Massaïda de Steinlen
Théophile-Alexandre Steinlen, Portrait de Massaïda, non daté. Fusain 63,5x48cm Musée de Vernon
Le musée de Vernon s’enorgueillit de posséder dans ses réserves un très grand fonds d’oeuvres graphiques de Steinlen et d’autres dessinateurs du début du XXe siècle. Ces dessins proviennent du legs Lamberty, ami de l’artiste. Au musée de Montmartre, à l’exposition organisée pour le centenaire de la mort de Steinlen, j’ai retrouvé l’une de ces oeuvres vernonnaises : le portrait de Massaïda, (ou Masseïda), gouvernante de l’artiste à partir de 1911. Pendant douze ans, jusqu’au décès de Steinlen en 1923, la jeune femme Bambara originaire d’Afrique de l’Ouest tiendra sa maison et lui servira de modèle.
Steinlen exécute de saisissants portraits de la jeune femme, au regard intense et pensif. La toile de 1912 fait chanter les couleurs.
Steinlen, Massaïda étendue sur un divan, 1911, Genève, Association des Amis du Petit-Palais
Le modèle accepte aussi de poser pour des nus. Celui-ci fait penser à l’Olympia de Manet par sa façon de planter ses yeux dans ceux du spectateur.
Steinlen, Détente, Genève, Association des Amis du Petit-Palais
Celui-là en revanche regarde plutôt du côté de Gauguin.
Le chêne d’Allouville
Pour aller de Rouen à Etretat, on passe non loin d’Allouville-Bellefosse, en pays de Caux. Près de l’église du village se dresse le fameux chêne d’Allouville, qui serait âgé de 1200 ans. C’est l’un des plus vieux chênes pédonculés du monde, peut-être planté, pourquoi pas ? en 911, lors de la création du duché de Normandie.
Etre en présence d’un végétal d’une telle longévité force le respect. Voilà déjà bien longtemps qu’il est vieux, et il ne mesure (plus ?) que 18 mètres de haut, mais son tronc a une imposante circonférence de 15 mètres. A l’intérieur, des cavités se sont formées. En bas, une chapelle est dédiée à la Vierge ; au-dessus se trouve une seconde minuscule cellule ermitale à laquelle on accède par un escalier.
En hiver, sous la pluie, le chêne vénérable avait une allure accueillante de maison de hobbit. Il est plus beau de près que de loin, je trouve, car les ans lui ont donné un aspect bizarre, renforcé par les aménagements faits pour le préserver.
Mais j’ai aimé que la commune ait décidé de célébrer la Saint-Valentin en ornant ses potées fleuries de coeurs dont le rouge réveille la grisaille. A mon tour, permettez-moi de vous souhaiter, de tout coeur, la plus grande longévité à vos amours.
Etretat au XIXe siècle
Quel était le visage d’Etretat au moment où Monet y séjournait, à la fin du XIXe siècle ? Si l’on n’est pas versé dans l’histoire locale, difficile de repérer ce qui lui est contemporain à coup sûr. Ces deux maisons, sans nul doute : elles portent la date de 1824. Construction en moellons de silex à joints en relief, encadrements de briques sombres, toit d’ardoises, huisseries blanches. Des marches pour se protéger des vagues submersives. Un soupirail pour la livraison du charbon. On voit que le toit de la Naïse a été rehaussé pour offrir plus d’espace sous plafond à l’étage.
Sur la plage, un plongeoir copié d’après ceux qui étaient proposés aux estivants dès 1850, sert quelquefois en saison.
Voici un tel plongeoir en action, sous le pinceau d’Eugène Lepoittevin, peintre académique adepte des scènes de genre qui possédait une maison à Etretat. Bien mieux que dans les oeuvres de Monet, on peut se rendre compte de l’activité balnéaire de l’époque à travers ses très nombreuses scènes de la vie de tous les jours prises à Etretat, fourmillantes de détails. Quelques cabines de bains se dressaient sur la plage, mais les messieurs se déshabillaient aussi bien à la vue de tous, comme nous le faisons aujourd’hui, et laissaient leurs vêtements en tas sur le galet, haut-de-forme compris. Le costume de bain de rigueur est noir pour tout le monde. Je me figure Léon et Claude, enfants, en excursion depuis Le Havre, sautant hardiment du plongeoir, sous l’oeil blasé du maître-nageur.
En haut de la falaise, il me semble apercevoir le sommet de la chapelle Notre-Dame de la Garde, construite en 1856.
Détruite à la Seconde Guerre mondiale, elle a été reconstruite en 1950. Depuis, le haut de la falaise s’est enrichi d’un autre monument, dédié aux aviateurs français Nungesser et Coli, disparus après avoir traversé pour la première fois l’Atlantique nord, en mai 1927, à bord de leur biplan l’Oiseau blanc. En-dessous s’étendent depuis 2017 les merveilleux Jardins d’Etretat. Sur la page Histoire du site des Jardins, un film fait revivre les bains de mer à la Belle Epoque, encore plus riche en détails que Lepoittevin.
Sur les falaises d’Etretat
Le temps fort d’une visite à Etretat est la promenade en haut des falaises. Depuis la plage, le chemin grimpe de façon soutenue, offrant de nombreux points de vue magnifiques et vertigineux. Tous les vingt mètres, un panneau rappelle aux visiteurs de ne pas quitter le sentier. En 2022, trois femmes ont perdu la vie par mégarde en s’approchant trop près du bord.
Canaliser les touristes, les empêcher de se mettre en danger figurent au premier plan des préoccupations de la municipalité. Il en résulte une série d’interdictions. Impossible de s’approcher de la porte d’Amont depuis la plage (risques de chutes de pierres, je suppose), ou encore de passer par le tunnel du Trou à l’homme qui relie à marée basse Etretat et la plage de Jambourg plus au sud. En effet, trop de vacanciers se laissent surprendre par la marée une fois sur la plage de Jambourg et nécessitent de coûteuses opérations de secours.
La plage de Jambourg est l’un des plus beaux endroits d’Etretat. Elle est fermée à droite par l’Aiguille et la porte d’Aval, à gauche par l’imposante Manneporte.
Voici l’Aiguille vue d’en haut. Les personnages à droite donnent l’échelle, dans le tableau comme sur la photo.
