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La collégiale de Vernon par Butler
Le beau-gendre de Claude Monet Theodore Butler a donné sa propre version de l’église Notre-Dame de Vernon, acquise en 2015 par le musée de la ville. La lumière de l’après-midi poudroie autour de la collégiale noyée dans l’ombre violette, et vient traverser les feuilles des arbres du premier plan.
C’est le début de l’automne, cette période si brève où les arbres se vêtent de tons lumineux que l’on voudrait retenir. Les branches basses mêlent leurs notes de vert aux reflets sur la Seine.
Butler, en travaillant par petites touches de couleurs claires juxtaposées, excelle à rendre le scintillement de la lumière tout en inventant sa propre manière.
L’orgue de la collégiale de Vernon
Ce mois de décembre, pas de visite des jardins de Monet pour les groupes en croisière sur la Seine que je guide, mais un concert d’orgue dans la collégiale Notre-Dame de Vernon. Alain Brunet, l’organiste titulaire, a concocté un programme en lien avec Noël, qui permet de goûter toutes les nuances de l’instrument.
Vous pouvez voir et entendre l’orgue et l’organiste dans ce beau morceau de Bach :
L’orgue de Vernon est composé de 2194 tuyaux ; le plus petit ne mesure qu’un centimètre, les plus grands dépassent les trois mètres. L’organiste peut choisir entre 34 registres qui rappellent chacun l’un des instruments de l’orchestre ou qui sont spécifiques de l’orgue.
Le facteur des grandes orgues de Vernon, Jean Ourry, les a conçues entre 1607 et 1610 sur une commande de Marie Maignart, représentée en Sainte-Cécile sur le buffet d’orgue. Le mausolée de la donatrice se trouve dans une chapelle latérale de l’église.
Je me souviens du concert de 400 minutes qui marquait les quatre siècles de l’instrument en 2010. Presque 7 heures de musique ! Les musiciens se relayaient, le public aussi. C’était beau !
Celui proposé à nos groupes est bien plus bref, 30 minutes seulement. En contrepartie, je l’aurai entendu six fois… Si cette expérience ne m’était jamais arrivée en live, elle n’a rien d’extraordinaire quand la musique est enregistrée, puisque la répétition permet de mieux goûter les oeuvres et que nous réécoutons ad libitum les mêmes morceaux.
Vitrail aux églises disparues
Ce vitrail est l’oeuvre de Jacques Bony et date de 1976. Dans les lancettes du milieu, Sainte-Geneviève et Saint-Jacques-le-Majeur se font face, sous des dais d’architecture. Au-dessus de leur tête, un phylactère indique leur nom respectivement en latin et en grec, tandis qu’un autre phylactère tenu par des anges au bas du vitrail donne leur nom en français.
Les lancettes des côtés illustrent la mission des saints : à gauche, ‘La protection de la cité de Lutèce’, à droite, ‘Les chemins de Compostelle’.
Si les personnages et les décors sont de style contemporain, leur mise en scène est inspirée des vitraux gothiques du XVe siècle tels que la collégiale en possédait avant-guerre. Dais d’architectures, pinacles et petits personnages sur les colonnes se retrouvent sur une unique verrière rescapée dans la chapelle voisine.
Inspiration
Les verrières contemporaines de la collégiale Notre-Dame sont parmi les plus belles choses qu’on puisse voir à Vernon. Ces vitraux réalisés par Gérard Hermet et Mireille Juteau, maîtres-verriers de l’atelier Lorin à Chartres, ne sont pas figuratifs, mais suivent un thème subtil en harmonie avec la chapelle qu’ils éclairent. Par exemple, la baie de la chapelle dédiée aux morts de la Première Guerre mondiale est ornée d’une verrière aux tons bleus, baptisée Cosmos. On espère que les âmes des soldats tombés pour la France sont maintenant au ciel… à moins qu’il ne s’agisse d’un hommage aux personnes impliquées dans l’industrie spatiale, nombreuses à Vernon.
Je guidais hier un groupe majoritairement américain dans l’église, et j’avais déjà expliqué tout ceci, quand un client m’a interpellée. « D’habitude les vitraux figurent des scènes bibliques, pour les enseigner aux fidèles. Pourquoi n’est-ce pas le cas ici ? » Il avait l’air déçu.
Sa question m’a décontenancée. J’étais mal à l’aise de ce qui ressemblait à une critique de ces vitraux. Je n’avais pas su faire partager mon admiration.
Mon regard qui errait à travers la nef en quête d’une réponse s’est arrêté sur la verrière du 15e siècle, rare rescapée du décor d’origine. Les motifs principaux des quatre lancettes sont anciens, mais le bas du vitrail a été remanié au 19e siècle dans le même style. Comme dans tous les cas où on a répliqué l’ancien, il est difficile aujourd’hui de départager les deux époques.
J’en étais là de mes explications quand j’ai entrevu une planche de salut, et la réponse s’est dessinée de plus en plus clairement dans ma tête à mesure que j’avançais dans la phrase. « La décision a été prise de faire des vitraux non-figuratifs, parce que c’est le style d’aujourd’hui, pour montrer que la religion est quelque chose de moderne, d’actuel, qui a du sens pour les gens d’aujourd’hui. » J’ai vu des clients hocher la tête, et j’ai su que c’était la bonne réponse. On a pu reprendre le commentaire de l’église là où on l’avait laissé, au mausolée de Marie Maignard.
Ce qui me déconcerte, c’est que cette réponse n’est pas issue de mon intime conviction. Si je m’interroge sur la modernité de l’Eglise catholique, et même de la pratique religieuse en général, je suis plutôt habitée par le doute. L’Eglise d’aujourd’hui a-t-elle vraiment pris le tournant du 21e siècle ? Mais il y avait assez de place dans mon doute pour que s’y faufile une réponse venue d’ailleurs. Qui, quoi, me l’a soufflée ? Je vous laisse le soin de répondre si vous pouvez, selon vos intimes convictions.
Porte Renaissance
Quelques années avant le val de Loire, c’est le val de Seine qui a vu la construction d’un des tous premiers châteaux Renaissance de France, le château de Gaillon.
