Cette vallée verdoyante, c’est celle de l’Orne. Un peu morne en ce moment, certes, mais c’est ce que j’ai de mieux pour vous parler de carrière, car le reste se passe en sous-sol. L’Orne, on l’associe à un département normand, et comme souvent celui-ci tire son nom d’un cours d’eau. Dans le cas présent l’Orne se hisse au noble rang de fleuve puisqu’elle se jette dans la Manche à Ouistreham, à 170 kilomètres de sa source, après avoir arrosé la ville de Caen.
Nous sommes ici au sud de Caen, dans la commune de Fleury-sur-Orne. Cela fleure bon le toponyme normand, et pourtant Fleury n’a fleuri son nom que depuis un siècle. Auparavant, le village portait le curieux nom d’Allemagne. On ne sait pas trop pourquoi, les avis divergent. Cela viendrait-il de la tribu des Alamans ? Toujours est-il qu’au début du 20e siècle, ce nom est devenu de plus en plus insupportable aux habitants. Au cours de la Première Guerre mondiale, en 1917, le conseil municipal comptait plusieurs anciens combattants qui votèrent sans hésiter le changement de nom. En hommage à Fleury-sous-Douaumont, près de Verdun, où avaient péri tant de camarades, ils optèrent pour Fleury, complété d’un sur Orne pour le distinguer des nombreux autres Fleury.
Aujourd’hui, il y a des habitants qui, au nom d’une certaine idée de l’Europe aimeraient retrouver ce nom d’Allemagne, accolé à celui de Fleury. Cela prendrait en l’espèce un sens tout particulier, car les carrières de Fleury on servi de refuge pendant la Seconde Guerre mondiale. En juin et juillet 1944, on estime à 12 000 personnes le nombre de civils et de soldats allemands qui s’y abritèrent, pendant que les Alliés bombardaient Caen. Si j’ai bien compris l’histoire, l’occupant et les civils avaient chacuns leur secteur dans les carrières, où ils restaient retranchés. Cela était rendu possible par la disposition assez unique de ces carrières, en longs couloirs sans beaucoup de communication.
Mais j’anticipe. Avant qu’on ne s’enfonce sous terre nous aussi, encore un petit coup d’oeil au paysage. La plaine de Caen est un plateau calcaire qui s’est constitué au Jurassique, au temps où cette région du globe avait le climat des Bahamas, il y a 165 millions d’années. Une époque géologique réputée pour ses charmantes petites bêtes, dont on retrouve parfois des restes pétrifiés dans la roche.
Beaucoup plus tard, il y a un million d’années, le climat change radicalement. De la glace partout, le niveau des océans baisse, puis des fleuves énormes se forment et creusent de profondes vallées. C’est ce sillon-là que l’Orne apaisée emprunte aujourd’hui. Et c’est grâce à ce sillon qu’on peut accéder directement à l’étage du sous-sol le plus intéressant, celui de la Pierre de Caen.
L’exploitation a commencé il y a très longtemps, peut-être dès le 7e siècle. Des milliers de sarcophages mérovingiens ont été retrouvés dans les villages de la plaine de Caen.
A l’époque médiévale, Guillaume le Conquérant bâtit abbayes et châteaux, puis exporte la pierre en Angleterre pour ses projets outre-Manche. C’est l’un des âges d’or des carrières, il y en aura d’autres.
Contrairement à beaucoup d’autres carrières, telles que Vernon par exemple, où l’exploitation se fait en vastes salles entrecoupées par des rangées de piliers tournés, ici on a plutôt des murs (rideaux de masse) qui suivent les parcelles. L’exploitation se fait en s’enfonçant tout droit de plus en plus loin à l’intérieur de la colline, jusqu’à ce que l’on tombe sur un os. Pas un os de dinosaure, plutôt un os administratif : interdiction de creuser sous la route.
Malgré requêtes et suppliques, rien n’y a fait, les carriers ont donc trouvé une autre solution. Ils ont creusé un puits dans le champ au-delà de la route, et l’exploitation a pu se poursuivre depuis la surface.
C’est une belle chose que ce puits. La roche est naturellement parcourue de failles. Parvenus au niveau de la salle de carrière, à la profondeur où la roche est belle, les maîtres-carriers ont habilement positionné les piliers de soutènement sous les failles. Ces mêmes fissures dans la roche leur servaient à dégager les blocs.
Il faut un peu d’imagination pour visualiser les méthodes employées, le poids des outils, la poussière et le bruit, le froid permanent, et le danger. Pour les spécialistes la carrière est un livre qui garde trace des techniques et des efforts. L’un des outils employés, l’aiguille, laisse des marques très reconnaissables qu’on trouve aussi bien dans la carrière que sur les pierres qui en ont été extraites. Ce sont des rangées de lignes obliques telles que celles ci-après, vues au château de Caen :
Une leçon de géographie très intéressante sur cette région.
Je comprends le ressenti de changer de nom à la fin de cette guerre si meurtrière….