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La « Japonaise » et la critique

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston (détail)

En 1876, lors de la deuxième exposition impressionniste à Paris, l’accueil réservé au tableau de Claude Monet intitulé alors La Japonaise a été pour le moins contrasté. Le peintre a conservé les articles parus dans la presse et les a remis à son ami Gustave Geffroy lorsque celui-ci a entrepris d’écrire sa biographie, Claude Monet, sa vie, son oeuvre, au début des années 1920. Geffroy, pour bien faire comprendre, un demi-siècle plus tard, l’hostilité à laquelle les impressionnistes se sont heurtés à leurs débuts, a repris ces critiques dans sa biographie. Hostilité qui n’était pourtant pas unanime, comme il le souligne :

Alexandre Pothey, dans la Presse, analysait avec une fine perspicacité les envois de ces artistes indépendants, à qui l’Etat avait refusé un local, deux ans auparavant, pour exposer leurs oeuvres. Au sujet de Monet, il écrivait particulièrement :
« L’envoi de M. Claude Monet se compose d’une série de paysages pris sur nature au Petit-Gennevilliers ou aux environs d’Argenteuil ; ils se distinguent toujours par les qualités d’exécution franche, de sentiment réel et de belle lumière. Mais M. Monet a voulu prouver qu’il savait faire autre chose que du paysage. Il a attaqué une figure grande comme nature, du plus saisissant aspect. C’est une Parisienne à la figure mutine, aux cheveux blonds, vêtue d’un costume japonais d’une richesse inouïe. La robe, de molleton rouge, est couverte de broderies en soie et or avec des figures fantastiques d’un relief étonnant. Par un mouvement gracieux, la femme, qui joue avec un éventail, se retourne vers le spectateur. Le personnage s’enlève sur un fond bleu neutre et sur un tapis de nattes. Les amateurs qui recherchent la couleur solide, les empâtements résolus, trouveront un vrai régal dans ce morceau quelque peu étrange. »

Autre appréciation positive, celle d’Emile Blémont dans Le Rappel, qui a un talent d’observation certain et rebaptise avec justesse le tableau :

« Dans la seconde salle, nous trouvons l’exposition de M. Monet. Son tableau le plus important est une Jeune femme essayant une robe de théâtre japonaise. Elle est debout, l’éventail ouvert à la main et la main à la hauteur du visage, et s’en va, rieuse, jouant gaiement le rôle du costume, et retournant sa jolie figure parisienne pour jouir de l’effet de cette longue robe traînante aux bizarres ornements. Le fond de la robe est d’un ton rouge éclatant et doux, avec lequel s’accordent singulièrement l’épanouissement rieur de la carnation du visage et l’or brun à chauds reflets de la chevelure tordue. »

Le rédacteur de l’Evènement, qui signe Punch, n’a remarqué que les éventails :

« Autre toile bien remarquable : elle représente un grand Japonais (sic) tout de rouge vêtu, tenant à la main un éventail tricolore, ce qui est flatteur pour la France, et entouré d’écrans qui, par un incompréhensible miracle d’équilibre, se tiennent en suspension dans le vide. Cela est signé Claude Monet. »

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston

Le Petit Moniteur universel est mesuré dans son jugement :

« M. Manet a eu presque un homonyme parmi les exposants de la rue Le Peletier, c’est M. Claude Monet, artiste de valeur, qu’on serait désireux de voir entrer dans une voie plus sérieuse où ses rares qualités se déploieraient infailliblement. Entre autres toiles, M. Claude Monet a exposé une jeune femme blonde drapée dans des étoffes japonaise du plus étrange effet. La figure a des ombres cramoisies par trop choquantes, mais les étoffes sont très habilement et très artistement traitées. »

Le Petit Journal est laudatif :

« M. Monet a une Japonaise dont le costume éclatant est merveilleux de couleur et de ton. »

De même Armand Silvestre dans l’Opinion nationale :

 » M. Monet a envoyé une japonerie de grande dimension où se retrouvent toutes les qualités du peintre de la Robe de Camille. « 

Suivent trois articles malveillants, mais où les critiques n’ont pas détaché la Japonaise. Puis le ton est à la blague sous la plume de Louis Enault dans le Constitutionnel :

« Il serait injuste de contester à M. Claude Monet une certaine puissance de coloris dont il fait, du reste, un très regrettable emploi, car il ne semble l’employer que pour se rendre désagréable aux gens. (…) Voyez plutôt cette robe japonaise à fond rouge. Elle est en soie, j’en suis certain ; mais M. Claude Monet – à force d’habileté – est parvenu à lui donner une apparence d’étoffe laine et coton qui réjouirait le coeur d’un gars breton ou d’un paysan normand, si on voulait bien lui permettre d’en prendre un morceau pour se tailler dedans un parapluie du dimanche. Mais je ne leur conseillerais pas de s’en servir le jour où ils iraient voir leurs boeufs. On sait, en effet, que ces animaux réactionnaires n’aiment pas tous les rouges, et je m’étonnerais fort si celui de M. Claude Monet n’avait pas le privilège de les exaspérer singulièrement. »

En écrivant ceci, Louis Enault ne se rend pas compte qu’il se donne à lui même autant de jugement artistique qu’un boeuf, ridicule qu’il a bien cherché.

