et s’est installée à l’ombre, près du massif de fleurs. Pour s’occuper, elle travaille à une tapisserie, peut-être celle qu’on reverra sous les pinceaux de Monet, entourée de pots bleus :
Claude Monet, Camille au métier, 1875, The Barnes Foundation, Philadelphia
Elle a 26 ans, un mari, un petit garçon, une bonne pour s’en occuper, une jolie maison et même des poules, que Renoir s’est amusé à faire figurer sur la gauche du tableau.
Auguste Renoir, Madame Monet et son fils Jean dans le jardin d’Argenteuil, 1874, National Gallery of Art, Washington
On retrouvera le coq et les poussins l’année suivante, croqués par Renoir mais aussi par Manet :
Edouard Manet, La Famille Monet dans son jardin à Argenteuil, 1874, Metropolitan museum, New York
Et voici en prime une petite poule blanche à toupet.
Les Iris jaunes de Monet
A la fin de sa vie, Claude Monet se livre à d’étonnantes recherches autour du motif de l’iris. Impossible de savoir exactement quand il commence à s’intéresser à leur forme ondulante, à leur beau contraste de couleur sur un fond bleu. Ils ne sont ni signés ni datés, mais portent simplement le tampon d’atelier apposé bien plus tard par Michel Monet, fils de l’artiste.
Dans son catalogue raisonné de Monet, Daniel Wildenstein avertit que « tout essai de datation, même approximative, demeure hypothétique. » Il place ces études bien avant ou juste après le succès de l’opération de la cataracte. Le trait est sûr, les couleurs vibrantes et, si on peut avoir des doutes sur la réalité de ce bleu, les jaunes et les verts sont bien ceux des iris des marais qui poussent toujours à Giverny dans le jardin de Monet.
Le plus étonnant, c’est l’angle sous lequel Monet peint ses fleurs. On a l’impression qu’elles sont sur un talus, qu’il est couché à leur pied, au fond de sa barque… Tout cela n’est qu’illusion, car Monet, à 84 ans, ne recherche pas un cadrage photographique original, comme nous le ferions peut-être. Il étudie une fois de plus les reflets à la surface de sa pièce d’eau.
Le motif et son traitement son très japonisant, tout en portant la marque de la patte de Monet. A droite, des touches en forme de 8 couché évoquent le balancement de la fleur dans le vent.
Cette disposition me fait penser à Femme à l’ombrelle, le magnifique portrait de Camille debout sur un talus exécuté par Monet en 1875, du temps d’Argenteuil. Là aussi, la silhouette se détache sur le bleu du ciel, parcouru de nuages poussés par le vent. On dirait que ce portrait n’a cessé de le hanter.
Les fleurs, peut-être sur un île et sur la berge à la fois, sont disposées tout en haut des flammes vertes de leur feuillage. Entre les tiges perce le bleu de l’eau.
Claude Monet, Champ d’iris jaunes à Giverny, 1887, musée Marmottan-Monet, Paris w1137
A l’époque de Monet, les iris jaunes poussaient spontanément dans les zones humides de Giverny, par champs entiers. Il est même possible que ce soit la vue de ces merveilleux champs de fleurs qui ait contribué au coup de coeur de Monet pour le village, qu’il découvre au printemps 1883. Mais ce n’est qu’après être allé peindre les champs de tulipes au environs de La Haye en 1886 qu’il songe à installer son chevalet de l’autre côté du chemin du Roy et de la voie ferrée pour représenter par trois fois les iris sauvages pendant leur éclatante floraison, au printemps 1887.
Toujours les pots bleus
Suite de la saga des pots bleus dans les tableaux de Monet ! L’artiste devait vraiment les aimer beaucoup pour les faire figurer si souvent dans ses toiles. Celui-ci contient manifestement un laurier-rose.
Le peintre surprend au vol le geste par lequel Camille s’attache une fleur dans les cheveux. Quelle silhouette gracieuse ! Elle émerge des fleurs de dahlias et de fuchsias, nouvelle recherche de Monet sur l’insertion de la figure dans le paysage.
Devant elle, le petit Jean adore une fois de plus se rouler dans l’herbe. Son papa n’a pas ménagé les touches de vert pour nous montrer combien l’enfant a gâté son petit costume clair. Ça ne fait rien, ni papa ni maman ne disent rien, parce qu’ils adorent eux-mêmes s’asseoir dans l’herbe. Décontraction, intimité familiale… surtout pas la raideur des portraits posés. C’est aussi cela, l’impressionnisme.
