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Category Archives: Guide à Giverny

Date à retenir

GivernyDes coquelicots rouges, des pavots roses, des phacélies mauves, des campanules bleues, et des roses, des alliums, des juliennes, des stachys, des oeillets mignardises, plus toutes celles que j’oublie : voici un massif impressionniste de fin de printemps à Giverny, bien dans l’esprit de Claude Monet.
Souvent les visiteurs me demandent le nom de telle ou telle fleur. Quand je le connais, j’aime bien les renseigner, qu’ils soient mes clients ou non.
Justement en voici qui s’interrogent, sourcils froncés, devant les belles hampes chargées de grosses clochettes qui fleurissent en bleu blanc rose partout dans le jardin.
– Savez-vous comment s’appellent ces fleurs ? me demandent-ils en anglais, avec une certaine tension dans la voix.
– Des campanules de Canterbury.
– Ah, merci ! répond la dame soulagée d’avoir enfin la réponse. Des campanules de Canterbury !
Elle me regarde avec un étonnement mêlé d’incrédulité :
– C’est vraiment leur nom ?
Je confirme.
– Nous venons de Canterbury ! explique-t-elle.
On sent que pendant un quart de seconde, elle a imaginé que je connaissais son origine et que j’avais forgé le nom en conséquence, puis elle s’est rendu compte que je ne pouvais pas avoir connaissance de cette information et a conclu en toute logique à une amusante coïncidence.

Quand les visiteurs manifestent de la curiosité et de l’intérêt, c’est un grand plaisir de répondre à leurs questions. Comme s’en justifiait avec humour une retraitée, « on est jeune alors on ne sait pas tout ! » Nous sommes parties d’un éclat de rire. « Je devrais pourtant le savoir, a-t-elle poursuivi, parce que je suis née le 7 août. » Et devant mon air interloqué, elle a répété : « le sait tout ».
Une date à retenir, pour ceux qui ont de la mémoire.

Suivez mon iris bleu

Faux irisLe parapluie est au guide ce que les ciseaux sont au coiffeur, le stéthoscope au médecin, le sifflet à roulette au chef de gare. Quand on guide en plein air par temps variable, il est risqué de prétendre s’en passer, et carrément téméraire de s’en dispenser si l’on doit guider un groupe, surtout au milieu d’une foule. Le parapluie brandi sert de fanion, il ouvre la voie comme un brise-glace.
C’est un peu difficile quand on débute. En tête du cortège, vous levez le bras avec le parapluie fermé, l’air de tâter le vent, et vous vous sentez vaguement ridicule. Pourtant ce geste a un effet souverain : il vous fait entrer dans le rôle, encore plus que le badge préfectoral.

Tout le mois d’avril, le temps humide nous a imposé le parapluie à Giverny. C’était un peu lassant. Depuis que le ciel s’est remis au beau, je suis contente de le laisser à la maison.
Pour le remplacer comme signal dans la foule compacte de mai, j’emporte un iris factice.
Le voici photographié dans mon jardin (je ne me permets pas ce genre de privautés dans celui de Monet) à côté d’un iris naturel. C’est une jolie imitation en tissu, avec une tige suffisamment rigide pour la tenir sans qu’elle ne ploie.
L’idée n’est pas de moi mais de ma collègue Patricia qui utilise un beau tournesol. Il nous arrive souvent de nous partager un groupe, chacune sa fleur dans le jardin, les clients apprécient, ils trouvent que c’est efficace et joli.
Par rapport au parapluie, la fleur présente des avantages considérables. Elle est plus légère, et il n’est pas besoin de tendre le bras, elle culmine spontanément au-dessus des têtes.
De plus, si le parapluie suggère la menace d’une averse, l’iris est en harmonie avec le jardin.
Le seul problème, finalement, c’est la qualité de l’imitation. Pour beaucoup de visiteurs, l’aspect artificiel de la fleur ne saute pas aux yeux.
Alors que le parapluie ne suscite aucune question, aucun commentaire, l’iris fait débat. Environ une personne sur deux est persuadée qu’il est vrai. Même à contre-saison.
On marmonne sur mon passage, on s’insurge. J’entends des réflexions réprobatrices : « si tout le monde faisait comme elle ! » Les enfants le clament tout haut, accusateurs : « la dame elle a cueilli une fleur ! »
Je leur fais toucher la fleur, je leur demande s’ils croient qu’elle est vraie. Aux adultes j’indique la bonne adresse où se procurer la même, face à la Fondation Monet.
Tout cela pourrait encore passer. Le plus fatigant, ce sont les remarques idiotes, comparaisons religieuses (on dirait que vous portez une croix / un cierge) ou métaphores licencieuses (la queue est longue !). Cette dernière sortie émanait, à ma surprise, d’un vieillard ratatiné dans son fauteuil roulant, qui n’avait visiblement rien perdu de sa verdeur verbale.
Voilà pourquoi, au bout de quelques jours de beau temps, je me fatigue un peu de l’iris. S’il fait gris demain, je ressortirai le parapluie. Si le soleil brille, je prendrai l’ombrelle.

Poltron minet

Chat au banc à Giverny, pastel de Veronika Stark Chat au banc à Giverny, pastel de Veronika Stark
Si vous souhaitez acheter ce pastel, merci de laisser un commentaire, il ne sera pas publié.

C’est une histoire que vous aimez bien raconter.
Au fil du temps, vous en avez peaufiné les effets, suspense, surprise, comique, vous savourez à l’avance ce partage.
Tout en parlant dans le micro, vous déambulez dans le site historique, le groupe derrière vous en haleine, suspendu aux oreillettes.
Soudain, un brouhaha se fait entendre dans votre dos. Que se passe-t-il ?
Ah ! Elles ont vu un CHAT.
Inutile de faire comme si de rien n’était. Face à un chat, vous n’êtes pas de taille à lutter.
L’expérience vous l’a appris : dans la hiérarchie des choses intéressantes, le chat occupe l’une des toutes premières places. Vos histoires captivantes viennent nettement après.
Vous vous interrompez donc. Vous dites, Oh ! un chat ! en essayant de mettre un intérêt poli dans votre ton.
Elles font bloc autour de l’animal. Elles, car c’est toujours la gent féminine, tous âges confondus, qui s’arrête devant les bêtes à fourrure.
Minou minou minou ! Le félin lève un regard incertain.
Vous patientez, impassible et mutique.
Minou minou !
Penchées vers le matou, elles frottent le bout de leurs doigts.
Combien de temps l’intermède va-t-il durer ?
Le chat s’est mis à miauler. L’une de ces dames l’imite, puis une deuxième. Miaou ! Miaou ! Elles miaulent à qui mieux mieux.
« Ecoutez-la qui parle au chat ! » pouffe un mari.
Par chance, le chat ne l’entend pas de cette oreille : il n’a pas l’air d’apprécier les miaulements humains. Après une certaine hésitation, le voici qui se retire.
Les dames déçues se redressent.
Patientez encore un peu, elles vont bientôt se rappeler que vous existez.
Allez, vous pouvez bien l’avouer ! Vous avez eu la tentation de ne pas raconter la fin de l’histoire, par esprit de basse vengeance. Mais le professionnalisme reprend le dessus pour vous faire enchaîner, imperturbable.
Nous disions donc…

Face au CHAT, c’est quand même toujours vous qui gagnez.