D’autres ont plus de sens critique, tel ce journaliste dont le nom s’est perdu :

« Le premier qui attire l’attention est M. Claude Monet. Il fait à lui seul plus de bruit que tous les autres réunis. Il est passé maître, d’ailleurs, dans l’art de la mise en scène. Sa Japonaiserie éclate, flamboie et tourne, comme un feu d’artifice, sur l’une des parois du salon d’honneur ; elle représente une magnifique robe de chambre de flanelle rouge, brochée de ramages verts. Du haut de cette robe émergent une tête et une main. La tête, détachée de la vitrine d’un coiffeur parisien, se renverse souriante, et fait des efforts impuissants pour se dégager de la partie inverse de la robe. La main agite un éventail tricolore. D’autres éventails, chargés de dessins bizarres, évoluent sur un fond bleu tout autour du motif principal. Ruggieri n’a jamais créé rien de plus éblouissant et de plus fantastique. »

(Note : la maison Ruggieri est spécialisée dans les feux d’artifices depuis 1739).

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston (détail)

Parmi toutes ces critiques, on retiendra celle d’Emile Porcheron, dans le Soleil :

La Japonaise de M. Monet paraît jongler avec une quantité d’écrans ; elle est vêtue d’une robe rouge ; et le peintre a peut-être trouvé de bon goût de la draper de telle sorte, qu’une portion du vêtement, sur laquelle est brodée une tête de guerrier, vient s’appliquer justement sur la partie du corps confiée aux soins de M. Purgon. Il est difficile d’être plus déplacé.

(Note : dans le Malade imaginaire de Molière, M. Purgon est le médecin et administre des lavements à Argan).

Pour finir, voici l’opinion de Charles Bigot, de la Revue politique et littéraire, après avoir loué les paysages de Monet :

« Je ne parle pas de certaine femme drapée bizarrement dans un costume rouge, en train de s’éventer, et encadrée dans une trentaine d’éventails japonais. C’est un coup de pistolet qu’il a voulu tirer, sans doute, et rien de plus. On ne regarde pas cette grande machine écarlate sans qu’elle fasse mal aux yeux, et le mieux est de ne pas la regarder. M. Monet s’est bien gardé de modeler le visage de la femme, car il est de ceux qui dédaignent le modelé ; il l’a même gratifiée des teintes les plus cadavéreuses. En revanche, il se trouve sur la robe une manière de monstre japonais tirant de l’épée et brodé. M. Monet s’est si bien appliqué à donner à la broderie du modelé et du relief, qu’au premier abord, on la prend pour un second personnage. Il est trop aisé d’apercevoir là le contraire cherché de ce que l’on fait d’ordinaire. »

On ne peut pas lui donner tout à fait tort. Il est probable que Monet voulait se faire remarquer et qu’il y est arrivé. La perruque blonde qui nous paraît si bizarre s’expliquerait par la volonté d’éviter la comparaison avec la Femme à la robe verte, pour laquelle Camille avait posé également. De fait, aucun des journalistes si observateurs ne l’a reconnue.
On remarque aussi que tous, y compris Monet, parlent de robe pour désigner ce kimono. Les plus fins disent nattes pour désigner le tatami. Et ils emploient le mot écran dans un sens bien différent de celui qu’il a aujourd’hui.


Claude Monet vu par Fosca

La mort de Claude Monet en décembre 1926 a donné lieu à de nombreuses publications, que ce soient des articles nécrologiques, des recueils de souvenirs ou des essais. Dans celui-ci, publié en 1927, François Fosca (pseudonyme de Georges de Traz), romancier et critique d’art, tire une sorte de bilan de l’art et de la carrière de Claude Monet.

Un entrefilet de l’Excelsior avait attiré mon attention sur ce titre, car la famille de Monet (Michel et Blanche, probablement) avait réclamé l’interdiction de l’ouvrage, le jugeant diffamatoire.

Je l’ai lu et je ne crois pas qu’il le soit. L’auteur reste dans les limites de la critique, me semble-t-il. Peu flatteur, certes, même s’il lui échappe de temps en temps des louanges sur la virtuosité de l’artiste. Pour faire court, Fosca est à cent pour cent d’accord avec la boutade de Cézanne, sur laquelle il conclut : « Monet, ce n’est qu’un oeil, mais bon Dieu quel oeil ! »

Mais lu avec le recul de l’histoire, son manque de discernement prend des allures d’autant plus comiques que l’auteur se veut tranchant et définitif. Cette phrase, par exemple :

Il est peut-être encore trop tôt pour se rendre compte de la place exacte que tiendra Monet dans l’art du dix-neuvième siècle. Je crois pourtant qu’il sera considéré comme un beau peintre, et comme un libérateur, plutôt que comme un grand artiste. (…) Mais l’importance d’un libérateur, considérable au moment même, diminue à mesure que les conquêtes sont accomplies.

Et cette autre :

Aujourd’hui, nous ne pouvons lire sans un certain étonnement, les commentaires enthousiastes que suscitèrent les expositions de Monet, que ces commentaires soient signés de Théodore Duret, de Georges Lecomte, ou de Gustave Geffroy. Comme beaucoup de leurs contemporains, ils étaient persuadés que Monet avait conquis à l’art des territoires nouveaux.