Au milieu de cette photo de la plage de Jambourg, au pied de la falaise qui nous fait face, on distingue un petit point noir, le débouché du tunnel du Trou à l’homme. Du temps de Monet, le tunnel n’existait pas. Le peintre accédait à la plage de Jambourg en montant au sommet des falaises d’Aval puis en redescendant par un périlleux raidillon jusqu’à la plage. De là, il avait à marée basse deux magnifiques motifs. Son travail terminé, quand la mer recommençait à monter, il lui fallait refaire l’ascension de la falaise puis redescendre sur Etretat, avec ses toiles et son matériel. Sportif, le Monet.
Je crois que le sentier, qui n’est plus praticable, était tracé dans la partie herbue qui descend presque jusqu’à la plage, seul endroit où la falaise ne forme pas un mur inaccessible mais présente une valleuse. Tout en bas, il se terminait par une échelle. Monet avait le pied sûr et nullement le vertige, ce qui n’était pas le cas de son frère Léon, à qui il avait fallu donner la main « comme à une dame » un jour où il était venu rendre visite à Claude et découvrir avec lui ses motifs.
La Manneporte, toujours fouettée par les vagues, est très impressionnante. Monet l’a représentée par temps clair, le soleil donnant sur l’intérieur de l’arche,
mais aussi complètement plongée dans l’ombre, dan une belle harmonie de verts et de roses.
On ne peut plus y accéder que par la mer. En 1885, c’est sur cette même plage de Jambourg que Monet a été renversé par une vague et a failli mourir. « Je me suis vu perdu », écrit-il à Alice. Trempé par l’eau glacée, grelottant, il lui a fallu grimper, puis redescendre jusqu’à l’hôtel Blanquet. Une épreuve qui l’a dès lors éloigné d’Etretat.
Etretat, les caloges
Etretat a son atmosphère, son folklore, ses mythes forgés par les lieux mêmes. Les caloges en font partie. Déjà aperçues sur la toile du musée de Lyon, ces anciens bateaux transformés en cabanes pouvaient être couverts de chaume ou de planches bitumées, comme on le voit ici au premier plan.
A côté, les bateaux aptes à la navigation, souvent peints de couleurs vives, attendent le retour de conditions climatiques favorables pour reprendre la mer. Près du bateau rouge, un personnage donne l’échelle. Monet semble avoir peint cette toile depuis la fenêtre de sa chambre, tout comme les suivantes, orientées dans l’autre sens.
Le ciel est réduit à une mince bande, et disparaît complètement dans le tableau suivant :
A droite de cette oeuvre non signée qui laisse voir la surface de la toile en bas du tableau, voici une nouvelle caloge. Elle est coupée à la façon d’un cadrage photographique ou des premiers plans des estampes japonaises. Monet nous donne à voir la porte découpée dans les flancs du bateau et les cales qui permettent à l’embarcation de rester debout.
A la faveur d’une accalmie, Monet est descendu peindre devant la porte de l’hôtel. La masse sombre de la caloge, amarrée à tout jamais sur le perrey, contraste avec les formes élancées et les notes claires des bateaux de pêche. A gauche et au centre, le peintre s’est intéressé aux cabestans servant à remonter les bateaux sur le perrey. Monet a fait cadeau de cette toile à sa belle-fille Blanche, c’est peut-être la raison pour laquelle elle n’est pas signée.
L’organisation de la plage est bien visible sur la toile de Toulouse qui nous montre les caloges à droite, tout en haut de la plage, les bateaux de pêche bien alignés au milieu et les barques en bas au bord de l’eau. Le temps ensoleillé et la mer calme et bleue donnent à ce tableau une atmosphère tranquille qui contraste avec les précédentes.
Une toile voisine montre une toute autre ambiance, signe de l’attention de Monet à la lumière. Cette fois, l’artiste a opté pour un angle très large qui, une fois n’est pas coutume, laisse apercevoir un bâtiment sur la droite. Mais les caloges sont à peine évoquées par deux aplats bruns au bord droit du tableau.
De nos jours, en hiver, la seule caloge présente sur le perrey est celle du cercle nautique, amoureusement entretenue par ses membres. Elle présente sur ses flancs des photographies anciennes, dont bien entendu une caloge :
Cette intéressante mise en abîme nous montre une caloge à deux portes. Quatre hommes sont occupés à réparer des filets, sous l’oeil attentif de la maréchaussée.
Et en voici une autre à toit de chaume. A gauche, les cabestans.
Etretat, la porte d’Amont
A l’opposé de la falaise d’Aval et de l’Aiguille qui en marquent le sud, la plage d’Etretat est fermée côté nord par la porte d’Amont, plus massive. Elle présente une ouverture plus petite, mais suffit, dans cette oeuvre où elle est tout juste esquissée, à localiser le motif dans la célèbre station balnéaire de la Manche.
Les couleurs moroses subtilement dégradées restituent le temps couvert, en écrin à l’écume des vagues de la mer déchaînée. L’aspect spectaculaire des déferlantes est renforcé par la présence de deux minuscules personnages au premier plan, vers lesquels l’oeil est irrésistiblement attiré. L’un des hommes montre les flots en furie, l’autre tient son chapeau, signe du vent qui souffle en tempête. Que font-ils là ? Ils ont moins l’air de gens de mer que de touristes épatés par la fureur des éléments. Ces silhouettes nous ressemblent.
Sur ce deuxième tableau, le temps moins couvert permet aux bleus, verts et roses de refaire leur apparition. Les gerbes des vagues sont toujours aussi hautes mais l’absence de personnages rend la toile beaucoup moins dramatique.
Et voici une intéressante toile du même motif. Elle porte le cachet d’atelier et non la signature de Monet car elle n’était pas finie à ses yeux. L’artiste n’y a consacré qu’une seule séance, peut-être deux, ce qui nous permet d’apprécier sa méthode. Toute la surface est recouverte de larges coups de brosse mettant le motif en place. C’est à partir de ce point de départ que Monet va retravailler inlassablement sa toile jusqu’à lui donner l’aspect qu’il souhaite.
Etretat, vue mer
L’hôtel Blanquet où descendaient les peintres du XIXe siècle n’existe plus. Il a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale sur ordre de Rommel, chargé des défenses du mur de l’Atlantique. Un peu plus à droite face à la mer subsiste un hôtel de briques bicolores construit en 1857, l’un des trois premiers bâtis à Etretat. Voici la vue qu’il offre du premier étage.
Et voici l’affluence d’un dimanche après-midi d’hiver sur le perrey. Je vous laisse imaginer celle du lundi.