Bêtisier

Château-Gaillard Les guides de Normandie ont été sollicités pour livrer les questions les plus stupides, les commentaires les plus idiots des visiteurs étrangers sur les plages du Débarquement ; le but est d'en faire un bêtisier appelé à un grand succès auprès du public anglo-saxon, qui a le sens de l'auto-dérision.
Comme je ne guide pas les plages, je ne suis pas directement concernée. J'aurai sans doute du mal à résister à la lecture d'une telle compilation, d'autant que mes collègues rapportent des réflexions qui valent leur pesant de cacahuètes. Ainsi, l'un d'eux raconte qu'il a entendu, à la pointe du Hoc, un touriste admiratif lancer : "c'est bien imité !"
Mais il y a quelque chose dans le principe qui me dérange. Je respecte les clients, même les moins vifs, et mettre en exergue leurs bourdes me gêne. Des sottises, tout le monde en dit tôt ou tard, je ne suis pas la dernière.
Pour moi, la question qui m'a le plus interloquée m'a été posée à Château-Gaillard, devant le magnifique panorama des Andelys.
Je guidais un groupe qui effectuait une croisière fluviale, et nous étions en train d'admirer le méandre de fleuve, quand l'un des participants me demande quel est le nom de la rivière là en bas.
– C'est la Seine, Monsieur.
– Et… elle est navigable ?
– Oui, vous naviguez dessus !
Je me sais capable de telles sorties. Il suffit de suivre son idée, de ne pas bien entendre la réponse. Soyons charitable.
Non, le plus irritant, ce n'est pas le malentendu, l'incompréhension. De l'avis général, le pire du pire a un nom : le boute-en-train.
On ne le croise pas systématiquement, mais si par hasard un joyeux drille s'est glissé dans votre groupe, malheur !
Le boute-en-train a un répertoire de fines plaisanteries, qui vous faisaient rire à l'école primaire. Evoquez-vous la glycine qui orne gracieusement la passerelle de Monet ? Le boute-en-train ne peut s'empêcher de lâcher le navrant "il vaut mieux pisser dans la glycine que glisser dans la piscine !" Il s'en trouve toujours autour de lui pour pouffer. Le boute-en-train a son public.
Vous lui lancez un regard éloquent. Comme un gamin, il se croit obligé d'expliquer, "allez ! Je blaaague !"
A Rouen, mes collègues n'en peuvent plus d'entendre la si spirituelle boutade sur Jeanne d'Arc, "vous ne m'avez pas crue, vous m'aurez cuite !" Ils ont de l'entraînement pour répondre qu'elle est bien bonne, sur un ton qui en dit long.
Pourquoi ces interventions intempestives sont-elles si exaspérantes ? Ce n'est pas, ou pas seulement, le conflit de leadership. C'est que le guidage tient beaucoup de l'art du conte. Les efforts du guide tendent à plonger dans le passé, à recréer la logique d'une époque. La magie est fragile comme un château de cartes, elle repose sur une patiente évocation, une ambiance mise en place. Une lourdeur malvenue, et tout s'écroule.

Emporté par la foule

feuilles de bambou et de nymphéasLa catastrophe de Duisbourg vient de douloureusement remettre en lumière l’ambivalence humaine face à la foule. Qui saurait résister à l’attraction qu’exerce un rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes ? Si tant de gens se pressent là, c’est qu’il s’y passe quelque chose de bon pour moi ! raisonne obscurément un coin reculé de notre cerveau.
Il y a une espèce de joie animale, grégaire, à se frotter à nos congénères agglutinés, qu’on retrouve dans la chanson de Piaf.
Les chroniqueurs du 19e siècle qui décrivent l’affluence au Salon emploient cette expression : « on se portait », image d’une foule si dense que les pieds ne touchent plus le sol. Zola a des accents semblables pour raconter les grandes ventes du blanc dans Au bonheur des dames.
Et en même temps, qui n’a jamais éprouvé une angoisse soudaine en réalisant que sa liberté de mouvement se trouvait entravée par la présence physique des autres, que ce soit dans les bouchons ou au milieu d’un attroupement ? L’angoisse de l’étouffement peut pousser à faire n’importe quoi d’irrationnel, juste pour sortir de là.
La même ambivalence s’exerce parmi les visiteurs de Giverny. Ils veulent à tout prix venir, parce que tout le monde leur a dit que c’était bien, parce que c’est si célèbre, un truc qu’il faut avoir vu. Et à peine sont-ils là, qu’ils s’aperçoivent que pas mal d’autres personnes ont eu la même idée.
Leurs sentiments sont alors très mêlés. La présence des autres est une sorte de gage qu’ils ont bien fait de venir, mais en même temps ils souhaiteraient jouir du lieu en solitaire. Si l’affluence est trop grande, s’exprime de la déception, une forte frustration qui va parfois jusqu’à la colère.
Et vous, aimez-vous les bains de foule ? Les aimiez-vous à vingt ans ?
J’ai passé un week-end de grande inquiétude, sans nouvelles de mon fils qui séjourne à Duisbourg cet été. Heureusement, il n’est resté que cinq minutes à la Love Parade, parce que, Dieu soit loué, il n’aime pas beaucoup la musique techno.

