Home » La colonie américaine de Giverny

Category Archives: La colonie américaine de Giverny

L’ombre des peupliers

Claude Monet, Paysage de printemps à Giverny, 1894, collection particulière

Les possibilités graphiques des peupliers ont inspiré Claude Monet à de nombreuses reprises, et même dès son premier tableau. Outre sa série Peupliers de 1891, peinte sur la commune de Limetz, les arbres longilignes jalonnent son oeuvre. A Giverny, les alignements de peupliers étaient à portée de pinceau, à quelques centaines de mètres de sa maison. On peut se figurer Monet ne cessant d’observer le jeu de la lumière dans leurs branches, sans cesse renouvelé au fil de la journée.
En 1894, le peintre réalise une courte série de ce petit coin de prairie à différentes heures du jour. Quatre toiles seulement, dont celle-ci, fascinante. L’arrière-plan nous explique ce que nous voyons au premier plan : les ombres des troncs souples et lisses de peupliers. Pendant leur croissance, on taillait leurs branches pour en faire des fagots. Ces arbres ont besoin d’humidité : on les plante en fond de vallée, souvent le long d’un cours d’eau, sur chaque berge. Ce positionnement en vis à vis explique les lignes doubles représentées par le peintre.

Monet n’est pas le seul à avoir été séduit par ces ombres étonnantes. Voici l’interprétation de sa belle-fille Blanche Hoschedé :

Blanche Hoschedé, Les Ombres sur la prairie (Giverny, la plaine des Ajoux)

Alors que Monet a spontanément repris le format portrait privilégié dans sa série de 1891, Blanche opte pour un format paysage plus classique.
Comme souvent chez Blanche, la toile n’est pas datée, mais celle-ci me semble être l’une des meilleures de sa production. La jeune peintre a acquis de la maîtrise. Si les deux arbres de droite présentent de fortes similitudes avec ceux de Monet, la gauche de la composition est bien différente, de même que les lointains.
Blanche n’ayant quitté Giverny qu’en 1897, après son mariage avec Jean Monet, il est possible qu’elle ait exécuté ce paysage lors de séances communes avec son beau-père, tandis que Monet peignait le sien à quelques pas d’elle. Mais Blanche regarde dans une autre direction, elle opte pour un angle différent, comme en témoignait son frère Jean-Pierre Hoschedé dans son ouvrage « Claude Monet, ce mal connu« .

Guy Rose, Yellow Trees, Giverny (Les Arbres jaunes, Giverny), vers 1910, collection particulière

Et voici la lumineuse interprétation qu’offre Guy Rose du même sujet. Cette fois nous sommes beaucoup plus près du village. Le peintre s’est tourné vers le nord-est. Les peupliers que nous voyons bordent le Ru communal, mais il en existait une deuxième rangée dans la prairie, qui sont dans notre dos et dont l’ombre s’étire. C’est la fin de la journée. Est-ce l’église que l’on devine derrière les arbres à gauche ?

La toile de Blanche est passée aux enchères en 2018, celle de Rose en 2007. Saurez-vous deviner laquelle a été adjugée pour 40 000 dollars, et laquelle est montée jusqu’à la coquette somme de 628 000 dollars ?

A travers les arbres

Theodore Robinson, Giverny vu depuis l’Epte (Giverny from the River Epte), 1890

A en juger par l’absence de feuilles aux arbres, par les rousseurs des buissons, c’est une vue hivernale de Giverny que nous offre Theodore Robinson, dans un format vertical assez inhabituel pour les paysages. C’est le matin. Le peintre s’est placé près du Ru et tourne son regard vers les maisons du village. Comme dans sa vue du pont de Vernon, quelques arbres animent le premier plan. Juste derrière, on devine la voie ferrée. Je me demande si Robinson s’est installé sur le pont près du moulin des Chennevières, un de ses endroits fétiches. A gauche, un grand gerbier attend que le paysan vienne démeulonner et battre le grain.

Dans ce paysage rural où la modernité est allusive, Robinson démontre une fois de plus la douceur nuancée de sa palette. Le regard navigue entre l’agitation chromatique du premier plan et les zones tranquilles de la colline et du ciel. Le temps est suspendu. Pas une âme.

Le pont de pierre de Vernon

Theodore Robinson, Pont près de Giverny, vers 1888 – 1892, Muskegon Museum of Art

Tout comme Monet, les artistes américains qui ont séjourné à Giverny ont cherché leur inspiration dans les alentours. Theodore Robinson a été attiré par le pont sur la Seine entre Vernon et Vernonnet, inauguré en 1861.

Comme le montre la comparaison avec la carte postale ancienne, Robinson a fait exprès de choisir un premier-plan encombré d’arbres, derrière lesquels le pont se profile. Le photographe a préféré une vue dégagée et des personnages qui donnent l’échelle, tout en suggérant la flânerie et la contemplation. Une perspective plus ouverte lui permet d’inclure dans son cadrage le clocher de l’église de Vernonnet, contemporaine du pont.

Comme le précise le site du musée, mettre des arbres au premier plan d’une vue du fleuve était une composition courante parmi les impressionnistes, peu appréciée des critiques conventionnels.

Guy Rose, Le pont de Vernon, collection particulière

Les ponts ont beaucoup inspiré les impressionnistes, de Monet à Caillebotte et Sisley. Voici à nouveau le pont de Vernon par un artiste de la colonie givernoise, Guy Rose. Cette fois, le peintre s’est placé sur la berge nord, côté Giverny. Sa toile plus calme que celle de Robinson nous montre une arche presque de face se reflétant dans la Seine. Au-delà du pont, on distingue les piles en ruine du pont médiéval.