Des escaliers permettent de descendre sur la plage, en contrebas du perrey. Elle est couverte de petits galets ronds, des silex patiemment érodés par les vagues. Etretat n’a pas de port. Autrefois, les marins remontaient leurs bateaux en haut de la plage en les tirant grâce à des cabestans manoeuvrés souvent par leurs femmes. Il reste quelques cabestans, mais les bateaux n’apparaissent plus qu’à la belle saison.
Pas un reportage aujourd’hui sans qu’on vous exhorte à ne pas emporter de galets. Les touristes en voleraient une demi-tonne par jour, mettant en péril le fragile équilibre de la côte. Les jours de tempête, les galets sont réputés briser une partie de la force des vagues. Mais les lames les plus fortes les précipitent sur les toits d’ardoise ou les pare-brise des voitures. Ces jours-là, il vaut mieux éviter de se trouver dehors.
La mer est à peine agitée aujourd’hui. Les vagues déferlent avec le même élan qu’autrefois, aussi vertes que les ont vues Courbet ou Monet. Les galets chantent et tintent en roulant quand l’eau se retire. Le ciel est aussi couvert qu’il sait l’être, en février, sur la Manche. Spectacle inchangé, éternel. Face à la mer, je fais des dizaines de photos, à chaque vague un peu différentes ; je m’efforce de capter un moment spectaculaire, d’avoir un horizon bien horizontal, de me laisser prendre par la puissance du motif. Et de voir avec les yeux de Monet.
Houx
Un très beau houx à feuillage panaché prospère dans la partie ouest du jardin de Monet. En ce moment, il est couvert de baies rouges.
Les drupes se trouvent en majorité en haut de l’arbre. Car il s’agit bien d’un arbre, qui devient pourtant presque invisible en saison, quand il est environné de fleurs magnifiques qui captent tous les regards.
La colère de Boudin
« Durand est sucé par tant de si gourmandes sangsues qu’il aura beaucoup de peine à (illisible, raturé). Nous serons heureux s’il ne meurt exsangue. Il y a là un certain M, qui est actuellement au Havre, à l’hôtel Continental, lequel est de la race des poulpes… naufrageurs. »
Lettre d’Eugène Boudin à Ferdinand Martin, 19 juin 1886, INHA, Ms 212.
J’ai été stupéfaite de lire cet extrait de lettre du doux Boudin. Il est cité par Anne-Marie Bergeret-Gourbis et Laurent Manoeuvre, deux spécialistes du peintre, dans leur article « Boudin, Jongkind, Courbet, Turner et Monet – Contribution à la genèse de l’impressionnisme » du catalogue « Impression, soleil levant – L’histoire vraie du chef-d’oeuvre de Claude Monet » édité chez Hazan à l’occasion de l’exposition au musée Marmottan-Monet à l’automne 2014.
Durand, c’est Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes qui a tout fait pour les soutenir. Dans les années 1880, il connaît des difficultés en raison de la mévente à Paris des tableaux impressionnistes qu’il continue d’acheter et de la faillite de la Banque de l’Union Fédérale en 1882, qui lui faisait jusqu’alors largement crédit. En 1883 et 1886, il se tourne vers le marché américain, dernière chance de salut pour trouver de nouveaux amateurs pour son très grand stock.
Pendant ce temps, il lui faut toujours subvenir aux besoins de ses protégés, notamment Monet et sa famille nombreuse. La correspondance de Monet avec Durand-Ruel est une interminable suite de demandes d’argent. Mais ce qui a fait sortir Boudin de ses gonds, c’est l’hôtel Continental. A l’époque où Monet y séjourne, c’est le meilleur de la ville : le plus cher.
Monet délaisse donc l’hôtel de l’Amirauté, où il avait ses habitudes dans les années 1870. Jusqu’à l’ouverture du Continental, l’Amirauté était considéré comme l’hôtel le plus confortable du Havre.
Dans la logique de Boudin, notre logique à nous aussi, disons-le, Monet devrait faire attention à ne pas dépenser trop pour soutenir à son tour son marchand. Mais ce n’est pas sa logique à lui. Appliquant avant la lettre la devise de Churchill, il n’est pas difficile, il se satisfait aisément du meilleur. Il s’habille avec élégance, il aime les bons repas, il habite la plus belle maison de Giverny, et quand il voyage il descend dans le meilleur hôtel.
Il n’en est pas moins capable de se contenter de conditions de logement rustiques, comme à Belle-Île où il dort au-dessus de la soue du cochon de l’aubergiste. C’est juste qu’il n’y pas d’autre option à Kervilaouen.
C’est une disposition d’esprit très particulière, qui nous échappe un peu. Cette assurance de mériter ce qu’il y a de mieux. En raison de quoi ? J’imagine qu’il y voit une sorte d’évidence. Pourquoi opter pour moins bien s’il existe mieux ? La question de l’argent ne l’effleure jamais au moment de faire ce choix. On dirait qu’il s’impose à lui, comme s’il n’y en avait pas d’autre. Et puis un jour il réalise, se dit effrayé de ce qu’il dépense, réclame de l’argent, demande à Alice de faire des efforts d’économie. Sait-elle en faire ? Il y a fort à parier qu’elle n’est pas plus douée pour cela que lui.
Cette incapacité à ajuster ses dépenses à ses revenus ne lui fait pas des amis. On lui trouve des grands airs, on le juge arrogant, parvenu, que sais-je, et dans sa lettre à Martin, Boudin explose de colère contre son ancien élève. Au chapitre des défauts de Monet, on peut décidément inscrire l’ingratitude et le manque d’empathie.
Condoléances à Théo, suite
Pour savoir quelles toiles occupaient tellement Monet en juillet-août 1890 qu’il en oubliait ses devoirs, il faut se plonger dans sa biographie par Daniel Wildenstein :
» Il n’est que de jeter un coup d’oeil sur les Champs de coquelicots (1251-1255), les Champs d’avoine (12256-1260), les Iles de Port-Villez (1262-1265) pour apprécier la production considérable de l’été 1890, maintenant que l’artiste a retrouvé tous ses moyens. » (Catalogue raisonné de Claude Monet, tome III, p 37 de la première édition).
Après une longue interruption de son travail due à la souscription pour l’Olympia de Manet qui l’occupe pendant près d’un an, après une reprise laborieuse de la peinture où il trouve mauvais tout ce qu’il fait et gratte les toiles, Monet a le bonheur de se sentir à nouveau dans une bonne phase.