Ignorance avouée

Achillée, GivernyLa question surgit, inattendue, et vous laisse sans voix. C’est un point de détail que vous avez oublié, ou une interrogation que vous partagez mais à laquelle vous n’avez vous-même pas encore trouvé de réponse. Comment avouer que vous ne savez pas ?
Quand j’ai débuté, j’étais anxieuse à l’idée d’être placée dans cette situation embarrassante, d’autant plus que les questions ne cessaient de me surprendre. Depuis, j’en ai entendu des milliers, et à Giverny j’en viens presque à souhaiter de nouveaux questionnements.
Sur les autres sites, ce n’est pas encore le cas. Quand la question à mille euros tombe, me voilà donc face à mon ignorance, et face à mon client. Que faire ?
C’est un sujet qui revient souvent dans les discussions entre guides. Et chacun a sa façon de traiter la question, selon sa personnalité.
La plus simple, la plus honnête, est de reconnaître qu’on ne sait pas. On peut le faire avec un brin de contrition, ou avec superbe, d’un « alors là, aucune idée ! » définitif qui balaie la question d’un revers de manche.
On peut aussi réfléchir tout haut, tenter de cerner la réponse en rassemblant des bribes d’informations. « Quelle différence d’âge y avait-il entre Alice et Monet ? » me lance dans des calculs compliqués. En général, le questionneur est vite gêné de vous donner tant de mal, la réponse ne lui importait pas tant que ça.
Mais certains guides répugnent à dire je ne sais pas, comme si leur crédibilité devait s’en trouver affectée. Plus ou moins sans s’en rendre compte, les voilà qui inventent une réponse satisfaisante.
Tous les parents font cela aussi, n’est-ce pas ? Et en général cela n’a aucune importance, car la question elle-même n’en avait pas. « Il y a combien de jardiniers aujourd’hui dans les jardins de Monet ? » Dame, qu’ils soient 8 ou 10 ou 12, qu’est-ce que cela change ?
A Giverny, le nom des fleurs est le piège favori des visiteurs. Certains on un talent spécial pour vous dénicher les plus inconnues au bataillon, espérant, supposant que vous saurez non seulement les identifier, mais encore les nommer dans leur langue. « Il y a 4000 sortes de fleurs différentes dans ces jardins, c’est mon excuse pour ne pas les connaître toutes ! » me paraît une justification suffisante.
Une guide citadine m’a raconté qu’elle préfère prendre les devants, annoncer tout de suite qu’elle n’y connaît rien en plantes et que ce n’est pas la peine de lui demander quoi que ce soit. Après avoir ainsi botté en touche en brandissant avec panache son mépris pour le monde végétal, elle embraie sur l’impressionnisme, la vie de Monet, et la visite se passe très bien.
Cela peut être frustrant pour les visiteurs aux mains vertes, mais pas pour tous. Certains ont une aversion totale pour la botanique. « Je craignais que la visite guidée consiste à nous donner les noms de chaque fleur ! » m’a dit un jour une dame avec soulagement.
Enfin, il reste les solutions radicales. Une amie parisienne qui guide au Louvre, un endroit où il est tout bonnement impossible de tout savoir, et où la visite est soumise à des contraintes horaires, m’a fait rire en me confiant qu’elle serait tentée de déclarer abruptement : « les questions ne sont pas comprises dans la visite ! » Surprenant de la part d’une personne douce et chaleureuse ! Mais si c’est pour s’entendre demander combien ça vaut, un tableau comme ça, voilà une posture à laquelle on ne peut manquer de souscrire…

La vie de château

Château de Bizy, Vernon, FrancePour un guide, il n’est pas difficile de savoir si son auditoire apprécie sa prestation : une écoute attentive, des rires, une ambiance détendue, sont déjà de bons signes. Si le groupe reste groupé pour ne pas perdre une miette des commentaires, c’est encore mieux. La visite se terminera dans des remerciements chaleureux, souvent accompagnés de généreux pourboires.
Au contraire, si tout le monde bâille à tour de rôle, que l’humour tombe à plat, et que les participants commencent à s’égailler dans la nature, c’est mal parti. On finira piteusement la visite avec une poignée de personnes qui n’ont pas osé s’échapper, peut-être par courtoisie ou par pitié.
Je crois que l’un et l’autre scénario sont déjà arrivés à tous les guides. Et autant il est agréable d’entendre des éloges, autant il est difficile de constater les échecs.
Quand ces deux expériences diamétralement opposées se succèdent à quelques jours d’intervalle, comment ne pas s’interroger sur leurs causes ? Celles-ci, pourtant, ne se laissent pas facilement cerner. Elles n’ont en tout cas pas grand chose à voir avec la visite elle-même, car le même guide, avec le même discours, dans les mêmes conditions de public, de météo, d’horaire, peut très bien passer parfaitement des dizaines de fois, et soudain déplaire.
Cela tient, il me semble, à l’effet de groupe, cette bizarre alchimie qui s’établit entre des personnes au bout de quelques temps. A l’attente des participants. A cette très légère inflexion qui va faire du guide, non pas un conteur, mais un prof, ou une madame je-sais-tout fatigante. A une toute petite erreur de timing, un défaut d’attention à la lassitude de l’auditoire.
J’essaie de cerner les écueils, pour tenter de les éviter. Les échecs m’affectent. Mes collègues qui ont derrière eux une ou plusieurs décennies de guidage sont plus philosophes.
Les succès ne sont pas moins mystérieux. A quoi tiennent-ils ?
J’ai improvisé cette semaine une visite de Vernon et du château de Bizy qui avait tout pour finir en casse-pipe.
Il faisait un froid de canard dans le petit matin. Je n’avais pas une idée précise du temps nécessaire à chaque étape. Certaines personnes marchaient avec une canne, il fallait être attentif à aller tout doucement, alors qu’en dix minutes nous étions tous glacés jusqu’aux os.
En dépit de tout cela, ce petit tour de ville s’est révélé très agréable. J’aime ma ville, comme tout le monde, c’est une joie de la faire découvrir. Et, contre toute attente, la visite du château de Bizy qui a suivi a été un moment extraordinaire.
C’était la première fois que je guidais au château, au pied levé, et j’étais bien loin d’être au point. Je me suis embrouillée dans les propriétaires successifs, je ne me rappelais d’aucune date précise, il me manquait des mots en anglais, un guéridon, un pédiluve… J’accumulais les périphrases. Mais nous étions seuls dans ce beau château privé richement meublé, avec le sentiment d’un privilège d’être là.
Et puis, il y a eu un moment de grâce. Je venais de présenter le piano Erard décoré au vernis Martin, quand la charmante gardienne des lieux nous a fait la surprise de proposer à quelqu’un d’en jouer.
Pendant quelques secondes, la question a flotté dans l’air. Qui allait oser se lancer devant les autres pour faire sonner la précieuse antiquité ? Enfin, une dame s’est avancée. Penchée au-dessus du cordon de sécurité, elle nous a interprété une petite étude. Que dire ? Dans ce décor somptueux, le moment a été magique, et je crois que je n’étais pas la seule à avoir la chair de poule.
Après cela, tout le groupe était dans un état second, heureux de se trouver là.
A l’arrivée, chaque participant est venu me dire à quel point cette matinée avait été merveilleuse. En particulier, que c’était bon d’avoir eu le temps de voir tranquillement les choses, sans se presser.
La leçon que j’en tire ? L’humilité. Sur les visites que je connais bien, j’ai peut-être tendance à parler trop, ou trop vite. Une guide qui a une longue expérience derrière elle me disait que plus le temps passe, moins elle en dit.
Toute la difficulté consiste à trouver le bon compromis entre laisser parler les choses, et les faire parler.