Monet ou l’obsession de peindre
En 1983, une imposante biographie de Claude Monet est parue aux Etats-Unis, avant d’être publiée en français chez Flammarion l’année suivante. L’ouvrage de 300 pages en grand format coûtait à l’époque la bagatelle de 520 francs (soit 151 euros de maintenant selon l’Insee). Aujourd’hui, chanceux que nous sommes, plus la peine de casser sa tirelire pour accéder aux lumières des auteurs : le livre est disponible d’occasion dès 3,36 euros chez Rakuten, ce qui correspondrait à 11,51 francs de 1983.
Les auteurs, oui, car ils sont deux à s’être partagé la tâche. Robert Gordon a rassemblé une très riche documentation et s’est donné pour but d’analyser comment Monet a résolu les problèmes picturaux qui se posent à tout peintre : lumière, couleur, composition, structure. Andrew Forge s’est attaché aux aspects plus biographiques de l’ouvrage.
Je suppose donc que c’est Robert Gordon qui se livre à ce commentaire sur Camille sur son lit de mort… à moins que ce soit Forge, peintre lui-même. Il commence comme une paraphrase du texte de Clemenceau, mais finit par l’éclairer de façon intéressante :
Au moment de la mort de Camille eut lieu un incident qui maintenant fait partie de la légende de Monet. Il peignit d’elle une étude sur son lit de mort. Ce n’était pas extraordinaire en soi ; ce qui est extraordinaire, c’est le commentaire qu’il en fit et que Georges Clemenceau a rapporté dans le livre qu’il écrivit plus tard sur l’oeuvre de son ami. Monet se servit de cet épisode pour expliquer de façon un peu dramatique son lien asservissant à la peinture. Au lieu de définir cet acte comme un ultime hommage à sa femme défunte, Monet exprime sa révolte contre un comportement qu’il juge contre nature ; car même à son chevet, il avait été conscient du détachement avec lequel l’oeil du peintre estimait la lumière tombant sur son visage, identifiait la succession des valeurs, traduisait ses traits ravagés et irremplaçables en un problème pictural. C’était inhumain ; il se comparaît à une bête de somme attelée à une meule – la meule du métier, qui le coupait de l’expérience humaine ordinaire.
D’accord, d’accord… Mais voici maintenant l’analyse de l’auteur :
Monet n’était pas le premier à se sentir pris au piège d’une vocation. (…) Mais chez lui, ce sentiment revêtait un caractère particulier : il se plaignait non pas de l’obsession mais de la nature même de l’activité qui la créait. Il y a quelque chose de troublant dans cette aptitude spécifique à observer les choses et les gens avec un désintéressement si absolu que les identités finissent par s’estomper.
(c’est moi qui souligne). L’auteur détaille ensuite la mécanique du regard du peintre, en notant que
lorsque nous appliquons notre faculté de regard à des buts pratiques, nous ne remarquons pas que les choses changent de forme lorsqu’on s’en approche, que la couleur est modifiée par la lumière, l’ombre, la distance, ni d’autres détails qui pour un peintre pourraient s’avérer d’une extrême importance. Le souci d’exprimer la lumière par la couleur et par cette sorte d' »enveloppe » atmosphérique suppose nécessairement chez Monet un détachement porté à un degré sans précédent.
Monet détaché du monde par sa volonté d’en transcrire l’apparence, à sa façon si personnelle… Cela sonne très juste et paraît être la clé non seulement de Camille sur son lit de mort mais aussi de ce qui l’a tenu à ses Grandes décorations pendant la Première Guerre mondiale. Une sorte de méditation thérapeutique quand la réalité du monde est insupportable. Il se met à peindre, et tout le reste disparaît, est dissous dans cette concentration du regard.
Monet par Manet
Les peintres Monet et Manet étaient proches non seulement par leurs noms presque semblables, mais aussi par la solide amitié qui les a liés. En 1874, Claude et son épouse Camille résident à Argenteuil, au bord de la Seine, et adorent passer des heures sur l’eau dans le bateau-atelier bricolé par Monet, une barque dotée de quelques planches qui forment une cabine.
C’est ainsi que Manet les représente sur cette toile exécutée sur le vif. Où se tient-il lui-même ? Sur la berge ? Les gris dominent, comme s’il voulait rendre l’idée de l’ombre qui règne sous l’auvent. Monet peint, sans doute l’un de ses chefs-d’oeuvre de la période d’Argenteuil. Camille a l’air d’avoir apporté un ouvrage pour s’occuper, si vaguement esquissé qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’une broderie, d’une tapisserie ou d’autre chose. Elle n’est pas assez absorbée pour ignorer le regard de Manet sur elle. Derrière on devine les flots de la Seine.