Cette bascule se passe entre le 21 juillet 1890, où il se plaint encore à Gustave Geoffroy d’être « bien au noir et profondément dégoûté de la peinture » qu’il qualifie de « torture continuelle », et le 6 août, date à laquelle il écrit à Paul Durand-Ruel : « Voilà une éternité que je veux vous écrire, mais je suis tellement pris par le travail que je remets chaque jour au lendemain. » Cela laisse entendre qu’il est en plein travail depuis au moins une semaine, peut-être deux, sa fièvre créative remonterait donc à la fin juillet, soit plusieurs jours avant qu’il ne reçoive le faire-part de décès de Vincent van Gogh.
Au passage, on note que la lettre de condoléances qu’il envoie à Théo van Gogh ne figure pas dans le catalogue raisonné. A la date du 15 août 1890, Wildenstein ne publie qu’un court billet à Durand-Ruel. Une aussi importante missive à Théo n’aurait pas manqué d’attirer l’attention du biographe.
Voilà plusieurs années que Théo et Claude sont en relation d’affaires. Théo, fan d’impressionnisme, a bien du mal à convaincre ses patrons du bien-fondé de ses achats et en vient à songer à se mettre à son compte, un projet qui inquiète son frère, totalement dépendant de ses rentrées d’argent. On peut supposer pourtant qu’il aurait réussi. Wildenstein le constate : « En fait, sur les six douzaines de tableaux de Monet achetés par van Gogh, les deux tiers sont vendus lorsque Joyant entre en lice. » Joyant est le successeur de Théo chez Boussod et Valadon à partir du mois de septembre.
Procrastination
L’exposition « Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les derniers mois » à voir au musée d’Orsay jusqu’au 4 février 2024 présente la lettre de condoléances de Claude Monet à Théo van Gogh après la mort de Vincent. Ecrite à la plume d’oie et à l’encre violette, elle est assez courte pour essayer de la déchiffrer, en se penchant un peu sur la vitrine.
Transcription :
Giverny par Vernon (Eure)
15 août 1890Cher Monsieur Van Gogh,
Je vous prie de m’excuser, je voulais chaque jour vous adresser un mot de condoléances pour le malheur qui vous a frappé mais je suis dans une telle crise de travail, je suis dehors depuis 4 h du matin et ne rentrant que pour les repas, et si absorbé que j’oublie tout le reste.
Vous voudrez bien m’excuser, n’est-ce pas, et croire combien j’ai été touché pour vous d’une telle perte. Je vous ai dit ce que je pensais de votre frère, c’est un double malheur pour vous.
Recevez mes meilleurs compliments et croyez-moi tout à vous,Claude Monet
Vincent van Gogh a commis son geste fatal le 27 juillet 1890, il est mort le 29 juillet à 1h30 du matin. Le faire-part a dû arriver à Monet le lendemain matin. Camille Pissarro, à Eragny-sur-Epte, le reçoit encore assez tôt pour que son fils Lucien se rende aux obsèques qui ont lieu le 30 juillet à 14h30. Monet a donc attendu 16 jours avant de se décider à prendre la plume. On imagine bien sa gêne et sa culpabilité croissante. Pourquoi se décide-t-il enfin le 15 août ? On peut supposer qu’il ne travaille pas ce jour-là. Il a toujours respecté le repos du dimanche, probablement aussi le jour férié de l’Assomption, qui devait compter aux yeux d’Alice.
Il se sent donc obligé de s’excuser de ce délai malséant, et la raison qu’il invoque longuement est celle du travail. Cette excuse nous choque un peu parce qu’elle manque sérieusement d’empathie : ton frère s’est suicidé, mais excuse-moi, j’ai trop de boulot pour venir à l’enterrement ou pour t’écrire un mot. Elle nous paraît également égocentrée, alors que dans une lettre de condoléances, on se tourne vers la personne en deuil pour lui apporter du soutien.
Pourquoi alors Monet la met-il en avant ? Il aurait pu, au fond, ne pas s’excuser et ne rien expliquer. Pour le comprendre, il faut se rappeler la relation qui le lie à Théo van Gogh : celle d’un artiste avec l’un de ses marchands. S’il importe donc de rester en bons termes en montrant un minimum de savoir-vivre, l’idée de peinture et de vente de tableaux demeure en toile de fond. Monet, en mettant en avant ce qu’il appelle une crise de travail, a peut-être l’idée que la nouvelle va faire plaisir à Théo et un peu lui remonter le moral. Personnellement, je doute que dans ces circonstances, il importe beaucoup à Théo de savoir que Monet est en train de peindre des chefs-d’oeuvres. A cet instant, un monde sépare l’artiste en pleine fièvre créative et le frère affligé, qui de plus se sait très malade.
Monet n’a jamais rencontré Vincent, il ne le connaît qu’à travers ses toiles, qu’il admire. « Je vous ai dit ce que je pensais de votre frère », abrège-t-il. Il aurait pu faire l’effort de le redire, non ? Cela nous aurait fort intéressés… Enfin, un peu d’empathie : « J’ai été touché pour vous d’une telle perte », dit-il. « C’est un double malheur pour vous ». Cette répétition de « pour vous » rejette l’affliction dans le camp de Théo. Et à nouveau, revoilà des considérations de peintre et de marchand : le double malheur est celui de perdre un frère et de perdre l’artiste majeur dont on a la vente exclusive. Si Monet est d’une telle maladresse, c’est qu’il ignore sans doute les circonstances du drame ainsi que la maladie de Théo.
En repoussant la rédaction de cette lettre, il nous montre la force magnétique qui le retient à son travail. Ecrire aux autres, c’est se détourner de sa peinture, se laisser distraire. Monet sait qu’il n’est pas toujours dans une veine de travail, que sa capacité de peindre des oeuvres qui le satisfont va et vient. Le terme de crise de travail est fort : il induit que cette crise passera. Tant qu’elle dure, Monet s’y plie, il travaille le plus possible. Il sait que l’inspiration s’en ira. Peut-être attendait-il ce moment pour se mettre à sa correspondance. Il procrastine, il priorise, pour employer le vocabulaire d’aujourd’hui. Jusqu’au 15 août.
Le bassin gelé
Voici l’étang aux nymphéas de Monet saisi en surface par la glace. Cette transformation est loin d’arriver tous les hivers car elle demande des températures nettement au-dessous de zéro. Cette année, à la mi-janvier, nous avons eu – 6° pendant plusieurs nuits. Les nénuphars, qui sont toujours en place au fond de l’eau, ne sont pas gênés par le gel de surface.
