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Portrait de Bazille
Claude Monet, Portrait de Frédéric Bazille, 1864, musée Fabre, Montpellier
Ce petit portrait à l’huile sur un panneau de bois a longtemps été attribué à Bazille, dont il aurait été l’autoportrait. On le croyait exécuté dans le mas viticole de la famille, à Saint-Sauveur, près de Montpellier. Selon le cartel du musée Fabre, des recherches récentes le donnent maintenant à Claude Monet et le datent de 1864. En juin de cette année-là, Monet et Bazille séjournent ensemble à Honfleur à la ferme Saint-Siméon.
Bazille y a été entrainé par Monet, et se montre ébloui par les paysages normands. Le 1er juin, il écrit à sa mère :
« Le bateau à vapeur nous a amenés à Honfleur par la Seine dont les bords sont fort beaux. Dès notre arrivée à Honfleur, nous avons cherché nos motifs de paysages. Ils ont été faciles à trouver car le pays est le paradis. On ne peut voir de plus grasses prairies avec de plus beaux arbres. Il y a partout des vaches et des chevaux en liberté… La mer, ou plutôt la Seine excessivement élargie, donne un horizon délicieux à ces flots de verdure. Nous logeons à Honfleur même chez un boulanger qui nous a loué deux petites chambres. Nous mangeons à la ferme de Saint-Siméon, située sur la falaise un peu au-dessous d’Honfleur. C’est là que nous travaillons et que nous passons nos journées ».
Il est vrai que les couleurs du paysage aperçu par la fenêtre sont celles de la Normandie plus que du Languedoc. Au-dessus de Bazille, les coups de pinceaux laissent transparaître la couleur d’apprêt, évoquant le soleil qui perce à travers les nuages. La tête un peu inclinée, Bazille est peut-être en train de lire, ou de rêver.
Reste que le panneau de bois n’est pas un support habituel chez Monet. Mais dans le milieu artistique qui était celui de Honfleur au XIXe siècle, tous les scénarios sont possibles, et Monet a fort bien pu se laisser tenter par le don d’un panneau.
Le catalogue raisonné de Bazille, accompagné d’une biographie, est consultable en ligne. On y trouve une intéressante notice sur cette oeuvre.
Dans le port de Saint-Malo
Le port de Saint-Servan, limitrophe de celui de Saint-Malo, est en lien avec l’histoire de Monet car le beau-fils de Claude Monet, Jacques Hoschedé, fils de sa seconde épouse Alice, y résidait et y travaillait. Jacques était « courtier, interprète et conducteur de navires », trois casquettes qui auraient dû lui assurer une belle carrière.
Né en 1869, il a 25 ans quand Monet lui rend visite en Norvège, au début de l’année 1895. Jacques s’y perfectionne en norvégien, langue dans laquelle il se fait comprendre, selon son beau-père. C’est aussi lors de ce séjour que Jacques tombe amoureux d’Inga Jorgensen, qu’il épouse l’année suivante. Elle a sept ans de plus que lui et elle est déjà maman d’une petite fille, Anna Bergman, qui viendra passer des vacances à Giverny, ainsi qu’à Rouen chez Blanche et Jean Monet.
Plusieurs vieux gréements sont à quai dans le port de Saint-Malo, donnant une toute petite idée, plus ou moins exacte ou erronée, de ce que devait être le lieu à la fin du 19e siècle, du temps où cohabitaient la marine à voile et la marine à vapeur.
Jacques Hoschedé aurait su apprécier ces bateaux, les dater, les évaluer. En tant que courtier, je suppose qu’il devait s’occuper d’acheter des navires, d’en vendre, ou de les affréter. Il devait même savoir les piloter.
Et Monet, qui avait grandi dans le port du Havre dans un milieu lié au commerce maritime, excellait lui aussi dans l’identification des navires de toutes sortes. Il appréciait d’ailleurs, chez Boudin, « ses bateaux si bien gréés ».
Il ne fait pas de doute que Monet a donc vu d’un bon oeil Jacques s’intéresser à la marine marchande. Il est même probable qu’il ait contribué à l’achat de sa charge de courtier. Cela expliquerait sa colère en apprenant, des années plus tard, que Jacques venait de vendre cette charge. A partir de là, le peintre coupe les ponts avec l’enfant prodigue, qu’il estime être un bon garçon, mais sous mauvaise influence. Jacques s’adonnait-il au jeu ? Ou était-il seulement peu doué pour les affaires, comme son père Ernest Hoschedé ? Ses demandes d’argent ont lassé la patience de son beau-père.
Deux poids, deux mesures
Le rapport de Claude Monet à l’argent n’est pas exempt de contradictions, ce qui n’a rien d’étonnant. Si l’on est honnête, n’est-ce pas le cas pour tout le monde ? Certaines dépenses nous paraissent toujours trop chères, tandis que d’autres qui nous font davantage plaisir passent comme une lettre à la poste.
Le lettre suivante est bien révélatrice à cet égard :
Je n’ai pas encore reçu de lettre de Durand, mais, ce soir, il me télégraphie qu’il m’a fait un envoi aujourd’hui et qu’il va acheter pour moi un Manet. Pourvu qu’il ne vous ait pas fait attendre. Je recevrai donc sa lettre après-demain, mardi. Aussitôt et selon ce que je pourrai, je vous ferai un envoi pour la pension. Faites donc des économies sur ce que vous avez, car le plus que je pourrai faire sera 200 francs, et il faut absolument payer la pension. Songez que vous n’avez jamais eu autant que depuis mon départ : 300 francs chaque semaine. Je sais que vous faites pour le mieux, mais il faut surtout faire pour ce que l’on a, et c’est énorme ce que j’ai reçu de Durand depuis peu de temps. Chaque semaine c’est une chose de payée, un trou de bouché, mais on en voit toujours à l’horizon, et je ne puis parvenir à donner à des créanciers qui me réclament depuis si longtemps. Vous me dites de ravoir mon tableau d’Argenteuil, je le voudrais bien, mais il ne s’agit pas que de vouloir ; j’ai de nouveau promis à Caillebotte de lui adresser cette semaine pour Fournaise et je ne puis y manquer.
Lettre 404 de Claude Monet à Alice Hoschedé, 3 février 1884, Bordighera
Voilà donc Monet qui prêche l’économie à sa compagne restée à Giverny avec neuf bouches à nourrir et des domestiques à payer, mais qui s’offre un Manet ! A première vue, cela paraît un peu, quoi ? gonflé ? égoïste ? machiste ? A y regarder de plus près, pas tant que cela : si on multiplie 300 francs-or par 20, on obtient 6000 euros par semaine, 25000 euros par mois. Avec ça, Monet pense qu’Alice doit s’en sortir, et cela ne semble pas devoir être la quadrature du cercle, en effet. Cela ne l’empêchera pas de regimber devant ces exhortations à l’économie, qui nous paraissent en effet un peu déplacées aujourd’hui. Mais on est au XIXe siècle.
Quant à l’achat du Manet, c’est l’occasion qui fait le larron : Monet veut profiter de la vente de l’atelier d’Edouard Manet, disparu le 30 avril 1883, pour s’offrir un souvenir de son ami. Il demande à Durand-Ruel d’acheter pour lui « une esquisse, quelque chose d’artistique ». Mais il y met une condition : « si c’est dans mes prix ». Toutefois, il n’est pas facile de choisir pour quelqu’un d’autre. Monet se déclare déçu de la Femme à la fourrure de profil que le marchand lui vend 250 francs. Il possédera par la suite quatre autres Manet, dont son propre portrait à l’encre de Chine, offert en souvenir par le frère du défunt.
La colère de Boudin
« Durand est sucé par tant de si gourmandes sangsues qu’il aura beaucoup de peine à (illisible, raturé). Nous serons heureux s’il ne meurt exsangue. Il y a là un certain M, qui est actuellement au Havre, à l’hôtel Continental, lequel est de la race des poulpes… naufrageurs. »
Lettre d’Eugène Boudin à Ferdinand Martin, 19 juin 1886, INHA, Ms 212.