Gaillon se trouve à une quinzaine de kilomètres en aval de Vernon. Dès 1502, soit treize ans avant le retour d’Italie d’un François Premier ébloui (1515 Marignan, vous vous rappelez ?), l’archevêque de Rouen débute à Gaillon la construction d’une magnifique demeure qui puise dans le vocabulaire architectural de la Renaissance italienne.
Après une longue restauration, le château de Gaillon rouvre doucement à la visite. On pourra s’y rendre dès le mois d’avril prochain.
En attendant, et à propos de vocabulaire architectural, voici l’un des rares vestiges Renaissance encore visibles à Vernon. C’est la porte de la sacristie de l’église Notre-Dame, qu’on découvre dans le déambulatoire sud de la collégiale.
Selon Hélène Bocard, auteur du livret Itinéraire du Patrimoine consacré à l’édifice, le décor de la porte « se rapproche du style de la première Renaissance rouennaise », style dont le château de Gaillon tout proche a été « un foyer majeur du développement ».
Tout en haut, on observe un linteau avec une frise en bas-relief. Typiquement Renaissance, des dauphins dont la queue se termine en boucle et forme rinceau, paraissent décidés à engloutir des candélabres, ce qui leur donne une lointaine parentée avec les engoulants normands. Les candélabres, ce sont ces motifs qui ressemblent à des vases posés sur une colonne, et qui scandent verticalement la frise.
A droite, on distingue une roue et une tête d’homme. La frise est bordée de denticules, cette espèce de fermeture éclair en haut et en bas. En dessous de la frise, l’ébrasement de la porte offre trois lignes de décor, des rubans enroulés et des feuilles.
L’oeil de la spécialiste s’est arrêté sur les colonnes à chapiteaux corinthiens, qui « présentent des similitudes avec certains édifices rouennais (double-anneau à mi-hauteur). La cannelure couvre la moitié supérieure des colonnes, au contraire des exemples rouennais où il s’agit de la moitié inférieure. » Voilà le genre de détails qui me donne bien envie de retourner voir les colonnes des monuments de Rouen de plus près.
Anges musiciens
La collégiale de Vernon a conservé quelques rares vitraux de la fin du 15e siècle. Ces anges musiciens sont, c’est logique, situés tout en haut d’une verrière, dans son remplage flamboyant. Autant dire qu’on ne voit pas grand chose à l’oeil nu. Mais le téléobjectif révèle la richesse des détails.
Pour avoir des explications sur des vitraux, un ouvrage fait référence : le corpus vitrearum. Ce n’est pas tous les jours qu’un livre a un titre en latin, signe de son universalité. Il s’agit du recensement scientifique de toutes les verrières anciennes de notre région. Le sous-titre de cette somme est « Les vitraux de Haute-Normandie ». (Monum, éditions du Patrimoine).
La notice concernant cette verrière précise que les ajours du tympan comptent onze anges musiciens, deux séraphins et deux chérubins. Elle a été peu restaurée, à l’exception de l’ange du sommet et des chérubins, qui sont l’oeuvre de l’atelier ébroïcien Duhamel-Marette en 1882. Je suppose qu’il s’agit des trois ci-dessous, même si les ailes des chérubins sont théoriquement bleues.
Sur l’ange de gauche, on voit de nombreux plombs de casse, signes qu’une nouvelle restauration serait nécessaire. Aujourd’hui on utilise des colles plutôt que des plombs, ce qui permet de conserver la lisibilité de l’image.
Les séraphins sont faciles à reconnaître : ils ont trois paires d’ailes rouges.
Parmi les instruments pratiqués par les anges, je crois reconnaître à droite un luth, une harpe, à gauche une viole et un orgue portatif, au milieu droite un biniou, tout en haut des cymbales. Si vous identifiez les autres, merci de me renseigner.
Chapiteau roman
Ce magnifique chapiteau roman se trouve dans la collégiale de Vernon. Il représente des lions accolés, complétés par un décor de palmettes.
On peut le dater de la première tranche de travaux de la collégiale, aux alentours de 1052.
Les bêtes au museau proéminent se succèdent en paraissant s’entrelacer, dans un rythme d’une grande élégance.
C’est toujours fascinant d’admirer le bestiaire roman, ce mélange de naïveté, de force, d’humour, de monstruosité et de grâce.
Souvent, comme ici, les chapiteaux sont à hauteur des yeux ou presque. L’architecture romane ne perche pas encore ses voûtes à des altitudes vertigineuses.
Et pourtant, on peut passer à côté des centaines de fois sans voir ces lions.
Je savais qu’ils existaient, mais ils avaient pour moi quelque chose de mythique : ils sont en permanence plongés dans l’obscurité, placés comme ils le sont à l’entrée du déambulatoire, plein Nord.
Et puis, vendredi, au cours d’une visite, parce que ce sont les jours les plus longs de l’année, ceux où le soleil avance hardiment vers le Nord-Est, j’ai découvert les lions, médusée, dans la lumière dorée d’un vitrail. On la devine tout à gauche sur la photo prise deux jours plus tard entre deux messes.
Tout comme le faisceau lumineux du soleil, la photo publiée met en lumière un détail. Nous sommes habitués à ne voir qu’une partie et à en extrapoler le tout. A partir de la photo d’un parasol, nous imaginons toute la plage.
Synecdoque qui peut être trompeuse. Car si vous alliez conclure de cette photo de chapiteau que la collégiale de Vernon est une magnifique église romane, vous risqueriez d’être déçu en découvrant l’édifice, principalement construit en style gothique.
Il faut bien chercher dans les coins sombres pour y trouver quelque chose de roman. Mais la recherche en vaut la peine.
Place aux places
A Vernon, la collégiale émerge des toits des maisons voisines qui la cernent sur trois côtés, et la rendent difficile à bien voir.
Le plan du quartier n’a guère changé depuis le Moyen Âge, quand les maisons se serraient autour de l’église.
Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’idée de dégager la vue vers les monuments en ouvrant des places et des perspectives s’est imposée.
Dans de nombreuses villes de Normandie, les destructions avaient fait leur oeuvre, on a pris soin de ne pas reconstruire trop près. Caen en est le meilleur exemple.
A Vernon, le quartier autour de l’église a été préservé, le lacis de ruelles est intact ou presque, si bien que la seule vue dégagée est celle que l’on a face au portail ouest, depuis la mairie.
