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Monet amoureux

Les lettres de Claude Monet à sa compagne Alice Hoschedé regorgent de toutes sortes de détails, qui n’ont pas tous retenu l’attention des historiens de l’art. Il en est ainsi de leurs envois mutuels de fleurs sauvages. Le 16 mars 1884, Monet, qui séjourne en Italie à Bordighera, revient d’avoir exploré la côte Ligure jusqu’à Andora, à 45 km de son hôtel. Il écrit à Alice :

Merci de votre violette qui m’a apporté un peu de vous. Voici des fleurs des champs cueillies pour vous à Andore.

Ne sont-ils pas mignons tous les deux ? Ce ne sont plus des ados : Monet a 43 ans, Alice en a 40. Ils ne se croient pas trop vieux pour cela, ils ne pensent pas que ce sont des enfantillages : ils sont amoureux. Depuis toujours, les fleurs servent à conter fleurette, en messagères du coeur.

C’est une habitude qu’ils ont prise chaque fois que Monet s’éloigne un peu longtemps et que la saison s’y prête. L’année précédente, Alice avait déjà fait parvenir des fleurs à son chéri parti peindre à Etretat :

Je vous remercie bien de vos fleurs et de votre bonne pensée.

Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, 14 février 1883, Etretat.

Message elliptique, et comme on aimerait savoir de quoi il retourne exactement ! S’agit-il cette fois de fleurs de culture, ou toujours de fleurs sauvages ? Je viens de vérifier si la saint Valentin se fêtait au XIXe siècle, il semble que oui. J’ai pourtant des doutes car Monet n’en fait pas mention les autres années.

Quelquefois les fleurs sont glissées dans une lettre déjà terminée, et font l’objet d’un post-scriptum :

Si mes petites fleurs arrivent pas trop fanées, elles sont très jolies, il y en a partout dans les champs.

Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, 3 février 1884, Bordighera

J’aime les imaginer tous les deux en train de s’écrire, de tremper la plume d’oie dans l’encrier, de tracer les mots sur le papier. Puis, quand il ne leur vient plus rien à ajouter, qu’ils ont raconté tout ce qu’ils avaient à dire pour la journée, finir avec un message tendre, et avant de cacheter la lettre, y glisser une fleurette que l’autre tiendra bientôt dans la main, et qui lui dira Je vous aime.

Pas de noir pour Monet !

Le convoi funèbre de Monet le 8 décembre 1926. Photo Agence Meurisse, Source gallica.bnf.fr

Mercredi 8 décembre 1926 : à Giverny, on enterre Claude Monet, décédé 3 jours plus tôt. Malgré les consignes de simplicité laissées par le peintre, environ 80 personnes suivent le cortège qui conduit Monet à son dernier repos. (La photo a été prise dans ce qui est aujourd’hui la rue Claude-Monet, au niveau du jardin du musée des impressionnismes. La maison au fond à droite, dite villa Alice, abrite maintenant le bureau du directeur du musée. Merci à Albert Pillon pour la localisation.)

Tout le monde est en noir, à commencer par le maire qui ouvre la marche. Mais un détail attire l’attention : c’est un tissu clair qui recouvre le cercueil. Les journalistes présents n’ont pas manqué de noter cette incongruité, et le bruit a vite couru qu’elle était signée Georges Clemenceau.

Le Tigre n’était pas homme à s’embarrasser des convenances pour faire ce qu’il estimait juste. Lui qui connaissait si bien Monet avait bien senti qu’un sévère drap noir ferait injure au maître de la couleur.

Que s’est-il vraiment passé ? Sacha Guitry, qui adore rendre les histoires dramatiques, souvent aux dépens de leur véracité, prétend que Clemenceau aurait arraché un rideau d’une fenêtre. Voici le récit qu’il fait dans son film « Ceux de chez nous » :

Quand l’homme des pompes funèbres voulut recouvrir le cercueil du voile noir traditionnel, Clemenceau le lui prit des mains. « Non », dit-il. Puis, ayant regardé tout autour de lui, il alla à la fenêtre, arracha l’un des rideaux de toile fleurie, et lui-même il en couvrit le cercueil du grand peintre en disant à mi-voix : « pas de noir pour Monet, le noir ce n’est pas une couleur. »

Il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne dans cette histoire de rideau. D’abord, ce n’est pas si facile d’arracher un rideau, en général ils sont bien accrochés, soit il faut une sacrée poigne, soit il faut défaire les anneaux, c’est toute une histoire. Ensuite, Clemenceau n’était pas du genre à disposer du mobilier chez les gens où il était en visite. Qui aurait eu cette mauvaise éducation ? Cela paraît aberrant.

Je me figure plutôt que Clemenceau a très gentiment demandé à Blanche si elle n’aurait pas une nappe ou un drap imprimé de tons clairs. Elle a tout de suite compris, elle a cherché dans une commode ou une armoire le tissu qui conviendrait et l’a apporté à Clemenceau, qui l’a remerciée et en a recouvert le cercueil.

Mais cette façon de faire manquait de panache pour Guitry. Il avait besoin d’un geste impulsif pour donner de la vigueur à son récit.

On la voit bien sur ce cliché, cette fameuse étoffe de toile claire, devant laquelle se recueille Georges Clemenceau, tête baissée.

Au passage, déboulonnons un autre mythe : même si Monet avait demandé à être enterré sans fleurs ni couronnes et même si on était en décembre, il y en avait une profusion :

Cette photo n’est pas datée, mais on peut supposer qu’elle suit de peu les précédentes : les couronnes, encore très fraîches, font tout le tour de la tombe qui vient d’être plantée. On en compte une quinzaine.
Et je ne suis pas loin de croire que les gerbes qui se trouvent à gauche sur la tombe voisine étaient en fait destinées à Monet, et qu’elles n’ont pas trouvé place sur le caveau familial.
En réalité, Monet a été conduit à sa dernière demeure sous des monceaux de fleurs. Malgré ses grognements, c’était la moindre des choses. Les survivants ont besoin de gestes d’hommage face au deuil, et tout le monde n’a pas un rideau à arracher.

Les funérailles de la reine

John Singer Sargent, Portrait de Henry James, 1913, National Portrait Gallery, Londres

Monet va s’embarquer pour Londres pour la troisième année consécutive quand la nouvelle lui parvient : la reine Victoria a rendu son dernier souffle le 22 janvier 1901. Quand le peintre arrive dans la capitale britannique le 24 janvier, il est saisi par l’ambiance funèbre qui y règne, même s’il s’y attendait :

Lettre 1587 à Alice Monet, 25 janvier 1901

(…) Londres est, en effet, lugubre, tout le monde est en noir, Sargent en deuil avec crêpe comme tous du reste ; nous avons déjeuné ce matin dans un nouveau grill-room dans Piccadilly, et c’était extraordinaire : comme cela, il n’y avait que du noir dans une salle toute blanche. Les théâtres sont fermés pour trois semaines. Enfin, c’est moins que folâtre et ce ne serait pas le moment de venir ici. (…)

Lettre 1590 à Alice Monet, 28 janvier 1901

(…) J’ai dîné hier soir au café Royal où Sargent n’est pas venu mais où j’ai trouvé G. Moore. Nous avons dîné ensemble, il savait ma venue par Mr Hunter. Nous avons beaucoup causé des évènements. La mort de la queen le laisse froid et il traite d’hypocrisie tout ce deuil. Il est plus que jamais contre la guerre et les Anglais, et va quitter Londres pour se retirer à Dublin en Irlande. C’est décidément un type curieux et intéressant. (…)

Lettre 1591 à Alice Monet, vendredi soir 1er février 1901

(…) Tu ne peux t’imaginer Londres. Ce soir, quelle cohue ! Qu’est-ce que ce sera demain ? Toute l’Angleterre sera là. Peut-être verrai-je cela, Sargent a dû s’informer pour aller chez quelqu’un qu’il connaît, il viendrait avec moi. (…)