Les coquelicots de Metcalf

Willard Metcalf, Poppy Field Landscape at Giverny, (paysage au champ de coquelicots à Giverny), 1886

Willard Leroy Metcalf est l’un des tous premiers artistes américains à avoir découvert Giverny. Passionné d’ornithologie, il collectionnait les coquilles d’oiseaux. L’une de ses trouvailles, datée, atteste de son passage précoce dans le village. Mais il semble n’être revenu pour peindre qu’en 1886. Ses vues réputées givernoises sont un peu troublantes car Metcalf évite tout signe de reconnaissance qui permettrait d’identifier le village à coup sûr. On a souvent l’impression que le paysage qu’il décrit pourrait être n’importe où, et j’ai même quelques doutes sur certains tableaux titrés Giverny ou jardin de Monet. Ce n’est pas le cas pour celui-ci, même si, une fois de plus, on n’a pas grand chose à quoi se raccrocher.

Si le tiers supérieur de l’oeuvre est traité de façon assez réaliste, avec de petits personnages occupés à faner, le premier plan est stupéfiant de liberté. Sur un fond où tous les verts se mêlent, du rose et du vert céladon apportent une étonnante douceur. Je me demande ce que les contemporains de Metcalf pensaient de sa façon d’oser les taches imprécises, vibrantes, les surépaisseurs et les transparences. Sans parler du mouvement dans ses poppies écarlates.

Les coquelicots étaient décidément une bonne excuse pour donner libre cours au sens de la couleur des jeunes peintres, peut-être même une sorte de must impressionniste. Monet ne savait pas résister à leur éclat, et Bruce s’est laissé séduire par ceux de Giverny lui aussi.

Robinson dans la chambre de Monet

Claude Monet, Camille sur son lit de mort, 1879, musée d’Orsay, Paris

Le peintre américain Theodore Robinson a si bien su gagner la confiance de Monet qu’il était régulièrement invité à dîner dans la maison du Pressoir ; il a même eu droit à une visite très privée, celle de la chambre à coucher de Monet. C’est là, nous apprend-il, que Monet conservait une de ses toiles les plus intimes, celle de son épouse sur son lit de mort.
De nos jours, dans un souci de simplification, les copies des toiles de Monet sont présentées dans son atelier et celles de ses amis dans sa chambre.

3 juillet 1892

Dîné avec Butler chez les Monet. De bonnes choses dans la chambre de Monet. La toile de Mme M. après sa mort – extraordinaire d’impression et de vérité. Un bon petit Pissarro, des paysannes en train de planter des rames à pois, amusant enchevêtrement de bras comme une frise grecque. Un pastel – une tête de fille par Mme Morisot. Aquarelle de Jongkind – Monet les trouve meilleures que ses huiles – qui étaient généralement faites d’après les aquarelles. Il sortait avec un carnet, une boîte d’aquarelle et une bouteille d’eau et il en faisait un bon nombre en une journée, parfois 15 ou 20.

Camille Pissarro, Paysannes plantant des rames, 1891

Madame Baudy par Robinson

Theodore Robinson, Portrait de Madame Baudy, Virginia Museum of Fine Arts, avant 1893

Le peintre américain Theodore Robinson, un des tout premiers à fréquenter la colonie de Giverny, un des rares à avoir su se lier avec Claude Monet, nous offre le plaisir de contempler le visage fin d’Angelina Baudy. Si vous avez envie d’en observer tous les détails, le musée en propose une version haute définition ici.

J’ai été émue de ce face à face, car je n’avais vu d’elle que de pauvres photos d’époque, et son écriture sur le registre de l’hôtel. Cette fois, nous croisons son regard bleu, même si elle est perdue dans ses pensées. Porte-t-elle du marron ou du noir ? Je penche pour du marron. Malgré l’austérité de la mise, la rose cueillie au jardin n’est pas une parure pour le deuil. Accoudée à une des tables couvertes de zinc de son café-buvette, elle fait mine de boire un verre d’un liquide clair dans lequel flotte une cerise. Ce n’est qu’une attitude : le verre est toujours plein. A côté se dresse une bouteille brune à bouchon mécanique de porcelaine. Le bouchon est fermé, il n’est pas prêt de se rouvrir.

Theodore Robinson est reparti définitivement aux Etats-Unis en 1892, la toile date au plus tard du printemps de cette année-là. Angelina, née le 27 janvier 1853, a 39 ans maxi. Mais peut-être moins : John Leslie Breck a peint son époux Lucien Baudy dès 1888.
Ce n’est que le début de son aventure entrepreneuriale, mais on sent qu’elle n’a pas l’habitude de s’asseoir à ne rien faire, et qu’aussitôt son cerveau se met en marche à échafauder de nouveaux projets. Elle a gardé son chapeau de paille sur la tête et ses bottines à talons aux pieds. Que faisait-elle, juste avant d’accéder à la demande du peintre de poser pour lui ?

La Maison bleue par Guy Rose

Guy Rose, peintre californien né en 1867 a séjourné à l’hôtel Baudy dès 1890, avant d’acheter une maison à Giverny, la Pergola, devenue Hedera, en 1899. Elle se trouve non loin de la Maison bleue, que Monet venait d’acquérir : la mutation est enregistrée au cadastre en 1899, elle est sans doute un peu antérieure.
Monet faisait entretenir un vaste jardin potager dans cette propriété, et n’a eu de cesse d’agrandir son terrain. On se demande bien à qui étaient destinés tous ces légumes, car au tournant du siècle, la plupart des enfants partis, ils n’étaient plus très nombreux à table.