L’hôtel de ville lui-même se dresse tout seul dans son îlot. Le maire qui l’a fait bâtir, Adolphe Barette, a eu l’intuition qu’il fallait faire de la place autour. C’est le vide qui donne de la grandeur aux monuments.
Nativité
La collégiale de Vernon possède encore quelques verrières anciennes, démontées en 1939 et conservées à l’abri, puis remontées après la Libération. Il n’y en a plus beaucoup, à cause surtout de la guerre de 1870, au cours de laquelle Vernon a été la cible d’obus prussiens.
Cette verrière-ci date du 15e siècle, mais elle a été fortement restaurée en 1875 dans le même style, difficile donc de distinguer ce qui est très ancien du plus récent.
Au 15e siècle, l’art du vitrail est déjà vieux de plusieurs centaines d’années. En France, il explose au 13e, avec des vitraux comme ceux de Chartres, faits de petites saynètes rouges et bleues, qui se lisent comme une BD mais de bas en haut. On raconte ainsi des histoires saintes entières, pleines de rebondissements.
Ces vitraux procurent une lumière très tamisée aux églises. Au 14e, ils passent de mode. On veut de la clarté. Entre temps les architectes ont pris de l’audace, ils ouvrent des baies plus grandes, que les maîtres-verriers décorent d’immenses verrières occupées aux trois quarts par des grisailles. Au milieu, un alignement de personnages hiératiques de pleine couleur, placés sous des dais d’architecture.
Un siècle plus tard, les dais sont toujours là, mais les saints raides comme des statues ont fait place à de vrais tableaux inspirés de la peinture de chevalet. La perspective viendra au siècle suivant, avec l’arrivée de la Renaissance au 16e, les scènes historiées vont envahir toute la verrière et devenir très compliquées parfois.
Restons donc au 15e. Vous avez reconnu en un battement de cil le sujet de ce vitrail, j’en suis sûre. L’enfant couché sur la paille serait déjà une indication suffisante, confirmée par la présence du couple de parents en adoration. C’est la naissance du Christ, la Nativité.
Ce qu’il y a de bien, avec ces thèmes mille fois représentés, dont on connaît tous les détails par coeur, c’est qu’on peut s’intéresser aux variations dans le traitement du sujet. S’amuser, par exemple, des petits personnages qui animent les niches des côtés, aussi vivants que des gargouilles de Walt Disney, et qui ne perdent pas une miette du spectacle extraordinaire qu’ils ont sous les yeux. Admirer la douceur des visages de ce vitrail, l’expression des gestes. Mais très vite, les questions affluent.
Voyez saint Joseph, par exemple, figuré en homme assez âgé pour être le grand-père du petit plutôt que son, euh, beau-père ? L’artiste lui a curieusement mis les cheveux sur la moitié droite de la tête. A gauche, il est chauve. Et où est passée son auréole ?
Celle de sa femme est énorme, et toute bleue comme son manteau. Tiens ! Pas de rouge pour cette figuration de la parturiente ?
Pendant qu’on en est aux questions vestimentaires, regardez l’enfant Jésus. Là c’est carrément de la liberté artistique, puisqu’il devrait être emmailloté ! On en a froid pour lui, surtout vu l’endroit où le maître-verrier a placé les bêtes supposées lui assurer son chauffage à air pulsé !
C’est peut-être l’aspect le plus fascinant de cette verrière, cet arrière-plan, avec ce boeuf qui nous lance un regard de biais. Et l’âne, surtout ! Bouche ouverte toutes dents dehors, tête tendue vers le ciel, on dirait, cinq siècles plus tôt, le cheval du Guernica de Picasso.
Les mains de Marie
Le buffet d’orgues de la collégiale de Vernon est orné d’un bas-relief, juste au-dessus des claviers : sainte Cécile, patronne des musiciens, veille sur l’organiste, prête à conférer à son jeu une inspiration céleste.
La sainte emprunte les traits de Marie Maignart, ou si vous préférez, Marie Maignart est figurée en sainte Cécile. La belle trop tôt disparue est la donatrice de l’instrument.
L’allégorie n’a rien de bien étonnant. Son traitement, en revanche, se révèle des plus curieux.
La ravissante jeune femme se tient assise devant les orgues, mais elle en détourne le regard, un regard doux et triste qu’elle pose peut-être sur l’assemblée des fidèles, à moins qu’il ne soit tourné vers l’intérieur d’elle-même, signe de sa méditation. Était-elle déjà morte au moment où le sculpteur a gravé son visage dans le bois ?
Marie a donc les yeux ailleurs, le corps détourné des orgues, et voici que l’artiste la représente la main sur le clavier, supposée jouer de l’instrument. N’est-ce pas bizarre qu’elle soit si peu à ce qu’elle fait ?
Mais un autre détail m’intrigue encore plus. Regardez la finesse du visage de Marie, et regardez ses mains. Deux grosses paluches maladroites, complètement ratées. Un boulot de débutant.
Cela ne peut pas être le même sculpteur, c’est impossible. Qu’a-t-il bien pu se passer ? Il arrivait que plusieurs artistes d’un atelier travaillent à la même oeuvre, mais les moins chevronnés se contentaient de détails de moindre importance, les fonds, les décors… On dirait qu’il y a eu ici un cas de force majeure, une urgence.
La seule explication que j’ai trouvée, c’est l’incapacité du sculpteur du visage, blessure ou décès. Je penche pour sa mort, car sinon, les mains auraient peut-être été mises en attente.
Dans la panique de la commande inachevée à honorer, quelqu’un d’autre a décidé de faire les mains. Son apprenti ? Un frère du défunt, dont ce n’était pas le métier ? Il a bricolé ce qu’il a pu.
J’imagine la tête du commanditaire, en découvrant ce gâchis.
Sainte Marie-Madeleine et le jardinier
C’est peut-être le vitrail ancien le plus beau de l’église de Vernon : parfaitement conservé, il date de la fin du 15e siècle et occupe une lancette d’une baie sud de l’édifice.
A gauche, une femme agenouillée présente un flacon dans ses mains. Son visage est entouré d’une auréole. C’est Marie-Madeleine, venue apporter du parfum au tombeau du Christ pour embaumer son corps, le dimanche de Pâques.