La glycine ne craint rien non plus.
Un nouveau saule, assez grand déjà, a été planté près du pont japonais à l’automne.
Et au bout du bassin, le dernier saule survivant de l’époque de Monet a dû être abattu à l’automne pour des raisons de sécurité. Nous l’aimions tous beaucoup, mais il était devenu complètement creux. Un jeune saule le remplace.
Pas de reflets ni de mouvements de l’eau, juste les ombres des arbres qui s’étirent.
Derrière l’écran des bambous, le neige tient un peu plus longtemps. J’ai pris ces photos le 18 janvier, le même jour que celles de Vernon, vers 14h. Au soleil, les flocons auront fondu en quelques heures.
On imagine Monet, brosse en main, luttant face à des changements aussi rapides.
Quelques feuilles automnales s’accrochent encore aux branches basses du hêtre pourpre.
Les jardiniers ont refait une partie des barrières de bambou, toutes vertes à côté des plus anciennes.
Sous le pont, l’eau n’a pas gelé et tend son miroir aux arbres roux. Qui aurait cru que ces quelques planches auraient un effet protecteur ? Beauté suspendue, éphémère, aussi fragile qu’un flocon qui fond dans la main, aussi brève que le temps que met la neige à tomber.
Un blanc linceul
Ce 18 janvier, un peu de neige recouvre la tombe de la famille Hoschedé-Monet, où repose le peintre Claude Monet. Le plaques dédiées à Michel, Blanche ou Gabrielle Monet sont bien lisibles, mais celle de l’artiste est ensevelie sous les flocons.
Je frotte pour la dégager, et j’ai la surprise de découvrir qu’elle a été changée. La précédente, en marbre blanc, était cassée.
Quelques flocons
Voici la fine couche de neige qui est tombée hier à Giverny. A l’heure où j’ai pris cette photo, elle avait déjà un peu fondu, malgré la température négative.
J’ai appris aux infos que cela a suffit pour mettre la pagaille sur les routes, et j’ai une pensée pour toutes les personnes pour lesquelles la neige a été synonyme de galère.
Mais j’avoue qu’après deux hivers sans neige, et le réchauffement du climat à un rythme effréné que nous constatons chaque année à Giverny et ailleurs, ces quelques flocons m’ont procuré une joie de gosse. J’ai aimé, en regardant par la fenêtre, voir le paysage blanchi, j’ai aimé, en allant jusqu’à ma voiture, sentir la neige crisser sous les pieds, j’ai aimé, en dégageant le pare-brise, toucher la neige et façonner une boule sans personne vers qui la lancer.
C’étaient des sensations dont il fallait profiter vite. Aujourd’hui, tout est déjà effacé, à croire qu’on a rêvé. Pour les jardiniers, le dégel va permettre de continuer la plantation des bisannuelles interrompue par la neige. S’ils se réjouissent d’un peu de froid, nécessaire au jardin, il leur faut aussi avancer dans les tâches hivernales.
Au bord des massifs, les cagettes vides des fleurs plantées et celles encore pleines s’alignent. Le travail est resté en suspens le temps d’une journée. Il va pouvoir reprendre.
Quand Renoir et Monet peignaient côte à côte
L’amitié de Claude Monet et de Pierre-Auguste Renoir a duré toute leur vie, depuis leurs années de jeunesse – ils se rencontrent à l’atelier de Charles Gleyre en 1862 – jusqu’au décès de Renoir en 1919. Claude est né en novembre 1840, Pierre-Auguste quelques semaines plus tard, en février 1841 : ils ont le même âge et s’apprécient mutuellement.
Pendant plusieurs années, les deux compères vont peindre volontiers côte à côte. Quelquefois, la ressemblance entre leurs oeuvres est saisissante, au point qu’il est difficile de savoir au premier coup d’oeil qui a peint laquelle.
Est-ce Renoir ou Monet qui a peint cette ferme avec des canards ?
Et qui a peint celle-là ?
Réponse :
1. Claude Monet, La Mare aux canards, l’automne, 1873
2. Pierre-Auguste Renoir, La Mare aux canards, 1873, Dallas Museum of Art
Quel enchantement !
Dans une pile de cartes postales adressées il y a quelques lustres aux grands-tantes de mon époux (et pieusement conservées par celles-ci, cela va sans dire), ce tondo de Nymphéas a capté mon attention. Ce n’est pas celui du musée de Vernon mais de Saint-Etienne, un peu plus coloré de jaune. En retournant la carte, je m’attends à des voeux de Nouvel An, mais c’est beaucoup mieux que cela :
Transcription :
Chères toutes deux, Quel enchantement ce jardin de Claude Monet. Toutes ces plantes sont vraiment le reflet de sa peinture et nous en sommes revenus comme revenant d’un rêve. Vraiment c’est une fin de semaine formidable avec Simone et Cousin André – si gentils. Nous vous espérons en bonne santé et vous envoyons nos pensées bien affectueuses. Maryvonne Bons baisers. A bientôt Madeleine bons baisers André Simone.
Des quatre signataires et des deux destinataires, seule la rédactrice, Maryvonne, est encore en vie. J’ignorais que cette petite équipe s’était rendue en juin 1983 à Giverny. A l’époque, je crois que je n’avais moi-même pas connaissance de l’existence de ce jardin, ouvert au public depuis trois ans seulement.
Voilà un commentaire sur ce premier jardin, celui de la restauration, avant que les arbres et les arbustes n’aient atteint leur plein développement, qui me touche profondément. La magie opérait déjà. On marchait dans le tableau, on retrouvait le reflet de l’oeuvre du maître, comme dit si bien Maryvonne.
Me touche aussi que cette carte ne me concerne en rien, qu’elle soit adressée à d’autres. En 1983, les quatre excursionnistes, les deux destinataires et moi-même ignorons que je la lirai un jour et la place que prendra ce lieu dans ma vie. Quand Maryvonne écrit qu’ils en sont revenus comme revenant d’un rêve, ce n’est pas pour me faire plaisir. C’est un compte-rendu de leur émotion à tous, et je me réjouis du fond du coeur qu’ils l’aient vécue.