Ce sont plutôt les réserves de Fosca que nous ne lisons pas sans un certain étonnement. A sa décharge, il ne pouvait, en 1927, se douter de la fécondité de l’oeuvre de Monet, de ses répercussions infinies dans l’art du XXe siècle et au-delà. Dans son dernier chapitre, il imagine son « musée idéal » où les tableaux de ses contemporains seraient placés par affinités près des maîtres du passé, Delacroix près de Tintoret, Manet entre un Caravage et un Velasquez, Renoir entre un Rubens et un Fragonard, etc. « Mais une Cathédrale de Rouen de Monet, ou une Débâcle, ou un panneau de la série des Nymphéas, auprès de quelles oeuvres les placerait-on ? »

Il ne pouvait pas deviner que Monet deviendrait le maître admiré entre tous, et que c’est auprès de ses oeuvres à lui qu’on viendrait placer Rothko, Joan Mitchell et tant d’autres.

Claire Joyes-Toulgouat

Je viens d’apprendre avec une grande tristesse, et tout à fait par hasard, le décès de Claire -Joyes Toulgouat le 17 juin dernier, à l’âge de 81 ans. Claire Joyes était historienne de l’art, givernoise, et l’épouse de Jean-Marie Toulgouat, descendant d’Alice Hoschedé-Monet. Elle s’est éteinte à l’hôpital de Vernon ; ses obsèques ont eu lieu dans le Lot-et-Garonne, à Fréchou.

Si vous vous intéressez à Monet, il y a de grandes chances que vous ayez lu au moins l’un de ses livres. Le plus connu est celui qui regroupe les recettes servies à la table de Monet adaptées par le chef aux 30 étoiles Joël Robuchon, Les Carnets de cuisine de Claude Monet (Chêne). L’ouvrage a été traduit en dix langues et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires. Claire Joyes y retrace en détail la vie dans la maison du Pressoir à l’époque du peintre. Je l’ai lu plusieurs fois, toujours émerveillée par l’intelligence et le style de Claire Joyes, tout autant que par la multitude d’informations dont il regorge. Claire et Jean-Marie avaient pu interroger des personnes qui avaient très bien connu Monet.

Claire Joyes s’est aussi penchée sur l’ambiance du village de Giverny à l’époque de la colonie impressionniste dans Giverny – un village impressionniste au temps de Monet (Flammarion). Et je lui suis reconnaissante d’avoir partagé généreusement les photos de famille dans plusieurs livres sur Monet à Giverny.

En 2009, la Fondation Claude Monet lui avait confié la rédaction de sa nouvelle brochure : Claude Monet à Giverny, la visite et la mémoire des lieux. Son texte a été illustré d’une quarantaine de mes photos, aux côtés de celles du photographe Jean-Marie del Moral. Un honneur.

Monet au Havre

Paru à l’occasion des 500 ans de la ville du Havre en 2017, Monet au Havre explore les liens qui existent entre l’artiste et ce territoire où il a grandi et s’est pour la première fois essayé à l’art. L’ouvrage est aussi passionnant qu’il est magnifiquement illustré, et ce n’est pas peu dire. Les éditions Hazan ont apporté un grand soin à la qualité des reproductions, qui sont un régal. Jamais, par exemple, on n’avait vu si bien le premier tableau de Monet Vue prise à Rouelles, dans toute la fraîcheur de ses accords de verts.

Géraldine Lefèbvre et les autres contributeurs, tous d’éminents spécialistes de l’impressionnisme et de Monet, se penchent au fil des chapitres sur des sujets aussi divers que le musée du Havre, auquel Monet a fait don de trois tableaux ; la famille Lecadre, résolvant au passage l’énigme de l’endroit d’où a été peinte Terrasse à Sainte-Adresse ; les caricatures de Monet ; l’influence de Boudin et Jongkind ; l’émergence très précoce de la photographie au Havre ; les liens entre Monet et le Japon ; les premiers amateurs, parmi lesquels les Gaudibert ; et les dernières avancées en matière de datation des oeuvres, qui permettent d’avoir des précisions sur le jour et l’heure où ont été peints Impression, soleil levant ou Port du Havre, effet de nuit. Un très beau livre qui se lit comme une enquête, ou plutôt plusieurs. Cerise sur le gâteau, on le trouve désormais en vente à 25 euros au lieu de 45 à sa parution.

Catalogue raisonné de Claude Monet

Le Wildenstein Plattner Institute a eu la générosité de mettre en ligne les deux éditions du catalogue raisonné de Claude Monet.

La première édition signée Daniel Wildenstein est parue volume après volume à partir de 1974 à la Bibliothèque des Arts à Lausanne. Elle compte 5 tomes, le dernier étant consacré aux dessins et pastels de Monet. C’est la plus complète puisqu’elle rassemble une biographie annotée, une reproduction en noir et blanc de chaque oeuvre et tous les détails la concernant, et les lettres envoyées par Claude Monet. Elle présente aussi d’intéressantes photos faites sur les lieux peints par Monet dans les années 1960, un certain nombre de grandes reproductions de tableaux en couleurs, et des cartes soignées.

La seconde édition (Taschen) publiée en 1996 a l’avantage d’avoir été révisée et d’être plus récente, de présenter la plupart des tableaux en couleurs, mais elle ne contient pas les lettres, ni les notes qui accompagnent la biographie, ni les photos des lieux, ni le dernier tome sur les dessins et pastels. La biographie est proposée d’un seul tenant dans le volume 1 et non répartie par tronçon dans chaque tome. Cette biographie a aussi été éditée à part sous le titre ‘Monet ou le Triomphe de l’impressionnisme’ également chez Taschen.

De très riches index complètent ces catalogues et listent les sources, les expositions, les musées, les collectionneurs, les motifs représentés… Ce sont des mines inépuisables d’informations.