Volontaires

Papillon Mon amie Anne est bénévole dans un zoo américain. Aux États-Unis, bénévole se dit volunteer, un mot dynamique qui marque bien l’engagement des personnes à donner de leur temps et de leur énergie.
Parmi les bénévoles, certains deviennent docent, mot emprunté au vocabulaire de l’université pour désigner quelqu’un habilité à enseigner : les docents sont là pour renseigner les visiteurs. « Ils te donnent toujours beaucoup plus d’explications que tu ne souhaiterais en avoir ! » plaisante mon amie, docent elle-même. Au zoo, ils aident à protéger les animaux des humains. Dans la serre aux papillons, par exemple, ils vous rappellent gentiment de regarder aussi où vous mettez les pieds pour ne pas en écraser.
On trouve des docents aussi bien dans les cathédrales que dans les musées. Pour le visiteur, c’est très agréable : dès qu’une question lui vient à l’esprit, il y a toujours une personne à proximité pour le renseigner. Dès qu’il en a assez entendu, il remercie et s’en va. C’est la culture du zapping.
Pour les institutions, les avantages de s’appuyer sur le bénévolat sont multiples, à commencer par la réduction des coûts de gardiennage. En compensation, les bénévoles ont droit à des privilèges, gratuités et réductions. Mais je crois que beaucoup se contentent de la joie de voir du monde et de faire partager leur passion.
Une cliente états-unienne me demandait hier au téléphone s’il y aurait des docents dans la maison de Monet. Pas un seul, grâce à Dieu ! Ce système fait partie de la culture américaine, et par bonheur il n’a pas traversé l’Atlantique.
Je dis par bonheur, parce que j’aime mon métier, et que je suis heureuse de pouvoir gagner ma vie en l’exerçant. Vous apprécieriez de voir des armées de retraités se mettre à pratiquer le vôtre bénévolement ?
La France pense que c’est mieux de professionnaliser les acteurs du tourisme. Elle aime bien que les compétences soient validées officiellement par un examen. Elle a une certaine méfiance envers les bénévoles, et exige une carte professionnelle pour guider dans les musées et les monuments historiques.
Résultat, ce sont les visiteurs qui doivent faire preuve de volontarisme pour décider de suivre une visite guidée. S’ils font ce choix, c’est qu’ils ont un appétit de commentaires. Pas de risque d’indigestion d’explications.

Un parfum d’enterrement

Dahlias à GivernyJ’ai un peu le cafard ce soir, celui que laisse la fin d’une fête : l’exposition Monet est finie, les tableaux vont quitter Giverny. Chacun rentre chez soi dans son musée ou chez son propriétaire respectif, et cela me fait l’effet d’amis qui s’en vont.
Certains ne partent pas loin, à Vernon, à Dreux, au Havre, à Paris, mais pour d’autres il y a peu de chances de les revoir un jour, la terre est grande et la vie est courte.
Il faut qu’ils partent, bien sûr, pour qu’une nouvelle expo puisse avoir lieu, régénérant l’intérêt, renouvelant l’appétence. Mais il y a dans chaque adieu une angoisse sourde, peut-être la prescience du dernier.
Rien de cela n’était sensible dans les jardins de Monet aujourd’hui, plus beaux que jamais. Par le temps radieux de ce 15 août, c’était une joie de flâner autour du bassin couvert de nénuphars en efflorescence, ou dans les allées diaprées du clos normand.
Mon client de ce matin semblait particulièrement heureux de sa visite. On nageait au milieu de fleurs qui s’étageaient de nos pieds à nos têtes dans un festival de couleurs douces ou vives. « C’est comme à la maison ! » s’est-il écrié pour sa femme, en lui montrant un glaïeul. Puis il s’est tourné vers moi avec un sourire amusé, sûr de son effet : « J’ai grandi dans une entreprise de pompes funèbres, m’a-t-il expliqué. L’odeur des fleurs m’est familière, elle me rappelle les enterrements ! »

Crête de coq

Érythrine La mémoire nous prend toujours par surprise. Quelquefois elle défaille au mauvais moment, mais il lui arrive aussi de nous réserver des réminiscences brutales, des flashes d’émotion inattendue qui troublent profondément.
Cette année le jardinier chef de la Fondation Monet, Gilbert Vahé, a placé l’érythrine tout près de la sortie, personne ne peut la manquer. Cette belle plante exotique demande la douceur d’une serre pour hiberner chez nous. Elle est cultivée en pot, et l’arbuste fait environ deux mètres.
C’est d’abord la taille réduite de l’arbuste en pot qui frappe ma cliente. « Je connais cette plante, s’exclame-t-elle, ça fait longtemps que je n’en ai pas vu, elle est beaucoup plus grande d’habitude ! » On sent qu’elle compare l’érythrine givernoise qu’elle a sous les yeux à l’image qu’elle a gardée dans sa mémoire. Quelque chose cloche.
Ailleurs sur la planète, l’érythrine se développe jusqu’à devenir un arbre. Quel peut bien être le référentiel de cette dame pour trouver celle-ci petite ? Son léger accent ne me permet pas de deviner son pays d’origine.
– La Bolivie ! répond-elle. On jouait avec cette plante !
En Bolivie, raconte-t-elle, l’érythrine fait huit mètres de haut. Les fillettes ramassaient les fleurs tombées : « on jouait à la marchande, on vendait nos poulets ! »
Il y a dans la vivacité de sa réponse, dans sa mélancolie aussi, quelque chose qui étreint. Il y passe comme la déchirure de l’exil, le regret de l’enfance enfuie, et en même temps la tendresse que l’adulte porte aux moments joyeux de ses jeunes années.
Saisie par le souvenir, voici cette dame installée en France depuis des décennies redevenue une petite de sept ans. Rêveuse, elle se revoit qui joue avec ses copines sans jouets, juste avec ces fleurs tombées qui ont la couleur des crêtes de coq, retrouvées par hasard dans les jardins de Giverny.