Voici cette maison bleue sous la neige, et l’on aperçoit une partie de ce fameux potager et verger. J’ai trouvé cette image sur le net sous le titre d’un château en hiver (!), je doute que ce soit le titre donné par le peintre.

Et voici l’aspect actuel de cette même maison, à la belle saison, en avril.

Guy Rose a fait une deuxième vue de la maison bleue, depuis le chemin du Roy :

Guy Rose, La Maison bleue, 1910

Giverny sous la neige par Robinson

Theodore Robinson, Giverny, 8 décembre 1889

Les peintres ne se bousculaient pas encore à Giverny pendant l’hiver 1889-1890, quand l’Américain Theodore Robinson a transcrit cette image de l’église du village couverte d’un fin manteau de neige. Ami de Claude Monet, l’artiste en a subi l’influence, pour le meilleur. Dans ce paysage dénué de présence humaine, ce qui est rare chez Robinson, la touche rapide et le coloris font penser aux audaces de Monet. Robinson a pris soin de dater précisément son oeuvre, ce qui laisse entendre qu’il l’a exécutée sur le vif en une seule séance.

Theodore Robinson, Paysage d’hiver, 1889

Et voici une autre vue de l’hiver 1889, prise pas très loin de l’église. Quelques maisons du village sont tapies à flanc de colline, tandis que les lointains violets créent une douce harmonie chromatique avec le premier plan aux tons de terre et d’herbe sèche.

Au bord de l’Epte

William Blair Bruce, Giverny, 1887

Pendant son séjour à Giverny à l’été 1887, à l’aube de la colonie impressionniste, Bruce n’a pas manqué de représenter ce qui allait devenir l’un des poncifs de Giverny : le bord de l’Epte.
Cette vue aux couleurs acides et à la touche rapide est d’une rare modernité. En raison du mur à droite, je pense qu’il s’agit du bras le plus petit de la rivière, le Ru, qui ne traversait pas encore le jardin d’eau de Monet.

William Blair Bruce, Au bord de la rivière, 1887

Sur ce deuxième tableau, de facture plus classique, ce petit ressaut de la rivière m’intrigue. Je ne vois pas où il peut être, et si longtemps plus tard, il a bien pu disparaître. On dirait une construction de main d’homme pour créer une petite retenue d’eau en amont. Les pierres en pente pourraient bien servir à des lavandières. Mais que font les deux faitouts disposés à côté ?
Au fond, on aperçoit quelques vaches gardées par leur bergère, qui tourne le dos à un homme près d’elle. Un familier sans doute, car sa présence n’a pas l’air d’émouvoir le chien.
Sur le plan stylistique, l’oeil de Bruce a capté avec justesse les couleurs du plein air et les jeux de la lumière à la surface de l’eau.

Le Clos Morin vu d’en haut

William Blair Bruce, Sans titre (hayfield and houses), 1887

Pour réaliser cette vue panoramique du clos Morin, Bruce a dû monter très haut au-dessus de la ferme de la Côte, au niveau du banc du belvédère. Les gerbiers au milieu de la composition se trouvent à l’emplacement de l’actuel parking du Verger. C’est là que Monet viendra peindre ses fameuses Meules, trois ans plus tard. A gauche, on en devine deux autres chez un des voisins. Certains agriculteurs préféraient rapporter le blé chez eux et dresser les meules près de leur maison.

Cette vue nous montre la longue rangée d’arbres qui bordait le ru et le chemin du Roy, beaucoup plus nombreux que vingt ans plus tard, quand nous en parviennent les premiers témoignages photographiques. Bruce est assez haut pour décrire une seconde rangée d’arbres par derrière, plus petits et ronds, peut-être des pommiers ? Une troisième rangée d’arbres variés marque le cours de l’Epte. C’est le bras du milieu après la division de la rivière en trois branches à l’approche de son confluent avec la Seine. Au fond, on devine la carrière déjà aperçue chez Bruce et Butler et l’inflexion du coteau si marquée dans la scène de vignes.

A l’extrême droite des peupliers apparaît le moulin des Chennevières tel que représenté par Theodore Robinson, pas encore agrandi d’une tour.

La reproduction de l’oeuvre est trop peu précise pour oser une étude du tableau, mais on note tout de même le fort contraste coloré entre le premier plan lumineux et les lointains plus sombres, ainsi que le vide relatif du centre de la composition. Faut-il y voir une influence du japonisme ?

Bruce sur la colline

William Blair Bruce, sans titre (green hayfield, Giverny) The Robert McLaughlin Gallery, Canada, huile sur toile, 25.2 x 34.3 cm

Bruce s’est montré très productif pendant son séjour à Giverny à l’été 1887. Le revoici dans la prairie dominant la maison de Monet, déjà vue dans la scène de pluie, à l’époque des foins. L’herbe au premier plan n’a pas encore été coupée et se colore de fleurs bleues et blanches, tandis que dans la parcelle voisine, la charrette est prête à rejoindre le fenil. A l’extrême droite se devine l’église de Giverny.

William Blair Bruce, Giverny, The Robert McLaughlin Gallery, Canada, encre sur papier 25.9 x 48.1 cm

Bruce a fait deux dessins à l’encre représentant presque le même point de vue. Cette fois, deux personnages animent le premier plan : des fillettes assises dans l’herbe nous tournent le dos. Elles sont accompagnées d’un chien noir semblable à celui de Pluie à Giverny.