Monet ou l’obsession de peindre

En 1983, une imposante biographie de Claude Monet est parue aux Etats-Unis, avant d’être publiée en français chez Flammarion l’année suivante. L’ouvrage de 300 pages en grand format coûtait à l’époque la bagatelle de 520 francs (soit 151 euros de maintenant selon l’Insee). Aujourd’hui, chanceux que nous sommes, plus la peine de casser sa tirelire pour accéder aux lumières des auteurs : le livre est disponible d’occasion dès 3,36 euros chez Rakuten, ce qui correspondrait à 11,51 francs de 1983.
Les auteurs, oui, car ils sont deux à s’être partagé la tâche. Robert Gordon a rassemblé une très riche documentation et s’est donné pour but d’analyser comment Monet a résolu les problèmes picturaux qui se posent à tout peintre : lumière, couleur, composition, structure. Andrew Forge s’est attaché aux aspects plus biographiques de l’ouvrage.

Je suppose donc que c’est Robert Gordon qui se livre à ce commentaire sur Camille sur son lit de mort… à moins que ce soit Forge, peintre lui-même. Il commence comme une paraphrase du texte de Clemenceau, mais finit par l’éclairer de façon intéressante :

Au moment de la mort de Camille eut lieu un incident qui maintenant fait partie de la légende de Monet. Il peignit d’elle une étude sur son lit de mort. Ce n’était pas extraordinaire en soi ; ce qui est extraordinaire, c’est le commentaire qu’il en fit et que Georges Clemenceau a rapporté dans le livre qu’il écrivit plus tard sur l’oeuvre de son ami. Monet se servit de cet épisode pour expliquer de façon un peu dramatique son lien asservissant à la peinture. Au lieu de définir cet acte comme un ultime hommage à sa femme défunte, Monet exprime sa révolte contre un comportement qu’il juge contre nature ; car même à son chevet, il avait été conscient du détachement avec lequel l’oeil du peintre estimait la lumière tombant sur son visage, identifiait la succession des valeurs, traduisait ses traits ravagés et irremplaçables en un problème pictural. C’était inhumain ; il se comparaît à une bête de somme attelée à une meule – la meule du métier, qui le coupait de l’expérience humaine ordinaire.

D’accord, d’accord… Mais voici maintenant l’analyse de l’auteur :

Monet n’était pas le premier à se sentir pris au piège d’une vocation. (…) Mais chez lui, ce sentiment revêtait un caractère particulier : il se plaignait non pas de l’obsession mais de la nature même de l’activité qui la créait. Il y a quelque chose de troublant dans cette aptitude spécifique à observer les choses et les gens avec un désintéressement si absolu que les identités finissent par s’estomper.

(c’est moi qui souligne). L’auteur détaille ensuite la mécanique du regard du peintre, en notant que

lorsque nous appliquons notre faculté de regard à des buts pratiques, nous ne remarquons pas que les choses changent de forme lorsqu’on s’en approche, que la couleur est modifiée par la lumière, l’ombre, la distance, ni d’autres détails qui pour un peintre pourraient s’avérer d’une extrême importance. Le souci d’exprimer la lumière par la couleur et par cette sorte d' »enveloppe » atmosphérique suppose nécessairement chez Monet un détachement porté à un degré sans précédent.

Monet détaché du monde par sa volonté d’en transcrire l’apparence, à sa façon si personnelle… Cela sonne très juste et paraît être la clé non seulement de Camille sur son lit de mort mais aussi de ce qui l’a tenu à ses Grandes décorations pendant la Première Guerre mondiale. Une sorte de méditation thérapeutique quand la réalité du monde est insupportable. Il se met à peindre, et tout le reste disparaît, est dissous dans cette concentration du regard.

Lumière

Les romans biographiques offrent parfois des fulgurances que les biographies classiques ne permettent pas. C’est le cas de Lumière par Eva Figes, ou plus près de nous, de Deux remords de Claude Monet par Michel Bernard.

Lumière est paru en 1983 en Grande-Bretagne et a été soigneusement traduit par Gilles Barbedette. Le texte, assez court (115 pages), a quelque chose d’expérimental qui déroute. De fines descriptions de la luminosité rythment chaque heure d’une journée dans la vie des Hoschedé-Monet, peu après le décès de Suzanne en 1899. On passe de la perception de l’un à celle de l’autre, en essayant de deviner de qui il est question. On cherche désespérément une histoire, alors qu’il n’y en a pas, et c’est peut-être cela qui dérange le plus : le livre ne raconte pas, il décrit.

Et cela, Eva Figes le fait avec brio. La lente progression de la lumière du jour puis son déclin, heure par heure, influence tous les protagonistes. Mais derrière ce parti très impressionniste – admirable mais un peu ennuyeux selon certains lecteurs – se profile une analyse minutieuse des relations entre les personnes, de leurs émotions, ressentis et solitudes. Figes s’y entend pour nous faire comprendre le côté patriarcal de la famille, la place des femmes, des enfants, des employés, et bien entendu de Claude Monet.

Il en impose. Il écrase tout le monde. Mais lui-même est tout entier à sa peinture et à sa famille, avec le poids de la responsabilité. Et chacun vit dans sa bulle, son monde, avec ses espoirs et ses attentes. Figes nous fait entrer dans leurs pensées les plus secrètes.