Moulin Rouge

Giverny, le clos normand Je sais que je vais faire des envieux.
J’ai guidé une danseuse du Moulin Rouge. Ravissante, bien sûr, et charmante de surcroît.
C’est rare que les clients me disent quel métier ils font, et en général je m’abstiens de leur poser la question. Peut-être que, s’il n’avait pas fait une température caniculaire, je ne l’aurais pas su.
Je lui expliquais que c’était exceptionnel en Normandie, c’est pourquoi il y a peu d’endroits climatisés. « Le Moulin Rouge non plus n’est pas climatisé ! » s’est-elle exclamée. L’info m’a un peu surprise, la clim est peut-être en panne ? Ça doit être dur de danser par cette chaleur.
Les derniers pavots étalaient leurs robes de soie. « On dirait des danseuses ! » ai-je suggéré. « C’est vrai, a-t-elle souri, dans le final j’ai un costume rose avec des lumières qui s’allument, c’est tout à fait comme ça ! »

Le silence des signes

reflet du pont japonais de MonetJe n’avais jamais guidé de sourds. L’expérience s’est révélée d’une richesse extrême.
La première chose qui m’a frappée, c’est le silence. Les ados papotaient et plaisantaient en langue des signes dans un calme absolu. Communiquer sans déranger les autres, quelle merveille ! Cela évoquait les gestes des moines pour ne pas rompre leur voeu de silence.
Quand nous parlons, nous diffusons notre message à toutes les oreilles aux alentours, qu’elles soient tournées vers le locuteur ou non. La langue des signes en revanche impose que celui à qui l’on s’adresse vous regarde signer. Il peut à tout moment décider de rompre la communication en regardant ailleurs.
Pour le guidage, il importe que chacun voie très bien l’interprète. Il faut aussi éviter de parler en marchant ou en montrant des choses : on ne peut pas avoir les yeux partout.
En revanche la vue porte mieux que la voix. Quelqu’un assis sur un banc à plusieurs mètres suivra très bien les signes, tandis qu’il aurait du mal à vous entendre.
Autre avantage majeur : les bruits extérieurs ne gênent plus. Plus besoin de chercher un endroit calme. Oubliés, les camions sur la route, la tondeuse, les pleurs des bébés, le coq qui cocoricote ! Seule la vue compte, les sons sont effacés, beaucoup de nuisances en même temps.
Les handicapés nous challengent. Quand un sens leur manque, ils développent d’autres ressources en compensation. Comment perçoivent-ils le monde ? Il nous faut faire un effort pour imaginer les implications du handicap, essayer de comprendre et de s’adapter. Nous pousser à voir les choses sous un autre angle, c’est le beau cadeau qu’ils nous font.

Vox populi

Grenouille à Giverny, photo Maurice ChernetÊtes-vous allé donner votre voix dimanche ? Depuis ce jour fatidique, j’ai perdu la mienne.
J’ai trop tiré sur la corde vocale, ça m’apprendra à donner de la voix.
Depuis, je parle à mots couverts. Je coasse. Croasse. Quoi ? Quoi ? Voix cassée, je hais qu’on me fasse répéter.
Je murmure, je susurre, je chuchote. Les clients font cercle tout près de moi, tendant l’oreille. On se tient chaud.
Les mots prennent une résonance étrange quand ils sont dits avec la voix du père Fouras, quelque chose de sentencieux qui leur sied plus ou moins bien. Pour les moments dramatiques de la vie de Monet, c’est parfait, mais essayez de faire passer une pointe d’humour avec un timbre d’outre-tombe !
Autour du bassin, j’ai pris le relais des grenouilles. On entendait beaucoup chanter les reinettes ces dernières semaines, mais elles se taisent maintenant.
Tiens ! Il me vient une idée. Peut-être qu’en demandant un baiser à mon Prince Charmant ?…

Les ponts à Giverny

Giverny, bassin de MonetAffluence record ce week-end à Giverny ! La file d’attente s’étirait devant la maison de Claude Monet, et le musée des Impressionnismes a fait le plein lui aussi.
Les ponts de mai si courus ne sont pas le meilleur moment pour profiter de la sérénité des jardins, beaucoup plus calmes le reste de la saison. Le spectacle est magnifique, comme vous pouvez en juger, mais l’énervement de la longue attente et la bousculade gâchent le plaisir. Il vaut mieux venir en été, où les nénuphars sont en fleurs et les allées quasi désertes, contre toute attente.
Il m’arrive que mes clients me demandent si je me souviens de la première fois où j’ai visité la propriété de Monet. Si je m’en souviens !
C’était un pont du 8 mai, précisément. Nous venions d’élire domicile à Vernon, et je brûlais de découvrir les célèbres jardins. En toute innocence je suis entrée avec trois tout-petits…
et me suis demandé ce que j’étais venue faire dans cette galère ! La foule était si compacte qu’on ne pouvait pas avancer avec la poussette sans buter dans les pieds des gens. J’avais peur de perdre un des enfants, qu’ils se fassent piétiner. Furieuse de m’être laissé piéger, je faisais le serment que je ne remettrais jamais les pieds dans les jardins de Monet !.. Heureusement, j’ai fini par décolérer. On connaît la suite.
Giverny mérite mieux que de vous laisser un souvenir traumatisant. La réputation que les jardins de Monet sont noirs de monde n’est exacte que pour quelques week-ends dans l’année seulement. Il vaut mieux venir un autre jour.
Si vous ne pouvez pas faire autrement que de programmer votre visite pendant un pont, la meilleure heure est celle de l’ouverture à 9h30. Vous bénéficierez d’un moment tranquille, il faut du temps avant que les jardins ne se remplissent.