Lettre 1592 à Alice Monet, 2 février 1901

(…) Sargent avait demandé la permission de m’amener dans une maison pour voir le cortège, mais le difficile était de nous joindre se matin pour y aller et l’impossibilité de trouver un cab ce matin. Lui en avait retenu un au prix de 15 shillings pour le conduire chez cette dame, mais dans la crainte qu’on ne me laisse pas facilement passer, il m’a fallu me rendre à l’endroit à 8 heures du matin, et j’ai eu assez de mal à arriver tant il y avait foule de curieux, de troupes et de policemen, d’autant que la maison donne en face le palais Buckingham.
Nous devions nous retrouver à la porte, mais heureusement Sargent m’avait donné un mot de présentation et, voyant dès 9 heures tant de monde aux fenêtres et aux balcons de la maison, j’ai fini par entrer. Il y avait un salon rempli de dames, tu me vois d’ici ! Bref ! Le maître et la maîtresse de la maison, tout à fait charmants, m’ont de suite présenté aux personnes parlant français, et fait très bien placer. J’ai rencontré là (…) un grand écrivain américain, vivant tout à fait en Angleterre, parlant admirablement français et qui a été tout à fait charmant avec moi, m’expliquant tout, me montrant toutes les personnalités de la Cour, etc. (il s’appelle Henry James). Sargent dit que c’est le plus grand écrivain anglais. Butler le connaît-il ? On a attendu jusqu’à près de midi, et comme il faisait froid, on faisait passer le bouillon.
Il y avait bien cent personnes dans la maison, placées à tous les étages, et j’ai eu la chance d’être au premier, ainsi que Sargent, arrivé après 10 heures. Enfin, je suis très content d’avoir vu cela, car c’était un spectacle unique, avec cela un temps superbe, un léger brouillard avec demi-soleil, et comme fond, St James’s Park. Mais quelle foule ! et c’eût été beau d’en pouvoir faire une pochade.
Dans tout ce noir de la foule, ces cavaliers en manteau rouge, ces casques, enfin cette quantité d’uniformes de tous les pays ! Mais, sauf le recueillement de tous au passage du corbillard, que cela ressemblait peu à un enterrement ! D’abord, pas de crêpe, pas de noir, toutes les maisons ornées d’étoffes mauves, le corbillard, un affût de canon traîné par de magnifiques chevaux café au lait, couverts d’or et d’étoffes de couleur. Puis enfin, le roi et Guillaume, qui m’a paru d’un maigrelet qui m’a stupéfait ; je m’attendais à lui voir une belle allure. Quant au roi, épatant à cheval et de grande tournure. Cela, du reste, était superbe.
Quel luxe d’or et de couleurs ! et les voitures de gala, donc, les attelages ! J’en avais presque mal aux yeux. Mais ce qui était le comble, c’était de voir d’en haut cette immense foule se disperser une fois le dernier soldat passé, et nous ne savions où nous frayer passage, Sargent et moi, pour aller déjeuner. Pas de cab, tous les restaurants fermés jusqu’à 2 heures, y compris Savoy, et c’est à grand-peine que Sargent a trouvé un restaurant italien ouvert.
A 3 heures j’étais rentré. (…)

Quand Monet jouait aux barres

Claude Monet, La route à Vétheuil, l’hiver, 1879 – Konstmuseum, Göteborg

A la fin de son ouvrage Claude Monet, ce mal connu, Jean-Pierre Hoschedé, beau-fils du peintre, a inclus quelques pages de notes rédigées par sa soeur Blanche. Elle y livre des souvenirs inédits et précieux, qui n’ont pas toujours un lien avec l’histoire de l’art. Ainsi se souvient-elle que Monet aimait beaucoup les enfants, qu’il était taquin, et qu’il jouait volontiers avec eux. « Je me rappelle des parties de barres à Vétheuil, sur la route de la Roche-Guyon, et aussi des parties de cache-cache dans l’île de Bennecourt ».

Les règles du jeu de barres vous sont-elles familières ? J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’un jeu d’adresse, mais pas du tout. C’est un jeu de course où il faut faire des prisonniers, mais seul le joueur qui a quitté son camp le plus récemment peut « prendre » ou délivrer. D’où l’intérêt de rester dans son camp jusqu’au moment opportun, quand un partenaire est en danger.

Voici l’endroit où les enfants et Monet jouaient aux barres, juste devant leur maison de Vétheuil, que l’on voit au centre de la toile à gauche de la route, au second plan. C’était encore un chemin de terre aux très rares véhicules à chevaux. Les piétons étaient les maîtres de la route, comme le montre le tableau.

Nous avons intégré depuis l’enfance d’être relégués sur les bas-côtés par la circulation. J’ai souvent été surprise, en cherchant l’emplacement exact où Monet s’était placé pour peindre une oeuvre, de me retrouver au milieu de la chaussée. Il pouvait y rester des heures avec son chevalet sans être dérangé. De nos jours, on a l’impression de se mettre en danger, rien que le temps de prendre une photo.

Giverny en Normandie

Claude Monet, Printemps à Giverny, effet du matin, 1885, collection privée

Pourquoi Monet a-t-il décidé de s’installer à Giverny et pas ailleurs ? Ses biographes ne manquent pas de trouver de nombreuses raisons à son choix : le désir de vivre au bord de la Seine, la nécessité d’être près d’une gare, la beauté intacte du paysage, source de motifs, l’immobilier bon marché si loin de Paris, la proximité de la ville de Vernon pour l’éducation des enfants, la chance d’avoir trouvé une maison à louer avec un grand jardin… Mais au fond, on a l’impression que cela aurait pu être ailleurs. Les bords de Seine abondent en jolies localités où Monet aurait pu jeter l’ancre tout aussi bien.

Pour ma part, je pense que le choix de Giverny n’a rien d’un hasard, et que tout autre endroit aurait un peu moins bien convenu à Monet. Figurons-nous la scène : la décision est prise de quitter Poissy, mais pour aller où ? Le peintre fait sa liste des conditions à remplir pour le nouveau logement, où l’on retrouve celles énoncées plus haut. Mais je suis persuadée qu’il en ajoute une autre : il a envie de s’établir en Normandie.

Même s’il est né à Paris, Monet a grandi au Havre. La Normandie est sa région, il lui est profondément attaché. Cette Seine qu’il ne quitte pas des yeux, c’est elle qui le relie à sa jeunesse. L’eau qui passe devant lui finira par se jeter dans la Manche au Havre. Dans son enfance, il a peut-être imaginé les paysages qu’avaient traversés les flots du fleuve qui s’écoulaient devant lui. Maintenant, il visualise très bien le trajet de l’eau vers Rouen puis à travers le pays de Caux jusqu’à son embouchure.

Monet est partagé entre un désir de Normandie et une crainte de s’éloigner trop de Paris, où vit le marché de l’art. Rien d’étonnant alors à ce qu’il jette son dévolu sur le village qui se trouve juste derrière la frontière régionale, matérialisée par l’Epte. Rive nord, pour être orienté plein sud. Là et nulle part ailleurs.

Ce qui me conforte dans cette intuition, ce sont ses doutes au début. Il est enchanté du cadre (« Giverny est un pays splendide pour moi ») mais il a une crainte : d’avoir fait la folie de trop s’éloigner de Paris. En venant de Poissy, rien ne le contraignait à explorer un secteur aussi loin que celui de Vernon. Rien, sinon l’envie de redevenir Normand.

La tabagie de Monet

Auguste Renoir, Claude Monet lisant, 1873 Musée Marmottan-Monet, Paris

Le musée Marmottan-Monet conserve un précieux témoignage de l’amitié qui unissait Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet : ce portrait du jeune Monet – il a 32 ans – occupé à lire le journal tout en fumant la pipe.

Le tabac va accompagner Monet tout au long de sa vie d’adulte, jusqu’à sa mort en 1926, vraisemblablement du cancer du poumon. Au XIXe siècle personne ne voit à redire à ce qu’un homme fume, on ignore les dangers du tabac. Ou on feint de les ignorer ?

Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet (Le Liseur), 1872 – National Gallery of Art, Washington

Dans ses lettres à Alice et même à d’autres correspondants, Monet laisse percer sa dépendance au tabac. Ainsi, tandis qu’il séjourne dans le hameau de Kervilaouen à Belle-Île-en-Mer, le peintre n’envisage pas de s’en passer :

Lettre 691 Kervilaouen 22 septembre 1886
Vous seriez bien aimable de m’envoyer par la poste une douzaine de paquets de cigarettes ; impossible d’en avoir ici et je suis malheureux.

L 697 27 septembre 1886
J’ai reçu ce soir votre bonne lettre d’hier, ainsi que les cigarettes.

L 706 08 octobre 1886
Vous serez bien aimable de me renvoyer des cigarettes.

L 709 à Gustave Caillebotte, 11 octobre 1886
Je vous avais demandé l’adresse du marchand de pipes à Londres. Impossible d’en trouver ici et la mienne ne marche plus. Je suis très malheureux. Si vous voulez être bien aimable, achetez-moi donc une bonne pipe en bruyère et envoyez-la moi par la poste à l’adresse ci-contre et dites-moi ce que je vous dois.

L 713 15 octobre 1886
J’ai reçu ce soir les cigarettes ainsi que des pipes (envoi Caillebotte) ; aussi je me régale ; mais rassurez-vous, je fume moins et m’en trouve bien ; je ne fume plus du tout au lit et jamais à jeun.

723 26 octobre 1886
Puis, en allant samedi au marché, il sera temps de me renvoyer des cigarettes, je fume plus par ces journées de pluie.

L 732 1er novembre 1886
J’ai reçu les cigarettes.

L 745 13 novembre 1886
J’ai reçu les six paquets de cigarettes. Vous ferez bien de m’en envoyer quand vous aurez une occasion.

L 754 21 novembre 1886
Je vous remercie des cigarettes que je viens de recevoir.

Claude Monet en 1920

Si l’on suppose qu’Alice lui envoie à chaque fois 12 paquets, sauf quand Monet précise qu’il n’y en avait que six, le jour du retour approchant, on arrive à un total approximatif de 48 paquets en deux mois, soit un peu plus d’un demi-paquet par jour. Le peintre y ajoute une pipe le soir, tandis qu’il examine ses toiles.

Même si Alice met quelque diligence à lui adresser ses « Caporal supérieur » de la Régie, elle ne manque pas une occasion de lui prêcher la tempérance, surtout lorsqu’il se plaint de maux de tête. Mais pour Monet, c’est l’obligation de rester confiné dans une chambre quand le temps est trop mauvais qui serait la source de ses céphalées. Là, ils ont raison tous deux, car la pièce où Monet demeure se charge de fumée. A Antibes, n’a-t-il pas la curieuse idée d’inviter d’autres messieurs à venir fumer le soir dans sa chambre d’hôtel ? A cette occasion se produit un épisode cocasse :

L 824 1er février 1888 Cap d’Antibes A Alice

Avec cela, il fait un froid de loup dans ma chambre ; j’avais voulu avoir du feu il y a deux jours, et après le dîner, nous étions dans ma chambre avec plusieurs messieurs à fumer, quand le feu a pris dans la cheminée : on n’avait jamais ramoné ; ça a été un événement, toute la maison à l’envers, et il y avait tant de fumée que j’ai dû coucher dans une autre chambre.

Oranges, citrons et mandarines

W923 Claude Monet, Branche de citronnier, 1884

Pendant l’hiver 1884, Claude Monet fait un long séjour en Italie sur la côte ligure, non loin de Menton. Il est ébloui par la lumière de la Méditerranée et par la végétation exotique qu’il découvre : palmiers et agrumes rivalisent de beauté dans les environs, notamment dans le jardin de M. Moreno, où il est accueilli pour peindre.

Lettre à Alice, Bordighera le 25 février 1884

M. Moreno est décidément un homme charmant ; en sortant de travailler dans son jardin aujourd’hui, il m’a fallu m’y rafraîchir, manger des fruits – et quels fruits ! – et je suis rentré chargé de fleurs et d’oranges et de mandarines, ainsi que de citrons doux qui sont délicieux à manger.
(…) Embrassez bien fort les bébés, dites-leur qu’ils recevront des manradines et des fameuses, car je n’en ai jamais mangé de pareilles.

Cette lettre est complétée de la note suivante :
C’est à dessein que Monet suit la prononciation enfantine : « manradine » pour mandarine.

Les bébés en question ne sont plus si petits que ça : Jean-Pierre, né le 20 août 1877, a 6 ans et demi, et Michel né le 17 mars 1878 a presque 6 ans. Il est probable qu’ils ne font plus cette charmante faute de prononciation, et que Monet évoque un mot d’enfant plus ancien, par complicité avec Alice.

W887 Claude Monet, Oranges sur une branche, 1884

Les manradines promises vont mettre longtemps à arriver. Telles l’Arlésienne, de lettre en lettre on en parle beaucoup mais on ne les voit jamais.

3 mars : (…) M. Moreno que je n’ai malheureusement pas rencontré chez lui, de sorte que je ne peux dire si les manradines sont parties.

4 mars : Je ne puis vous annoncer encore l’envoi d’oranges. J’ai vu M. Moreno. (…) Il a été occupé ces jours-ci, (…) mais il doit faire cueillir les oranges et fera l’envoi.

5 mars : M. Moreno décidément me gâte : il m’a envoyé aujourd’hui un énorme panier de manradines. J’ai été le remercier, pensant que c’était pour envoyer aux enfants, mais il veut faire l’envoi lui-même ; celles-ci étaient bien pour moi, me rafraîchir en rentrant du travail. On n’est pas plus aimable.

11 mars : J’écrirai aux petits demain, mais je voudrais pouvoir leur annoncer que les oranges sont en route et j’espère voit M. Moreno demain.

12 mars : J’ai travaillé ce matin chez M. Moreno, mais ne l’ai pas vu ; mais comme je ne puis lui rappeler sa promesse, je m’arrangerai pour aller un de ces soirs dîner à Menton et faire moi-même un envoi de manradines, afin que les petits en aient pour la naissance de Michel et aussi pour vous rafraîchir un peu.

Monet tient sa promesse dès le 14 mars, où il écrit à Alice depuis Menton : Vous devrez recevoir par la poste six boîtes de fleurs dont deux pour les petits, à leur adresse du reste, puis par chemin de fer deux boîtes de manradines avec fleurs de poivriers et d’eucalyptus.

Les petits et les grands ne manqueront pas de bons fruits, car le 16 mars : Je suis heureux de vous annoncer que M. Moreno a fait hier son envoi ; donc les enfants auront de quoi s’en régaler avec ce que j’ai envoyé de mon côté ; je ne sais s’il en a envoyé beaucoup, mais à coup sûr elles seront bonnes, vous me direz cela.

Le 17 mars, jour de l’anniversaire de Michel, Monet pense aux enfants : A l’heure où je vous écris, les petits doivent être bien heureux, bien excités sans doute, car je sais bien qu’ils doivent être gâtés. J’espère que tous les envois, fleurs et manradines, seront arrivés à temps.

Il faut croire que non, car le 21 mars : J’espère qu’enfin les mandarines vous sont arrivées, et en bon état, et dites-moi comment est l’envoi Moreno, afin que je le remercie de nouveau en lui annonçant la bonne arrivée.

Enfin le 22 mars : Les enfants ont dû être bien contents de leurs manradines si longues à venir.

Claude Monet par Charles Giron

Portrait de Claude Monet par le peintre suisse Charles Giron, huile sur toile 54 x 48 cm, Musée Marmottan-Monet, Paris

C’est une bataille judiciaire qui aura duré 17 ans. Le portrait ci-dessus, qui représente Claude Monet et n’est pas signé, est dû à la brosse d’un peintre genevois, Charles Giron (1850-1914).