Une autre toile également conservée en Allemagne offre un plan plus large et un angle différent. On reconnaît le store à festons au-dessus du couple, le chapeau de paille porté par Monet. On peut supposer que les deux oeuvres ont été faites le même jour. Mais laquelle en premier ? Et pourquoi changer de style entre l’une et l’autre ? Manet voulait-il expérimenter une nouvelle technique ?
La facture est moins rapide, sauf pour la silhouette de Camille. Celle de Monet concentré sur son travail tranche au milieu de tout ce bleu. Le noir a presque déserté le tableau, signe de l’influence de l’impressionnisme sur Manet.
J’aurais bien aimé savoir ce que les deux amis se sont dit en regardant leurs toiles respectives à la fin de la journée.
Deux remords de Claude Monet
La vie du maître de Giverny inspire les romanciers. J'ai lu "Deux remords de Claude Monet" sur la recommandation d'Aifelle, et comme elle j'ai beaucoup aimé ce roman tout en finesse porté par une très jolie écriture.
L'histoire commence par l'évocation du grand ami de jeunesse de Monet, Frédéric Bazille,
Le mariage de Claude Monet et Camille Doncieux
Voici la transcription de l’acte de mariage de Claude Monet et Camille Doncieux, première épouse de Monet. (Pour faciliter sa lecture, j’ai indiqué les dates et âges en chiffres et non en lettres comme dans l’original.) On remarque en particulier le consentement du père de Monet, pourtant hostile à ce mariage, ainsi que les signatures des témoins Gustave Courbet et Gustave Manet, frère du peintre Edouard Manet.
Le 28 juin 1870 à onze heures un quart du matin,
Acte de mariage de Oscar, Claude, Monet, artiste peintre, né à Paris le 14 novembre 1840, demeurant à Bougival, hameau de St-Michel (Seine et Oise) ; fils majeur de Adolphe Monet, rentier, demeurant au Havre (Seine-Inférieure) et de Louise, Justine, Aubrée, son épouse décédée,
Et de Camille, Léonie, Doncieux, sans profession, née à Lyon (Rhône) le 15 janvier 1847, demeurant à Paris avec ses père et mère boulevard des Batignolles 17 ; fille majeure de Charles Claude Doncieux, âgé de 63 ans, et de Léonie, Françoise Manéchalle, son épouse, âgée de 41 ans, rentiers, présents et consentants.
Les actes préliminaires sont : la publication faite en cette mairie et en celle de Bougival, les dimanches 15 et 22 mai derniers à midi, affichée sans opposition ; les actes de naissance des époux et de décès de la mère de l’époux, le consentement de son père reçu par maître Jaussy et son collègue, notaires au Havre le 8 avril dernier ; desquelles pièces paraphées et annexées il a été fait lecture ainsi que du chapitre du Code Napoléon : des droits et devoirs respectifs des époux.
Les époux et les père et mère de l’épouse, interpellés par nous, conformément à la loi du 10 juillet 1850, nous ont déclaré qu’il a été fait un contrat de mariage reçu par maître Aumont Thiéville, notaire à Paris, le 21 juin courant, ainsi qu’il résulte du certificat ci-annexé et de suite les dits époux ont déclaré reconnaître et légitimer un enfant du sexe masculin né à Paris le 8 août 1867, inscrit le 11 du même mois sur les registres des actes de naissance du 17e arrondissement de Paris sous les prénoms de Jean, Armand, Claude, comme fils de Claude, Oscar, Monnet (sic) et de Camille, Léonie, Doncieux et de plus, ils ont aussi alternativement déclaré prendre en mariage l’un, Camille, Léonie, Doncieux, l’autre Oscar, Claude, Monet.
Après quoi nous, Alexandre Antoine Grouvelle, chevalier de la Légion d’honneur, Adjoint au maire du 8e arrondissement de Paris, officier de l’Etat Civil, avons en l’hôtel de la mairie publiquement prononcé au nom de la loi que les dits époux sont unis en mariage en présence des témoins ci-après : Gustave Manet, avocat, âgé de 35 ans, Rue de St Pétersbourg 49 ; Antoine Lafont, journaliste, âgé de 35 ans, rue Capron 19 ; Gustave Courbet, artiste-peintre, âgé de 51 ans, rue Hautefeuille 32 ; Paul Dubois, docteur en médecine, âgé de 29 ans, rue de Maubeuge 7 ; et ont les époux, les pères et mère de l’épouse, les témoins signé avec nous, après lecture faite.