Vernon ville Ariane
Vernon termine son année de présidence de la Communauté des Villes Ariane par cette évocation lumineuse du lanceur européen : la fusée réalisée en modèle réduit au 1/10e s’apprête à décoller vers les étoiles. Une jolie mise en scène imaginée par les services techniques autour de cette maquette qui se dresse toute l’année au rond-point au bout du pont sur la Seine. Elle rappelle que les moteurs d’Ariane VI sont conçus et fabriqués à Vernon par ArianeGroup.
Que 2024 vous propulse tout droit dans vos rêves ! Bonne et heureuse année à vous.
Les pastels de Monet
Le Wildenstein Plattner Institute offre un joli cadeau de Noël aux amateurs de Claude Monet : le catalogue de ses pastels est en ligne, révisé, en couleurs, avec de grandes images. Cerise sur la bûche, il est accompagné d’un recueil d’essais et de commentaires signés Géraldine Lefebvre, éminente spécialiste de Monet qui a déjà enquêté sur sa jeunesse au Havre, notamment, et que l’on a pu rencontrer à Giverny à l’occasion de l’exposition Monet-Auburtin, dont elle était commissaire, ou au musée du Luxembourg, où elle était commissaire de l’exposition Léon Monet.
Si certaines oeuvres présentées dans le catalogue de pastels en ligne sont encore en noir et blanc, ce n’est pas qu’il n’existe pas d’image couleurs de celles-ci, mais que les propriétaires sont invités à se rapprocher de l’institut pour faire examiner leurs dessins. C’est le cas, par exemple, du portrait de la petite Germaine Hoschedé, vu à Vernon à l’occasion de l’exposition Saga familiale, qui n’est pas encore en couleurs dans le catalogue. Souplesse du support numérique par rapport à l’impression papier, la mise à jour est continue et le catalogue suit l’évolution de la recherche concernant l’artiste pour rester constamment à jour.
Inutile de dire que c’est un pur régal de surfer sur les magnifiques pastels exécutés avec maestria par Monet, et de profiter des commentaires éclairants et très documentés de Géraldine Lefevre. Un petit bijou ! Merci à Jazzloup de me l’avoir signalé.
Vernon la nuit
La féerie règne devant la mairie, face à la maison du Temps jadis et à l’église,
et un faux grand sapin composé de centaines de petits, tous poussés à deux pas d’ici, dialogue avec la collégiale Notre-Dame. C’est le joli temps de l’Avent.
Rue Carnot, près du musée, voici la la maison du père Noël, oeuvre de particuliers passionnés. Merci de nous faire rêver !
Face à la mer
Plage de Dieppe, vue sur Varengeville-sur-Mer, début décembre, coucher du soleil
En 1928, le peintre Jacques-Emile Blanche publie un recueil de critiques d’art sur de grands peintres de son temps : « Propos de peintres, » à lire sur gallica. Monet fait partie de la 3e série, entre Gauguin et Helleu. Un peu comme Fosca, Blanche est mitigé sur l’art de Monet. Un peu comme Fosca, il aime la période d’Argenteuil, mais il rejette les séries et les nymphéas. D’une génération plus jeune que Monet, il n’a pas connu les luttes des impressionnistes pas plus qu’il n’a bien connu Monet. Selon ses dires, il n’a été reçu qu’une seule fois à Giverny. C’est plutôt quelqu’un qui s’est tenu en marge de la vie de Monet, l’observant de loin, comme il le raconte magnifiquement dans cette scène :
Monet avait rénové l’interprétation de la mer en poète. Les côtes normandes et bretonnes (Belle-Île, Le Havre, Pourville, Varengeville) lui suggérèrent quelques-unes de ses plus chatoyantes toiles. Après la guerre, je l’aperçus à Dieppe, vieilli, mais bien beau, descendant d’une voiture puissante, enveloppé d’une somptueuse fourrure. C’était en novembre, un jour de tempête. J’appris qu’il avait désiré contempler une fois encore cette rade qu’il avait si souvent peinte calme, ensoleillée, balnéaire. Il s’assit sur la digue, par un aigre vent d’ouest qui échevelait sa longue barbe blanche, y mêlait l’écume des vagues. Des nuages sinistres, à l’occident, s’étendaient comme un suaire sur la falaise de Varengeville, l’église et son cimetière marin ; le phare d’Ailly commençait à les zébrer de ses éclairs. Monet remonta dans sa torpedo, l’équipage démarra dans un plaintif mugissement du klaxon. Le crépuscule, la nuit, les nefs sombres des cathédrales, l’avaient de tout temps épouvanté, me racontait Edmond Maître, son ami de jeunesse.
La scène sent le vécu. La torpedo est vraisemblablement celle de Michel Monet, une Voisin. Monet a rapporté de Norvège des fourrures, il est aussi possible, trois décennies plus tard, qu’il se soit offert un manteau entre temps. (Une photo le montre aux courses de côte de Gaillon, portant un manteau de fourrure, et Alice, derrière lui, également. La voiture garée à proximité est la Panhard-Levassor, on est au tout début du siècle.)
Et il n’y a rien d’étonnant à ce que Monet ait ressenti l’appel de la mer, d’autant qu’il était habitué à braver tous les mauvais temps. Peut-être est-ce même la tempête qui l’a attiré. Pour arriver à Dieppe peu avant le crépuscule, à 132 kilomètres de Giverny, la décision de partir a dû être prise dans l’impulsion, après le repas de midi, façon « ça doit être bien beau, sur la côte, en ce moment. »
Qui était dans la voiture ? « J’appris », dit J.-E. Blanche laconiquement. Auprès de qui s’est-il renseigné ?
Pour qu’il ne juge pas nécessaire de préciser, il faut croire que c’est auprès d’un personnage subalterne qui ne mérite pas d’être mentionné dans la logique de l’époque. Je parierais qu’il s’est adressé au chauffeur, Sylvain. N’aurait-il pas, sinon, écrit « son fils m’apprit » ? On peut donc imaginer qu’ils sont quatre dans la voiture, Monet, Michel, Sylvain, et certainement aussi Blanche Hoschedé-Monet qui n’aurait pas laissé Monet partir en excursion sans elle. Tout ce monde se tient à une petite distance du peintre pour le laisser seul avec la mer.
Plage de Dieppe, début décembre
Jacques-Emile Blanche, lui aussi, laissera le peintre tranquille. En 1928 il a des regrets de s’être montré timide, ou discret :
J’aurais voulu me faire reconnaître, embrasser Monet, partageant de tout mon coeur ses transes. Oh ! ses yeux ! ses petits yeux, d’aventurine pailletée, qui semblaient doués d’une vie autonome, être le foyer de ses cinq sens ! Ils avaient tour à tour une mobilité, ou une fixité douce, caressante, s’ils se posaient sur un gazon, sur des fleurs, sur des objets tentants à peindre.