Si vous n’êtes pas suisse, il se peut que vous n’ayez jamais entendu ce nom. Mais il est très célèbre dans la Confédération helvétique. En effet, Giron a réalisé ce qui passe pour être l’oeuvre picturale la plus connue des Suisses, la grande fresque de 12 mètres sur 5 qui orne la salle du Conseil national à Berne : Le Lac des Quatre-Cantons, le berceau de la Confédération, datée de 1901. Un tableau de chevalet représentant cette même fresque dont il est l’étude définitive s’est envolé aux enchères à plus de 500 000 euros. Ce n’est toutefois pas la cote habituelle du peintre, comme le montre l’estimation de cette même toile entre 5 000 et 8 000 francs suisses. Les vendeurs ont eu la bonne surprise de voir la valeur de leur bien multipliée par 100 lorsque le marteau du commissaire-priseur l’a adjugé.

Mais revenons à notre pochade non signée de Monet. Ce portrait fait maintenant partie des collections du musée Marmottan-Monet à Paris. Sa propriétaire précédente, Paulette Howard-Johnston, la fille du peintre Paul Helleu, pensait qu’il s’agissait d’un tableau de John Singer Sargent. Cela paraissait logique : Sargent était un ami à la fois d’Helleu et de Monet, et spécialisé dans le portrait. L’oeuvre sert d’ailleurs d’illustration au tome II de la première édition de la biographie de Claude Monet par Daniel Wildenstein en 1979, avec pour légende : « Claude Monet pose dans son atelier pour John Singer Sargent devant une grande toile représentant la Corniche de Monaco ; cat 891. »

Mais quand Paulette Howard-Johnston cède la toile au même Daniel Wildenstein, celui-ci, après une étude attentive, conteste la vente : il est persuadé que le portrait n’est pas de Sargent mais d’un peintre beaucoup moins coté. Sans doute a-t-il détecté qu’il s’agit du Giron documenté par des échanges épistolaires entre Monet et le peintre suisse. Sa biographie de Monet ne précise-t-elle pas, dans les pages consacrées à 1885 :

Le hasard qui préside à la conservation des documents a livré la trace du passage, à Giverny, de Charles Giron. Ce sympathique peintre genevois, non content d’offrir à Monet une pochade le représentant, lui achète une Eglise de Vernon pour 600 francs, prix d’ami, puis note dans un cahier d’intéressantes observations sur la palette du maître. Quelques billets encore de ce dernier, toujours amicaux, puis c’est le silence. Combien de personnages épisodiques, tel Giron, sont passés dans la vie de Monet, comme dans celle de tous les hommes illustres, sans que rien jusque-là soit venu rappeler leur souvenir ?

La première édition du catalogue raisonné – biographie détaille en plusieurs notes de bas de page de quels documents il s’agit, et ils sont nombreux. Dans ses lettres à Alice depuis Menton, où il séjourne brièvement en avril 1884 après sa campagne de peinture de Bordighera, Monet raconte à sa compagne qu’il a été présenté à

… un peintre, un monsieur Giron qui habite le même hôtel que moi, qui voulait me connaître, mais n’osait pas m’aborder ; donc, présentation et réexhibition des toiles, grande admiration ; charmant garçon du reste, nous avons passé la soirée ensemble, promenade en voiture au clair de lune.

D’autres lettres sont adressées au Genevois lui-même. Une dernière note du rédacteur de la biographie Wildenstein précise les observations de Giron suite à sa visite à Giverny, consignées dans un carnet.  » Il a passé la journée du 15 février 1885 chez Claude Monet avec Helleu, et il a fait une pochade du maître de Giverny dans son atelier. La palette de Monet, d’après Giron, ne comporte ni terres, ni ocres, mais une gamme de couleurs vives. »

Madame Howard-Johnston, après négociation, accepte la nouvelle attribution et rend la moitié de l’argent contre la promesse que Wildenstein fera don du tableau au musée Marmottan. On sent bien que cette proposition de solution émane de Wildenstein. Impossible pour notre Paulette de suggérer à Daniel de faire don du tableau. Le propriétaire est libre d’en faire ce qu’il veut.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Lorsque le catalogue raisonné de Claude Monet, établi par la maison Wildenstein, est réédité en 1996, Madame Howard-Johnston a la surprise de découvrir que son tableau est devenu un autoportrait de Monet ! Sous le titre « Portrait de l’artiste dans son atelier, vers 1884« , la reproduction de la pochade trône en tête du tome II. Wildenstein a fait de la place dans la succession chronologique des tableaux pour l’insérer sous le numéro 891a, juste après l’oeuvre de Monet représentée à l’arrière-plan.

La notice qui l’accompagne est pour le moins surprenante :

Peint vers 1884 avec en toile de fond une esquisse du Sentier au cap Martin, n° 891. Attribuée à tort à John Singer Sargent, cette toile est certainement un cadeau de Claude Monet à son ami.

Toutes les lettres et toutes les notes ont disparu de l’édition Taschen.
Voilà donc que Daniel Wildenstein se déjuge. Ce n’est plus une pochade du sympathique Giron, c’est l’un des très rares portraits de Monet par lui-même. La valeur de l’oeuvre se trouve multipliée par 100, au bas mot.

Quelles sont les intentions du marchand et biographe ? Je n’arrive pas à croire qu’il soit prêt à mettre en danger la réputation de sa maison juste pour un tableau. Mais alors pourquoi change-t-il d’avis ?

La seule explication que j’entrevois à la volte-face de cet homme déjà riche à millions, c’est le démon du jeu. Daniel Wildenstein est joueur, comme l’atteste son pari gagné dans la succession Bonnard, ou encore son écurie de chevaux de course. Depuis qu’il a terminé le colossal travail de catalogage de l’oeuvre de Monet, c’est lui qui décide des attributions. Il ne sait pas résister à la tentation de faire ce coup, transformer une toile achetée à la cote d’un Giron en rare autoportrait de Monet. Et au lieu de l’offrir au musée Marmottan, il l’aurait déposée dans un coffre de banque.

Puisqu’il a désormais promu le tableau au rang de vrai Monet, il convient de l’intégrer au catalogue. Wildenstein le glisse en place dans l’édition de 1996.

Cela aurait pu être discret, et peut-être que Paulette Howard-Johnston n’aurait rien remarqué. Elle serait morte quelques années plus tard, sans savoir que Wildenstein n’avait pas tenu sa parole d’offrir la toile, et il aurait pu la mettre sur le marché.

Mais il y a chez certains joueurs un plaisir sans pareil à se vanter de leurs coups, une jouissance du dépit du perdant. Il me semble que c’est la motivation qui pousse le biographe à mettre en scène le tableau dans la réédition du catalogue, pour narguer Paulette Howard-Johnston. C’est gagné, elle sort effectivement de ses gonds. Et l’assigne en justice.

L’histoire se termine bien puisque la vérité a triomphé. La justice a obtenu que l’oeuvre soit donnée au musée Marmottan-Monet. Au passage, la toile a été attribuée à Charles Giron, personnage épisodique dans la vie de Monet, certes, mais qui a su passer à la postérité par son propre mérite.

Contagion

Berthe Morisot, Jeune fille au repos, 1888-1890, pointe sèche, National Gallery of Art Washington DC

Le 25 février 1888, Berthe Morisot, qui signe ses courriers Berthe Manet depuis qu’elle est l’épouse d’Eugène Manet, le frère de Gustave, adresse une lettre de trois pages à Alice Hoschedé, la compagne de Monet. Le peintre givernois séjourne alors à Antibes, et Alice, qui se rend de temps en temps à Paris, a tenté de rendre visite à Berthe mais l’a manquée.

« C’est d’autant plus mauvaise chance que voici 3 semaines que je suis retenue à la maison par un affreux rhume et qu’aujourd’hui, tout à fait exceptionnellement, j’étais dehors pour quelques instants seulement. (…) J’aurais bien voulu savoir si M. Monet travaillait beaucoup dans le Midi. Je crains qu’il n’ait bien mauvais temps. Sans reproches, il nous a laissé sa grippe à sa dernière visite, nous y avons tous passé depuis à tour de rôle, et nous la subissons en souvenir de lui » (…)

Berthe Morisot fait sans doute allusion à la visite de Monet du 7 janvier, attestée par un petit mot qu’il lui écrit avant de reprendre le train pour Vernon :

Chère Madame,
Toutes mes excuses de m’être présenté chez vous avec une si triste mise, et merci de l’excellente tisane que vous m’avez donnée ; grâce à elle et au repas, je peux repartir chez moi tout à fait remis.
Votre amicalement dévoué,
Claude Monet

Monet dit sans doute vrai, car il prépare aussitôt son départ pour la Côte d’Azur, où il arrive le vendredi 13. « Malgré la date fatale, je suis arrivé à bon port, » annonce-t-il avec humour à Alice depuis Cassis.