Elle a tout compris de Marthe, par exemple, l’aînée des enfants Hoschedé. Si Theodore Butler se remarie avec elle, ce n’est pas (seulement) parce qu’elle est la plus âgée et celle qu’il convient de caser in extremis. C’est parce qu’elle s’est, en tant qu’aînée, toujours occupée des plus jeunes, et que c’est donc avec naturel qu’elle a pris en charge les enfants de sa soeur décédée. Elle sait s’y prendre avec les petits, mieux sans doute que Blanche ou Germaine. Et Butler lui est reconnaissant de s’occuper de ses enfants.

Aujourd’hui, les veufs n’ont plus pour habitude de chercher une remplaçante à leur épouse parmi ses soeurs, mais c’était banal il y a 120 ans. C’est le mérite d’Eva Figes de nous plonger dans la mentalité de l’époque et d’avoir fait de son petit livre bien plus qu’une étude impressionniste de la lumière.

Si c’est Geffroy qui le dit…

Claude Monet, la Seine à Vétheuil, 1879, musée d’Orsay – Paris

« Quand un homme possède le don de voir, de comprendre, de reproduire en résumés magiques ce passage de la lumière sur le monde, il peut vivre seul, car il n’est pas seul : il est entouré de toutes les fées des sources, des rivières, des champs, des bois, de la mer, des saisons ; il est en dialogue perpétuel avec elles, il écoute leurs voix, qui sont ses voix. C’est ainsi que s’est affirmé de plus en plus le goût de la solitude de Monet, sa sauvagerie, sa vie retirée parmi ses fleurs, au bord de l’eau, dans les prairies, partout où l’on entend les rumeurs de l’espace. »

Gustave Geffroy a été un ami intime de Monet et certainement l’une des personnes qui l’ont le mieux compris. La biographie qu’il a consacrée au peintre est l’une des sources les plus précieuses dont disposent les historiens de l’art. GG, dans ses écrits, est du genre sérieux. Allez, j’ose : il est même peut-être parfois un tout petit peu plombant à lire.

Je me faisais cette idée de lui, un homme sincère, entier, passionné et éventuellement un peu ennuyeux, quand je suis tombée sur le passage ci-dessus à la fin de la biographie. Interloquée, je reste des minutes à lire et relire ces lignes sans pouvoir trancher : est-ce une simple image poétique, ou le pense-t-il vraiment, que les fées existent ?

Quel historien de l’art oserait aujourd’hui écrire cela ? On lui rirait au nez. Des FEES ??? Cela ferait pouffer. Notre époque ne permet plus à des amis de se dire qu’ils s’aiment, elle a aussi coupé tout lien avec le monde des esprits de la nature. Autrefois, beaucoup de personnes les voyaient. De nos jours, s’il en reste, elles se cachent. Je parle des personnes sensibles à leur présence, car je pense qu’ils continuent de vivre leur vie, indifférents à notre cécité.

Tout compte fait, je crois que Geffroy ne plaisante pas. Il a pesé ses mots, toujours aussi sérieux. Il y croit dur comme fer, comme quelqu’un qui en a vu. Perçu. Et qui comprend qu’on se retire dans un coin de nature pour mieux « entendre les rumeurs de l’espace ». Dans mes bras, Geffroy.

Deux remords de Claude Monet

Deux remords de Claude Monet par Michel Bernard

La vie du maître de Giverny inspire les romanciers. J'ai lu "Deux remords de Claude Monet" sur la recommandation d'Aifelle, et comme elle j'ai beaucoup aimé ce roman tout en finesse porté par une très jolie écriture.

L'histoire commence par l'évocation du grand ami de jeunesse de Monet, Frédéric Bazille,

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Le Pèlerinage de Giverny

Edouard Mortier Duc de Trévise Le pèlerinage à Giverny L'EchoppeLes éditions l'Echoppe se sont fait une spécialité de republier des textes anciens difficiles à trouver. C'est le cas de l'opuscule intitulé "Le Pèlerinage de Giverny" écrit par le duc de Trévise suite à ses visites à Claude Monet en 1920.  L'édition originale ne comptait que 200 exemplaires.

Le duc de Trévise, Edouard Mortier pour l'état-civil, se réjouissait de rencontrer le maître de Giverny :

Je ne relis pas sans émotion la petite invitation, écrite au crayon, que je viens de recevoir : c'est une chance peu commune que de voir vivant un homme immortel, que sa longue retraite, autant que son âge, ont isolé dans la brume.

Son âge ? Monet va fêter ses 80 ans à l'automne de cette même année, ce qui donnera l'occasion à Trévise de revenir le saluer. Pour l'heure, le visiteur admire le charisme de Monet à qui il reconnaît "l'aspect d'un chef, plein de vigueur, de simplicité, d'autorité. " Il note des détails qui le charment :

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Une visite à Claude Monet de Walter Pach