A droite, un homme seulement vêtu d’un manteau somptueux se tient debout. Il porte un bâton terminé par une croix, et un nimbe crucifère autour de la tête, signe qu’il s’agit de Jésus.
La scène est d’une émotion extrême. Marie-Madeleine était plongée dans l’affliction la plus totale, le deuil le plus cruel.
Elle était une des disciples les plus proches de Jésus, et elle a eu la douleur de voir le Messie crucifié. Revenue au tombeau le surlendemain de la Passion, elle veut lui rendre un dernier hommage, une sépulture digne de lui. Et là, que découvre-t-elle ? Plus de corps !
Elle craque, Madeleine. Elle pleure. L’évangile de Jean nous raconte ses larmes, qui nous sont restées dans l’expression « pleurer comme une Madeleine ».
On devine ce qu’elle s’imagine : que les bourreaux du Christ ont pris son corps pour le jeter quelque part, dans la fosse commune ? aux bêtes ? pour empêcher toute dévotion post-mortem.
Et là, coup de théâtre, retournement complet de situation.
Au milieu de ses larmes elle regarde le tombeau, et elle y voit deux anges, deux anges blancs qui lui demandent pourquoi elle pleure.
Drôle de question ! C’est qu’ils savent, eux, qu’il n’y a pas à pleurer mais à se réjouir. A peine Madeleine a-t-elle le temps de leur expliquer entre deux hoquets pourquoi elle pleure : « Parce qu’ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis », qu’un nouveau personnage apparaît.
Nous qui sommes finauds, nous l’avons tout de suite reconnu, n’est-ce pas. Depuis deux mille ans, on s’est fait à l’idée de sa résurrection. Mais Madeleine ne peut pas s’attendre à cela. Elle s’imagine parler à un vivant, et elle prend cet homme pour le jardinier. Qui d’autre pourrait se trouver là ?
Regardez avec quel raffinement le maître-verrier du Moyen Âge a figuré la verdure sous les pieds des personnages. Toute une harmonie de tons de verts, de formes de feuilles différentes… On se croirait à Giverny, autour de l’étang de Monet !
Un arbre se dresse au centre du vitrail. C’est l’arbre de vie, peut-être, car le Ressuscité donne la Vie éternelle. C’est aussi une verticale qui divise le vitrail en deux parties, à gauche, Madeleine, bien vivante, à droite le Christ, revenu se manifester à ses disciples après sa mort. Deux mondes distincts, qui ne doivent pas se toucher.
Car elle a sûrement envie de le toucher, Marie-Madeleine. Pour qu’elle le reconnaisse, Jésus l’a appelée par son nom, Marie. Et la voilà qui passe de la douleur à la joie la plus folle. Qu’est-ce que vous auriez eu envie de faire à sa place ? Lui sauter au cou, le serrer dans vos bras ? Lui baiser les pieds ?
Pas question. Un phylactère sort de la bouche du Christ, on y lit, à l’envers, les paroles latines « Noli me tangere », ne me touche pas.
Madeleine devra témoigner auprès des autres disciples de l’Apparition. Celui qu’elle a pris pour le jardinier est le jardinier des âmes.
Calvaire
A la collégiale de Vernon, un grand calvaire domine la nef. Il fait face aux fidèles sur l’arc triomphal, baigné par la lumière colorée des fenêtres hautes.
L’oeuvre porte la date de 1664. On la doit à Jean Drouilly, un sculpteur d’origine vernonnaise qui a beaucoup travaillé pour le Roi Soleil à Versailles.
Le Christ représenté en homme vigoureux tourne la tête vers Marie, qui exprime son amour et sa douleur en portant la main à son coeur. De l’autre côté se tient comme toujours l’apôtre Jean, le disciple que Jésus aimait, reconnaissable à ses cheveux longs. Les mains jointes, il paraît espérer quelque miracle qui ferait descendre Jésus de la croix. Les regards de Marie et de Jean dessinent un triangle qui les relie à Jésus, alors que leurs corps se détournent de cette scène effroyable.
La mode de 1610
Marie Maignart avait toutes les vertus. Ce sont toujours les meilleures qui partent, si bien que la belle jeune femme s’est éteinte beaucoup trop tôt, à 23 ans, laissant un mari désespéré et inconsolable.
Je les plains, tous les deux, elle d’avoir succombé à la maladie dans la fleur de sa jeunesse, lui de s’être retrouvé tout seul si vite après la lune de miel. Dans sa grande douleur, ce gentil mari a eu envie de perpétuer le souvenir de sa douce en lui dressant un mausolée. Le monument aura 400 ans l’année prochaine. Il se trouve dans une chapelle nord de la collégiale de Vernon.
On peut, en le contemplant, s’abîmer dans de sombres pensées sur la brièveté de la vie, comme y invite une épitaphe désolée. Mais permettez-moi de prolonger un peu la Journée de la Femme et d’être beaucoup plus frivole : je préfère m’émerveiller de la mode de 1610.
C’est l’année de la mort d’Henri IV, la période charnière de la toute fin de la Renaissance et du début des Temps Modernes. La belle Marie est vêtue comme une dame noble de cette époque, un temps reculé où les femmes n’avaient pas encore de Journée. Loin de rêver à cette victoire de la civilisation, la malheureuse Marie se trimballe un costume fort seyant et non moins malcommode.
C’était toute une histoire de s’habiller en ce temps-là. Songez-y demain matin quand vous aurez réglé l’affaire en deux minutes chrono et que vous vous sentirez d’attaque pour une journée active dans vos vêtements confortables. Si vous viviez à l’époque de Marie Maignart, mesdames, il vous faudrait enfiler moultes couches, les plus redoutables étant le corselet et le vertugadin.
Le corselet, cela sonne gentil avec son double diminutif. Totale hypocrisie ! On serrait cet ancêtre du corset à s’en étouffer, à s’en rentrer les baleines dans le corps.
Toute une journée sans respirer, avec le ventre dans un étau : pas étonnant que Marie n’ait pas résisté.