Mais la tisane miracle de Berthe n’a pas l’air de fonctionner quand c’est elle-même qui la prend. On l’imagine toussant et mouchant sans fin pendant des semaines… Fin février, Alice relaie bien entendu l’accusation pas très aimable de Berthe Morisot, et Monet se fend d’une lettre depuis Antibes, datée du 10 mars 1888 :

Chère Madame,
J’ai appris que vous aviez été malade et que peut-être j’en avais été la cause. Je serais bien heureux d’apprendre que tout le monde est bien à présent, mais je veux croire que le terrible hiver que vous avez eu est la vraie cause de cette vilaine grippe. (…)

Aussitôt, Berthe, sans doute radoucie par le retour de la santé, lui répond le 14 mars qu’il n’a pas à avoir de remords pour elle :

Le mauvais temps et les années sont seuls causes de mes maladies : je deviens une vieille dame à bronchite. Enfin, me voici de nouveau sur pied et en bataille réglée avec mes toiles. (…)

Rhume, grippe, bronchite… Mirbeau de son côté se plaint régulièrement d’influenza. Les correspondances d’artistes sont pleines de détails sur leur santé, et l’on voit que les maladies contagieuses ne les laissaient pas tranquilles.

Trop de vie sociale, sans doute… Cela aurait été plus sage de rester confiné dans un atelier…

Je vous aime parce que vous êtes vous

Georges Clemenceau en visite chez Claude Monet à Giverny

Au 19e siècle, au début du 20e encore, les hommes osaient se dire leur amitié avec des mots forts. On est surpris aujourd’hui en lisant leurs correspondances de ces déclarations profondes, passionnées, tellement sincères.

Les mêmes mots dans la bouche ou sous la plume de nos contemporains seraient-ils possibles ? Il me semble que non. A notre époque où l’impudeur la plus grossière est de mise, cela ne se dit pas. La déclaration d’amitié serait prise pour de l’homosexualité. Notre époque fait une place aux gays, elle n’en fait plus aux amis qui dépassent le stade de bons copains. L’amitié féroce de Monet et Clemenceau existe certainement encore, mais elle n’a plus droit de cité.

Impossible de leur imaginer une attirance physique l’un pour l’autre. Ce qu’éprouvent Clemenceau et Monet n’est pas de ce registre. C’est un lien d’admiration réciproque, de confiance, de fraternité.

Et Clemenceau n’a pas peur des mots. Le 23 décembre 1899, en remerciement du tableau Le Bloc que lui a offert Monet, il glisse : « je voulais vous embrasser et vous dire une fois de plus que je vous aime. »
« Je vous aime, » encore, le 13 octobre 1921.

Et puis, le 22 avril 1922, Clemenceau écrit à Monet cette belle déclaration qui fait penser à Montaigne et La Boétie : « Je vous aime parce que vous êtes vous, et que vous m’avez appris à comprendre la lumière. Vous m’avez ainsi augmenté. Tout mon regret est de ne pas pouvoir vous le rendre. Peignez, peignez toujours, jusqu’à ce que la toile en crève. Mes yeux ont besoin de votre couleur et mon coeur est heureux. Je vous embrasse. « 

L’adolescence de Monet

Ce pastel est actuellement exposé au Musée des impressionnismes Giverny jusqu’au 14 juillet, parmi une vingtaine d’autres oeuvres de Claude Monet

Claude Monet ne parlait jamais de son enfance à ses proches. Non pas qu’elle ait été particulièrement difficile, pour ce que l’on en devine, mais sans doute parce qu’il s’y attachait trop d’émotion : l’adolescent a perdu sa mère alors qu’il venait d’avoir seize ans.
La parution en 2007 du catalogue de l’exposition « The Unknown Monet » par James Ganz et Richard Kendall (image ci-dessus) a levé un coin du voile qui recouvre les années de jeunesse du peintre. Pour la première fois, de nouvelles archives ont été exploitées : le Grand Journal du Comte Théophile Beguin-Billecocq.
Haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Beguin-Billecocq a séjourné en tant qu’hôte dans la maison des Monet à Ingouville. Des liens se sont tissés entre son beau-frère Théodore Billecocq et le jeune Claude, qui se sont fréquentés pendant plusieurs années par la suite. Théodore avait trois ans de plus que Monet.

Beguin-Billecocq tenait son journal au quotidien. A la fin de sa vie, il a décidé d’écrire ses Mémoires, une sorte de résumé des épisodes les plus marquants, en s’appuyant sur ses notes écrites au fil du temps. Il a donné le nom de Grand Journal à ce récit.

L’existence de ce document était connue, mais, conservé en collection privée, il n’était pas accessible aux biographes de Monet. En 2007 pourtant, Ganz et Kendall ont obtenu de le consulter. Ils en ont publié des extraits traduits en anglais. Le texte initial en français reste toujours auréolé de mystère.

Qu’apprend-on sous la plume de Beguin-Billecocq ? Que le jeune Claude était complètement fou de dessin. Chaque petit morceau de papier qui lui tombait sous la main était voué à se transformer en croquis. Il avait une préférence pour les papiers anciens faits avec du chiffon. Claude dessinait tout ce qui lui plaisait, maisons, arbres, bateaux, personnages… Il était d’une nature joyeuse, aimait les bons mots, et avait un esprit indiscipliné qui exaspérait son père. Selon Beguin-Billecocq, Adolphe Monet traitait son fils de « sauvage américain », de bon-à-rien qui perturbait la classe en dessinant des caricatures sur ses cahiers. Le comte, en revanche, n’avait que bienveillance pour Claude Monet. Il appréciait sa fantaisie, son sourire espiègle, son appétit de vivre, son intelligence et sa curiosité. Il trouvait que c’était un bon garçon.

Dessin d’une allée d’arbres à Gournay, Oscar-Claude Monet, 29 juin 1857

Ils se rencontrent donc à l’été 1853, et l’hiver suivant Claude vient passer la Noël et le Nouvel an à Paris chez les Billecocq. Il a treize ans, on le reçoit comme un membre de la famille. En 1855, on retrouve mention de la présence de Monet pendant les vacances d’été de la famille à Nemours, près de Fontainebleau.

Pendant deux mois, Claude (qui s’appelle encore Oscar) et Théodore sont inséparables. Ils font de longues promenades à cheval dans les allées immenses de la forêt de Fontainebleau, sous la conduite d’un maître d’équitation. On ne peut s’empêcher de penser au futur « Déjeuner sur l’herbe » de Monet en lisant la description des repas qu’ils emportent : pâtés, pain, fromage, vin. Ces détails proposent une toute autre lecture de l’oeuvre, considérée en général comme une réponse au scandaleux Déjeuner sur l’herbe de Manet. Cette dernière interprétation reste certainement vraie, mais on peut aussi voir dans le choix du thème du pique-nique dans les bois l’envie de Monet de retranscrire en peinture des souvenirs enchantés de son adolescence.

A l’été 1856, Claude fait un séjour de deux semaines avec les Billecocq aux Menuls, dans les Yvelines, et découvre Monfort l’Amaury, la vallée de Chevreuse, les Vaux de Cernay et la forêt de Rambouillet. A la fin de l’année, il est à nouveau à Paris chez ses amis pour les fêtes. Il est même enrôlé pour jouer dans des pièces de théâtre de salon, malgré sa timidité.