Une visite à Claude Monet de Walter Pach, l'Echoppe En novembre 1907, le jeune peintre américain Walter Pach n’était pas peu fier d’avoir décroché un rendez-vous avec un homme fort célèbre, le peintre Claude Monet. Un peu comme un acteur débutant qui rencontrerait aujourd’hui une star internationale à la carrière bien remplie.
Le jeune Pach allait rendre compte de son entretien avec Monet dans un article publié par le Scribner’s Magazine en juin 1908. Cet article a été traduit et réédité récemment par les éditions L’Echoppe.
Qu’apprend-on de nouveau dans ce document ? Que Pach était mandaté en mission. Il devait tâcher de convaincre Monet de venir peindre aux Etats-Unis. Ce projet tenait à coeur à l’homme d’Etat français Paul d’Estournelles de Constant.
Pas de suspense pour le lecteur du 21e siècle : nous savons que le projet n’a pas abouti. Ce qui rend tout de même l’article piquant, c’est le récit des réactions de Monet à cette proposition. Comment et pourquoi il décline l’offre.
« Je suis trop vieux pour me familiariser avec un autre pays », argumente Monet, qui ira pourtant peindre Venise dès l’année suivante.
Mais une autre raison apparaît bientôt au fil de la conversation, sous forme d’un souvenir, celui de Courbet au Salon vilipendant les orientalistes : « Ce sont donc des hommes sans patrie ! » se serait-il exclamé. Là encore, l’argument « patriotique » est démenti par les faits. Monet a beaucoup peint à l’étranger, en Italie, en Angleterre, en Hollande, en Norvège.
Et puis, doucement, la cause de la réticence de Monet se dessine. « Pourquoi les Américains viennent-ils peindre en France ? N’ont-ils pas de paysages chez eux ? Pourquoi viennent-ils faire tous ces paysages de Bretagne, peindre ces gens en costume local – toutes ces choses qu’ils ne comprennent pas ? »
Et pour être tout à fait franc, Monet aurait pu ajouter, et pourquoi viennent-ils peindre ici, à Giverny, et me spolier de paysages que je croyais pour moi seul ?

Octave Mirbeau et Claude Monet

Correspondance d'Octave Mirbeau avec Claude MonetLe nom d’Octave Mirbeau est lié à celui d’une pièce de théâtre au titre devenu proverbial, Les affaires sont les affaires, et au roman Le journal d’une femme de chambre, deux oeuvres dont le succès ne s’est pas démenti depuis un siècle. En tant qu’homme de plume Mirbeau a aussi été un fervent défenseur des impressionnistes, dès 1884, où débute son amitié avec Claude Monet.
Suite à un papier élogieux de Mirbeau dans le journal « La France », Monet lui offre un tableau, une Cabane des Douaniers. L’un et l’autre se montrent également intuitifs, Mirbeau en défendant le peintre que le temps consacrera, Monet en remerciant avec largesse dès le premier article celui qui, par ses prises de position influentes, lui forgera une réputation de génie de la peinture. Une amitié indéfectible les liera jusqu’à la mort.
On lit avec plaisir les lettres de Mirbeau à Monet, publiées et abondamment annotées par les éditions du Lérot. La correspondance est lacunaire et à sens unique, mais elle laisse percevoir un drôle de bonhomme, sincère, enflammé, pessimiste, maladif, passionné d’horticulture, à l’humour enjoué ou corrosif, doté d’une admiration sans borne pour Claude Monet.
Pendant plusieurs années, Mirbeau s’installe aux Damps, un village de l’Eure tout comme Giverny. Voici comment il décrit le lieu, avant même de le louer, pour essayer d’éveiller en son ami et presque voisin l’envie de le peindre :

Camille Pissarro, Le Jardin de Mirbeau aux Damps, 1891, huile sur toileDans le plus admirable paysage qui puisse se voir, une maison, gentille d’aspect (…). Toute la vallée de la Seine, la vallée de l’Andelle, au loin s’ouvrant derrière le mont des Deux amants ; et, tout près de nous, l’embouchure de l’Eure. (…) Il faudrait venir vous installer quelques temps chez nous ; car des hauteurs du jardin, vous avez là, sept ou huit toiles extraordinaires. Des impressions de lointain ; des études d’eau, et de peupliers bien plus belles et d’un caractère bien plus poignant qu’à Giverny. C’est extraordinaire.

C’est finalement Camille Pissarro et non Claude Monet qui peindra le jardin de Mirbeau aux Damps.