J’ai été stupéfaite de lire cet extrait de lettre du doux Boudin. Il est cité par Anne-Marie Bergeret-Gourbis et Laurent Manoeuvre, deux spécialistes du peintre, dans leur article « Boudin, Jongkind, Courbet, Turner et Monet – Contribution à la genèse de l’impressionnisme » du catalogue « Impression, soleil levant – L’histoire vraie du chef-d’oeuvre de Claude Monet » édité chez Hazan à l’occasion de l’exposition au musée Marmottan-Monet à l’automne 2014.
Durand, c’est Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes qui a tout fait pour les soutenir. Dans les années 1880, il connaît des difficultés en raison de la mévente à Paris des tableaux impressionnistes qu’il continue d’acheter et de la faillite de la Banque de l’Union Fédérale en 1882, qui lui faisait jusqu’alors largement crédit. En 1883 et 1886, il se tourne vers le marché américain, dernière chance de salut pour trouver de nouveaux amateurs pour son très grand stock.
Pendant ce temps, il lui faut toujours subvenir aux besoins de ses protégés, notamment Monet et sa famille nombreuse. La correspondance de Monet avec Durand-Ruel est une interminable suite de demandes d’argent. Mais ce qui a fait sortir Boudin de ses gonds, c’est l’hôtel Continental. A l’époque où Monet y séjourne, c’est le meilleur de la ville : le plus cher.
Monet délaisse donc l’hôtel de l’Amirauté, où il avait ses habitudes dans les années 1870. Jusqu’à l’ouverture du Continental, l’Amirauté était considéré comme l’hôtel le plus confortable du Havre.
Dans la logique de Boudin, notre logique à nous aussi, disons-le, Monet devrait faire attention à ne pas dépenser trop pour soutenir à son tour son marchand. Mais ce n’est pas sa logique à lui. Appliquant avant la lettre la devise de Churchill, il n’est pas difficile, il se satisfait aisément du meilleur. Il s’habille avec élégance, il aime les bons repas, il habite la plus belle maison de Giverny, et quand il voyage il descend dans le meilleur hôtel.
Il n’en est pas moins capable de se contenter de conditions de logement rustiques, comme à Belle-Île où il dort au-dessus de la soue du cochon de l’aubergiste. C’est juste qu’il n’y pas d’autre option à Kervilaouen.
C’est une disposition d’esprit très particulière, qui nous échappe un peu. Cette assurance de mériter ce qu’il y a de mieux. En raison de quoi ? J’imagine qu’il y voit une sorte d’évidence. Pourquoi opter pour moins bien s’il existe mieux ? La question de l’argent ne l’effleure jamais au moment de faire ce choix. On dirait qu’il s’impose à lui, comme s’il n’y en avait pas d’autre. Et puis un jour il réalise, se dit effrayé de ce qu’il dépense, réclame de l’argent, demande à Alice de faire des efforts d’économie. Sait-elle en faire ? Il y a fort à parier qu’elle n’est pas plus douée pour cela que lui.
Cette incapacité à ajuster ses dépenses à ses revenus ne lui fait pas des amis. On lui trouve des grands airs, on le juge arrogant, parvenu, que sais-je, et dans sa lettre à Martin, Boudin explose de colère contre son ancien élève. Au chapitre des défauts de Monet, on peut décidément inscrire l’ingratitude et le manque d’empathie.
Condoléances à Théo, suite
Pour savoir quelles toiles occupaient tellement Monet en juillet-août 1890 qu’il en oubliait ses devoirs, il faut se plonger dans sa biographie par Daniel Wildenstein :
» Il n’est que de jeter un coup d’oeil sur les Champs de coquelicots (1251-1255), les Champs d’avoine (12256-1260), les Iles de Port-Villez (1262-1265) pour apprécier la production considérable de l’été 1890, maintenant que l’artiste a retrouvé tous ses moyens. » (Catalogue raisonné de Claude Monet, tome III, p 37 de la première édition).
Après une longue interruption de son travail due à la souscription pour l’Olympia de Manet qui l’occupe pendant près d’un an, après une reprise laborieuse de la peinture où il trouve mauvais tout ce qu’il fait et gratte les toiles, Monet a le bonheur de se sentir à nouveau dans une bonne phase.
Cette bascule se passe entre le 21 juillet 1890, où il se plaint encore à Gustave Geoffroy d’être « bien au noir et profondément dégoûté de la peinture » qu’il qualifie de « torture continuelle », et le 6 août, date à laquelle il écrit à Paul Durand-Ruel : « Voilà une éternité que je veux vous écrire, mais je suis tellement pris par le travail que je remets chaque jour au lendemain. » Cela laisse entendre qu’il est en plein travail depuis au moins une semaine, peut-être deux, sa fièvre créative remonterait donc à la fin juillet, soit plusieurs jours avant qu’il ne reçoive le faire-part de décès de Vincent van Gogh.
Au passage, on note que la lettre de condoléances qu’il envoie à Théo van Gogh ne figure pas dans le catalogue raisonné. A la date du 15 août 1890, Wildenstein ne publie qu’un court billet à Durand-Ruel. Une aussi importante missive à Théo n’aurait pas manqué d’attirer l’attention du biographe.
Voilà plusieurs années que Théo et Claude sont en relation d’affaires. Théo, fan d’impressionnisme, a bien du mal à convaincre ses patrons du bien-fondé de ses achats et en vient à songer à se mettre à son compte, un projet qui inquiète son frère, totalement dépendant de ses rentrées d’argent. On peut supposer pourtant qu’il aurait réussi. Wildenstein le constate : « En fait, sur les six douzaines de tableaux de Monet achetés par van Gogh, les deux tiers sont vendus lorsque Joyant entre en lice. » Joyant est le successeur de Théo chez Boussod et Valadon à partir du mois de septembre.
Monet était-il surdoué ?
Si tout le monde est d’accord pour considérer Claude Monet comme un surdoué de la peinture, je ne crois pas que cette question ait déjà été posée : Monet était-il un surdoué « tout court » ?
Pour certaines personnes célèbres, le surdon saute aux yeux. C’est le cas, disons, de Marcel Proust ou de Félix Fénéon. Leur personnalité et leurs écrits collent à l’idée que nous nous faisons d’une intelligence brillante doublée d’un regard acéré sur le monde et d’une ironie mordante.
En regardant le très bon documentaire de François Prodromidès Clemenceau dans le jardin de Monet rediffusé il y a quelques jours sur Arte, il m’est apparu que Georges Clemenceau entrait aussi dans cette catégorie des surdoués évidents, lui le tribun « tombeur de ministères ». Or, on dit que les zèbres se reconnaissent entre eux. L’idée m’est alors venue que Monet n’était peut-être pas moins surdoué que son grand ami, juste « autrement surdoué ». L’amitié entre ces deux-là était si profonde qu’elle me semble dépasser les similitudes de caractère (ce sont deux lutteurs) pour toucher à l’harmonie intime de deux personnes qui se sentent câblées pareil.
J’emprunte à Jeanne Siaud-Facchin, éminente spécialiste de la douance et inventrice, je crois, du terme de zèbres pour désigner ces personnes qui pensent et sentent autrement que les autres, je lui emprunte, donc, le titre en forme de question, car elle aime mieux suggérer qu’affirmer, et laisse chacun libre d’apporter ses réponses. Pour vérifier mon hypothèse concernant Monet, je suis allée relire son ouvrage paru en 2008 Trop intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué (Odile Jacob).
La psychologue y décrit les traits caractéristiques et les difficultés rencontrées par les très nombreux surdoués qu’elle a suivis dans son cabinet. Ce qui frappe et va à l’encontre des idées reçues, c’est qu’il y a mille façons de vivre le surdon, y compris certaines qui vous font passer pour idiot. Jeanne Siaud-Facchin nuance la définition statistique du surdon ( un score de QI total de 2 écarts-types au-dessus de la moyenne, soit à partir de 130) pour s’intéresser plutôt aux zébrures, car pour elle on peut être zèbre même si le QI testé ne franchit apparemment pas cette limite – peut-être pour cause de fatigue ou de stress.