Le souvenir de Camille
5 septembre 1879 : Camille Doncieux s’éteint à Vétheuil, après un long combat contre la maladie. L’épouse de Claude Monet, celle qui a posé si souvent pour lui et ses amis peintres, Manet, Renoir, meurt toute jeune, à 32 ans. Elle laisse deux petits garçons, Jean, douze ans, et Michel, encore bébé.
On peut toujours voir sa tombe au cimetière de Vétheuil, tout près de l’église, à flanc de colline. Passée la porte en pierre, il suffit d’aller tout droit vers les pins et la vue sur la Seine qui donnent à l’endroit un air de cimetière marin.
La tombe de Camille Doncieux fait le coin tout au fond à gauche. C’est l’une des plus anciennes, entourée d’autres plus récentes.
Camille repose entre le souvenir et l’oubli, derrière les grilles ouvragées qui lui font une sorte de lit-cage.
Monet l’aimait. Il l’avait choisie malgré l’hostilité de sa famille. On a du mal à comprendre pourquoi il ne s’est guère préoccupé de la tombe de la « pauvre Camille », pendant le presque demi-siècle où il lui a survécu.
Femme à l’ombrelle
Dans les jardins de Giverny, un jour de grand soleil. Au fil des allées, on aperçoit quelques parapluies ouverts. Un petit coup d'oeil : c'est toujours une dame japonaise qui se protège ainsi des ardeurs du soleil. Ce geste ne lui paraît pas, comme à nous, vaguement ridicule, mais au contraire parfaitement adapté à la situation.
Les Japonaises n'ont pas perdu comme nous l'habitude féminine de l'ombrelle. Camille apparaît plus gracieuse que jamais quand Monet la peint en 1875 avec cet accessoire si prisé alors.
Le visage très doux, esquissé de quelques coups de pinceaux, se devine derrière un léger voile qui flotte au vent, tandis que la silhouette de Camille se détache à contre-jour dans une atmosphère bleutée.
Sa femme, son fils, une journée de beau temps dans la nature : Monet semble avoir résumé tout son bonheur d'Argenteuil, mis en valeur par le cadrage en contre-plongée.
Camille Doncieux
Voici Camille Doncieux, la première épouse de Claude Monet. Elle pose pour Renoir, grand ami du jeune couple.
De l’âge de 18 ans jusqu’à son lit de mort, à 32 ans, Camille a servi de nombreuses fois de modèle à son mari, mais ce portrait-ci est plus détaillé que la plupart de ceux peints par Monet. Peut-être est-ce dû au style de Renoir, ou parce que… l’amour rend aveugle ?
Cette couleur bleu pâle lui va bien, on l’imagine très douce, Camille, très patiente. Mais à la vérité, il reste bien peu de choses de sa courte existence.
C’est pourtant la seule femme qui ait donné des enfants à Monet, Jean et Michel. Elle qu’ils auraient pu fêter aujourd’hui, si la fête des mères avait déjà été instaurée.
Quand Elle passe
10 octobre 2021 / 2 commentaires sur Quand Elle passe
C’est un tableau de Monet qui ne cesse de nous interroger, de nous émouvoir, et avec lequel le peintre lui-même n’était pas très au clair.
Dans la biographie de Claude Monet publiée par Daniel Wildenstein, le rédacteur, Rodolphe Walter, n’en fait pas des tonnes. Lui d’habitude si précis se contente de quelques mots :
Et sans indiquer d’où est tirée cette citation, le biographe se contente de donner entre parenthèse le numéro du tableau dans le catalogue raisonné (543).
La notice du catalogue ne nous en dit pas beaucoup plus :
Au passage, la toile n’est pas si petite : 90 x 68 cm. C’est le format des bouquets de fleurs que Monet peint cet été-là, peut-être le seul qu’il avait sous la main.
Monet s’était confié à Georges Clemenceau, sans que rien ne nous prouve qu’il ait été jusqu’à lui montrer le tableau. Voici les propos que rapporte le Tigre dans le livre qu’il a consacré à son ami, Claude Monet – Les Nymphéas, paru en 1928 :
Sous les dehors d’une citation, on reconnaît le style de Clemenceau. Monet ne pense pas si compliqué, il a une façon de s’exprimer plus directe et plus simple. Mais l’idée générale est de lui, et peut-être des bouts de phrases ici ou là.
Il aime Camille, il l’a toujours aimée : au moment de son décès, elle lui est toujours très chère, il y est si profondément attaché. Cela n’exclut pas l’hypothèse qu’il la trompe peut-être depuis deux ans avec Alice, la chair est faible, mais il est également permis de penser qu’il lui est resté fidèle jusqu’au bout.