Camille Pissarro, Le Jardin de Mirbeau aux Damps, 1891

Claude Monet ce mal connu

Claude Monet ce mal connu, par Jean-Pierre Hoschedé, éditions Cailler, Genève, 1960. Parmi les sources écrites dont on dispose à propos de Monet, les plus fiables sont celles rédigées à chaud : les lettres qu’il a adressées ou reçues, les factures et livres de comptes, les actes notariés, le journal tenu par son épouse Alice après la mort de sa fille Suzanne…
Les articles dont Monet fait l’objet de son vivant ne manquent pas d’intérêt, même s’il excelle dans l’art de façonner sa propre légende.
En complément à ces documents, et c’est tant mieux pour notre connaissance du peintre, plusieurs proches de Monet ont fait l’effort de rédiger un livre entier pour le faire connaître à leurs contemporains et à la postérité. Son critique et ami Gustave Geffroy devient son premier biographe, et Georges Clemenceau, Marc Elder ou Jean-Pierre Hoschedé fournissent des témoignages irremplaçables.
Certes ces livres sont écrits dans l’après coup, quelquefois à un âge avancé, ils constituent cependant des sources précieuses auxquelles puisent les historiens d’art.
J’ai lu tant de citations extraites du recueil de souvenirs du plus jeune des beaux-fils de Monet, Jean-Pierre Hoschedé, que je grillais de le découvrir in extenso. Malheureusement « Claude Monet ce mal connu », paru chez Cailler en Suisse en 1960 n’a pas été réédité, si bien qu’il m’a fallu l’aide de l’internet, un peu de chance et de patience pour le trouver enfin.
Je tiens le livre entre mes mains. Ou plutôt les livres, car, allez savoir pourquoi ? il est divisé en deux tomes. C’est un ouvrage broché où sont insérées des pages de photographies en noir et blanc, photos de famille surtout, d’oeuvres parfois.
En 1960 on vendait des livres non découpés, le coupe-papier était un objet pas encore tombé en désuétude.
La personne à qui a appartenu ce livre l’a lu, mais pas entièrement. Les découpes s’arrêtent à la page 152, vingt pages avant la fin. Le deuxième tome, qui concerne les grandes décorations des Nymphéas, ne l’a pas intéressée : il est intact.
Pas d’autres traces du premier propriétaire de l’ouvrage qui en a sans doute parcouru les lignes il y a tout juste un demi-siècle. Je les dévore à mon tour, et j’y trouve un éclairage sur Monet en général largement diffusé entre-temps, mais parfois inattendu.
Derrière ce portrait du peintre esquissé par Jean-Pierre Hoschedé, se dessine en creux un portrait de la personnalité de l’auteur lui-même, attachant dans sa piété filiale, agaçant pour la même raison.
Enfin, dans le pointillé des citations retrouvées ici et là se devine aussi la subjectivité des auteurs de livres sur Monet, qui ont retenu tel détail et laissé de côté tel autre.
Je ferai de même prochainement, en essayant de choisir des précisions inédites. Mais peut-être qu’elles ne le seront pas, peut-être que j’aurai oublié avoir déjà lu cela quelque part dans la littérature secondaire.
Subjectivité, mémoire, oubli… L’enquête historique est un art difficile où l’on se heurte sans cesse à ces trois-là, en l’occurrence subjectivité, mémoire, oubli de Monet lui-même, de ses proches, des témoins de son temps, des auteurs postérieurs… Et l’on est inévitablement en prise aussi avec sa propre subjectivité, sa propre mémoire, son propre oubli. Ce n’est qu’avec prudence, après recoupement, que l’on peut établir des faits, même en se fondant sur les meilleures sources. Jean-Pierre Hoschedé lui-même, si sincère dans sa volonté de rétablir la vérité sur Monet, si proche du peintre, n’évite pas certaines erreurs non plus.

Le goût des années cinquante

Les impressionnistes, Claude Roger-Marx J’ai trouvé dans une brocante cet exemplaire des « Impressionnistes » paru en 1956, et la signature m’a convaincue de le lire. Claude Roger-Marx a été un grand critique et historien d’art de l’après-guerre. Il est le fils de Roger Marx, lui-même critique influent du tournant du siècle et admirateur de Monet, Rodin ou Cézanne.

L’ouvrage, paru chez Hachette et destiné sans doute à un large public, est pourtant loin des livres de vulgarisation d’aujourd’hui : écrit par un érudit dans une langue soutenue, il s’adresse à un milieu social privilégié. Dans les années cinquante, l’art n’est pas encore aussi populaire que de nos jours.
Le livre de Roger-Marx est une synthèse, qui évoque en moins d’une centaine de pages des artistes aussi importants que Monet, Degas, Renoir, Sisley, Pissarro, Morisot, Manet, Cézanne, et les post-impressionnistes. Ce n’est donc pas là qu’on en apprendra long sur tous ces maîtres, même si l’auteur a quelquefois de merveilleuses formules. Il décrit Impression, soleil levant, comme « un soleil saignant dans les brumes« . De Renoir, il dit que son nom seul fait penser « au soleil criblant de clarté jusqu’aux pénombres« .

Roger-Marx s’en tient à une analyse stylistique, donc, et livre du même coup un état des lieux étonnant sur la façon dont étaient perçus les impressionnistes dans les années cinquante. Monet, porté au pinacle de son vivant, dans les années 1890-1910, a été sévèrement rejeté avant de regagner sa place actuelle. « Monet devait connaître dans ses ultimes années des incompréhensions plus cruelles encore qu’à ses débuts. La critique d’après la Grande Guerre (…) devait, par une réaction facile et injuste, faire de Cézanne l’anti-Monet (…). Si ces contrevérités furent longtemps monnaie courante c’est que chaque génération a besoin de déboulonner des gloires avant de les remettre sur leur piédestal. »
Dans les années cinquante, la rentrée en grâce des impressionnistes n’est pas achevée. Beaucoup d’amateurs continuent de les trouver has been. Il faut donc de la diplomatie à Roger-Marx pour aborder le sujet, et donner à son livre l’apparence de l’objectivité. On est surpris aujourd’hui d’y trouver des critiques négatives virulentes sur Monet.
Selon lui, « la plus belle époque de Monet est incontestablement antérieure à la quarantième année. » Roger-Marx juge le peintre meilleur avec l’eau et l’air qu’avec les solides, « on le sent moins à l’aise sitôt qu’il se heurte à la pierre, à la falaise ou à la montagne« . Surtout, il estime qu’à la fin de sa vie, Monet s’est fourvoyé. « A force de ne vouloir exprimer que le fluide, sa palette s’amollit parfois. » Sa production devient « plus systématique, plus inégale » non dénuée de « brusqueries » et de « vulgarités« . « L’excès de clarté finit par tout éteindre : la toile à force de se vouloir lumineuse paraît presque décolorée. »
Roger-Marx est certainement sincère en attaquant ainsi l’oeuvre tardif de Monet, pas encore réhabilité par la lecture « moderne » qu’allaient en faire les jeunes américains de l’époque.
Aujourd’hui où Monet a atteint le rang de génie, ces critiques peu flatteuses sonnent comme de la provocation, une sorte de crime de lèse-majesté, la marque d’une liberté de pensée audacieuse.
Mais dans les années cinquante, le courage n’était pas là. Le courage était de défendre les impressionnistes, au risque de passer pour ringard. La dernière phrase du chapitre consacré à Monet révèle le désarroi de Roger Marx, certainement sincère admirateur du maître de Giverny. « Curieux retour des choses qui fait que pour défendre l’impressionnisme contre ses détracteurs il faille encore de nos jours presque autant d’indépendance et de courage qu’en 1876 ! »