Comme il n’est plus possible de faire passer de bilan à Monet, nous sommes bien obligés de nous contenter d’autres indices, et d’aller chercher dans ses lettres ou dans des témoignages de proches ce qui pourrait évoquer un profil de zèbre. Parmi tous les comportements que Jeanne Siaud-Facchin a pu observer chez les surdoués, certains collent parfaitement à Monet :
- la vue perçante
- les montagnes russes émotionnelles
- une part infantile encore bien présente incluant la créativité et la capacité à s’émerveiller
- se plaindre de tout, tout le temps, en alternance avec un sentiment de toute-puissance
- le sentiment d’être en décalage temporel
- le charisme et le leadership
- le perfectionnisme
- la difficulté à se plier aux règles
- la rapidité d’apprentissage qui conduit à vite dépasser le maître
- la tendance à se faire beaucoup de souci pour ses proches
- l’insatisfaction chronique
- la puissance de travail
- l’éventuelle addiction au travail pour calmer l’anxiété
- la capacité de créer du beau là où d’autres ne voient que le banal
- le sens esthétique et poétique
Pour expliquer ce dernier point, on croirait que Jeanne Siaud-Facchin avait les tableaux de Monet en tête. Selon elle, l’esthétique
permet de s’accorder au monde dans ce qu’il a de plus intime. (…) Le sens esthétique est cette capacité à saisir par l’intermédiaire de tous les sens et avec une sensibilité subtile, la quintessence des choses. L’esthétique saisit à la fois le caché et le visible, l’intérieur et l’extérieur et embrasse le monde avec une profondeur percutante.
Le caractère poétique parle de la capacité à s’oublier soi-même pour exalter la beauté de la nature ou de l’autre. Le poétique crée un lien intime avec l’environnement. Le poétique, c’est pouvoir s’immerger entièrement dans l’environnement pour en absorber l’essence ou l’identité. Le poétique, c’est une communion avec le monde par capillarité sensitive.
Si on ajoute à toutes ces zébrures la capacité de Monet à argumenter avec brio dans ses relations avec ses marchands, c’est-à-dire, quand il en éprouve le besoin et s’en donne la peine, l’expression d’une certaine puissance intellectuelle, si on pense à sa tendance à l’inhibition sociale qui lui vaut une réputation d’ours, on arrive à un faisceau d’indices qui dessinent un profil qui pourrait bien être celui d’un surdoué, ce qui serait une explication à sa singularité.
Cataracte
Quand Monet commence-t-il à souffrir de la cataracte ? Difficile à dire, car le mal progresse insidieusement tous les jours et sans doute s’est-il habitué au fur et à mesure à la perte d’acuité visuelle qui touche surtout son oeil droit. Et puis soudain, un jour, il réalise à quel point sa vue a baissé. Cela se produit le 23 juillet 1912. Le 26, il écrit à son vieil ami Gustave Geffroy :
Il y a trois jours, me mettant au travail, j’ai constaté avec terreur que je ne voyais plus rien de l’oeil droit. J’ai tout planté là pour aller bien vite me faire examiner par un spécialiste, qui m’a déclaré que j’avais la cataracte et que l’autre oeil était légèrement atteint aussi. On a beau me dire que ce n’est pas grave, que j’y verrai comme avant après l’opération, je suis très tourmenté et inquiet.
Qu’est-il en train de peindre ? Peut-être l’une des vues de sa roseraie, avec la maison qui émerge de la végétation à l’arrière-plan. Les fenêtres sont encore gris-bleu sur des murs plus orange que roses.
Dix ans plus tard, voici ce qu’il voit du même endroit. En 1924, il accepte de se faire opérer de l’oeil droit. Il lui faudra un an pour recouvrer une vision satisfaisante. L’oeil gauche ne sera jamais opéré.
A la vie à la mort
Claude Monet est né à Paris le 14 novembre 1840 au 45 rue Laffitte, juste en face de l’église Notre-Dame-de-Lorette, au pied de la butte Montmartre. Cette rue était alors connue comme « la rue des marchands de tableaux », ce que Monet n’omettait jamais de préciser à tous les journalistes qui se piquaient de vouloir l’interviewer pour raconter sa vie dans leurs colonnes, une fois la gloire venue. Georges Clemenceau lui-même se demandait s’il ne fallait pas y voir le signe d’une prédestination, et notait la coïncidence dans la biographie qu’il consacrait à son ami. Qu’on y croie ou non, c’était en tout cas un clin d’oeil du destin qui ne pouvait manquer d’amuser les lecteurs.
Mais Monet n’a jamais jugé utile de souligner une coïncidence encore plus troublante : très étrangement, quand Ernest Hoschedé est au plus mal et qu’Alice, la compagne de Monet, se rend au chevet de celui qui est encore son mari, elle le trouve dans une chambre du… 45 rue Laffitte ! C’est là qu’il meurt quelques jours plus tard, le 19 mars 1891. Selon la biographie de Daniel Wildenstein, ce ne serait pas la même maison, les numéros auraient été changés. N’empêche.
On peut chercher – et trouver – des raisons objectives pour tenter d’expliquer ce hasard : Ernest aime la peinture, il est logique qu’il loge dans le quartier des galeries… Il n’y a peut-être pas tellement de maisons qui proposent des chambres à louer dans la rue… Mais quand même. Paris est si grand.
C’est Monet qui règle les frais d’obsèques et d’inhumation de son ancien rival au cimetière de Giverny : les enfants ont réclamé d’avoir leur père auprès d’eux dans le village. Ernest est le premier à reposer dans ce qui va devenir le caveau familial.
Monet l’y rejoindra bien des années plus tard, le 5 décembre 1926. J’ai déjà parlé de cette succession de décisions et de non-décisions qui les conduit à cette proximité peu conventionnelle. Les voici côte à côte pour l’éternité… Il y a entre ces deux âmes un lien qui laisse sans voix, qui dépasse leur amour commun pour Alice et pour la peinture impressionniste. Ils se sont recherchés, aimés, puis ils se sont craints et fuis. Mais le lien était toujours là. Comme le lien indéfectible qui unit deux frères.
Le Dr Rebière
On doit à Rodolphe Walter, principal collaborateur de Daniel Wildenstein pour le catalogue raisonné de Claude Monet, d’avoir enquêté sur la personnalité de Jean Rebière, le médecin du peintre, et de lui avoir rendu un hommage mérité. En 1986, Walter publie à la Bibliothèque des Arts une monographie qui lui est consacrée, « Le médecin de Claude Monet, Jean Rebière ».
Personne ne se souvient pourquoi ce Rémois est venu s’installer aux confins ouest de l’Ile de France, à Bonnières. Mais quand il s’y établit en 1887, il n’a pas encore achevé ses études, et il va faire toute sa carrière dans le petit bourg proche de Giverny, jusqu’à son suicide en 1930, un geste qui met fin à ses souffrances dues au cancer de la prostate.
Selon les nombreux témoignages recueillis par Walter, Rebière a laissé l’image d’un homme au physique agréable, excellent cavalier, au diagnostic sûr, au dévouement sans limite. Il n’avait au fond qu’un seul défaut, celui de se laisser envahir par une mère abusive qui, après avoir perdu son mari et son deuxième fils, n’avait plus que lui et entendait bien le garder pour elle seule. Rebière est donc resté célibataire. Ses malades étaient toute sa vie.
A l’aube de la Première Guerre mondiale, Rebière est nommé chirurgien-chef de l’hôpital auxilliaire de Bizy, à Vernon. Il organise cet hôpital de cent lits et s’occupe d’en former les infirmières, avant de prendre en charge les hôpitaux de Rosny et Villarceaux.
A quel moment exactement Rebière devient-il le médecin de Monet, qui ne demeure pas dans le canton de Bonnières mais près de Vernon, une ville où exercent plusieurs praticiens ? Une lettre de Monet de 1918 évoque Rebière pour la première fois, mais la rencontre des deux hommes remonte sans doute déjà à plusieurs années. Walter émet un hypothèse : l’excellent généraliste bonniérois a pu lui être recommandé par son chauffeur Sylvain, dont la femme est originaire de Bonnières.
C’est au moment où la santé de Claude Monet décline, à la fin de sa vie, que le rôle du Dr Rebière devient plus important. Outre sa présence sur place en « back-up » des médecins parisiens dépêchés par Clemenceau au chevet de l’artiste pour soigner sa cataracte, il diagnostique chez Monet en août 1926 une lésion et un engorgement à la base du poumon gauche.
