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Ce qu’elle vaut et ce qu’elle mérite

Pierre-Auguste Renoir, Madame Claude Monet, vers 1872-74, musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne

En 1932, l’historien de l’art Gaston Poulain publie aux éditions La Renaissance du livre un ouvrage consacré à Bazille et ses amis. Parmi lesdits amis se trouve Claude Monet, naturellement. L’originalité de ce travail est de présenter des lettres de et à Bazille, en tant que documents incontestables.

Certaines, par le hasard de leur conservation, éclairent l’histoire de Monet. C’est ainsi que le jeune Frédéric avait gardé la réponse d’Adolphe Monet à la missive qu’il lui avait envoyée pour plaider la cause de Claude, qui allait être papa. Voici cette réponse :

Monsieur,

J’ai bien reçu votre lettre d’hier, et je commencerai par vous dire que je n’ai pas besoin d’excuser votre intervention amicale dans les affaires de mon fils, elle est une preuve de votre amitié pour lui ; je dois donc, au contraire, vous en remercier. Je comprends parfaitement son désappointement d’avoir été refusé par le jury de l’exposition, mais cette fâcheuse circonstance, bien qu’elle m’affecte singulièrement à cause de lui, qui a tant besoin d’avancer, ne peut en rien influer sur nos dispositions à son égard. Ce sont seulement ses actions, sa conduite, qui peuvent avoir à nos yeux une importance favorable ou défavorable. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il ait besoin de conseils pour abandonner une mauvaise voie qu’il a longtemps suivie avec une coupable énergie ; et pourtant, lorsqu’on reconnaît ses torts, il est bien facile de se tracer une ligne de conduite et de réforme indispensable pour arriver à un résultat honorable et avantageux sous tous les rapports.
Si donc il est franchement repentant et disposé à suivre une bonne voie pour réparer son funeste passé, ce qui dépend uniquement de lui seul, il n’a qu’un moyen pour réussir, c’est de marcher résolument dans la voie du travail et de l’ordre. Ainsi que je lui ai dit, je ferai en sorte d’amener ma soeur à le recevoir à Sainte-Adresse ; il pourrait là travailler avec calme et avec fruit s’il le voulait ; mais pour cela, il faudrait renoncer à ses extravagances d’idées et de conduite ; ma soeur, à son âge, a besoin de ne pas être troublée dans sa tranquillité intérieure, comme cela est déjà arrivé plusieurs fois, et, si je réussissais à faire arriver Oscar ici, ce serait pour lui un bon lieu de refuge, mais il faudrait lui faire comprendre qu’il devrait s’y livrer à un travail sérieux et suivi, aussi bien pour avancer dans la voie du progrès que pour produire des résultats pécuniaires, ce dont il ne s’est pas assez pénétré jusqu’à présent, tout en connaissant bien cependant l’importance et l’utilité de l’argent.
Maintenant, il y a la question de sa maîtresse. J’avoue que j’ai été tout d’abord fort surpris de cette confidence, ces choses restant habituellement dans le silence, et c’est en vérité bien naïf, mais, comme je lui ai dit, il est seul compétent pour savoir ce qu’il doit faire en cette occurrence ; il prétend que cette femme a des droits parce qu’elle sera mère dans trois mois. Evidemment, elle ne peut avoir que les droits qu’il voudra bien lui accorder, et, à cet égard, il doit savoir mieux que moi ce qu’elle vaut et ce qu’elle mérite ; aussi, je le répète, j’ai été extrêmement surpris de cette communication très intempestive.
En résumé, je ne dirai plus qu’un mot : c’est qu’on voit tous les jours des gens biens et dûment unis de par la loi se séparer ; cela est donc encore plus fréquent et plus facile dans le cas où se trouve Oscar, sans qu’il soit obligé de se cacher ou de s’expatrier. Je partage absolument les idées que vous exprimez sur l’avenir de mon fils ; ses progrès ont été rapides, et c’est une raison de plus pour qu’il se trace une ligne de conduite qui le mette à même d’affirmer ses succès et d’obtenir de bons résultats. Dans cet espoir, je vous prie, Monsieur, de recevoir l’assurance de mes bons sentiments. A. Monet