Album photos

Album d'une vie, Claude Monet, par Florence Gentner, éditions du ChêneLe facteur avait une surprise l’autre matin, le superbe « Album d’une vie, Claude Monet » publié par les éditions du Chêne. Me voilà somptueusement récompensée de ma très modeste contribution à cet ouvrage.
Encore un livre sur Monet ! S’il devient difficile d’écrire quelque chose de neuf, le concept de celui-ci est très original. L’auteur, Florence Gentner, a réuni sous la forme d’un album photo un maximum de clichés de Monet, de sa famille et de ses amis. C’est un peu l’album que Monet aurait pu posséder et dont il tournerait les pages avec nous une après-midi dans sa maison de Giverny.
Les portraits sont présentés à l’ancienne avec un bord doré, ou comme si les coins étaient passés dans des fentes. La touche rétro est tempérée par des emprunts au scrap booking, l’ajout de fleurs séchées ou de rubans. Et ce que la collection de photos en noir et blanc ou sépia pourrait avoir d’austère est égayé par des croquis de Monet et quelques reproductions de tableaux. L’illusion est telle qu’on se surprend à vérifier que la page est bien lisse, et l’on est un peu déçu que ce ne soient pas de vraies photos collées à l’intérieur !
Les légendes sont composées de citations de Monet, ce qui rend le peintre présent non seulement par l’image mais aussi par les mots.
L’album se termine sur une biographie détaillée qui est la bienvenue quand la curiosité a été aiguisée par les photos.
A quelques semaines des fêtes, c’est une jolie idée de cadeau pour toutes celles et ceux qui connaissent déjà l’oeuvre de Monet et veulent aller plus loin dans leur découverte de l’artiste.

Clemenceau et Monet

Georges Clemenceau et Claude Monet à GivernyGeorges Clemenceau est sous les feux de l’actualité aujourd’hui. Notre Président tout neuf a rendu hommage à son lointain prédécesseur à la tête de l’Etat pendant la Première Guerre Mondiale, au Père la Victoire, au Tigre, bref au côté public du bonhomme.
Ce qu’a été Clemenceau au cours de sa carrière politique, je n’en sais que ce qu’on en apprend en classe et je ne me risquerais pas à l’évoquer. Mais j’adore, je raffole de Clemenceau côté privé.
Clemenceau et Monet ont vécu une extraordinaire et très longue amitié. Il en reste 153 lettres du Tigre au peintre, des lettres à hurler de rire et fondre de tendresse, qui livrent une image inattendue de l’homme politique.
Clemenceau s’y montre enjoué, encourageant, fraternel, facétieux, gentiment morigénateur, jouant souvent le rôle de soutien moral auprès d’un Monet qui doute. Entre eux deux, l’art. Le génie chez l’un, la passion de l’émotion esthétique chez l’autre.
L’intimité ne cesse de croître entre les deux hommes. A partir de 1920, ils se mettent à s’écrire beaucoup, jusqu’à 35 fois en 1923. Le don des Grandes Décorations de Monet à l’Orangerie et l’opération des yeux nécessaire au peintre en raison de sa cataracte en sont les principaux prétextes.
Clemenceau rend également souvent visite à Monet à Giverny, comme on le voit sur cette photo prise près de l’embarcadère du bassin aux Nymphéas. Le moustachu et le barbu ont l’air d’avoir le même chapelier, ils marchent du même pas et ont le même âge à quelques mois près.

Petits extraits de lettres de Clemenceau à Monet (tirées de « Georges Clemenceau à son ami Claude Monet, Correspondance », Réunion des Musées Nationaux) :

Je trouve votre oeuvre merveilleuse et je le dis. Seulement ce n’est pas assez. Il faudrait trouver des accents pour enfoncer la lumière dans les cerveaux obscurs. Difficile besogne. Travaillez, et soyez remercié d’avance de tout ce que vous ferez pour les yeux qui viendront. A vous de tout coeur. (21 mai 1895)

Et pensez que si vous ne venez pas, vous ne saurez jamais ce que c’est que le bouillon de choux-rèbes. Le reste vaut-il la peine de vivre ? Ce n’est pas certain. (17 août 1920)

Quoi ! Claude Monet rentre dans la circulation comme une vieille pièce de cent sous du temps de Mérovée qui sortirait de sa cachette pour épater nos faux billets de banque ! Alleluia dans les hauteurs ! Je ne vous ai pas écrit pour ne pas vous déranger, et voilà que vous vous dérangez vous-même. C’est une joie. (18 septembre 1921)

Cher ami, je viendrai vous dire adieu mercredi et je profiterai de l’occasion pour vous chiper un déjeuner. Pour vous offrir quelque chose, j’apporterai mon appétit. A vous mon coeur, qui tout aussi bien, est à l’ange bleu. (27 mars 1922)

Cher ami, Tout homme, en venant au monde, a le droit d’empocher au cours de son existence un certain nombre de coups de pieds au… derrière. Il faut croire que vous n’avez pas encore eu votre compte puisque vous vous donnez tant de peine, pour vous attribuer quelques suppléments. (septembre 1923)


Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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