Il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, c’est, selon les mots de Blanche Hoschedé Monet, « un mal qu’on ne peut guérir ». Cette affection pulmonaire incurable décelée suite à une radio effectuée au cabinet du médecin, ronge Monet pendant de longs mois. Ses forces déclinent, son moral aussi, « il souffre parfois beaucoup ». Selon Walter, « Rebière semble avoir décelé un cancer du poumon (…) comme l’atteste la présence d’une tumeur » évoquée par Clemenceau dans une lettre à Blanche à la fin octobre. Ce diagnostic ne surprend guère en raison du tabagisme de Claude Monet.
De courtes rémissions permettent cependant à Monet de reprendre les pinceaux, à toutes petites doses, comme il en fait mention dans une lettre du 4 octobre 1926. Il s’éteint deux mois plus tard, le 5 décembre 1926. Rebière, présent à l’enterrement, soutient Clemenceau durement éprouvé par la perte de son ami.
En souvenir de Claude Monet, Rebière reçoit un tableau, un paysage avec des arbres. Cette toile « sera arrachée de son cadre et volée pendant la dernière guerre. » Triste point d’orgue…
Le bateau-atelier
Le Bateau-Atelier, Claude Monet 1875-1876, huile sur toile 54 x 65 cm Musée d’Art et d’Histoire, Neuchâtel (Suisse) W0393
A voir à Rouen jusqu’au 30 septembre 2013
Par les grosses chaleurs de ces derniers jours, on devine bien ce que Monet aurait fait. Il serait allé piquer un plongeon dans la Seine du haut du toit de son bateau-atelier.
Encore une fois c’est Jean-Pierre Hoschedé, irremplaçable chroniqueur de la mémoire familiale, qui raconte :
(Monet) avait, pour être tranquille et être chez lui, acheté un bout de pré à l’embouchure de l’Epte, appelé Ile aux Orties, ainsi que je l’ai déjà dit en un précédent chapitre. Là était en permanence le gros bateau avec cabine qu’il avait fait construire quand il était à Argenteuil sur les conseils de son ami Caillebotte et dont il se servait pour peindre sur la Seine et au milieu d’elle. Lors de nos baignades qui étaient presque journalières – l’eau de la Seine était propre à cette époque – ce bateau était toujours utilisé. Il nous servait, surtout, pour les plongeons effectués du toit de la cabine, Monet tout le premier. Il était aussi bon plongeur que nageur et présidait, par prudence, toutes nos baignades collectives. Mes souvenirs sont restés vifs et pourtant, j’ai beau les solliciter, il m’est impossible de me rappeler quelle fut la fin de ce bateau historique dans la vie de Monet.
Tout laisse à penser qu’elle ne fut pas très glorieuse. Peut-être emporté par une crue ? Ou tout simplement a-t-il fini par pourrir et devenir irréparable ? En 1884, dans une lettre de Bordighera, Monet laisse entendre qu’il est en réparation. En 1891, en tout cas, quand il se lance dans la série des Peupliers, il ne dispose plus de ce bateau et sollicite Caillebotte pour qu’il lui en prête un.
L’exposition actuelle du musée des Beaux-Arts de Rouen, « Eblouissants reflets », présente plusieurs toiles où figure ce fameux bateau-atelier. A la suite de Manet, Léon Peltier, peintre de Vétheuil, l’a minutieusement retranscrit, avec une jeune femme à l’ombrelle assise à son bord.
Tout un chapitre du catalogue lui est également consacré. Monique Nonne y souligne la filiation du bateau-atelier de Monet avec celui de Charles François Daubigny, le fameux Botin.
Dans le cadre du festival Normandie Impressionniste, des élèves charpentiers de marine d’un lycée professionnel du Calvados ont réalisé une maquette au 1/6e du bateau atelier de Monet. C’est un beau projet résumé en vidéo et dont on peut admirer le résultat à Rouen à l’espace des Sciences H2O. Dommage toutefois que la commande n’ait pas porté sur une réplique à l’échelle, qui aurait permis de se rendre compte du volume réel de ce bateau.
Cette réplique à taille réelle a déjà existé. Elle a été effectuée par le chantier naval du Guip, à l’Ile aux Moines, en 1989 à l’occasion des 150 ans de la naissance de Claude Monet. Exposée en Argenteuil, elle a curieusement disparu elle aussi. Dans un article de 2008, le Parisien s’interroge : « Qu’est devenu le bateau-atelier de Monet ? » Il aurait sa place dans un projet de création d’école internationale d’art impressionniste en Argenteuil, poursuit le journal.
C’est à croire qu’un sort escamote les bateaux-ateliers sans qu’ils laissent la moindre trace.
Monet et Signac, une amitié de peintres
Claude Monet, pommier en fleurs au bord de l’eau
L’exposition Signac au musée des impressionnistes Giverny est l’occasion de mettre en lumière les liens qui existaient entre Claude Monet et le maître du néo-impressionnisme, d’une génération plus jeune. Des liens amicaux sincères, qui ont duré toute une vie. Marina Ferretti Bocquilllon, commissaire de l’exposition, s’est penchée dans le catalogue sur le Signac impressionniste.
Il y a d’abord, en 1880, cette expo Monet qui va décider de l’orientation professionnelle du jeune Signac. Il est ado (il est né en 1863), encore collégien, quand il se rend à la première exposition personnelle de Claude Monet, dans les locaux du journal la Vie moderne. Devant les vues de la gare Saint-Lazare, de la rue Montorgueil pavoisée, des bords de Seine, c’est le choc. Il sera peintre. Parmi les 18 tableaux accrochés à la Vie moderne figure une oeuvre étonnante, « Pommiers en fleurs au bord de l’eau », faite toute entière de petites touches de couleur claire sur un fond vert sombre, pointilliste avant l’heure. Signac en fera l’acquisition beaucoup plus tard, en 1932.
En 1883, Signac rencontre Monet pour la première fois. Il lui a écrit :
« Depuis deux ans je fais de la peinture n’ayant jamais eu comme modèle que vos oeuvres et suivant la grande voie que vous nous avez ouverte. (…) Je serais heureux de vous pouvoir présenter cinq ou six de mes études d’après lesquelles vous me pourriez juger et me donner quelques-uns de ces conseils dont j’ai tant besoin, car en somme je doute horriblement, ayant toujours travaillé seul, sans maître, sans appui, sans critiques ! »
On ne peut s’empêcher de penser que Signac, qui a perdu son père très jeune, se cherche un père spirituel. Monet se reconnaît-il un peu dans le jeune peintre livré à lui-même ? Des mois plus tard, à l’occasion d’un voyage à Paris, il lui donne rendez-vous « Hôtel de Londres et New York place du Havre ». Signac va écouter religieusement les observations de son aîné, et l’informer de ses progrès tandis qu’il travaille sur les quais de la Seine à Paris. Sa touche est alors résolument impressionniste.
Puis vient le second emballement de Signac, l’adoption dès 1886 de la technique divisionniste prônée par Seurat. Le voilà devenu « néo » impressionniste.
Petit à petit il trouve son propre style, et se permet même de critiquer Monet. Les Cathédrales, dans un premier temps, ne trouvent pas grâce à ses yeux. « Es-ce la peine d’avoir la belle palette de Monet pour produire un tel gâchis », note-t-il dans son journal, avant de revoir son jugement quelque temps plus tard.
Signac ira peindre le motif de Monet à Antibes, en détaillant les effets de lumière, ce qui lui vaut les félicitations de Monet : « Monet est resté une heure, enchanté et complimentant du port de Saint-Tropez. »
Mais à Venise, c’est Signac qui précède son aîné. Et c’est avec une grande émotion qu’l découvre l’exposition des toiles que Monet rapporte de la cité des Doges. Il lui écrit aussitôt :
J’ai éprouvé devant vos Venise, devant l’admirable interprétation de ces motifs que je connais si bien, une émotion aussi complète, aussi forte, que celle ressentie, vers1879, dans la salle d’exposition de la Vie moderne, devant vos Gares, vos Rues pavoisées, vos Arbres en fleurs, et qui a décidé de ma carrière. Toujours un Monet m’a ému. Toujours j’y ai puisé un enseignement, et, aux jours de découragement et de doute, un Monet était pour moi un ami et un guide. Et ces Venise, plus beaux, plus forts encore, où tout concorde à l’expression de votre volonté, où aucun détail ne vient à l’encontre de l’émotion, où vous avez atteint à ce génial sacrifice, que nous recommande toujours Delacroix, je les admire comme la plus haute manifestation de votre art.