C’est la fin des années heureuses. Fin janvier 1857, la mère de Claude décède brutalement, à 47 ans. Il a seize ans. On le devine accablé de chagrin. C’est sans doute à ce moment qu’il se déscolarise. En mars, ses amis Billecocq l’invitent à nouveau, à l’occasion d’une pendaison de crémaillère. Monet ne laisse rien paraître de son chagrin. Billecocq se souvient qu’il a beaucoup fait rire l’assemblée par son interprétation des rôles comiques. C’est le début de l’enfouissement de l’émotion de son deuil sous un masque social. Elle ne refera plus surface.

Monet et Daumier

Claude Monet W 85 Le Jardin de l’Infante, 1867, huile sur toile
91 x 62 cm, Art Museum, Oberlin (Ohio).

Il est douloureux d’être rejeté comme le furent les impressionnistes à leurs débuts. Moqués par la critique, refusés par le jury du Salon, ignorés des collectionneurs, ils ont fait preuve d’un courage phénoménal pour tracer leur route malgré tout et donner une nouvelle impulsion à la peinture. Mais être rejeté par qui l’on admire est une douleur encore bien pire. C’est un coup qui porte jusqu’au tréfonds de l’être.

Au soir de sa vie, Monet se confie à l’écrivain Marc Elder, qui tire un livre de ces entretiens, « A Giverny chez Claude Monet ». Et voilà qu’au détour d’un échange sur Ingres ressurgit un souvenir terrible :

Etre compris, encouragé par cet homme, quelle impulsion c’eût été pour moi, pour nous tous !.. Hélas ! ce sont ceux dont l’éloge aurait eu le plus de prix qui furent toujours hostiles aux impressionnistes.

Ingres ne les a pas compris, pas plus que Corot :

Corot, le père Corot, un grand peintre, n’a jamais senti la valeur de notre effort… Troublant, n’est-ce pas ? Et triste !… Tenez, je vais vous dire la plus grande douleur de ma vie, la plus grande, qui me fait encore mal certains jours après des ans et des ans…

Pour comprendre toute la douleur de Monet, il faut se souvenir qu’il avait commencé sa carrière à l’adolescence en faisant des caricatures. Il s’entraînait à copier celles qui paraissaient dans les journaux, puis improvisait sur les personnalités de sa ville du Havre. L’épisode qu’il relate à Elder se déroule en 1867 à Paris, alors que Monet n’a que 26 ans.

Latouche, un petit marchand de couleurs qui marquait de la sympathie à notre groupe, exposait parfois nos peintures. Le soir, souvent, nous nous retrouvions dans sa boutique. C’était un lieu de rendez-vous, une parlotte. Je venais d’achever le Jardin de l’Infante. Je le lui portai : il le mit en vitrine. Du magasin on pouvait surveiller les passants, leurs mines, leurs grimaces. C’est ainsi que je vis venir Daumier. Il s’arrêta, fit un haut-le-corps, poussa la porte :

« Latouche, cria-t-il d’une voix forte, vous n’allez pas retirer cette horreur de votre montre ? « 

Je pâlis, j’étouffai comme sous un coup de poing appliqué au coeur. Daumier ! le grand Daumier ! Un dieu pour moi !… J’avais attendu son verdict en tremblant. Et voilà le camouflet…

Les éloges et les encouragements de Diaz quelques minutes plus tard n’y changeront rien. « Diaz, c’était Diaz, tandis que Daumier…! »

Lambert Wilson lit Monet

 Cette petite pépite ne dure hélas qu’un minute quinze :  Lambert Wilson lit une lettre de Monet, ou plutôt il la joue. C’est fascinant de voir ce grand acteur s’emparer de ce texte écrit par le peintre. Il est Monet, dans toute sa réflexion, son assurance et son doute quant à sa peinture. 

Comme j’aurais aimé assister à la totalité de cette lecture ! Elle s’est tenue en 2017 en Suisse, à la Fondation Beyeler, près de Bâle, à l’occasion d’une exposition Monet qui célébrait les vingt ans du musée. 

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Monet et la Grande Guerre : blessés et privations

 Après Michel Clemenceau, c’est au tour de Pierre Renoir d’être blessé au début de la guerre, hélas grièvement : le fils du peintre perd l’usage de son avant-bras droit. 

Monet à Durand-Ruel, 9 octobre 1914

Je viens d’apprendre par G. Bernheim que Pierre Renoir avait aussi été blessé. J’espère que ce n’est pas trop grave. 

Ici nous allons bien malgré tant d’inquiétudes,

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Claude Monet et la Grande Guerre : les premiers jours

Comment Claude Monet a-t-il traversé la guerre de 1914-1918 ? L’histoire de l’art se penche davantage sur la production des artistes que sur leur ressenti. Pour avoir une idée de l’impact de la Première Guerre mondiale sur Monet, il faut s’intéresser à ses lettres.

La guerre est déclarée le 3 août. Le 8, c’est un Monet très inquiet pour ses amis qui écrit à ses marchands Gaston et Josse Bernheim-Jeune :

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Claude Monet peint par Sisley

Le peintre Claude Monet peignant dans la forêt de Fontainebleau, Alfred Sisely

 “Le peintre Monet dans la Forêt de Fontainebleau”, Alfred Sisley, vers 1865. Huile sur toile 36 x 59 cm, Saarland Museum, Saarbrücken, Allemagne. 

Cet homme au chapeau de paille qui nous tourne le dos, occupé à peindre sur le motif dans la forêt de Fontainebleau, c'est Claude Monet. La toile signée Alfred Sisley est conservée au Saarland Museum de Saarbrück, en Allemagne. Sur la droite, à l'ombre d'un énorme rocher caractéristique de la forêt de Fontainebleau, on devine un autre chapeau de paille. Impossible de savoir qui se cache dessous. Est-ce Renoir, qui peint la Clairière en 1865 ?

Monet a séjourné à trois reprises à Chailly-en-Bière, juste à côté de Barbizon, en 1863, 64 et 65. C'est là que naît son ambitieux projet de Déjeuner sur l'herbe pour lequel Frédéric Bazille posera. D'autres personnes figurent sur la toile préparatoire au grand tableau de Monet, peut-être même Sisley assis à côté d'une jeune femme. Les quatre peintres s'étaient connus à l'atelier Gleyre, à Paris, et aimaient également la peinture en plein air. 

L'oeuvre de Sisley souligne les liens d'amitié qui existaient entre ces jeunes peintres, fréquemment modèles les uns des autres. La palette aux tons très naturels, la touche vigoureuse et large, l'exécution rapide sont déjà celles d'un impressionniste, même si le terme ne sera forgé que près de dix ans plus tard. 

Le baptême de Claude Monet

chapelle des baptêmes de Notre-Dame-de-Lorette, Paris

L'austère façade de l'église Notre-Dame-de-Lorette, dans le 9e arrondissement de Paris, ne laisse en rien présager son somptueux décor intérieur. Construite de 1823 à 1836, l'église est magnifiée par un splendide plafond à caissons, des tableaux immenses et des chapelles ornées de fresques sur fond d'or.

La chapelle des baptêmes, que voici, vient de faire l'objet d'une restauration méticuleuse. Pour contrer l'humidité du lieu, le peintre Adolphe Roger avait exécuté ses fresques à la cire froide. Malgré cette précaution, le temps avait fait son oeuvre. L'aspect est à nouveau celui du neuf, et je me plais à imaginer que c'est en ce lieu même que Claude Monet a été baptisé le

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Où est né Claude Monet

rue Lafitte à Paris

C'est dans cette rue étroite du 9e arondissement de Paris, la rue Lafitte, que Claude Monet a vu le jour le 14 novembre 1840. Le peintre ne manquait pas de rappeler que c'était "la rue des marchands de tableaux", heureux sans doute de cette coïncidence.

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La mère de Claude Monet par Adolf Rinck

Adolf Rynck, Louise Justine Aubrée épouse de Claude Adolphe Monet, 1839 Louise Justine Aubrée (1805 – 1857) épouse de Claude Adolphe Monet. Portrait par Adolf Rinck, 1839. Fondation Claude Monet, Giverny.