Si la taille devait être fine, la jupe au contraire devait être renflée. Le vertugadin était au départ un bourrelet porté sur les hanches pour faire bouffer la robe, (artificiel, le bourrelet, en toile remplie de crin, faut-il le préciser !). D’exagération en exagération on en est arrivé au paroxysme du vertugadin « en roue de charrette ». Marie Maignart n’a pas eu de chance, elle était contemporaine de cette mode qui compliquait sérieusement la station assise des dames.
En poésie, la beauté naît de la contrainte. En mode aussi semble-t-il. Car la belle Marie a su merveilleusement tirer parti des diktats de son temps pour qu’en découlent des prodiges d’élégance.
Merveille des manches à crevés, de la fraise à la Médicis encadrant le visage, de la dentelle qui la prolonge, des rangs de perles en sautoir… La coiffure à bandeaux très sophistiquée dégage les oreilles d’où pendent de longues perles. On croit entendre bruire l’étoffe de la jupe froncée.
Les nobles dames d’antan avaient l’art de mettre en scène leur personne, dussent-elles y passer la moitié de leur Journée.
Miracles à profusion
Ci-contre, cénotaphe de Saint Mauxe en forêt de Bizy à Vernon
On a beaucoup vénéré Saint Mauxe – alias Saint Maxime – à Vernon. Depuis le 10ème siècle le trésor de la collégiale Notre-Dame renfermait des reliques de l’évêque qui vécut en Provence au 5ème siècle.
Un bon millénaire plus tard, en 1635, le curé de Vernon a jugé utile de rédiger un petit livre sur la vie de ce saint et ses nombreux miracles.
Je ne sais pas si vous croyez aux miracles. Pour l’abbé Théroude les sources antérieures sur lesquelles il s’appuie pour son récit sont paroles d’évangile. Les résurrections et les guérisons miraculeuses foisonnent, ce qui ne surprend guère : on s’attend à la fin merveilleuse, hagiographie oblige.
Ce qui arrête davantage l’attention, en revanche, c’est l’incroyable collection de faits divers qui se trouvent évoqués par ricochet, puisqu’il faut bien qu’un malheur se produise d’abord pour que le saint puisse intervenir. Des morts accidentelles et des blessures comme on n’en fait plus, racontées dans la belle langue imagée du 17ème siècle : on plonge dans le quotidien de nos ancêtres.
Dans la ville de Vernon un petit enfant aagé d’environ d’un an, avoit mis dedans sa bouche une balle de plomb qui luy estoit demeuree dans le gosier à cause de la petitesse des conduits, ce qui luy empeschoit la liberté de la respiration, tellement qu’il ne pouvoit plus vivre : une couleur tristement plombee luy couvroit tout le visage. (…)
Un autre enfant (…) celuy-cy plus aagé que l’autre, se jouant sur une muraille, fut accablé de la ruine & cheute d’icelle. Les voisins au bruit de cet accident accoururent pour le garantir de ce malheur, mais voyans que la mort triomphoit de sa vie, & que les remèdes humains leurs manquoient, ils jetterent leur souvenir & esperance sur sainct Maxe avec un heureux succez. (…)
Dans le territoire de Vernon, un manoeuvre entretenoit sa petite famille de son travail journalier. Un certain jour comme il transportoit des plastrats & ordures d’un vieil bastiment, une muraille tomba sur luy. (…)
La roüe d’une charette traisnee par des chevaux fascheux avoit fort blessé un pauvre homme (…).
Un jour de Dimanche, lors que tout le peuple de Vernon estoit dans les exercices de la piété pour honorer Dieu & le servir comme il est ordonné, un certain homme de bas lieu nommé Barthelemy, blutoit de la farine par mespris & par avarice (…) : ayant esté rudement frappé par deux fois, sans sçavoir par qui, il espandit une telle quantité de sang par le nez, qu’il ne fut pas possible aux voisins, qui estoient accourus à son secours, d’arrester ce flux.(…)
(Les Cahiers Vernonnais N°26, Vie de Saint Mauxe par l’abbé Théroude.)
Pour tous ces cas, l’invocation de Saint Mauxe a fait merveille. Mais il ne faudrait pas en conclure qu’on peut déranger le saint pour un oui ou pour un non. Le plus sage est de vous garder des balles égarées, de ne pas vous jouer sur des murailles ni vous approcher d’un vieil bastiment. Ne blutez pas de farine en douce à l’heure de la messe. Et surtout, surtout, évitez les chevaux fascheux.
Un choeur grand comme ça
Les particuliers qui ont un jour entrepris des travaux dans leur maison en ont fait l’expérience, un chantier c’est toujours long, très long, trop long.
Si les mois ou les années nécessaires à l’aboutissement de nos modestes projets domestiques nous paraissent interminables, imaginons l’admirable patience qu’il a fallu aux bâtisseurs du Moyen-Âge avant de voir le bout des églises et des cathédrales dont ils ont entrepris ou poursuivi la construction. Pire, le plus souvent le temps nécessaire dépassait largement celui qui nous est alloué sur la terre. Et il fallait accepter l’idée que cette église à laquelle on apportait sa pierre, on ne la verrait jamais finie.
Cet étirement du temps de construction est visible sur bien des églises, en particulier sur celle de Vernon.
Il faut prendre du recul, de près on ne voit rien. Mais depuis le pont cela saute aux yeux.
Il y a quinze jours, un peu de neige faisait ressortir les toits de la collégiale, le toit à quatre pans de la tour, le grand toit très pointu de la nef à droite, le petit toit arrondi du choeur sur la gauche au pied de la tour.
Il y a quelque chose qui ne colle pas dans les hauteurs respectives de ces trois parties de l’église. Le choeur est beaucoup trop petit, ou la nef beaucoup trop haute.
C’est parce que les techniques de construction ont évolué au fil des siècles qui ont passé avant l’achèvement de la collégiale. On a appris à bâtir de plus en plus haut, et forcément, on ne s’en est pas privé.
Le choeur est la partie la plus ancienne de l’édifice, il date du 11ème siècle (1052). C’est encore un choeur roman avec des voûtes en plein cintre et des colonnes rondes massives à chapiteaux.
La construction s’est poursuivie un siècle plus tard par le déambulatoire, une des toutes premières voûtes sur croisée d’ogives de Normandie (1152). Puis on a continué avec le transept et le clocher. C’est la belle époque du gothique rayonnant, tout en finesse, sobriété et équilibre.