Monet avait accroché dans sa chambre à coucher une aquarelle de Paul Signac représentant le grand Canal. Conservée à Marmottan, elle est en ce moment présentée à l’exposition de Giverny. Du Petit-Andely où il séjourne en 1921, Paul Signac écrit à son ami Georges Besson : « J’ai eu la visite de Monet qui a souhaité posséder quelques-unes de mes aquarelles. » Le mois suivant, il déjeune à Giverny. « J’ai vu de bien belles peintures à Giverny, non seulement les grandes décorations, mais plus encore les dernières toiles à quoi Monet travaille dans son jardin. »
En septembre 1926, Signac ressent « une douleur, hier, en voyant dans l’Oeuvre le portrait de Monet ». Ce quotidien vient de publier une photo du patriarche de Giverny avec des lunettes noires qui inquiète son ami. Claude Monet décèdera quelques semaines plus tard.
Cible mouvante
Photo : Giverny, reflet des bambous dans le bassin
Le Claude Monet actif, celui qui peint, qui jardine, a été beaucoup étudié et a fait l’objet d’un fleuve d’encre. Mais à hanter son jardin, on se prend à penser à l’autre Monet : celui qui ne fait rien. Rien d’autre que regarder et rêver, plongé dans la contemplation de son bassin.
C’est son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé qui nous livre ce détail, quand il évoque la place prépondérante que tenait le jardin d’eau dans la vie de Monet :
Matin, après-midi et soir, on le voyait s’y promener, en faire le tour et souvent s’arrêter un long instant à une place bien définie, où il revenait pour s’immobiliser encore en cet endroit. (…) Toujours il revenait, de préférence, devant la nappe d’eau pour rêver à tout ce qu’elle lui révélait…
Ce Monet perdu dans ses pensées, dans ses rêveries, me fascine. C’est tellement ce que l’on a envie de faire devant son bassin, se laisser hypnotiser par l’aspect changeant de l’eau, la fixer encore et encore, dans un rêve éveillé sans fin.
Quand j’accompagne des visiteurs dans le jardin d’eau, je suis dans l’action, concentrée sur les mots à trouver pour raconter et faire sentir les choses. Et en même temps l’étang est là avec ses jeux de lumière captivants, comme une tentation à se laisser aller à la pure contemplation, en oubliant le faire. Souvent, c’est difficile d’y résister, j’ai la sensation de devoir m’en arracher.
Le psychiatre Christophe André, dans son best-seller « Méditer jour après jour », développe l’idée de cible mouvante à propos de la respiration, ancrage de la méditation :
Comme il faut que l’objet de la pratique n’endorme pas l’attention, il y a un avantage à se concentrer sur une cible mouvante : il est plus facile de fixer son attention, sans la fatiguer à l’excès, sur quelque chose qui reste là mais n’est jamais immobile. C’est pourquoi nous pouvons rester fascinés et éveillés pendant de longs moments devant les vagues de la mer, les flammes du feu ou le passage des nuages : toujours là mais jamais identiques. Il en est de même de notre souffle : toujours présent et mouvant.
Dans cet état d‘autohypnose, les yeux fixés sur une cible mouvante, Claude Monet, intensément présent à ses perceptions, méditait sans doute sans le savoir.
Le mariage de Claude Monet et Camille Doncieux
Voici la transcription de l’acte de mariage de Claude Monet et Camille Doncieux, première épouse de Monet. (Pour faciliter sa lecture, j’ai indiqué les dates et âges en chiffres et non en lettres comme dans l’original.) On remarque en particulier le consentement du père de Monet, pourtant hostile à ce mariage, ainsi que les signatures des témoins Gustave Courbet et Gustave Manet, frère du peintre Edouard Manet.
Le 28 juin 1870 à onze heures un quart du matin,
Acte de mariage de Oscar, Claude, Monet, artiste peintre, né à Paris le 14 novembre 1840, demeurant à Bougival, hameau de St-Michel (Seine et Oise) ; fils majeur de Adolphe Monet, rentier, demeurant au Havre (Seine-Inférieure) et de Louise, Justine, Aubrée, son épouse décédée,
Et de Camille, Léonie, Doncieux, sans profession, née à Lyon (Rhône) le 15 janvier 1847, demeurant à Paris avec ses père et mère boulevard des Batignolles 17 ; fille majeure de Charles Claude Doncieux, âgé de 63 ans, et de Léonie, Françoise Manéchalle, son épouse, âgée de 41 ans, rentiers, présents et consentants.
Les actes préliminaires sont : la publication faite en cette mairie et en celle de Bougival, les dimanches 15 et 22 mai derniers à midi, affichée sans opposition ; les actes de naissance des époux et de décès de la mère de l’époux, le consentement de son père reçu par maître Jaussy et son collègue, notaires au Havre le 8 avril dernier ; desquelles pièces paraphées et annexées il a été fait lecture ainsi que du chapitre du Code Napoléon : des droits et devoirs respectifs des époux.
Les époux et les père et mère de l’épouse, interpellés par nous, conformément à la loi du 10 juillet 1850, nous ont déclaré qu’il a été fait un contrat de mariage reçu par maître Aumont Thiéville, notaire à Paris, le 21 juin courant, ainsi qu’il résulte du certificat ci-annexé et de suite les dits époux ont déclaré reconnaître et légitimer un enfant du sexe masculin né à Paris le 8 août 1867, inscrit le 11 du même mois sur les registres des actes de naissance du 17e arrondissement de Paris sous les prénoms de Jean, Armand, Claude, comme fils de Claude, Oscar, Monnet (sic) et de Camille, Léonie, Doncieux et de plus, ils ont aussi alternativement déclaré prendre en mariage l’un, Camille, Léonie, Doncieux, l’autre Oscar, Claude, Monet.
Après quoi nous, Alexandre Antoine Grouvelle, chevalier de la Légion d’honneur, Adjoint au maire du 8e arrondissement de Paris, officier de l’Etat Civil, avons en l’hôtel de la mairie publiquement prononcé au nom de la loi que les dits époux sont unis en mariage en présence des témoins ci-après : Gustave Manet, avocat, âgé de 35 ans, Rue de St Pétersbourg 49 ; Antoine Lafont, journaliste, âgé de 35 ans, rue Capron 19 ; Gustave Courbet, artiste-peintre, âgé de 51 ans, rue Hautefeuille 32 ; Paul Dubois, docteur en médecine, âgé de 29 ans, rue de Maubeuge 7 ; et ont les époux, les pères et mère de l’épouse, les témoins signé avec nous, après lecture faite.
La mort de Monet
Voilà tout juste 86 ans que Claude Monet est mort, le 5 décembre 1926. Il avait justement 86 ans, depuis tout juste trois semaines, puisque l’anniversaire de sa naissance est le 14 novembre.
Le peintre est inhumé dans le cimetière de Giverny, au chevet de l’église Sainte-Radegonde. La plaque qui marque sa tombe a connu dernièrement des heures mouvementées. Dérobée le 22 octobre 2012, elle a été restituée, brisée, quinze jours plus tard.
De quoi est mort Claude Monet ? Son médecin le docteur Jean Rebière, qui a examiné le peintre aux rayons X dans son cabinet de Bonnières, a décelé une tumeur cancéreuse au poumon. Rien d’étonnant, a posteriori, chez ce grand fumeur qu’était Monet.
La maladie évolue pendant toute l’année 1926. Monet, selon ses proches, souffre beaucoup. Il connaît aussi des rémissions qui lui permettent de recevoir quelques visites, sutout celles de Georges Clemenceau, l’ami fidèle. Celui-ci sera à son chevet pour recueillir son dernier souffle le dimanche 5 décembre.
Les obsèques ont lieu le 8 décembre. Sur les photos de presse de l’enterrement, on croit reconnaître un tissu clair sur le cercueil de Monet. Ce serait Clemenceau qui aurait remplacé le drap funéraire noir par un tissu fleuri, en s’écriant : « pas de noir pour Monet ! »
La tombe joliment fleurie de Monet à Giverny, où il repose en compagnie de sa famille : sa deuxième épouse Alice Hoschedé-Monet née Raingo, ses fils Jean et Michel et leurs épouses Blanche et Gabrielle, ainsi que le premier mari d’Alice Ernest Hoschedé, et leur fille Suzanne Hoschedé-Butler.