Tandis qu’il la veille, le voilà tenaillé par une envie de peindre. Clemenceau nous décrit l’espèce de déformation professionnelle qui fait observer les variations de la couleur à Monet. Il parle d‘inconscience, de réflexes. La citation de Wildenstein fait état d’une obsession.
Monet a un peu honte de lui. Il a le sentiment qu’il n’aurait pas dû. Qu’il commet une forme d’indécence. De quelle nature ? Il devrait être éploré, incapable du moindre mouvement, or il ne pense qu’à peindre. Le même sentiment de gêne le prendra bien plus tard pendant la Première Guerre mondiale, quand il s’excusera de s’intéresser à de petites recherches chromatiques pendant que d’autres se battent au front. Quelle vanité que la peinture, quand la mort passe.
C’est indécent aussi parce que Camille a été très souvent son modèle, et qu’il lui impose de poser encore pour lui, alors qu’elle n’est plus là pour lui donner son consentement. Il lui vole son image. Voilà des mois qu’il ne la peint plus, elle est trop malade. Mais comme il a aimé le faire ! Dès la première fois, dès la Femme à la robe verte, Il a adoré cela, la regarder et la faire renaître sur la toile, sous ses doigts. Il sait que c’est sa grâce à elle qui a transformé de nombreux tableaux en purs chefs-d’œuvre.
C’est aussi à ce bonheur-là qu’il faut dire adieu, cette complicité du couple : tu poses, je te peins, tu es le sujet, je suis l’artisan du tableau. Je le crois dans une douleur extrême, si grande qu’il lui faut de l’action pour s’anesthésier. Son sentiment de perte est très profond, et peut-être repense-t-il au chagrin éprouvé à la disparition de sa mère, quand il avait 16 ans. Ces sentiments si intimes, il ne sait pas les extérioriser. Le chagrin le submerge, et c’est alors que lui vient cette idée de la peindre encore, une dernière fois. Une planche de salut pour ne pas se noyer de tristesse. L’obsession de la couleur a bon dos.
Parmi les sentiments indicibles qui l’assaillent, figurent aussi sans doute une part de culpabilité et une pointe de soulagement : enfin, elle ne souffre plus. Voilà des mois que Camille endure le martyre, qu’elle est dans une faiblesse complète. Des semaines qu’elle ne mange plus rien. Monet a vécu tout cela avec un sentiment d’impuissance, incapable de soulager la douleur de sa femme, trop pauvre pour faire venir souvent le médecin. A-t-elle été assez bien soignée ? Aurait-il pu faire mieux ? On ne perd pas son épouse à 32 ans sans révolte contre le sort et sans se poser des questions.
Et puis, par moment, il n’est pas impossible que Monet ait ressenti une forme d’apitoiement sur lui-même. « Plaignez-moi, mon ami », dit-il à Clemenceau. De quoi faut-il le plaindre ? Pour la galerie : d’être obsédé par la peinture jusqu’à l’indécence. Au fond de lui : de son infinie tristesse d’avoir perdu si tôt son épouse chérie, celle qu’il a choisie en dépit du désaccord et du rejet de son père Adolphe Monet, celle qui lui a donné deux fils, et qui l’aimait tendrement.
Pourquoi, alors, est-il resté si peu de témoignages de Camille, aucune lettre envoyée ou reçue, une seule et unique photo ? On ne sait pas comment elle pensait, comment elle s’exprimait. A nouveau la biographie de Daniel Wildenstein est tout à la fois laconique et catégorique :
J’aimerais bien savoir ce qui lui fait dire cela. D’où tient-il l’information ? S’agit-il de sa conviction personnelle ? J’ai déjà remarqué dans la biographie de Wildenstein une certaine misogynie à l’égard d’Alice. La pauvre ne trouve guère grâce à ses yeux, au point de lui faire tordre la vérité. Selon le biographe, Alice exigeait une lettre quotidienne de Monet quand il partait en voyage… C’est oublier un peu vite que Monet lui aussi en exigeait une d’elle, et que la missive avait intérêt d’être longue et tendre.
Pour en revenir aux lettres de Camille, je ne crois pas qu’Alice ait demandé à Monet de les détruire : pourquoi aurait-elle été jalouse d’une morte ? Dont, qui plus est, elle avait été l’amie ? A mes yeux, cela n’a pas de sens. Je pense que c’est Monet lui-même qui a décidé de les détruire, comme plus tard il brûlera les lettres d’Alice, en pleurant. Parce que pour lui le deuil passe par là. Quand la femme que l’on a aimée passe de l’autre côté du miroir, chacun fait ce qu’il peut.