William Blair Bruce, Giverny, The Robert McLaughlin Gallery, Canada, encre sur papier 31.5 x 48.0 cm

Le second dessin est daté d’août 1887. La maison de Monet est tout à gauche. On remarque les deux fenêtres des chambres d’Alice et de Blanche. Le toit d’un petit bâtiment est ébauché dans la continuité de la maison. C’est la première fois que je découvre une représentation de cette aile comprenant un « grand bûcher, petit hangar et cabinet d’aisance » selon la description de l’acte de vente établi trois ans plus tard. On voit que Louis Singeot avait fait aligner le corps de ferme et les dépendances le long de la route et non en U autour d’une cour. Quand Monet va agrandir sa maison, il va conserver la même disposition.

Une vue de Giverny de Bruce

William Blair Bruce, Sans titre (Giverny), 1887, The Robert McLaughlin Gallery, Canada Huile sur toile, 25,8 x 34,4 cm

On imagine Bruce, chargé de son matériel de peinture, grimpant haut dans la colline qui domine Giverny jusqu’à atteindre ce magnifique panorama. La vue est prise plus à l’ouest que Pluie à Giverny. Les peupliers le long de la route, qui se devinaient sur la droite sont maintenant légèrement à gauche.

C’est la fin de l’après-midi, les ombres s’allongent, mettant en lumière une échancrure dans le coteau au-dessus de Jeufosse, du côté de Notre-Dame-de-la-Mer. La carrière qui se voyait dans Vallée de la Seine, Giverny de Theodore Butler est juste au pied de ce vallon.

La vigne au premier plan est éclaboussée de soleil. Elle masque un champ rougi de coquelicots, peut-être celui déjà croisé dans Paysage aux coquelicots. Pas de paysans au travail cette fois-ci, mais la présence humaine se devine dans ces cultures si bien entretenues qui se déploient en éventail coloré, ces cheminées qui fument, peut-être pour préparer le repas du soir, et des détails trop infimes pour qu’on puisse en être sûr : y a-t-il quelqu’un qui marche sur la route ? Ce point blanc dans le champ labouré, qu’est-ce que c’est ?

Et voici que des mouettes s’envolent dans l’air du soir, guidant notre regard vers le haut du tableau.

Les coquelicots de Bruce

William Blair Bruce, Paysage aux coquelicots (Landscape with poppies), 1887

Voici l’un des chefs-d’oeuvre de Bruce, peint à peu près à la même époque que Pluie à Giverny pendant son séjour dans le village en 1887. Le tableau est réputé appartenir à l’Art Gallery of Ontario, mais je ne le trouve pas dans les collections. A-t-il été déplacé, ou cédé ?

Je ne sais ce qui me fascine le plus de la force du coloris ou de l’audace de la composition. L’oeil est happé par ce rouge intense, mis en valeur par le jaune paille du champ fauché et le vert du premier plan, complémentaire du rouge. Les couleurs se mêlent l’une à l’autre grâce à l’incursion de fleurs parmi la verdure, comme si ce rouge sang s’égouttait.

En haut de la toile, un homme et une femme sont en train de bâtir une meule. A sa forme, elle est en foin. On sent que le travail est difficile dans la pente. Plus haut, juste sous le cadre, quelques piquets marquent peut-être un chemin, ou une vigne comme il en existait plusieurs hectares sur la commune, dans les parties bien exposées.

Ce n’est qu’après avoir exploré tous ces détails que mon regard a remarqué le personnage dissimulé derrière un rameau au premier plan à gauche, qui a achevé de m’époustoufler. On pense aux figures de Bonnard, poussées au bord de la composition, fondues dans le décor… Je vois un homme penché, peut-être en train de manier une faux. Est-il blond ou porte-t-il un chapeau de paille ?

Le talent impressionniste de Bruce éclate dans cette oeuvre saisissante. Le Canadien avait-il vu les Coquelicots de Monet, peints en 1873 à Argenteuil, ou l’une de ses nombreuses toiles ultérieures mettant des coquelicots en scène ? Quoi qu’il en soit, Bruce se détache de ces éventuelles sources d’inspiration par son usage personnel de la couleur et sa façon d’intégrer les personnages dans le paysage, pour créer une scène saisissante.

Pluie à Giverny

William Blair Bruce, Pluie à Giverny (Rain in Giverny), 1887, collection particulière

Blair Bruce (1859-1906) est un peintre canadien natif d’Hamilton, près de Toronto et des chutes du Niagara. Il fait partie des tout premiers artistes de la colonie de Giverny, où il est venu séjourner après avoir vécu dans les villages de Barbizon et de Grèz-sur-Loing.

Il s’est mis à pleuvoir, une paysanne et son chien se hâtent de rentrer, sous l’averse. Comme souvent dans les tableaux qui dépeignent la campagne, l’anecdote est mince, mais elle a été observée sur le vif. L’intérêt est dans le rendu atmosphérique très juste, les tons exacts, et ce sentiment de dévers que l’artiste arrive à nous faire sentir. Au fond, on note l’énorme panache de fumée du train, qui circule de Vernon vers Gisors.

Où se passe cette scène ? En raison de la rangée de peupliers à gauche qu’on voit sur de nombreuses photos et peintures contemporaines du tableau, en observant la disposition des bâtiments, leur hauteur respective, je pense que la vue est prise juste au-dessus de la maison de Monet, qui figure tout à gauche de la toile. En 1887, Monet n’a pas encore fait agrandir sa demeure. La voici dans sa taille initiale bien modeste, avec néanmoins un toit d’ardoises qui la distingue.