Claude Monet, touriste en Norvège
Claude Monet, Village de Sandviken sous la neige, 1895, huile sur toile 73x92cm, Art Institute of Chicago
En janvier 1895, Monet entreprend le long périple de Giverny jusqu’en Norvège, pour une campagne de peinture qui ne s’achèvera qu’au printemps. C’est le voyage le plus lointain qu’il fera jamais.
Ce qui l’attire si loin dans le Nord, en plein hiver ? Le peintre est à la poursuite d’effets de neige. Le pater familias va aller voir Jacques Hoschedé, son beau-fils, employé d’un importateur de bois norvégien à Rouen, qui séjourne à Christiania pour y apprendre la langue. L’homme cultivé, qui a assisté à plusieurs représentations des pièces d’Ibsen à Paris, qui lit Björnson, Strindberg, Hamsun et Herman Bang, est attiré par la culture scandinave alors très en vogue.
Comme d’habitude quand il s’éloigne, Monet écrit quotidiennement à son épouse Alice et lui fait le récit détaillé de son séjour. Récit précieux pour suivre au jour le jour ses recherches de motifs, ses hésitations, son travail, sur lequel se sont penché les historiens de l’art. Mais la correspondance livre aussi un aspect inattendu de la personnalité de Monet : son côté touriste.
Dès son arrivée, Monet se laisse emporter par l’émerveillement :
Ce qui est vraiment délicieux, c’est cette vie d’ici ; d’aller en traîneau enveloppé de fourrures, c’est exquis, puis les fameux chiens. C’est de la frénésie, toute la population ne songe qu’à cela, des tout petits gosses comme les grandes personnes, et tous dans des délicieux costumes qui les font ressembler à des Lapons. C’est ma joie de les voir ; on ne voit que cela, des bandes partir avec leurs sacs, ils s’en vont dans la montagne, nuit et jour, la nuit avec des torches.
Bien avant les Jeux olympiques d’hiver, Claude Monet a l’occasion d’assister à un spectacle inédit : des « courses à ski » :
C’est une chose absolument spéciale que je suis bien heureux d’avoir vue. En dehors de tous les traîneaux de Christiania et des environs, toute la population va là et tout le monde est sur des skis, les soldats, la musique, tous sur skis. C’est extraordinaire, cela a lieu sur le plus haut mont derrière Christiania (…) la course est des plus curieuses : sur une pente de plus de cent cinquante mètres ils descendent cela en faisant en l’air des bonds de vingt à vingt-cinq mètres, c’est très extraordinaire.
La nature, qu’il parcourt en traîneau pendant plusieurs jours, l’éblouit :
Que de belles choses vues là, du haut de ces montagnes à pic sur d’immenses lacs entièrement pris et couverts de neige ! Nous en avions dans ces endroits plus d’un mètre, et notre traîneau glissait là-dessus, le cheval en sueur tout couvert de givre et de glace comme nous. J’ai vu aussi d’énormes chutes d’eau de cent mètres, mais entièrement gelées, c’est extraordinaire.
Monet est frappé par la grande hospitalité des Norvégiens. Loin des zones habitées,
…on trouve de temps à autre un chalet, c’est une halte pour les chevaux et les gens. On est tout surpris d’y entrer dans de vrais salons, d’y être reçu par des gens civilisés, aimables et gracieux, heureux de vous offrir l’hospitalité. (…) Les gens sont charmants partout et toujours disposés à vous rendre service.
A la longue, cette gracieuse hospitalité finira même par lui peser, l’empêchant de s’isoler autant qu’il le voudrait pour travailler, se reposer ou écrire à ses proches.
Tout le monde se met en quatre pour lui, y compris le capitaine du port de Christiania qui l’invite sur son bateau à éperon. Monet s’enthousiasme :
Je viens de passer une journée inoubliable (…). Nous avons vu des choses inouïes de beauté et qu’aucun étranger ne peut avoir vues (…). Le capitaine du port s’est mis à ma disposition pour me faire faire cette magnifique promenade sur un bateau de construction nouvelle pour couper la glace dans les fjords.
Et puis, voilà notre Claude Monet qui fait du shopping :
Aujourd’hui j’ai fait des emplettes d’équipement, chaussures, toques, vêtements, etc, et ce sera le diable si j’ai froid, mais l’air ici est d’un vif extraordinaire, et puis ça pince ferme. -20 à -25 en plein jour à midi hier (…) mais je n’en souffre pas, au grand étonnement des gens d’ici qui sont du reste très frileux.
En achetant nos toques, j’ai vu toutes les fourrures possibles et me suis informé du prix du renard bleu ; on peut en avoir la peau extra pour 60 à 80 francs. Le renard argenté me paraît très cher, 300, 500, 600, 800 francs ; c’est effrayant ce qu’on en voit, tout le monde en est couvert. Dis-moi si ces prix diffèrent de Paris, mais il faut songer aux droits d’entrée.
Claude Monet, Sandviken, Norvège, 1895, huile sur toile 50x61cm, collection privée.
Monet et la Suisse
J’aime bien ces coins du bassin de Monet où il paraît un peu sauvage, et où chaque fleur de Nymphéa semble plus précieuse encore.
On se croirait devant un plan d’eau naturel comme la Suisse en a tant.
J’ai guidé une délégation suisse ce matin, ce qui m’a donné l’occasion de réviser les connexions qui existent entre Claude Monet et la Confédération Helvétique.
C’est une des règles d’or du métier, il faut essayer d’adapter le commentaire au public. Imaginez que vous soyez au Japon, si vous êtes Français la moindre minuscule anecdote relative à la France va vous faire tendre l’oreille, tandis que de longs développements sur la généalogie des empereurs du Japon, certes plus essentiels à la compréhension de l’histoire locale, vous assommeront.
Monet a beaucoup voyagé à travers l’Europe, et, s’il a visité la Suisse, il n’y a apparemment rien produit. D’où un silence quasi général de ses biographes sur des vacances helvétiques qui n’ont guère marqué l’histoire de l’art. On trouve néanmoins mention de ce voyage sous la plume de Daniel Wildenstein, qui ne saurait rien omettre. Monet part à Saint-Moritz avec Michel et les enfants de feu Suzanne et Théodore Butler à la mi-février 1913.
Le peintre, enthousiaste, envoie des cartes postales à toute la famille et se promet de revenir l’année suivante peindre en Suisse, « dans cet admirable pays. » Malheureusement, il ne mettra pas ce projet à exécution, sans doute à cause de la guerre.
En revanche, les musées suisses regorgent de belles oeuvres, et des collectionneurs privés se sont intéressés à la production tardive de Monet, encore accessible dans les années 1950. Ce qui suscite des expositions régulières et importantes, comme celle de la Fondation Beyeler à Bâle à l’automne dernier.
Ce serait toutefois indélicat de rappeler le vol du Champ de coquelicots près de Vétheuil qui s’est produit à Zurich début 2008.
Et excessif de chercher, dans l’Académie Suisse où Monet a perfectionné sa technique quand il était un jeune artiste parisien, un lien quelconque avec le petit pays alpin. L’Académie Suisse tire son nom de son fondateur, Charles Suisse, qui permettait à des peintres peu fortunés de travailler avec des modèles vivants, sans leçons d’un maître. C’était tout ce qu’il fallait au caractère rebelle de Claude Monet.
Renseignements pris
Rien ne vaut le réseau pour trouver un emploi, vous dit-on à l’ANPE. Sauf quand vos collègues ou connaissances font tout pour vous discréditer.
Je ne sais pas si on oserait encore écrire la lettre qu’a reçue Monet en 1892. Elle émane de son ami Mirbeau qui a interrogé son jardinier Lucien au sujet d’un certain Achille Savoir, jardinier que Monet envisage d’embaucher. Manifestement Achille manque de savoir, et ce n’est pas son seul point faible. Voici en quels termes peu flatteurs Lucien le décrit :
C’est un épateur. A l’entendre il va tout faire, tout pourfendre et il ne sait pas grand-chose. Il n’est pas soigneux, pas consciencieux, et extrêmement paresseux. De plus, il boit. Par négligence, il laisse perdre ses repiquages sous ses châssis, pour ne pas se donner la peine de les ombrer. Son jardin est fort mal tenu. Très souvent, il venait me demander conseil, pour des choses tout à fait courantes. Bref, honnêtement, je ne peux pas le recommander, car on ne peut pas être content de lui.