Voici l’une des toiles accrochées depuis cette année dans la chambre d’Alice à Giverny.
En 1839, le peintre Adolphe Rinck exécute les portraits des – pas encore – parents de Claude Monet. L’année suivante, Rinck s’embarque pour la Louisiane, où il restera trente ans et se taillera une solide réputation de portraitiste.
Adolphe Rinck est né à Metz en 1802. Son père était officier dans l’armée de Hesse, on parlait sans doute allemand à la maison. Son éducation artistique le conduit d’abord à l’académie à Berlin, puis aux Beaux-Arts à Paris en 1835. Cette formation académique se lit dans le tableau que voici, où l’artiste s’est attaché à peaufiner le velouté de la peau, le soyeux de l’étoffe, la finesse de la broderie, tout en soignant la ressemblance.
Les tableaux des parents de Monet sont signés A. Rinck, ce qui simplifie le problème du prénom. Adolf, à l’allemande ? Adolphe, à la française ? Adolph, à l’anglaise ? Daniel Wildenstein, dans le tome 5 du catalogue raisonné de Monet, attribue ces portraits à Adolf Rinck. Soit.
Madame Monet porte une magnifique robe blanche ornée de tulle brodé. La taille est étroitement prise, on a l’impression d’apercevoir les baleines du corset par dessous. Sa coiffure lui fait comme un casque noir, qui met en valeur son teint très clair.
Louise semble jouer avec un bijou, dans un geste gracieux qui met en évidence la bague qu’elle porte à la main droite. Comme le tableau de son époux insiste également sur la main droite baguée, on peut imaginer que la paire de tableaux célèbre l’engagement des deux époux. Mais tout de même, en 1839, ils sont mariés depuis quatre ans.
Ce qui frappe peut-être le plus, c’est son regard qui s’échappe vers la gauche du tableau, comme pour couver des yeux son mari dans le pendant. Rinck avait en Louisiane la réputation de donner un air de douce rêverie aux personnes qui posaient pour lui. Cela s’applique tout-à-fait au portrait de maman Monet.

Les super pouvoirs de Monet

Claude Monet, coucher de soleil à Pourville, 1882, huile sur toile, Musée marmottan-Monet, Paris Claude Monet, coucher de soleil à Pourville, 1882, huile sur toile, Musée Marmottan-Monet, Paris

Claude Monet avait une perception exceptionnelle de la couleur. On connaît le mot de Cézanne : « Monet, ce n’est qu’un oeil, mais bon dieu quel oeil ! » Il percevait les moindres modifications de la luminosité, la variation de l’intensité des couleurs à mesure que le soleil montait dans le ciel, presque minute par minute. Il était aussi capable de distinguer des nuances si voisines qu’un oeil ordinaire les confond.
Cet après-midi j’étais en train de décrire ses « super pouvoirs » à des visiteurs venus d’Australie, quand l’un d’eux m’a demandé ce qu’on savait de la santé mentale du peintre. Car ce portrait le faisait beaucoup penser à l’un de ses amis, atteint de trouble bipolaire, qui se targue de voir beaucoup mieux les couleurs que le commun des mortels.
L’hypothèse de trouble bipolaire concernant Monet a été avancée par certains auteurs. Le peintre connaissait une alternance de périodes de grande productivité artistique, d’euphorie, de surmenage, puis soudain de crises de doute, d’inactivité et de dépression. La vision des couleurs serait-elle un bénéfice collatéral de la maladie ? J’ai voulu le vérifier, et voici ce qu’on peut lire à la page 20 d’une brochure d’information destinée aux malades :

Les patients souffrant de troubles bipolaires présentent vraisemblablement en dehors des épisodes aigus une hypersensibilité et une hyperréactivité émotionnelle (Henry et coll, 2001) propices à la création artistique. Au cours des états maniaques ou hypomaniaques, ils présentent souvent une hypersensorialité (perception plus vive des couleurs, meilleure écoute musicale) associée à une accélération des processus idéiques et une augmentation de l’estime de soi qui lève les inhibitions et favorise le passage à l’acte de la production artistique.

A travers les bambous

Bambouseraie de Giverny Voici l’aspect de la bambouseraie de Monet après le grand nettoyage de cet hiver. Les jardiniers n’ont pas chômé : ils ont éliminé tous les chaumes anciens pour ne garder que les pousses les plus jeunes. Le résultat est étonnant. Au lieu d’une masse compacte, la bambouseraie s’est transformée en une forêt claire qui n’arrête ni la vue ni la lumière.

J’étais sur le point de titrer ce billet « plus de lumière », en allusion aux dernières paroles de Goethe, mais un article déjà ancien du Spiegel m’apprend que tout ça, selon les recherches d’un professeur d’Harvard, c’est du bluff. Du pipeau.
Le grand génie de la littérature allemande ne demandait pas qu’on ouvre les volets, il n’a pas eu de révélation ultime aux frontières de l’au-delà, en fait ses derniers mots, selon son domestique seul témoin de la scène, ont été pour réclamer son pot de chambre, Botschanper dans le texte.
Impensable de léguer ce message à la postérité, bien entendu. Selon le professeur Karl Guthke, l’invention de dernières paroles bien senties est un genre littéraire à part entière, de nature à favoriser le mythe, la légende.
Et Monet dans tout ça ? Nous tenons son dernier mot de Georges Clemenceau lui-même. Accouru au chevet de son ami pour assister à ses derniers instants, Clemenceau raconte qu’il lui a demandé : « Souffrez-vous ? » Et Monet, dans un souffle, lui a répondu « Non ». Et ce fut tout.
On peut regretter de ne pas avoir une belle remarque sur la qualité de la lumière à se mettre sous la dent, mais il faut remercier le Tigre d’avoir livré à la postérité cet échange qui, dans sa simplicité, sa banalité, a l’accent de la vérité.

Monet au Carnaval de Nice

Jardin à Bordighera, effet du matin, Claude Monet, 1884, Musée de l'Ermitage, Sain-PétersbourgOn se représente toujours Claude Monet comme un homme austère, travaillant sans relâche. C’est vrai, bien sûr, mais derrière cette rigueur, le peintre dissimule un caractère parfois enjoué, farceur, capable de fantaisie.
Cet aspect de sa personnalité trouve l’occasion de s’exprimer lors de son séjour sur la Riviera italienne pendant l’hiver 1884.
Monet peint d’arrache-pied un sujet difficile, le fouillis végétal du jardin de la villa Moreno, au centre de Bordighera. La propriété appartient à un Marseillais qui laisse aimablement travailler Monet, « un des artistes les plus distingués de Paris ».
Le peintre est sous le charme de cette propriété unique en son genre, qu’il décrit ainsi à Alice :

« Un jardin comme cela ne ressemble à rien, c’est de la pure féerie, toutes les plantes du monde poussent là en pleine terre et sans paraître soignées ; c’est un fouillis de toutes les variétés de palmiers, toutes les espèces d’oranges et de mandarines. »

L’exubérance du jardin le fascine au point qu’il souhaitera la recréer à Giverny. On retrouve dans les plates-bandes débordantes de fleurs géantes du clos normand, dans les buissons qui entourent le jardin d’eau un peu de la prolifération du jardin Moreno.
Donc, pendant des semaines, Monet est sur le motif, il s’acharne à rendre les plantes et les paysages de la Côte d’Azur, avec l’alternance de satisfaction, de doute et de découragement qui lui sont habituels.
Fin février, il a hâte de rentrer à Giverny. Mais il ne sait pas résister à l’invitation de Monsieur Moreno, qui l’entraîne au Carnaval de Nice.
Le visage protégé d’un masque en fil de fer, couvert de plâtre et de farine, c’est un nouveau Monet qui se révèle, celui qui se lâche en prenant part à la bataille de bonbons.
Voici le récit qu’il en fait à Alice, une vision de peintre autant que de participant enthousiaste :

Les chevaux, les voitures couvertes de housses vertes, bleues, rouges, et dans chaque voiture des sacs énormes de ces bonbons ; du reste, tout le monde porte en bandoulière son sac et une pelle pour les jeter. C’est un combat acharné, tout le monde est blanc de farine, il en tombe des fenêtres, de partout, il n’y a pas d’abri possible. »

Pauvre Alice, qui doit imaginer ces débordements, elle qui se morfond à l’attendre à Giverny !