Nouvelle acquisition du musée de Vernon

Dawson Dawson-Watson, Champ de betteraves, vers 1891, musée Blanche-Hoschedé-Monet, Vernon

Bien avant de se faire une spécialité de la peinture de cactus, au Texas, l’artiste anglais Dawson Dawson-Watson a séjourné à Giverny, où il a peint notamment une scène de moisson. Le musée BHM de Vernon vient d’acquérir cette très belle toile exécutée également à Giverny, dans la plaine des Ajoux, à la même époque. Elle figure la récolte des betteraves, sujet fort peu traité, qui laisse supposer que le peintre a prolongé son séjour dans le village assez avant dans l’automne, jusqu’au mois de novembre. A l’horizon, les arbres arborent une belle couleur vert-ocre, tandis que quelques touches de peinture blanche suggèrent un feu dans le champ voisin. L’artiste a porté une grande attention à l’étude du ciel lumineux d’arrière-saison. La légère brume diffuse une lumière presque sans ombre, créant à peine un contre-jour au premier plan.

Même tableau, détail

Ces grosses betteraves cultivées en plein champ ne sont probablement pas destinées à l’alimentation humaine, mais plutôt à celle du bétail. Les betteraves fourragères offrent un aliment d’appoint frais à l’époque où l’herbe se fait rare, et complètent le foin. Les vaches, gourmandes, les adorent pour leur petit goût sucré. Dans l’Eure, où l’on produit du sucre de betterave, la pulpe pressée est toujours valorisée en aliment pour les vaches laitières.

Les tas de betteraves représentés par Dawson-Watson évoquent donc les bêtes d’élevage de Giverny, qui restent humblement hors champ, rarement montrées par les artistes, plus souvent par les photographes de cartes postales.

La même année 1891, au printemps, Monet a connu un succès retentissant avec son exposition de Meules. On est tenté de voir dans la disposition des amas de betteraves, dans leur forme, une analogie avec, au moins, les meulettes, ou demoiselles.

Les tennis de Giverny

Les terrains de tennis de l’hôtel Baudy à Giverny, carte postale ancienne, Archives de l’Eure

Deux mondes se côtoient. A côté d’un champ de céréales où se dressent les traditionnelles meulettes, voici, au tout début du XXe siècle, un équipement sportif des plus modernes qui surprend à Giverny : deux magnifiques terrains de tennis. C’est Angelina Baudy qui s’est laissé convaincre (par Stanton Young, dit-on) de réaliser cet investissement pour ses hôtes de l’hôtel Baudy. Ces jeunes artistes aisés avaient l’habitude de pratiquer les sports, en particulier Stanton Young, résident américain qui venait en voisin puisqu’il était propriétaire du moulin des Chennevières que l’on aperçoit à l’arrière-plan, avec sa tour et sa verrière d’atelier. A gauche du court le plus grand, le potager de l’hôtel Baudy fournissait des légumes pour la table du restaurant.

Le tennis de l’hôtel Baudy à Giverny, carte postale ancienne, Archives de l’Eure

La singularité de ces courts n’a pas échappé aux photographes de l’époque, puisqu’il existe plusieurs cartes postales où ils figurent. Les vues sont prises de l’hôtel Baudy. Celle que voici est antérieure à celle ci-dessus car il n’existe encore qu’un seul terrain. Des drapeaux flottent au vent, à gauche de l’entrée, le drapeau tricolore, à droite, la bannière étoilée. De jeunes enfants sont assis à l’entrée, peut-être pour jouer dans le sable ?

Karl Anderson, Tennis Court at Hotel Baudy, 1910, Terra Foundation for American Art, Chicago

La collection Terra possède même un tableau des tennis. Il est de l’Américain Karl Anderson, un ami de Frederick Frieseke qui a séjourné à Giverny plusieurs fois entre 1909 et 1911. Anderson nous donne à voir l’atmosphère chic et détendue qui pouvait régner à l’hôtel Baudy : quelques spectateurs élégamment vêtus regardent le match à l’ombre en sirotant des rafraîchissements. Les arbustes fleuris ont poussé depuis la photo précédente. Ils structurent l’espace entre ombre colorée et plein soleil surexposé. Seules ces plantes d’agrément sont autorisées à figurer sur la toile. Contrairement aux photographies, rien ne suggère l’aspect agricole de Giverny. Exit, les meulettes…

Les demoiselles

Carte postale ancienne de Giverny. A l’arrière plan gauche, la tour du moulin des Chennevières masquée par la végétation, la route et le talus de chemin de fer. A droite, les maisons de la rue du Colombier. Au centre, les maisons de la rue du Pressoir. Entre les deux, le clos Morin. Au premier plan, champs et maisons de l’Amsicourt.

Sur cette vue de Giverny prise il y a un peu plus d’un siècle, les demoiselles sont à l’honneur. Ce sont les tas de gerbes que l’on aperçoit au premier plan, peut-être ainsi nommées à cause de leur silhouette évoquant une demoiselle à la taille fine et aux jupes amples. Le photographe surplombe la rue de Haut, aujourd’hui la rue Claude-Monet. On se donnait du mal, alors, pour cultiver les terrains en pente.

Claude Monet, les Demoiselles de Giverny, 1894, collection particulière – W 1383

Il était moins pénible d’aller labourer les terres fertiles de la plaine des Ajoux, entre le village et la Seine. Monet y a peint trois tableaux de demoiselles en 1894, par temps couvert et sous le soleil.

Le catalogue raisonné donne cette explication pour le terme de demoiselles :  » Formées chacune de plusieurs gerbes, les demoiselles de Giverny ou meulettes, appelées également diziaux par les cultivateurs de la région, constituent un abri provisoire contre les intempéries, en attendant la construction des meules proprement dites. « 

Theodore Butler, Haystacks, vers 1900

Le peintre américain Theodore Butler, double beau-gendre de Monet, a lui aussi été séduit par les demoiselles de Giverny ! J’ai un doute concernant le titre de l’oeuvre, car Butler savait que ce n’était pas du foin, lui qui a passé de nombreuses années à Giverny.