Bigre ! Pourquoi aligner autant d’arguments, alors qu’un seul d’entre eux aurait suffi pour griller Achille auprès de Monet ? Un tel acharnement à le démolir paraît presque suspect. Et on peut en effet se demander si Lucien n’en rajoute pas, car le voici bientôt qui change de ton, quand Mirbeau lui demande s’il ne connaîtrait pas un bon jardinier.
J’en connais un, Louis Arnoux, qui doit quitter sa place le 25 de ce mois. (…) C’est un excellent jardinier, et un très honnête homme (…) un homme de tout repos.
Pour avoir une chance de caser son copain, il fallait d’abord casser celui que Monet pressentait pour la place. Le réseau, toujours le réseau !
125 ans !
Cela fait exactement 125 ans aujourd’hui que Monet s’est installé à Giverny, le 29 avril 1883.
Quelques jours auparavant, venant à pied de Vernon, selon son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé, il est tombé sous le charme des vergers en fleurs et des iris jaunes qui tapissent les prairies humides le long de l’Epte. Tout de suite l’endroit lui plaît, avec sa rivière qui serpente au milieu des saules.
Il sait qu’il va trouver ici une foule de motifs à peindre. Il voit juste.
Les détails pratiques comptent aussi. Les garçons pourront aller en classe à Vernon.
Il y a une petite gare à Giverny qui permet de rejoindre le bourg voisin, et de là Paris assez aisément. C’est indispensable pour mener une vie sociale, ne pas vivre en reclus dans cette campagne.
Et puis il y a la chance de cette maison à louer, la maison rose qu’on aperçoit derrière les branches mousseuses d’un verger cerné de murs.
Changer de prénom
Ci-contre Vue prise à Rouelles, première huile sur toile de Monet cataloguée w1, signée et datée en bas à gauche O. Monet 58
Au début, il s’appelait Oscar. Oscar Monet. C’est ainsi qu’il signe ses premières oeuvres en soulignant deux fois : Oscar ou O. Monet. Et puis un beau jour, adieu Oscar, l’artiste décide de changer de prénom. Ce sera le deuxième dans l’ordre de l’Etat-Civil, Claude. Et c’est en tant que Claude Monet qu’il deviendra, beaucoup plus tard, célèbre.
Choisir parmi la liste de prénoms que nos parents nous ont attribués à la naissance celui dont on veut faire le prénom usuel, c’est la façon la plus simple d’en changer. Aucune démarche, il suffit quand on vous le demande de souligner le bon, celui dont on a décidé qu’il allait servir dorénavant.
Monet a environ vingt et un ans quand il devient Claude. On peut y voir la marque d’un tempérament bien trempé qui veut signer son esprit d’indépendance. Mais il y a aussi une autre explication.
Pourquoi changer de prénom ? Parce que le précédent, celui qui l’a accompagné depuis l’enfance, ne lui plaisait guère et qu’il lui est soudain devenu insupportable.
L’évènement qui déclenche le rejet d’Oscar, la goutte qui fait déborder le vase, c’est le service militaire. Monet, qui a tiré un mauvais numéro, est affecté pour sept ans et à sa demande aux Chasseurs d’Afrique. En Algérie, ses compagnons se moquent-ils de son prénom ? Ni une ni deux, au retour Monet le troque sans regret pour Claude. Il ne sera pas dit qu’il le traînera toute sa vie comme un boulet.
Les goûts et les sonorités… Les prénoms ont leur mode, comme les pois et les rayures. On les choisit avec soin, conformistes ou originaux selon son tempérament. Certains font un tabac puis, trop entendus, ils passent de mode. D’autres suivent leur petit bonhomme de chemin tranquillou, en classiques.
Tous ces phénomènes ont pu être analysés finement par la statistique.
Aujourd’hui, on prédit un retour en force des Oscar, portés par la vogue du son O et une tendance rétro qui s’affirme. Les parents qui ont déjà fait ce choix sont bien entendu enchantés de ce prénom trop mignon qui va comme un gant à leur bout de chou. Saviez-vous que Patrick Bruel avait un petit Oscar ? OSCAAAAR !!!
Voyages
C’est une question qui revient souvent : Monet s’est-il rendu au Japon ? Quand on voit son jardin, son impressionnante collection d’estampes japonaises, ses meubles façon bambou, jusqu’à ses assiettes aux motifs de cerisiers en fleurs, on imagine que cette destination devait l’attirer beaucoup.
Eh bien non, Monet n’a jamais visité le pays du soleil levant. Son voyage le plus lointain l’a conduit en Norvège. Là, il lui a semblé retrouver le Mont Fuji de ses estampes dans la silhouette enneigée du mont Kolkaas. « On dirait le Japon », écrit-il à sa famille…
On aurait pu penser que son enfance havraise lui aurait donné le virus du voyage. Mais Monet, qui a beaucoup peint les bateaux, en a rarement pris pour voyager. Il préférait le train.
Il me semble que s’il s’est abstenu d’aller en Extrême-Orient, c’est qu’il ne ressentait pas l’appel du large. Il a fait peu de voyages d’agrément, celui en Espagne en voiture est organisé avant tout pour distraire Alice.
Monet a pourtant passé beaucoup de temps loin de chez lui. Chaque hiver ou presque il partait en campagne de peinture pour plusieurs mois, à la mer, au bord d’une rivière ou en ville, à Rouen ou à Londres.
Son ami Georges Clemenceau a davantage bourlingué, mais sans atteindre le Japon lui non plus. Son voyage en Inde en décembre 1920 est l’occasion d’une lettre à Monet sur son ton enjoué habituel :
Non il ne sera pas dit que je serai venu à Bénarès prendre le plus prodigieux bain de lumière et que je n’aurai pas trouvé un mot à dire à l’homme qui s’appelle Claude Monet.
Imaginez-vous, mon vieux frère, que vous voyiez Bénarès quand vous faisiez le Vétheuil refusé par Faure. Un grand fleuve bien clair avec une grande courbe de palais blancs qui vont s’estompant dans une poudre d’aurore. C’est une splendeur de simplicité claire qui du fleuve au ciel enveloppe toute la vie des choses. Tout de même si j’étais Claude Monet je ne voudrais pas mourir sans avoir vu ça.
Ajoutons qu’une humanité folle de couleur expressive anime tout cela. Je ne veux pas aller en Paradis si je n’y retrouve pas Bénarès, et les fleurs, et le culte insensé et pourtant explicable de ces bonnes vaches sacrées qui venaient ce matin me manger les colliers fleuris dont on m’avait enguirlandé. Et tout. Croyez-moi fichez l’ange bleu dans une malle si elle récalcitre et arrivez-moi tous les deux. Dépêchez-vous. Je pars demain matin. Java est merveilleux, Ceylan est admirable. Mais rien ne tient devant Bénarès.
Quel dynamisme à 79 ans ! Pour ce grand voyage en Asie du Sud Est, Clemenceau s’est embarqué en septembre 1920, il n’est revenu qu’en mars de l’année suivante. Il n’est pas dupe de ce qu’il écrit, Monet et Blanche ne risquent pas d’arriver tous les deux, mais on sent tout son désir de partager avec le peintre les paysages qui l’éblouissent.
Ovalie
Les horloges ne tournent plus tout à fait rond ces jours-ci. Les aiguilles fonctionnent en ellipse, à des vitesses différentes selon que c’est bientôt l’heure du match, le match, ou la troisième mi-temps.
Ne comptez pas sur moi pour vous parler rugby, mais il est assez curieux de penser que Monet a consacré dix ans de sa vie à une oeuvre ovale.
Il semble que le projet des Grandes Décorations, qui se trouvent depuis 1927 au musée de l’Orangerie à Paris, ait été un ovale dès le début. Pour que la toile englobe le spectateur et lui donne l’illusion d’un tout sans fin, il faut qu’elle soit incurvée, qu’elle vienne s’incrire dans la vision périphérique. Un cercle aurait aussi bien fait l’affaire, de ce point de vue, mais Monet trouve que ça fait vraiment trop « cirque ».