Propos de peintres
Mais Edmond Maître m’avait dit encore : « Quand on s’adresse à lui, Claude se détourne, ne vous regarde jamais. Son attention est ailleurs. »
On se demande à quel moment Maître avait fait cette observation. Dans leur jeunesse ? Monet étant alors trop absorbé par ses pensées pour entendre ? Ou dans leur vieillesse ? Alors qu’il était devenu par moments misanthrope, reclus à Giverny, et que peut-être il avait du mal à reconnaître les gens ? Dans la même page, Blanche cite une anecdote que lui aurait contée Maître et qui paraît bien bizarre :
Un soir, Maître rencontre Monet qui est de garde sur une place de sa garnison. L’artiste le supplie de ne point l’abandonner, de causer avec lui : « Quand il fait noir – aurait-il dit – il me semble que je meurs, je ne pense plus. »
De quelle place et de quelle garnison peut-il bien s’agir, sachant que Monet s’embarque pour l’Algérie trois semaines après avoir tiré son numéro ?
On sent que Blanche a stoppé l’élan de son coeur par crainte de déranger le face à face du vieux peintre et de la mer. Et peut-être s’est-il retenu de se faire connaître parce qu’il a craint de ne pas se faire reconnaître, ce qui aurait créé un moment de gêne et de peine, pour lui et pour Monet. C’est ce qui s’appelle avoir du tact.
Monet ébloui par van Gogh
L’exposition sur les derniers mois de van Gogh à Auvers-sur-Oise, à voir au musée d’Orsay jusqu’au 4 février 2024, fait l’objet d’un très intéressant catalogue. Les natures mortes florales occupent tout un chapitre, « Sous le charme des fleurs », tandis que « Les premiers signes de reconnaissance de l’artiste » en constituent un autre.
Nienke Bakker, qui signe l’étude des bouquets, souligne que Vincent, à son arrivée à Auvers, a déjà fait ses preuves dans le domaine et que ses Tournesols ont été exposés début 1890 à Bruxelles et à Paris, suscitant l’admiration d’artistes et de critiques. Parmi les premiers fans de van Gogh : Claude Monet.
Une note de fin d’ouvrage renvoie à une lettre de Théo du 23 avril 1890, alors que Vincent se trouve encore à l’asile de Saint-Rémy. Les lettres écrites et reçues par van Gogh sont disponibles en ligne ; elles sont transcrites dans la langue d’origine et en anglais, le site propose aussi le facsimilé de la lettre. Celle qui nous intéresse fait quatre pages, et la petite remarque sur la réaction de Monet se trouve sur la dernière :
Monet a dit que tes tableaux étaient les meilleurs de l’exposition.
Lettre 862 de Théo à Vincent van Gogh, 23 avril 1890
Voilà, c’est écrit, de la plume même de Théo, il y a 133 ans, et Vincent a lu cette phrase, et il a su que Monet admirait le peintre qu’il était. A-t-il cru son frère ? S’est-il senti fier de l’approbation de ce peintre reconnu qu’il admire lui-même ?
En tout cas je suis heureuse que, par lettres et personnes interposées, il ait pu connaître la réaction si positive de Claude Monet à son travail. Voilà deux génies qui ne se sont pas rencontrés mais se sont frôlés, si l’on peut dire : chacun a vu la peinture de l’autre et ressenti une émotion spéciale, puissante, en la voyant. Ils se savent de la même confrérie, celle des peintres qui sont corps et âme dans la peinture.
Les meilleurs de l’exposition… De qui étaient donc les autres tableaux ? Le 23 avril 1890, l’exposition de la Société des Artistes indépendants va bientôt se terminer. Elle se tient depuis le 20 mars au pavillon de la ville de Paris, sur les Champs-Elysées, ce qui a laissé le temps à pas mal d’amateurs de peinture d’y aller et d’exprimer leurs réactions, et à celles-ci de parvenir aux oreilles de Théo van Gogh, qui est marchand d’art. Je ne crois pas qu’il ait rencontré Monet en personne : si c’était le cas, il s’étendrait davantage.
Le catalogue de l’exposition des Indépendants de 1890 est en ligne sur gallica : parmi une foule d’artistes dont la postérité n’a pas retenu le nom, apparaissent Pissarro, Seurat, Signac, Luce, Cross, Guillaumin, Angrand… C’est déjà l’époque du post-impressionnisme, du divisionnisme auquel Monet n’adhère pas. Et, presque à la fin, voici VINCENT VAN GOGH. Pas de prénom à la suite du nom, comme les autres. On sait que Vincent avait honte du sens de son nom de famille en français, qu’on ne saurait prononcer, d’après lui. Mais l’argot change, et depuis, plus personne ne fréquente les gogues, il y a d’autres mots pour cela.
Dix tableaux de Provence sont exposés, le maximum. Et, fait curieux, aucun n’est précédé de l’astérisque qui signale les oeuvres à vendre. Ils ne sont pas à vendre !!!
Est-ce une erreur du catalogue ? Ou bien Théo, qui en est propriétaire et qui a vraisemblablement organisé l’envoi pour l’expédition, ne souhaite-t-il pas les vendre mais simplement les montrer ? Si c’est le cas, il spécule.
S’ils avaient clairement été à vendre, certains des visiteurs de l’exposition se seraient-ils laissé tenter ? Je parie que Monet se serait offert une petite toile. « Les meilleurs de l’exposition ! » Il adore les van Gogh ! Je l’imagine s’attardant longuement devant chaque tableau. A côté de ces oeuvres irradiantes, celles des autres devaient paraître un peu ternes.
Claude Monet vu par Fosca
La mort de Claude Monet en décembre 1926 a donné lieu à de nombreuses publications, que ce soient des articles nécrologiques, des recueils de souvenirs ou des essais. Dans celui-ci, publié en 1927, François Fosca (pseudonyme de Georges de Traz), romancier et critique d’art, tire une sorte de bilan de l’art et de la carrière de Claude Monet.
Un entrefilet de l’Excelsior avait attiré mon attention sur ce titre, car la famille de Monet (Michel et Blanche, probablement) avait réclamé l’interdiction de l’ouvrage, le jugeant diffamatoire.