Giverny sous la neige

Theodore Butler, Giverny in snow (Giverny sous la neige), 1895, collection particulière

Je ne suis pas sûre que les couleurs de cette image soient vraiment celles que l’artiste a voulues, mais ce n’est pas grave. Nous voici à nouveau dans le clos Morin, comme dans le tableau de moisson de Dawson-Watson. Et à nouveau, nous apercevons dans les lointains la maison de Claude Monet, reconnaissable à son toit d’ardoises orienté plein sud, sur lequel la neige a déjà fondu, et à ses cheminées.

L’absence de la partie droite de la maison me rend perplexe. Est-elle cachée à la vue, masquée par quelque chose que Butler n’a pas précisé ? Car j’en suis presque convaincue, en 1895, l’aile droite existe. Depuis qu’il a signé l’achat du bien en 1891, Monet n’a pas chômé, selon les indices que j’ai pu rassembler : construction de l’aile gauche en 1891, paiement (en une fois semble-t-il) de la totalité du prix d’achat de la maison en novembre 1891, construction de l’aile droite en 1892 et 1893, construction de la serre, réaménagement du jardin de fleurs, achat de parcelles de prés à l’île aux Orties, achat d’une bande de terrain pour faire le premier jardin d’eau… Tout cela en peignant quantité de toiles et en gérant une famille nombreuse.

Les agrandissements de la maison sont inscrits au cadastre sous le terme d’augmentation de construction, avec toujours un décalage dans le temps. La maison initiale compte 10 ouvertures. La transformation de l’aile gauche en 1891 les porte à 23, modification enregistrée en 1894 seulement. En 1896, le cadastre entérine une augmentation de construction qui fait passer le nombre d’ouvertures à 32, chiffre actuel. Les travaux de l’aile droite ont dû s’achever bien avant.

Cette hâte à pousser les murs n’a rien d’étonnant. Elle correspond à une soudaine aisance due à l’envolée des prix des tableaux de Monet, d’une part, et à une nécessité domestique, à mesure que les enfants grandissent. En 1891, seul Jean a quitté le nid, ils sont encore 9 personnes au foyer. En 1892, il est suivi par Suzanne qui se marie. En 1896, Jean entraînera Blanche avec lui en l’épousant. Petit à petit, tous les enfants sauf Michel partiront. A partir du recensement de 1901, il n’y a plus que 3 personnes dans la maison. Les nombreuses chambres n’auront pas servi longtemps. La vaste salle à manger, elle, est promise à un bel avenir. On imagine les tablées géantes, à la moindre occasion.

La moisson à Giverny

Dawson Dawson-Watson, Harvest Time, vers 1891, Columbia Museum of Fine Arts

Le peintre anglo-américain Dawson Dawson-Watson a séjourné pendant cinq ans à Giverny, de 1888 à 1893, ce qui lui a laissé le temps de peindre quelques toiles spectaculaires du village. Dans cette vision aussi réaliste qu’impressionniste du Temps de la moisson, il nous donne à voir quatre paysans et paysannes occupés à faucher et lier les gerbes dans le clos Morin. L’accent est mis tout particulièrement sur le dur labeur de la femme courbée dans une position qui évoque celle des Glaneuses de Millet.

Tout en haut à gauche du tableau, on reconnaît les bâtiments de la ferme de la Côte, dont dépendait le champ. Un long mur de pierres bornait le clos Morin. C’est là que Monet a peint ses fameuses Meules. Leur construction est l’étape suivante dans la conservation de la récolte de blé.

Par-delà le mur, on devine la silhouette de la maison de Claude Monet, hérissée de cheminées. La partie à gauche du fronton est plus large que celle de droite : après avoir fait l’acquisition de la maison en novembre 1890, Monet réalise des travaux d’agrandissement. Sa chambre et son cabinet de toilettes sont construits au-dessus de l’atelier. A l’été 1891, la maison offre cet aspect déséquilibré qu’elle va garder jusqu’à ce que les travaux d’agrandissement à droite du fronton (salle à manger, cuisine, chambres) viennent rétablir l’équilibre. Quant aux couleurs, les volets sont déjà bien verts mais les murs paraissent moins roses qu’aujourd’hui.

Feux d’artifices à Vernon

Theodore Earl Butler, Fireworks, Bridge at Vernon

Ces deux toiles de Theodore Earl Butler sont si proches que j’ai d’abord cru qu’il s’agissait de la même. Mais si vous prenez le temps de les comparer, vous verrez que non.

Butler s’attaque à un sujet difficile, le rendu des lumières éphémères des feux d’artifice sur fond de nuit. Le pont de pierre et la présence d’une barque et de personnages lui permettent de structurer l’espace.

Theodore Earl Butler Fireworks, Vernon Bridge.

C’est le choc des contraires : feu et eau, lumière et obscurité, ciel et fleuve.

Le motif des feux d’artifices du 14 juillet tirés à Vernon près du pont sur la Seine a inspiré plusieurs toiles à Butler, dont celle-ci, datée 1908, dans une autre tonalité.

Giverny la nuit

John Leslie Breck, Evening in Giverny, vers 1891, Museum of Fine Arts, Saint-Petersbourg

Expérimenter, chercher de nouvelles voies, et peut-être, déjà, se détacher du réel : les artistes américains qui séjournent à Giverny au début des années 1890 ont été plusieurs à attendre la nuit close pour transcrire sur la toile l’atmosphère du village baigné de lune. Se sont-ils influencés mutuellement ? Est-ce la motivation qu’apporte l’ambiance d’une colonie d’artistes qui les a conduits à relever ce défi ? Ou ont-ils subi les uns comme les autres l’influence du symbolisme ? Le pourquoi n’est pas très clair, mais le résultat est étonnant, onirique, et tranche avec les riantes scènes de bord de rivière emblématiques du courant impressionniste.