Arrivé là, hélas, le chantier s’arrête. Plus de budget, les caisses sont vides. La suspension provisoire des travaux va durer cent ans, l’ébauche d’église figée comme le château de la Belle au Bois dormant.
C’est la guerre qui la réveille au 14ème siècle. La Guerre de Cent Ans a débuté. A Evreux, la cathédrale a été dévastée. L’évêque ne peut célébrer les offices au milieu des ruines. Il se réfugie pendant un an à Vernon. Et donne le signal de la reprise des travaux.
Sauf que, au lieu de continuer à avancer dans le même sens d’Est en Ouest, du choeur vers le portail, il démarre du côté ouest, dans le style flamboyant qui est celui du 15ème et 16ème siècle.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’évêque a pris le chantier par l’autre bout. Certainement il pensait qu’un jour, quand on aurait rejoint la partie ancienne, la tour, le transept et le choeur, on les démolirait pour les rehausser et les mettre en cohérence avec la nef. En attendant on les gardait pour y dire la messe.
Sauf que, arrivé à la tour, il ne s’est trouvé personne pour avoir envie de financer des démolitions et des reconstructions. Paroissiens et prêtres ont dû trouver que cela allait bien comme ça. Et l’église de Vernon a conservé son petit choeur roman sous-dimensionné, grand comme ça.
Rosace
Combien y a-t-il de cercles sur cette photo ?
Vous connaissez ces questions pièges où l’on vous demande de compter des triangles ou des rectangles imbriqués les uns dans les autres, et où vous n’en finissez pas d’en trouver des nouveaux. C’est un peu la même chose sur la façade ouest de la collégiale de Vernon.
De haut en bas, bien alignés, on a le tour du quadrilobe et son coeur tout rond, la pendule, et la rosace. Là ça se complique. Quatre cercles, un grand qui les entoure, oh et puis encore un petit à l’intérieur, et on dirait bien qu’il y en a encore d’autres dans les coins, et… ça fait combien déjà ?
C’est toute l’originalité de la rose de l’église de Vernon, ces cercles encastrés les uns dans les autres où s’inscrivent les flammes du gothique flamboyant.
Son originalité, et on pourrait presque dire sa bizarrerie. D’où vient ce dessin inattendu ?
C’est la fin du 15ème siècle ou le début du 16ème. Des roses, cela fait près de trois cents ans qu’on en fait. Si l’on veut éviter l’impression de déjà vu, la banalité, il faudrait trouver quelque chose qui sorte de l’ordinaire, se disent commanditaire et architecte.
Pour renouveler le genre, le moderniser, ils sont d’accord sur un point, il faut rompre avec l’habitude d’organiser le dessin en rayons à partir du centre.
A force de chercher le compas à la main, de dessiner encore et encore des rosaces, l’architecte a eu une idée.
Dans un carré, il a disposé quatre cercles en croix et les a fait vibrer en y dessinant les flammes. Puis, dans l’espace que créent les quatre cercles entre eux, il a imaginé de placer un petit quatre feuilles qui offrirait comme un résumé de la rose, comme une mise en abîme.
C’est une chance, son dessin plaît au commanditaire. La rosace imaginée par cet esprit inventif va s’étaler sur toute la façade de la collégiale.
Elle traversera les siècles, et qui sait, peut-être qu’on en parlera encore au prochain millénaire…
Coq d’église
Surprise de la photo au téléobjectif : le zoom permet d’apercevoir les détails du coq de l’église, bien trop loin pour que l’oeil nu les distinguent. Celui-ci se trouve au plus haut du clocher de Vernon.
Sa simplicité m’a étonnée. Pas de détails inutiles à ces altitudes vertigineuses, la ligne est sobre, on se permet juste quelques rainures dans les plumes de la queue.
L’objet, creux, est d’un beau vert patiné, j’imagine qu’il est en cuivre, étudié pour tourner au moindre souffle de vent.
Quoi de plus fier qu’un coq ? Campé sur une éminence, fut-ce un tas de fumier, le coq est à son aise pour pousser un cocorico sonore. Il a toujours l’air d’avoir envie qu’on l’admire, ramage, plumage, je suis le phénix des hôtes de ces lieux.
On le regardait souvent, autrefois, tout en haut de l’église. La girouette permettait de se faire une idée du temps du lendemain. Les vents d’ouest sont fréquemment porteurs de pluie en Normandie. Aujourd’hui, le bulletin météo a rendu tout un savoir empirique caduc, la forme des nuages, la couleur du coucher de soleil, le comportement des bêtes.
Oublié tout là-haut, le coq déprime. Pourtant, on en veut encore ! Qu’une tempête le jette à terre et on le replace, le remplace, dûment béni et enrubanné. Et puis bien vite il retombe dans l’oubli, sans regards pour se poser sur lui.
Comble de disgrâce, le coq n’est plus tout à fait au plus haut du clocher. Le paratonnerre le nargue, juste un peu au-dessus de lui.
Ordi
Longtemps cette inscription sur le mur sud-est de l’église de Vernon m’a amusée et intriguée. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, cet ORDI écrit en gros caractères ? Etait-ce du français ou du latin ? Est-ce que cela venait du mot ordination ? Des dimanches ordinaires ?
Ce qui me faisait sourire, c’était ce clin d’oeil involontaire aux ordinateurs d’aujourd’hui, à l’abréviation familière de ces machines dont nous ne saurions plus nous passer, et qui prennent autant de place dans nos vies que… la religion autrefois.
Las ! J’ai dû déchanter aujourd’hui. J’ai appris la nature exacte de cette inscription, et, s’il y a toujours une certaine satisfaction à percer un mystère, j’aurais préféré que celui-ci conserve sa brume poétique.
L’inscription se lit un peu mieux sur des photographies du 19è siècle. Agrandissez l’image et vous verrez, c’est la faute aux pleins et aux déliés, à l’usure du temps, le jambage a presque disparu mais se devine encore. Il faut lire un U et non pas un I.
Ô ! Triste révélation ! Le mot tronqué est ORDU-RES. L’inscription complète stipule qu’il est interdit de déposer des ordures le long des murs de l’église sous peine de poursuites.