Giverny, effet du soir

Femme à l'ombrelle tournée vers la droite, Claude Monet, 1886, Musée d'Orsay (Paris - France) Huile sur toile 131 cm x 88 cmFemme à l’ombrelle tournée vers la droite, Claude Monet, 1886, Musée d’Orsay

On ne sait jamais l’effet qu’on fait sur les gens. A moins qu’ils ne vous le disent, bien sûr, mais ce sont des révélations qui dérangent.
J’ai rencontré récemment un monsieur qui présentait une ressemblance troublante avec mon frère. Il a fallu que je me concentre sur un détail différent de son visage pour oublier ce hasard et travailler normalement. Le lui dire n’aurait fait que le mettre mal à l’aise lui aussi.
Les autres ont un référentiel culturel et intime dont nous ignorons la plus grande partie. Nous en faisons abstraction le plus souvent, advienne que pourra. Mais en même temps notre empathie, plus ou moins profonde selon les personnes, nous fait guetter les signes qui transparaissent de ce monde intérieur des autres qui nous échappe, de façon à y adapter notre attitude et nos propos.
J’ai eu la joie de guider hier une délicieuse vieille dame irlandaise, une de ces personnalités rayonnantes qui ont ce don de toucher tout droit le coeur des gens et de vous faire croire que vous vous connaissez depuis toujours. Au bout d’une demi-heure, elle m’interrogeait sur mes enfants. Elle a attendu que je lui demande combien elle-même en avait pour répondre malicieusement : Cinq ! je vous bats d’un point ! Ils sont grands maintenant, vous savez. Puis, levant les yeux : l’un d’eux est au ciel, dit-elle avec sérénité. Il est mort à 17 ans dans un accident de voiture.
J’ai blêmi sous le choc, traversée par l’horreur que cela avait dû être pour elle. Mais elle avait l’air d’avoir fait un tel chemin depuis.
Plus tard, quand je lui ai raconté les six enfants d’Alice Hoschedé, nous avons ri : battues toutes les deux ! Et dans la chambre de Monet, c’est en connaissance de cause que j’ai commenté pour elle le portrait d’Alice par Nadar. La seconde épouse de Monet a un regard plein de tristesse. Elle porte le deuil de sa fille Suzanne, un chagrin dont elle ne s’est jamais remise.
La silhouette de la jolie Suzanne nous est familière. Elle est la jeune fille à l’ombrelle tournée vers la droite ou vers la gauche, deux tableaux que Monet appelait modestement des « essais de figure en plein air ».

L’enfer du décor

Château GaillardC’est l’époque des longues soirées d’hiver, avec son corollaire si particulier, la programmation télé des fêtes. Qu’est-ce qui est supposé nous scotcher devant le petit écran entre la bûche et les cotillons ? Une nouvelle mouture des Rois Maudits !
Le premier instant de stupéfaction épuisée passé, on se dit qu’avoir revisité la série culte ne manquait pas de culot. L’histoire, pardon l’Histoire étant connue, on peut, pour trouver quelque intérêt à cette (re)diffusion, s’intéresser à l’art du dépoussiérage.
Nouveaux acteurs (Les Depardieu en famille ! Jeanne Moreau ! Philippe Torreton ! ) et, plus incroyable, des nouveaux décors d’enfer.
On se croit dans la Guerre des Étoiles, pas moins. Des escaliers qui se déplient à l’infini, des lits futuristes, des éléments de fer forgé aux lignes jamais vues au Moyen-Âge… Le tout grandiose, magnifique, kitsch parfois, surprenant, drôle, ridicule, extrême et fascinant.
Le problème de la vraisemblance historique a été délibérément écarté. On n’allait pas faire du pastiche du 14ème siècle façon Viollet-le-Duc, une sorte de reconstitution médiévalisante. Le parti pris a été de créer un décor onirique où l’histoire peut se déployer à son aise.
Cela tient du carton pâte hollywoodien et du jeu vidéo, l’air de dire au téléspectateur, hé, n’allez pas prendre pour vérité historique cette saga ! On est dans le conte, le roman !
J’ai pouffé, bien sûr, devant la pseudo évocation de Château-Gaillard, où je guide assez souvent. On aurait pu filmer là-bas, mais, n’est-ce pas, à quoi bon ? Le décor imaginé a plus d’ampleur, plus de force que la crudité des lieux tels qu’ils sont.
Cet été j’évoquerai sans doute pour les francophones la détention de Marguerite de Bourgogne dans la forteresse. Tous les historiens ne sont pas d’accord sur le lieu exact de cette détention, ce qui est assez embarrassant, mais l’épisode figurant dans la série, cela le rend incontournable pour le guide, qui a modestement pour mission de divertir avant que d’enseigner.

French Kiss Mania

Tulipes Il suffit de passer une frontière, et voilà qu’un ethnologue se révèle en chaque voyageur. A l’étranger, le touriste observe un peu dérouté les moeurs locales.
Parmi tant d’autres bizarreries de chez nous, la manie française de se faire la bise l’interpelle.

– Combien de kiss fait-on sur chaque joue ? me demande en aparté un membre du groupe d’Anglais que je vais guider.

Le problème semble le préoccuper.
Qu’auriez-vous répondu ? N’est-ce pas un sujet d’une terrible complexité ?
La question m’a amusée, d’autant plus que ce gentleman ne risquait pas d’avoir à embrasser beaucoup d’autochtones au cours de son voyage organisé.
C’est donc avec le plus grand sérieux et dans un souci de concision que je lui ai précisé :

– On fait deux ou quatre bises, comme on veut.

Je pense que jusqu’ici j’ai votre caution, chers compatriotes. Mais il m’a semblé pouvoir ajouter, ce dont finalement je ne suis pas très sûre à bien y réfléchir :

– Ce sont surtout les jeunes qui se font quatre bises.

Voyez comme il est difficile d’être ethnologue chez soi.

Hypnose

nymphea blanc Je n’avais jamais rencontré d’hypnotiseuse. Coïncidence de l’existence, à peine le dernier billet sur les propriétés hypnotiques des nymphéas publié, une cliente m’a confié que c’était son métier.
J’aurais adoré qu’elle m’hypnotise pour savoir ce que l’on ressent, mais les circonstances ne s’y prêtaient pas. A défaut, elle m’a expliqué que c’est une sensation que chacun connaît par l’autohypnose.
-Vous savez, quand vous rêvez éveillé, que vous avez les yeux dans le vague et ne pensez à rien de précis. Comme l’enfant qui s’ennuie en classe et regarde par la fenêtre.