L’idée de départ était de bâtir un pavillon spécialement pour les Grandes Décorations dans le jardin de l’hôtel Biron à Paris, devenu musée Rodin après la guerre de 14-18.
D’après l’éminent architecte chargé des plans, Louis Bonnier, il est beaucoup plus difficile – et donc coûteux – de bâtir ovale que rond, et rond que rectangulaire. « Dépenses formidables à prévoir pour le pavillon », estime-t-il dès les premières mesures des toiles. Après bien des tergiversations, le projet avorte en raison de son prix, ou peut-être de sa modernité.
On se rabat sur un bâtiment déjà existant, l’Orangerie des Tuileries, place de la Concorde, dont il « suffit » d’aménager une partie.
La valse hésitation se poursuit pendant des années, de novembre 1918, date à laquelle Monet décide de donner des panneaux à l’Etat pour fêter la victoire, jusqu’à leur installation définitive neuf ans plus tard.
Au final, d’une salle on est passé à deux. Le chef-d’oeuvre qui a coûté dix ans d’efforts à Monet occupe deux vastes pièces ovales, sur les cimaises desquelles se déploie l’univers enchanté des Nymphéas.
Fichu caractère
Parfois, une question préoccupe les visiteurs. On dirait qu’ils se sont promis de la poser et qu’ils ont peur d’oublier, à peine a-t-on mis le pied dans le jardin qu’ils interrogent, comme anxieux de la réponse. Et des réponses, il n’y en a pas toujours.
– Vous trouvez que le génie autorise à avoir un fichu caractère ?
Fichue question.
Je n’aime pas insister sur les aspects les moins glorieux de la personnalité de Monet. Mais il avait la réputation d’être difficile à vivre : entièrement accaparé par son art et son jardin, il était d’humeur variable. Ses lettres le montrent tantôt enthousiaste, débordant d’énergie et d’activité, tantôt doutant, mécontent de lui ou du temps, parfois en proie à la colère, capable d’envoyer tout promener et de détruire des dizaines de toiles.
Les témoignages de ses contemporains le décrivent comme un tyran domestique. Il ne supportait pas le moindre retard dans le service des repas, était d’un exigence extrême sur leur qualité, et régentait tout dans la maison.
En ce qui concerne ses rapports avec les membres de la famille, Claude Monet n’était sans doute guère empathique. Il a fait peu de cas des sentiments de Blanche et de Breck, par exemple, et n’a pas hésité à mettre fin à leur romance.
Mais Blanche ne lui en a pas voulu, elle lui est resté dévouée jusqu’à sa mort, avec une patience d’ange. C’est elle qui affirme qu’il aimait les enfants. On sait aussi qu’il chantait de temps en temps, qu’il pouvait être d’un caractère enjoué. Il a donné de nombreuses toiles à des fins caritatives, il a aussi consacré beaucoup de son temps à défendre des causes, à organiser des souscriptions. Personne n’est tout noir ou tout blanc, mais d’un gris plus ou moins clair.
– Vous trouvez que le génie autorise à avoir un fichu caractère ?
Mais qui peut répondre à cela ? Qui sommes-nous pour juger et trancher ? Chacun fait ce qu’il peut. Comment savoir ce qu’on ressent quand on a le génie de Monet, quand on doit livrer une lutte avec soi-même pour faire naître les chefs-d’oeuvres en gestation ?
Question ultime, cette lutte surhumaine excuse-t-elle la tyrannie, l’impatience, l’intolérance ?
Ce n’est pas à nous de le savoir, ni d’en donner la réponse.
La mère de Claude Monet
Claude Monet parlait rarement de sa mère, morte quand il avait seize ans. Louise Justine Aubrée Monet est longtemps restée mystérieuse, jusqu’à ce qu’on découvre récemment une nouvelle source biographique, les mémoires de Théophile Béguin Billecocq, comte et ministre, qui fréquenta la famille Monet dès 1853. Le jeune Claude était alors un enfant de douze ans.
Théophile livre un portrait détaillé de Madame Monet mère en femme du monde accomplie : intelligente, enjouée, elle savait entretenir la conversation « avec l’aisance des jeunes femmes qui ont été élevées à Paris ». Elle appréciait les poètes romantiques et écrivait des vers depuis son enfance, des vers plutôt bons selon lui, ce qui ne gâtait rien.
La mère de Claude Monet dessinait avec talent et peignait à l’aquarelle dans de petits carnets de croquis qu’elle ne montrait qu’à ses intimes. Elle jouait la comédie « avec grâce » et adorait recevoir dans son salon les notables du Havre, les riches étrangers de passage et la bonne société parisienne en vacances sur la côte.
Elle aimait aussi lire, en particulier Balzac et Lamartine. Surtout, elle aimait la musique, elle chantait avec une belle voix de soprano et organisait de petits concerts chez elle, se faisant accompagner au piano ou au violon.
Sa mort prématurée est une perte immense pour le jeune Claude, qui trouvait chez elle le soutien artistique qui lui manquait chez son père. Théophile raconte que l’adolescent, aimable et drôle en général, pouvait tomber parfois dans une mélancolie profonde qui le quittait aussi soudainement qu’elle était venue. On en devine la cause…
Histoire de couple
J’aime bien raconter l’histoire de la grande allée. Tout le monde s’y projette volontiers, et elle suscite souvent des commentaires ou au moins un sourire de la part des visiteurs.
La grande allée existait déjà à l’arrivée de Monet et sa famille, divisant le jardin en deux parties égales. Elle était bordée de grands sapins et se terminait par les deux ifs que l’on voit toujours.
L’ombre donnée par les arbres en jetait une sur le couple de Claude et d’Alice, la future femme de Monet : ils étaient très divisés sur la question.
Alice appréciait beaucoup cette allée ombragée qui lui permettait de sortir dans le jardin sans ombrelle. Monet ne l’aimait guère parce que les fleurs refusaient d’y pousser.
Vous pouvez voir sur la photo qui a gagné. De disputes en négociations, Monet a obtenu ce qui a dû lui paraître un compromis. Il a conservé les ifs, et il a fait couper les sapins à trois ou quatre mètres de hauteur.
Vous imaginez ce que cela donne de couper des sapins adultes à trois mètres du sol : il ne reste que des troncs dénudés, des sortes de colonnes sur lesquelles Monet a fait pousser des rosiers grimpants. Entre ces piliers, il a installé les arches métalliques qui servent également de supports à des rosiers.
L’effet était assez joli, même si les fûts couverts de roses faisaient un peu bizarre. Au fil du temps, les arbres privés de branches et de faîte ont fini par pourrir. Monet les a fait abattre définitivement et l’allée a pris son aspect d’aujourd’hui.
Les dindons
Sur la droite de la maison de Monet à Giverny, à quelques pas de la cuisine, on peut voir de petites pelouses en terrasse entourées d’un grillage. C’est l’enclos des dindons. J’ai pris cette photo il y a quelques années, aujourd’hui l’enclos est vide. (8 mai 07 : les dindons sont de retour !)
Monet et Alice y élevaient des dindons blancs, en souvenir des dindons du château de Montgeron.
Le musée d’Orsay à Paris présente le grand tableau Les Dindons que Monet a peint dans le parc du château. Les volatiles qui se promènent en liberté sur les pelouses apparaissent en contre-plongée, leur plumage blanc rehaussé d’étonnantes teintes roses. Le château, minuscule, se devine à l’arrière-plan.
Les riches aimaient à cette époque s’entourer de dindons, espèce d’apparat à l’égal des paons. Alice et Ernest Hoschedé en avaient donc dans le parc de leur château.
C’est l’un des motifs retenus par Claude Monet quand il entreprend de grands panneaux décoratifs destinés aux belles pièces du château, une commande d’Ernest Hoschedé, grand amateur de peinture impressionniste. Il y travaille peut-être quand lui et Alice tombent amoureux l’un de l’autre.
Ce « premier temps de leurs amours », ils le chérissent tous les deux. Amours impossibles, puisqu’ils sont mariés chacun de leur côté. Amours blanches, aussi pures que les plumes de leurs oiseaux fétiches. Il faudra des circonstances inattendues pour qu’elles se concrétisent. Mais tout au long des années de vie commune et de mariage, les dindons seront là pour en rappeler discrètement le souvenir.
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