La toile ci-dessus ne représente pas la façade rose de l’hôtel Baudy mais les maisons plus proches de l’église. Celle-ci se détache sur le ciel étoilé, au bout de la perspective créée par la route très large et lumineuse.

Thomas Buford Meteyard, Giverny, Moonlight, vers 1890-1893

Meteyard lui aussi met en avant les très forts contrastes créés par l’éclairage de la pleine lune, une lumière qui absorbe les couleurs. Le musée de Vernon possède l’une de ses oeuvres nocturnes, un plan rapproché sur l’église de Giverny.

Theodore Robinson, Moonlight, Giverny, 1892, Parrish Art Museum, Water Mill, NY

Robinson, pour sa part, s’est beaucoup intéressé au moulin des Chennevières qu’il a peint sous divers angles. Là encore, la vibrance des couleurs cède la place au jeu des contrastes pour cet aspect du moulin au clair de lune.

Dans chacune de ces oeuvres nocturnes, les peintres se sont attachés à montrer la disparition des détails avec des aplats de couleurs finement travaillées ou une touche vibrante. Leur travail est à la fois étrange et original. Comme une promenade de somnambule à l’heure où tout dort.

La collégiale de Vernon par Robinson

Theodore Robinson, La Collégiale de Vernon, 1888, huile sur panneau, Musée de Vernon

Le musée de Vernon n’avait pas encore d’oeuvre de Robinson, l’une des figures majeures de la colonie impressionniste de Giverny. Cette lacune est très heureusement comblée par l’achat, en décembre dernier, de ce tableau qui montre la collégiale de Vernon vue depuis la rive droite de la Seine.

Par rapport aux autres toiles impressionnistes de la collection du musée, il est assez petit, mais il représente notre bonne cité, d’une part, et il est d’une très jolie facture du plus pur style impressionniste : touche rapide, intérêt pour le rendu des reflets, de la lumière et des effets atmosphériques, finesse des coloris… Robinson avait parfaitement assimilé la leçon de Monet, dont il était l’ami.

Comme pour souligner qu’il s’agit d’une représentation d’un aspect fugitif du paysage, Robinson a daté l’oeuvre au revers. Cette scène a été peinte le 10 août 1888. Et au vue de la lumière sur la collégiale qui éclaire la pente nord du toit de la nef, l’après-midi est bien avancée. Il n’est pas nécessaire d’être vernonnais pour savoir de quel côté le soleil va se coucher. Comme presque toujours, l’église est orientée. Sur le tableau, le sud est à gauche, le nord à droite, et l’ouest face à nous. Robinson peint presque à contre-jour.

Monsieur Baudy derrière son comptoir

John Leslie Breck, M. Baudy derrière son comptoir à l’hôtel Baudy
huile sur toile 34.9 × 44.5 cm – 1888, Smithsonian American Art Museum, Washington DC

La scène est à Giverny, en février 1888. John Leslie Breck, peintre américain de la première heure dans le village, fréquente l’hôtel Baudy, du moins son bistro, car les chambres ne sont probablement pas encore terminées à cette date. Et comme le paysage est assez morne à cette saison, il prend pour modèle Lucien Baudy installé au comptoir du bar.

Une petite estrade permet à Lucien Baudy de mieux voir ce qui se passe dans la salle même quand il est assis, un miroir derrière lui révèle qui entre même quand il est retourné. Verres et bouteilles s’alignent sur des étagères à portée de main. Contrastant avec cette impression de rangement et d’organisation, le comptoir est encombré de coupes posées en équilibre, de bouteilles, carafes et de ce qui semble être un plateau chargé de petites bouteilles d’huile et de vinaigre à poser sur les tables du restaurant. On devine que c’est une heure creuse, peut-être l’après-midi.

Au sol, le chat se pelotonne non loin de son maître. La porte de la cuisine reste fermée. La palette joue des tons de bruns et de roses, créant une atmosphère paisible. La touche impressionniste laisse voir chaque coup de brosse. Breck a néanmoins considéré son étude comme finie puisqu’il l’a signée et dédicacée ‘à Madame Baudy’. J’imagine la joie de la patronne en recevant cette oeuvre.

Le tableau a par la suite appartenu à Donald et Helen Douglass, qui en ont fait don au Smithsonian American Art Museum.

Accès libre

Theodore Robinson (American, 1852 – 1896), The Valley of the Seine, from the Hills of Giverny, 1892 National Gallery of Art, Washington, D. C.

Après le froid glacial de la semaine dernière, la douceur s’est installée ce week-end, pour la première fois depuis l’année dernière. Les promeneurs étaient nombreux dans la campagne, et plusieurs ont même été tentés par l’ascension de la colline qui domine la vallée de la Seine, d’où ils pouvaient contempler un panorama proche de celui représenté par Robinson.

En 130 ans, la ville de Vernon s’est étendue, mais le paysage est sensiblement le même. On repère toujours la collégiale dont le large toit d’ardoise coiffe la vieille ville, et le pont sur le fleuve, qui n’est plus fait d’arches de pierres. A droite, je crois apercevoir sur le tableau une évocation du château des Tourelles.

Theodore Robinson adorait prendre de la hauteur. Il a peint de nombreuses vues depuis les collines au-dessus de Giverny, en direction de Vernon, du village lui-même ou du val d’Aconville de l’autre côté de la Seine.