Mais voilà l’oiseau-lyre qui passe dans le ciel…

Sûr que Jacques Prévert devait savoir parfaitement s’autohypnotiser, de même que Claude Monet au bord de son bassin. Pour créer une oeuvre poétique comme la leur, en harmonie avec la nature, il faut forcément se débrancher du réel et se mettre à l’écoute de ce qui cherche à éclore à l’intérieur de soi, comme une bulle née au fond du bassin qui monte vers la surface.
Quand elle éclot, les nénuphars deviennent des cygnes blancs qui glissent sur l’eau sombre.

Bambou

Bambou à GivernyClaude Monet n’a jamais été au Japon, mais il a collectionné les estampes japonaises avec passion.
Il aimait toutes les plantes exotiques qui y figurent et il en a introduit beaucoup dans son jardin de Giverny, notamment les bambous.
Les bambous choisis par Monet, bambous jaunes et bambous noirs, sont des espèces à grand développement, très envahissantes, à planter avec prudence si on ne veut pas avoir à les combattre toute sa vie par la suite. Mais Monet en jardinier averti a mis les siens sur une île pour que l’eau arrête la progression des racines.
Plantés serrés, ils forment de jolies masses touffues comme des plumeaux à côté du pont japonais.

D’après les renseignements que j’ai pu trouver (Derek Fell, The Magic of Monet’s garden, Ed. Frances Lincoln) Monet cultivait les Phyllostachys spp. et Pleioblastus pygmaeus, cette dernière variété étant naine comme son nom le suggère. Aujourd’hui ce sont des bambous jaunes qu’on voit au bord du bassin, Phyllostachys aureosulcata.

Les Européens qui visitent les jardins de Monet à Giverny sont souvent surpris par la taille de ces bambous. Ils doivent atteindre huit mètres environ.
Bambou à Giverny Habituée à des exclamations d’admiration, je ne m’attendais pas à la réaction d’une cliente thaïlandaise cette semaine :
– Qu’est-ce qu’ils sont petits, ces bambous !
Petits ? Je suis restée interloquée.
En fait, ce n’était pas leur hauteur que cette jeune femme trouvait ridicule, c’était leur diamètre. « Ils sont plantés trop serrés, m’a-t-elle expliqué, en Thaïlande ils deviennent très gros quand ils ont de la place pour se développer. »
C’est un de ces minuscules détails qui me fait adorer ce métier. Quelle joie de rencontrer des gens venus d’horizons si différents et de se laisser bousculer par leur façon de voir le monde.
Les Australiens victimes de sécheresse s’émerveillent du vert de l’herbe et des feuilles. Les habitants du sud des Etats-Unis découvrent que les roses ne fleurissent pas toute l’année sous notre climat. Les Russes s’étonnent que nous appelions gel un petit moins un degré.
Le plus extraordinaire, à côtoyer tous ces habitants du village global, reste de constater l’universalité de Monet, dont le génie est capable de toucher des hommes aux cultures si diverses.

La vie en rose

Maison de Monet à Giverny Il n’y a pas que Marion Cotillard qui voit la vie en rose. Le temps a beau faire grise mine, les plantes ne s’y trompent pas. Revoici les soirées claires, les premières feuilles si tendres, et les fleurs les plus pressées de faire les belles sur les gazons.
Ce matin mon jardin m’a accueillie d’une explosion de primevères roses et jaunes immigrées clandestinement de chez le voisin, qui disputaient leur coin de pelouse aux violettes et aux pâquerettes. J’ai hâte de voir quelle magie les jardiniers de Giverny avec tout leur talent et leur savoir-faire auront tiré de la fureur de fleurir de la nature, déjà si jolie dans sa spontanéité.
Les cerisiers et les pommiers du Japon doivent se parer de rose, et faire paraître plus rose encore la maison de Monet.
Je ne suis pas allée voir les préparatifs. J’attends que le rideau se lève mardi prochain sur ce spectacle éblouissant. Ce sera la rentrée, le début d’une nouvelle saison qui commence dans un enthousiasme tout neuf.
Il peut bien pleuvoir ou venter, je vois la vie en rose…

Le jardin de Claude Monet

Le jardin de Claude MonetQue c’est long, l’hiver. La douceur du printemps nous manque, la lumière plus vive, les jours plus longs, et les fleurs.
Pour tromper l’attente, comme d’autres feuillettent leurs photos de vacances, je regarde celles prises l’année dernière dans le jardin de Claude Monet, cet endroit merveilleux où je travaille, et qui est fermé pour deux mois encore, jusqu’au 31 mars.
Les groupes les plus prévoyants font déjà leurs réservations pour venir visiter Giverny à la prochaine saison. Pendant que nous prenons rendez-vous je me transpose mentalement à la date qu’ils m’indiquent, et c’est par anticipation une joie d’imaginer avril ou juin, la beauté du jardin, le bonheur de le faire découvrir, de se promener à nouveau dans la plus belle oeuvre de Monet…
Ceux qui me téléphonent doivent me trouver bien enthousiaste. Me manque aussi tout simplement de faire ce travail que j’aime, ces rencontres autour d’un sujet qui me tient à coeur.

Eductour

Visite guidée à OrbecEn Normandie, on guide surtout l’été. En ce moment l’activité très calme laisse aux guides le temps de creuser leur sujet, d’étendre leurs connaissances et de se familiariser avec de nouveaux endroits.
Les lectures, indispensables, ne suffisent pas. Il faut aussi aller voir sur place, découvrir les lieux en compagnie de quelqu’un qui connaît bien le secteur. Pour cela, rien ne vaut les eductours.
Mettez ensemble une vingtaine de guides et proposez-leur de suivre une visite guidée : l’ambiance est unique. De l’extérieur, on dirait un groupe comme les autres, et pourtant de petits détails ne trompent pas.
Il règne une attention et une concentration à nulle autre pareille. Tout le monde griffonne des tonnes de notes. Les questions fusent, rebondissent quelquefois entre les participants. Il y a là une concentration de puits de science, tous modestes et conscients de leurs lacunes, avides de précisions.
Autre détail révélateur, l’arrivée d’une voiture déclenche les mêmes réflexes professionnels chez tout le monde. « Attention ! Voiture ! Mettez-vous sur le trottoir ! »
On ne peut pas s’en empêcher…

Lavoir

lavoirA Amfreville-sur-Iton, voici ce que l’on découvre au bout de la rue du vieux lavoir.
Tous les lavoirs sont devenus de vieux lavoirs aujourd’hui, mais il y a, il faut croire, des degrés dans l’ancien.
Celui-ci, restauré, a conservé son ingénieux système de vis qui permettait d’ajuster la hauteur du lavoir à celle de la rivière. Le plancher est ici au plus bas, en cas de crue on pouvait le remonter de quelques dizaines de centimètres.
Des kyrielles de lavoirs sont disséminées le long des rivières de l’Eure, semblables et différents, avec un air de cousinage qui les rend amusants à comparer.