Je suis allée vérifier sur place, et j’ai pu déchiffrer, à trois quart effacés, les mots « sous peine de ». Voilà qui me fait de la peine, vraiment.
Cousu double
L’an mil six cens cinquante huict
Le dernier jour de febvrier
l’eau à Vernon le pont rompit
& vint au pied de ce pilier.
On peut passer des centaines de fois devant sans voir cette inscription, pourtant bien en évidence sur le premier contrefort gauche de l’église de Vernon. Elle relate un épisode dramatique, la terrible inondation de 1658 qui eut pour conséquence de détruire le pont sur la Seine.
Vous vous souvenez d’ « O ! triste bruit ! « , cette autre inscription qui commémore le même événement dans un style poétique, et se trouve de l’autre côté de la collégiale ?
Si le pourquoi d’une stèle pouvait se comprendre, le doublon a quelque chose qui laisse perplexe.
Y a-t-il eu deux personnes chargées de rédiger le quatrain, et qu’on n’ait voulu en froisser aucune ? Ou a-t-on trouvé que le quatrain d’O ! triste bruit ! n’était pas assez clair ?
Cela m’évoque une des expressions de ma grand-mère alsacienne : cousu double, ça tient mieux (doppelt genajt hept’s besser). On ne sait jamais, si la première couture craque, il reste l’autre. Si une inscription disparaît, on pourra encore lire sa jumelle. Un peu « ceinture et bretelles », pour employer une locution familière de chez nous.
Guerre de clochers
En leur tendant une somptueuse draperie de couleurs, le crépuscule dramatise les silhouettes qui se détachent à contre-jour. Chaque antenne, chaque fil téléphonique habituellement disgrâcieux devient un délicat trait de plume. Les arbres dégarnis par l’hiver ne sont jamais aussi beaux que dans cette lumière rasante.
La disparition des détails souligne à quel point les tourelles de l’église et de la mairie de Vernon se répondent. Se défient, même.
Comme dans beaucoup de communes, l’église et l’hôtel de ville se font face à Vernon, une proximité bien commode pour les mariages. Mais si la collégiale se dresse là depuis huit cents ans, la mairie n’a qu’un siècle. Sa construction date de 1895.
A la fin du 19e siècle, les rapports entre catholiques et anti-cléricaux sont tendus en France. La loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, garantissant la liberté de culte et inventant la laïcité à la française, ne sera votée qu’en 1905. En attendant, on a droit, à Vernon, à un épisode à la don Camillo.
En 1892, la mairie est logée dans une maison de ville assez petite et mitoyenne, coincée entre deux épiceries. Le maire de l’époque, Adolphe Barette, décide de construire un hôtel de ville digne de ce nom, et dans ce but, il fait raser tout le pâté de maisons face à la collégiale. On raconte qu’il a fait rajouter le campanile purement décoratif qui coiffe l’édifice dans le seul but que la mairie soit plus haute que l’église…
Je ne sais pas s’il a atteint son objectif. Il est très difficile de s’en rendre compte, selon les perspectives, c’est l’un ou l’autre bâtiment qui paraît dominer.
O ! triste bruit !
L’an Mil Six cents Cinquante huict
huict Degreds des poissons, la Seine,
brisant le pont : o ! triste bruit !
Estendit Ici son domaine.
Cette inscription se trouve sur un contrefort de l’église de Vernon, au sud-est (sur la droite de l’édifice). Un petit quatrain rimé, gravé dans la pierre en caractères semblables à ceux des livres anciens.
C’est l’hiver 1658. Depuis des jours et des jours, il pleut. Le sol est gorgé d’eau, les rivières aussi. La Seine charrie des débris de toutes sortes, des troncs d’arbres. Le niveau du fleuve n’en finit plus de monter. Les habitants de ses rives regardent l’eau progresser, impuissants, vers leurs maisons. Ils n’osent plus franchir le pont de bois, tant de fois rafistolé, qui tremble, bousculé par la force du courant.
Soudain, l’accident se produit. Le pont cède. Un tronc lancé à pleine vitesse a eu raison d’une pile trop fragile. Dans un craquement sinistre, le tablier s’écroule.
Etait-ce de nuit, de jour ? Y a-t-il eu des noyés ? L’inscription ne le dit pas. Mais le poète a ce soupir : » O ! triste bruit ! «
Beaucoup d’émotion perce dans ces trois petits mots. Que peut-on ressentir quand on habite au bord d’un large fleuve et que l’unique pont de sa ville cède ? On sait qu’il faudra des années pour le rebâtir, beaucoup d’efforts et d’argent. En attendant la date hypothétique de la construction d’un pont neuf, il y a de quoi se sentir découragé devant les difficultés nouvelles auxquelles il faudra faire face : faire traverser en bateau gens, bêtes et marchandises, avec le danger que cela représente.
Le désastre de la rupture du pont a tellement marqué les esprits que les Vernonnais qui l’ont vécu ont voulu en conserver la mémoire en s’adressant à la postérité. Ils ont choisi la manière la plus pérenne qui soit, l’inscription dans la pierre, sur le principal monument de la ville.
Je m’interroge sur la façon dont la date est indiquée : huit degrés des poissons. Je ne suis pas très calée en astrologie, mais j’imagine que cela représente l’avancement du soleil dans la constellation des Poissons.
Est-ce banal ou extraordinaire, à l’époque, d’exprimer la date ainsi ? Est-ce une volonté de se détacher du calendrier, et d’opter pour une méthode intemporelle, celle des astres ?
La destruction du pont est allée de pair avec une inondation record, comparable à la crue de 1910. La montée des eaux jusqu’à la collégiale ne se produit guère qu’une fois par siècle. Pour parer aux inondations futures et conserver l’usage de leur église même en cas de forte crue, – car rien n’est plus important que d’assister aux offices religieux – les fidèles ont alors décidé de réhausser le sol d’une soixantaine de centimètres. On peut encore le remarquer à la base des colonnes, qui se retrouve cachée en-dessous du dallage actuel.
Gargouille surprise
Le côté magique de la photographie au zoom, c’est de pouvoir approcher d’objets placés trop loin pour l’oeil. Voilà longtemps que je voulais tirer le portrait des gargouilles de la collégiale de Vernon. Le soleil de ce matin m’a incitée à le faire.