Robinson est l’un des peintres les plus importants de la colonie de Giverny, où il a séjourné longuement. Quelque années avant de s’installer dans le village, il avait étudié à l’école des Beaux-Arts de Paris ; pour y être admis, il avait dû réussir le redoutable examen de langue française. Cette maîtrise linguistique a facilité ses contacts avec Claude Monet, dont il est devenu l’ami.

Le tableau ci-dessus fait partie des collections de la National Gallery of Art de Washington et il est librement téléchargeable en haute résolution, selon la politique d’Open Access du musée pour les oeuvres élevées au domaine public. L’agrandissement permet de détailler chaque coup de brosse comme si on avait le tableau sous les yeux.

Angelina Baudy

Parmi tous les personnages inspirants de Giverny, visionnaires, passionnés, engagés, talentueux, Angelina Baudy tient une place à part. Cette femme du 19e siècle a su faire fi des limitations imposées au genre féminin à son époque et se comporter en véritable entrepreneur.

Rendons justice à son époux Lucien Baudy, représentant en machines à coudre et mercerie en gros, qui l’a laissé faire et certainement encouragée et soutenue dans ses projets. Cela mérite d’être souligné, à l’heure où tant de maris faisaient peser leur autorité sur leur épouse. On a l’impression qu’Angelina a eu carte blanche pour engager des travaux considérables. Témoins de la bonne entente du couple, les initiales LB ornent toujours la façade de l’hôtel Baudy. Le L ne signifie pas Lucien mais Ledoyen, le nom de jeune fille d’Angelina.

L’histoire commence au printemps 1886, quand un grand gaillard barbu pousse pour la première fois la porte de l’épicerie-buvette d’Angelina Baudy, un modeste établissement où les gars du coin se retrouvent pour boire le coup. Le barbu cherche une chambre, mais il ne parle pas le français et Angelina ne comprend pas un mot à ce qu’il lui demande. Est-il insistant ? Le prend-elle pour un rôdeur ? Toujours est-il qu’elle lui montre la porte. L’histoire, tant de fois répétée par la suite, est devenue un mythe. Certains narrateurs, qui ont peut-être exagéré sa réaction pour dramatiser l’anecdote, prétendent qu’Angelina met Metcalf dehors.

Ce n’est que le lendemain, quand l’Américain revient avec son matériel de peintre, qu’elle percute. Elle sait ce que c’est, Monet est installé depuis trois ans dans le village et peint en plein air. Son visiteur est artiste ! Il cherche à se loger !

C’est à cet instant que la personnalité d’Angélina se dévoile. La Givernoise aurait pu passer son existence à tenir sa petite épicerie-buvette, mais cette rencontre va changer le cours de sa vie et bouleverser celle du village. La jeune femme a un sens aigu de l’hospitalité. Généreusement, elle laisse sa propre chambre à Willard Metcalf, elle lui prépare des repas, à un prix modique. Le peintre est enchanté. Il promet de revenir avec des amis.

L’année suivante, en 1887, ils sont six, et c’est là qu’elle m’épate le plus : Angelina comprend le potentiel commercial de l’engouement des artistes étrangers pour le village. Son sens de l’accueil va révéler l’entrepreneuse.

Elle ose. Elle se lance. Elle a la foi dans son projet. Elle a confiance que ces messieurs vont revenir année après année. Bref, elle fait construire.

Douze chambres, puis d’autres encore. Des verrières au nord éclairent les combles où les peintres pourront travailler. Et un atelier est bâti dans le jardin.

Comment finance-t-elle ces travaux considérables ? Quel argent familial ou emprunté investit-elle ? C’est un pari risqué. Heureusement, le succès est au rendez-vous. Le mot circule, les artistes affluent. Angelina est attentive à leurs besoins. Elle est l’hôtesse parfaite.

Ses registres et notes d’hôtel, dont une partie nous est parvenue, révèlent l’identité des clients, leur nationalité, mais aussi la liste de leurs dépenses à l’hôtel Baudy : consommations, articles de toilettes, de mercerie ou de bonneterie, matériel de peinture venu des établissements Lefebvre-Foinet à Montparnasse, etc. Dans ce village perdu, ils ne manquent de rien. Et quand le mal du pays se fait trop fort, Angelina leur cuisine des recettes américaines : des haricots façon Boston, de la salade de crevettes à la mode de Kansas City, de l’omelette californienne, des côtelettes à l’anglaise, du pudding à Noël, le tout arrosé de bière, de whisky ou de champagne « Widow Cliquot »…

Et peu à peu les murs de l’établissement se couvrent de toiles, laissées en paiement ou en cadeau. Il y a une grande générosité chez cette femme, un coeur immense doublé d’un sens de l’action.

Elle ne s’arrête pas là. Veuve à 43 ans, la voilà seule aux commandes de l’entreprise familiale, secondée par son fils et sa belle-fille. L’ancienne remise à machines à coudre est transformée en salle de bal. Le potager alimente la cuisine, l’eau du toit alimente le bassin du potager… Le jardin devient un parc. On vient au Baudy pour téléphoner, se faire conduire en carriole à Vernon, jouer au tennis, faire la fête le soir, organiser un banquet pour le dimanche, prendre un verre, acheter du papier et des plumes… Angelina accueille les désirs des autres et y répond sans attendre. Elle a l’art de passer à l’action.

Quand elle s’éteint en 1942, si elle se retourne sur sa vie, elle doit avoir le sentiment que celle-ci a été riche et remplie. Et si elle n’a pas vraiment fait fortune, elle a vécu intensément, avec générosité. Un accomplissement qui va de pair avec, sans nul doute, le souvenir de s’être bien amusée.

Sur le caveau familial, elle apparaît comme Mme Lucien Baudy, selon un usage assez répandu où l’identité de la femme disparaissait derrière celle de son mari.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

Catégories