C’est joli, un lavoir. Cette ébauche de maisonnette au bord de l’eau a quelque chose qui fait plaisir à voir. Même si on sait bien qu’ils ne servent plus, on a toujours un peu l’impression d’arriver entre deux lessives. Des lavandières ne vont pas tarder à tourner le chemin avec leur chargement de linge et se mettre à le frapper et le brosser de leurs bras musclés.
Il y a là un côté image d’Epinal du bon vieux temps, mais je ne voudrais pas avoir à le faire. Ça doit vous tuer le dos quelque chose de bien d’être penché au-dessus du courant, et vous geler jusqu’aux os de garder les mains dans l’eau glacée.
Les centaines de lavoirs que l’on peut encore voir dans la région rendent hommage au courage de toutes ces femmes qui y ont travaillé dur.

Une de mes clientes américaines m’a raconté qu’elle avait eu un guide formidable dans le Midi. « Il nous a montré les lavoirs ! » expliquait-elle, avec encore de l’enthousiame et de l’émerveillement dans la voix. C’est le souvenir de cette émotion ressentie à la vue d’un lavoir qui lui a donné envie de suivre des visites guidées ailleurs.
Je me dis que c’est difficile de savoir ce qui va émouvoir. Il ne faut pas négliger ce qui peut paraître évident ou banal.
Je me dis aussi que quand on fait du bon travail de guidage quelque part, on fait la promotion de toute la profession, partout. Et inversement.

Mais alors, vous répétez toujours la même chose ?

Lysimaque et rosier lianeLes lysimaques, ces belles vivaces jaunes d’un mètre de haut, sont en fleurs à Giverny. J’avais oublié leur nom appris l’an dernier. A force de passer devant le massif, il m’est revenu tout seul. La vue de la plante a dû solliciter la bonne case dans la mémoire, je suppose. Au bout de quelques jours le nom de lysimaque s’est imposé aussi clairement qu’une étiquette.
Pour les guides, la mémoire est aussi essentielle que la voix. J’explore, en même temps que ce métier, le fonctionnement mystérieux du souvenir.

Parler sans notes devant un public a une façon particulière de solliciter la mémoire. C’est un peu s’élancer sans filet pour un numéro de trapèze volant, le risque physique en moins. On vient d’exécuter une figure, le temps d’une respiration et il faut enchaîner pendant que le public est attentif. Qu’est-ce qui vient après, déjà ? Des groupes de mots ou des images apparaissent, évoquant une anecdote, un point à expliquer. Des enchaînements logiques permettent de poursuivre sans effort. Une idée en appelle une autre. Des formulations heureuses trouvées lors de visites précédentes ressurgissent spontanément.

Quand j’évoque mon métier, une phrase revient souvent chez mes interlocuteurs : « mais alors, vous répétez toujours la même chose ? » Bizarrement, ils ont tous un ton un peu horrifié pour dire cela.
Nous vivons dans un monde qui abuse de la répétition – les mêmes chansons, les mêmes informations, les mêmes publicités, les mêmes sketches, les mêmes conseils inlassablement répétés, nous la subissons sans penser à nous en plaindre, et pourtant redire la même chose deux fois de suite nous fait peur.
C’est étrange à quel point nous sommes programmés pour ne pas nous répéter. Combien cela nous met mal à l’aise de nous apercevoir que nous avons déjà dit cela tout à l’heure, même si c’était à d’autres personnes. J’imagine que cela doit avoir un sens profond vraiment important, évoquer le gâtisme du grand âge et de la proximité de la mort, peut-être, ces vieillards qui radotent à n’en plus finir…
S’il n’y avait ce malaise, je trouverais cela très confortable de répéter toujours la même chose. Peut-être qu’il finira par disparaître. J’imagine que les profs qui ont des classes de même niveau, ou les médecins en cas d’épidémie de grippe, finissent par s’habituer à ce ronron du rabâchage. Pour l’instant je louvoie. Certaines parties bien rôdées, bien ficelées, je n’y touche plus. Mais entre elles il y a une marge d’improvisation, du discours à construire au fur et à mesure. Cela me permet de ruser, de ne pas faire deux fois de suite la même visite. Et de ne pas répéter toujours la même chose.

Les tilleuls de Hyde Park

Fleur de tilleul Certaines personnes sont plus que d’autres sensibles aux sons, elles vous font remarquer les appels du coucou même quand il faut tendre l’oreille pour les percevoir. D’autres portent toute leur attention sur les parfums qui embaument le jardin de Monet.
Ou plutôt qui devraient embaumer. Il pleut un peu souvent ces temps-ci pour que les senteurs les plus capiteuses se développent. La semaine dernière encore, l’air était plein de fragrances de chèvrefeuille, de rose et de tilleul. Le voilà lavé, tout propre et tout frais, mais les parfums fleuris sont partis.
Des visiteurs londoniens ont approché leur nez des tilleuls de Monet, pour constater un peu déçus que le pic de leur floraison est déjà passé. « La semaine dernière, ceux de Hyde Park étaient tous en fleurs, » m’ont-ils rapporté avec un peu de nostalgie.
L’espace d’un instant, je me suis promenée avec eux dans Hyde Park la semaine dernière, humant à pleins poumons la brise au parfum de tilleul. Un parfum qui franchissait allégrement le Channel, rejoignant celui des mille tilleuls de Vernon en pleine floraison au même moment, et sans doute aussi celui de beaucoup d’autres tilleuls ailleurs sur la planète.
Les amoureux séparés décident parfois de regarder la lune à la même heure, pour se sentir plus proche l’un de l’autre. J’aime bien l’idée que la semaine dernière, tandis que je humais avec délectation le parfum des tilleuls de Vernon et de Giverny, d’autres personnes se réjouissaient de cette même senteur dans Hyde Park ou ailleurs. Il me semble que cette expérience concomitante, si fugitive soit-elle, nous rapproche, tisse comme un lien secret entre nous, des êtres humains éloignés, différents, mais qui sentent et ressentent de la même façon.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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