Je l’ai lu et je ne crois pas qu’il le soit. L’auteur reste dans les limites de la critique, me semble-t-il. Peu flatteur, certes, même s’il lui échappe de temps en temps des louanges sur la virtuosité de l’artiste. Pour faire court, Fosca est à cent pour cent d’accord avec la boutade de Cézanne, sur laquelle il conclut : « Monet, ce n’est qu’un oeil, mais bon Dieu quel oeil ! »
Mais lu avec le recul de l’histoire, son manque de discernement prend des allures d’autant plus comiques que l’auteur se veut tranchant et définitif. Cette phrase, par exemple :
Il est peut-être encore trop tôt pour se rendre compte de la place exacte que tiendra Monet dans l’art du dix-neuvième siècle. Je crois pourtant qu’il sera considéré comme un beau peintre, et comme un libérateur, plutôt que comme un grand artiste. (…) Mais l’importance d’un libérateur, considérable au moment même, diminue à mesure que les conquêtes sont accomplies.
Et cette autre :
Aujourd’hui, nous ne pouvons lire sans un certain étonnement, les commentaires enthousiastes que suscitèrent les expositions de Monet, que ces commentaires soient signés de Théodore Duret, de Georges Lecomte, ou de Gustave Geffroy. Comme beaucoup de leurs contemporains, ils étaient persuadés que Monet avait conquis à l’art des territoires nouveaux.
Ce sont plutôt les réserves de Fosca que nous ne lisons pas sans un certain étonnement. A sa décharge, il ne pouvait, en 1927, se douter de la fécondité de l’oeuvre de Monet, de ses répercussions infinies dans l’art du XXe siècle et au-delà. Dans son dernier chapitre, il imagine son « musée idéal » où les tableaux de ses contemporains seraient placés par affinités près des maîtres du passé, Delacroix près de Tintoret, Manet entre un Caravage et un Velasquez, Renoir entre un Rubens et un Fragonard, etc. « Mais une Cathédrale de Rouen de Monet, ou une Débâcle, ou un panneau de la série des Nymphéas, auprès de quelles oeuvres les placerait-on ? »
Il ne pouvait pas deviner que Monet deviendrait le maître admiré entre tous, et que c’est auprès de ses oeuvres à lui qu’on viendrait placer Rothko, Joan Mitchell et tant d’autres.
Les savons de bronze d’Al Brieu
Les visiteurs de Giverny qui ont la curiosité de se promener dans la rue Claude-Monet au-delà des musées ont la chance de découvrir plusieurs galeries d’art, par exemple l’Espace 87, d’après son numéro dans la rue. Une plasticienne givernoise, Christine Cloos-Ristich, et un fondeur, Al Brieu, se partagent les lieux.
Ce dernier s’est fait une spécialité des savons en bronze. Mais pas n’importe quels savons. Il part à la recherche de lots de savons de Marseille ou d’ailleurs, âgés de quelques décennies. Al Brieu en a même trouvé des centenaires au fond d’un garage, tout couverts de poussière. Quand on sait combien le savon a manqué pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est un petit exploit. Absolument tout le monde devait ignorer leur existence.
Dans ces lots de savons tout déformés, fendillés, cabossés, desséchés et bien près de partir à la poubelle, Al Brieu sélectionnent ceux qui lui parlent, qui ont de belles inscriptions en relief et une histoire à raconter. « C’est comme la vie, qui laisse des marques sur nous », explique-t-il. Il prend l’empreinte de ces savons en silicone, en tire des moules et y coule du bronze à la cire perdue.
Al Brieu est incollable sur toutes les réglementations qui ont sévi en matière de savonnerie, les pourcentages d’huile obligatoires, l’action de Colbert, et j’en passe. C’est un très étrange objet, si on y réfléchit, qui s’use et disparaît. En tirer des bronzes, c’est faire durer ces savons pour l’éternité. C’est aussi un objet qui a été lui-même moulé, à l’origine. Sauver sa forme, c’est prendre la suite de ces mains qui ont façonné le savon alors qu’il était tout frais, des mains qui sans doute ne sont plus.
J’ai aimé qu’il me raconte l’histoire de ses savons et de sa démarche artistique parce que celle-ci contient sa part d’évidence intuitive, (comment ne pas avoir envie de mouler ces savons quand on est fondeur ?) de sur-cycling ( déchet pour les uns, trésor pour les autres !) de témoignage historique, de chasse au trésor… Et j’imagine sa joie quand il tombe sur une caisse pleine de savons antédiluviens… Et puis finalement la démarche comporte aussi sa part de questionnement philosophique, d’interrogation sur la mort et la place de l’art face à elle. De quoi méditer, si on pose une telle oeuvre sur son bureau.
Etretat en hiver
6 février 2024 / 2 commentaires sur Etretat en hiver
En 1883, après six jours passés au dispendieux hôtel Continental du Havre, Monet décide de changer de lieu de séjour et de se rendre à Etretat, 28 km plus au nord sur la côte. Il va y rester trois semaines, bien mises à profit avec près d’un tableau par jour.
Le 31 janvier, il écrit à Alice de l’hôtel Blanquet, Etretat :
En 1883 comme aujourd’hui, l’hiver est la basse saison à Etretat. Si les distractions manquent en soirée, peu importe : le froid et le vent ont dû bien fatiguer le peintre. Comment faisait-il pour travailler dehors toute une journée, immobile ? Température de l’air, 8 degrés. Température de l’eau, 7 degrés.
Le jour où Monet a peint La Falaise et la Porte d’Aval, à l’heure de la pleine mer, le vent devait souffler violemment, arrachant des gerbes d’écume. Pourtant, le peintre n’a pas l’air d’être dans sa chambre mais plutôt sur le perrey, actuellement la terrasse tout en haut de la plage de galets. Depuis l’hôtel, voici ce qu’il voit :
L’horizon coupe la porte d’Aval plus haut. On sent la jubilation de Monet à peindre les flots déchaînés, avec des touches en virgules d’un riche chromatisme. La mer est verte, jaune, grise, bleue, toute blanche d’écume ; d’énormes vagues viennent battre le Trou à l’homme, au pied de la falaise. Il en faut plus pour impressionner les pêcheurs du premier plan, qui donnent l’échelle des bateaux et des caloges aux toits de chaume, ces cabanes servant à ranger les filets, aménagées dans des esquifs impropres à la navigation. Du surcyclage avant l’heure.