Autant la statuaire à l’intérieur des églises est rigoureusement codifiée, autant les sculpteurs ont débridé leur imagination pour inventer les monstres qui les cernent à l’extérieur.
Ils ouvrent des gueules, ils montrent les dents, ils aboient. Ils portent des cornes de boucs, des oreilles décollées façon Prince Charles. Ils ont des pattes griffues. Des ailes prêtes à se déployer pour hanter la nuit.
Tous ces détails ne sont pas parfaitement visibles depuis le sol, surtout pour les gargouilles perchées le plus haut. Le téléobjectif révèle les petits monstres purement décoratifs – ils ne crachent pas d’eau – qui les accompagnent parfois, sculptés à même le mur. C’est une joie de les découvrir au retour, agrandis sur l’écran.
Ma plus grosse surprise de ce matin, pourtant, crève les yeux quand on le sait.
Avez-vous regardé attentivement la gargouille ci-dessus, en forme de griffon ? Les parties les plus blanches de la statue attirent l’attention vers la gueule, les oreilles, les ailes. Si bien que le dessous, qui reste dans l’ombre, passe inaperçu. Regardez bien. La gargouille est à cheval sur une tête. Un visage magnifique, le nez droit, la bouche entrouverte.
Qu’est-ce que cette tête vient faire là ?
Ma première idée a été qu’il s’agit d’un réemploi. Tout au long de l’histoire, on voit des pierres déjà taillées à des époques antérieures resservir à d’autres usages, généralement moins nobles. Celle-ci était peut-être trop abîmée pour être exploitée pour elle-même.
Mais à bien y regarder, une fois l’image agrandie et redressée, qu’en pensez-vous ? Ne dirait-on pas que ce personnage a les yeux clos ? Il paraît abandonné au rêve, n’est-ce pas ?
L’hypothèse qui s’impose alors, c’est qu’il fait partie de la gargouille. Le monstre jaillit directement de son cerveau, tel un rêve. Un cauchemar.
On peut sûrement y lire un message symbolique sur la noirceur des rêves qui peuvent naître dans les têtes les mieux faites.
Il y a aussi fort à parier pour que le tailleur de pierre qui a sculpté cette gargouille, et sans doute plusieurs autres, en ait rêvé la nuit. Et que c’est, malgré lui, ce que son oeuvre nous dit.
Veillée de Noël à la collégiale de Vernon
Les grandes fêtes chrétiennes sont l’occasion de voir les églises connaître la même affluence qu’à l’époque de leur construction. A Vernon, la collégiale a fait nef comble pour les veillées de Noël : au moins six cents personnes à chaque célébration.
Toutes les ressources du bâtiment sont mises à profit lors de ces rassemblements exceptionnels. Sa surface, son volume, son éclairage, son acoustique. Les grandes orgues dans toutes leurs nuances, aussi douces qu’un murmure pour accompagner la voix d’une soprano dans un choral, éclatantes quand toute l’assemblée entonne un air traditionnel.
Il arrive même que l’architecture joue son rôle. Les églises normandes un peu conséquentes ont toutes une élévation sur trois niveaux, grandes arcades, triforium et fenêtres hautes. Le triforium, qui correspond aux combles des bas-côtés, récèle un passage destiné à l’inspection des maçonneries, et où bien entendu personne ne va jamais.
Ce n’est donc pas sans surprise que les fidèles réunis à Vernon dimanche soir ont pu voir un bras apparaître entre les colonnettes et déverser des centaines de confettis dorés sur l’assistance pendant le chant final. On aurait dit qu’il lançait à pleines poignées l’esprit de Noël. Les enfants assis devant l’autel tendaient les bras pour attraper les papiers dorés, qui voletaient longuement dans l’air, pris dans les volutes du chauffage. Cela a duré des minutes, le temps de tous les couplets d’ Il est né le divin enfant.
De près, on a pu voir que les confettis avaient la forme d’un nouveau-né, et qu’ils étaient découpés aux ciseaux dans du papier doré. Découpés à la main ! Qu’il y ait eu des personnes assez généreuses de leur temps pour offrir à tous ceux qui avaient un coeur d’enfant ces instants de magie, cela m’a profondément touchée. L’être humain est bien meilleur qu’on voudrait nous le faire croire.
Remplage
Dans les églises gothiques, les grandes fenêtres sont divisées par des remplages de pierre. Ces fines lignes dessinent des ajours à l’intérieur desquels prennent place les vitraux.
Des meneaux découpent le bas de la fenêtre en longues lancettes terminées en ogives. Elles sont surmontées d’un réseau plus travaillé.
Voici le réseau flamboyant d’une fenêtre basse de la collégiale de Vernon. Les quatres lancettes se terminent en ogives trilobées. Au-dessus, le réseau se divise en formes courbes et symétriques évoquant des flammes.
On distingue la barlotière dans le bas de la photo, en haut de la partie rectiligne des lancettes. Cette pièce métallique sertie dans la maçonnerie sert à fixer les panneaux des vitraux et à renforcer la solidité du vitrail.
Pour ceux que le sujet passionne, voici un site pour tout savoir sur le travail du vitrail.
Architecture de lumière
Merveille de la lumière du soleil à travers les vitraux de la collégiale Notre-Dame à Vernon : les verrières contemporaines (1994) révèlent la pensée du Moyen-âge. Pour ses bâtisseurs, l’église était la représentation terrestre de l’au-delà.
Le sol des églises, souvent simplement dallé de pierre blanche, capte la lumière des vitraux pour que le fidèle se sente enveloppé de cette lumière. Le chrétien fait ainsi l’expérience de ce que pourrait être la Jérusalem Céleste, qui lui sera révélée à l’Apocalypse.
L’architecture gothique est une architecture de la lumière. Grâce à la croisée d’ogive, à l’arc-boutant, les voûtes s’élèvent, les murs cessent d’être porteurs et s’ouvrent en larges verrières. A Vernon, la collégiale s’inscrit dans la course du soleil comme un cadran solaire, depuis le vitrail de l’Est ‘je suis la lumière du monde’ jusqu’à celui du Cosmos, à l’ouest.
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