Que nous révèle cette lettre sur celle envoyée par Claude Monet à son père deux jours plus tôt ? Qu’il lui a demandé conseil. Qu’il lui a dit être prêt à épouser Camille, à donner un père à son enfant. Qu’il lui a raconté être en très mauvaise posture suite à son refus au Salon, qui le prive de revenus. Bref, il a besoin que son père consente à ce mariage et aide le jeune couple à s’installer. Devant la réponse insatisfaisante de son père, il a demandé à Frédéric Bazille, reçu très aimablement à Sainte-Adresse l’été précédent, d’essayer de le fléchir. Peine perdue. Pour Adolphe Monet, Camille est une jeune fille de mauvaise vie.

Il est bien difficile de nous défaire de notre vision du XXIe siècle pour essayer de comprendre les motivations d’Adolphe, tant sa réponse nous paraît inhumaine. Mais s’opposer à un mariage était monnaie courante pour les parents de l’époque. Claude lui-même ne se mettra-t-il pas en travers des projets d’union entre Blanche Hoschedé et John Leslie Breck, sous prétexte que peintre est un métier trop incertain ?

Pas facile non plus de percer l’implicite dans la phrase d’Adolphe : « il doit savoir mieux que moi ce qu’elle vaut et ce qu’elle mérite. » Peut-être que cette phrase sous-entend : Claude doit savoir si Camille était vierge. Si elle cédait aux avances d’autres hommes. Si elle était entretenue. Bref, pour Adolphe Monet, être modèle enfreint la bienséance et est contraire à l’idée qu’il se fait d’une jeune fille respectable que l’on épouse. D’ailleurs, elle a accepté des relations hors mariage, c’est tout dire.

En conséquence de ses doutes sur la moralité de Camille, l’enfant n’existe pas à ses yeux. Il est totalement invisibilisé, c’est incroyable. Adolphe parle de séparation, sans relever que cela conduit à abandonner le bébé. Camille en fera ce qu’elle voudra, c’est son problème. Pas un instant il ne voit son fils comme un père, et lui comme un grand-père par la même occasion. « Elle sera mère dans trois mois », mais de paternité, il n’est pas question. Nourrit-il des doutes, en formant l’hypothèse que Camille pourrait avoir plusieurs amants ?

Il aurait préféré ne pas savoir. « C’est en vérité bien naïf ». Quoi donc ? Croire qu’Adolphe va résoudre le problème ? S’imaginer qu’il va consentir au mariage ? Non : ce qu’il trouve naïf, c’est de se tourner vers papa quand on a fait une « bêtise. » On doit la « réparer » tout seul, c’est-à-dire décider soi-même d’abandonner mère et enfant. Ou bien, se comporter en adulte en gagnant sa vie, nourrir sa famille, et ne rien demander à personne.

En même temps, je comprends son désarroi de père, avec ce fils qui lui donne depuis toujours du fil à retordre, léger, insouciant, mais aussi rebelle, frondeur, insolent… Et si doué en même temps… Droit dans ses chaussures cirées, Adolphe moralise, il fait la leçon. Il pense que c’est là son rôle de père. Quand le tour de Claude sera venu, plus tard, d’endosser le même rôle, il aura l’occasion de voir que ce n’est pas une tâche facile d’accompagner de jeunes adultes vers l’indépendance et la maturité.


Un commentaire

  1. Une autre époque…
    Adolphe si sévère à propos de la fréquentation de son fils,n’ a pas eu non plus une conduite exemplaire avec Célestine…même s’il s’est marié avec elle et a reconnu l’enfant!

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