Monet à 25 ans

Claude Monet par Gilbert A. de Séverac, 1865, Musée Marmottan, ParisA la façon de l’arroseur arrosé, voici le peintre peint. Monet pose pour son camarade Gilbert Alexandre de Séverac.
On est en 1865, il a 25 ans. Ses débuts sont prometteurs : le Salon accepte ses envois, et même s’il doit, pour vivre, exécuter des « portraits de concierges à cent sous, à dix francs, parfois même à cinquante francs, cadre compris« , tous les espoirs lui sont permis.
Je suis fascinée par ce portrait, qui faisait partie de la collection personnelle de Monet et se trouve aujourd’hui au musée Marmottan à Paris. Je serais capable de rester des heures devant, happée par ce regard. Daniel Wildenstein, le biographe de Monet, le qualifie de « grave et résolu ». L’adjectif qui me vient, c’est « hardi ». C’est un trait du caractère de Monet : on sait par des anecdotes qu’il ne manquait pas d’audace, ni de culot.
« Hardi », c’est aussi le qualificatif qu’emploie cette année-là le critique Paul Mantz de la Gazette des Beaux-Arts, en commentant les deux envois de Monet au Salon : il a apprécié dans ces vues de la Seine « une manière hardie de voir les choses et de s’imposer à l’attention du spectateur. »
Cette phrase pourrait tout aussi bien s’appliquer au portrait peint par Séverac. Monet fixe intensément celui qui le regarde, droit dans les yeux, d’un regard qui transperce. On comprend Camille, qu’il rencontre l’année suivante alors qu’elle a 19 ans. Quelle femme résisterait à un tel regard posé longuement sur elle ? Camille, son modèle, devient bientôt sa femme.

De ce portrait de jeunesse de Monet, il se dégage une présence. Les bras croisés sur le carton à dessin qui porte son nom expriment une ferme résolution. On sent une forte personnalité, sûre d’elle.
A bien y regarder, autre chose me frappe : l’étonnante modernité de ce portrait. Oubliez le fond marron, et regardez le jeune Monet. Il a un look très hiver 2007, vous ne trouvez pas ?
Les cheveux sont longs, le menton imberbe. Monet n’a pas encore adopté la longue barbe typique de son temps qu’il gardera le reste de sa vie. Il porte un vêtement rayé qu’on dirait sorti de chez Jules. La reproduction n’est pas excellente, dans mon souvenir les rayures sont violettes, une des couleurs les plus tendances de la saison : si Monet revenait aujourd’hui parmi un groupe d’étudiants, on ne remarquerait même pas qu’il est à la mode d’il y a 132 ans.

Monet à Antibes

Antibes vue de la Salis, Claude Monet, The Toledo Museum of Art, OhioPendant des années, Monet ne passe guère l’hiver à Giverny. Il a l’habitude de partir pour de longues campagnes de peinture qui l’emmènent vers des lieux retirés du monde : la Creuse, Belle-Ile en Mer, Varengeville, Sandviken en Norvège. A moins qu’il n’opte au contraire pour l’agitation de Londres.
Destination hivernale plus conventionnelle, la Côte d’Azur le voit séjourner à Bordighera, et, en 1888, à Antibes.
Ce séjour de Monet à Antibes est un des plus longs : trois mois et demi, et des plus tourmentés. Après avoir longuement hésité sur le choix des motifs, Monet finit par se fixer à Antibes à l’hôtel du château de la Pinède, où il doit subir la compagnie de peintres médiocres.
Comme toujours, il passe de l’excitation la plus extrême : « Temps idéal, c’est merveilleux, et voilà que je me sens un peu maître de moi« , écrit-il le 23 janvier, au doute : « c’est si difficile, si tendre et si délicat, et justement moi qui suis si enclin à la brutalité » (10 mars), enfin à l’abattement le plus profond : « Je ne sais plus où j’en suis et j’ai peur d’un triste résultat malgré tant d’efforts » (23 avril).
Ce ne sont peut-être pas les meilleures de ses toiles que Monet rapporte de cette épuisante campagne. La critique est assez dure, mais la douceur des tons roses, bleus, dorés, séduit. L’exposition des vues d’Antibes se révèle un succès commercial.

William Bouguereau, peintre académique

Jeune fille se défendant contre Eros, William Bouguereau, 1880Voici « Jeune fille se défendant contre Eros« , un tableau produit en 1880 par William Bouguereau. Je ne sais pas si vous aimez. Les corps idéalisés sont très bien peints, le sujet plaisant. Si on est bien disposé, on trouve cela joli. Adorable. Mignon. Mais si on n’aime pas tellement la confiture, si on se défend de la peinture de Bouguereau comme sa jeune fille d’Eros, on la qualifie volontiers de mièvre, surannée, voire un tantinet nunuche…
Les esprits chagrins sont priés d’y réfléchir à deux fois. Retirez vos chapeaux et vos casquettes, jeunes gens, vous êtes devant un des plus grands peintres de son temps ! Adulé, puis ringardisé, en cours de réhabilitation actuellement.
C’est le 19e siècle. C’est le second Empire, l’époque du capitalisme triomphant, des bourgeois enrichis et des appartements haussmanniens à meubler. C’est un monde bien pensant où l’argent est roi et la femme décorative. Bouguereau triomphe, on s’arrache ses toiles en France et plus encore aux Etats-Unis. Il reflète les goûts de son époque jusqu’à la caricature.

« Jeune fille se défendant contre Eros ». L’inspiration se veut mythologique. C’est ce qui se fait de mieux. Depuis plusieurs siècles, les canons de la peinture classent les sujets par ordre décroissant, du plus sublime au plus ordinaire.
Le top du top, ce sont les sujets tirés de la Bible ou de l’Antiquité, les allégories mythologiques, comme ici.
Très bien aussi, juste en-dessous, l’Histoire, avec les charges de cavalerie, les sièges et les batailles navales.
Viennent ensuite les portraits, et seulement après, les paysages. Le paysage n’a pas trop la cote. Le plus souvent, c’est un décor, un faire-valoir de l’activité humaine qu’il recèle.
Puis on trouve les scènes de genre, façon cartes postales de la vie quotidienne : paysans priant dans leurs champs à l’heure de l’Angélus, scènes de marché, bateaux sortant du port…
Enfin arrivent les natures mortes, qui viendront décorer les salles à manger.

Bouguereau est l’archétype de cette façon de penser. Il produit une peinture agréable, sucrée, destinée à plaire, mais dont le côté 100% artificiel irrite les jeunes peintres avant-gardistes, les futurs impressionnistes.
Le malheur a voulu que ce soit lui qui préside aux destinées du Salon à l’époque ou cette jeune génération cherche à prendre son envol. Monet, Renoir, Pissarro, tant d’autres, veulent s’affranchir des règles académiques, de cette hiérarchie rigide des genres, et peindre de façon plus sincère. Pour être connus, pour trouver des acheteurs, ils doivent à tout prix exposer au Salon des Artistes français, une énorme exposition organisée tous les ans à Paris, et qui présente jusqu’à 4000 toiles. Hélas, n’expose pas qui veut : il faut être retenu par le jury le plus conservateur qui soit, dans la mouvance de William Bouguereau.
Monet est d’abord accepté. Sa Camille à la robe verte fait sensation. Mais très vite, son style s’affranchit et la porte du Salon se referme. Suivent des années de misère, jusqu’à la rencontre providentielle avec son marchand Paul Durand-Ruel. Celui-ci se trouve être aussi le marchand de Bouguereau ! Le succès commercial du pro du nu académique permet à Durand-Ruel d’acheter en masse une peinture qui ne se vend pas, les paysages de Monet…

L’admirable mérite de Monet est de n’avoir jamais fait de concession au goût de ses contemporains, mais d’avoir toujours peint comme il le ressentait. A l’opposé des corps trop parfaits de Bouguereau, de cette nature qui n’existe nulle part, tout est vrai chez Monet. Il peint, à chaque instant, la vérité du monde. L’histoire a fait la part des choses.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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