Madame Baudy par Robinson
Le peintre américain Theodore Robinson, un des tout premiers à fréquenter la colonie de Giverny, un des rares à avoir su se lier avec Claude Monet, nous offre le plaisir de contempler le visage fin d’Angelina Baudy. Si vous avez envie d’en observer tous les détails, le musée en propose une version haute définition ici.
J’ai été émue de ce face à face, car je n’avais vu d’elle que de pauvres photos d’époque, et son écriture sur le registre de l’hôtel. Cette fois, nous croisons son regard bleu, même si elle est perdue dans ses pensées. Porte-t-elle du marron ou du noir ? Je penche pour du marron. Malgré l’austérité de la mise, la rose cueillie au jardin n’est pas une parure pour le deuil. Accoudée à une des tables couvertes de zinc de son café-buvette, elle fait mine de boire un verre d’un liquide clair dans lequel flotte une cerise. Ce n’est qu’une attitude : le verre est toujours plein. A côté se dresse une bouteille brune à bouchon mécanique de porcelaine. Le bouchon est fermé, il n’est pas prêt de se rouvrir.
Theodore Robinson est reparti définitivement aux Etats-Unis en 1892, la toile date au plus tard du printemps de cette année-là. Angelina, née le 27 janvier 1853, a 39 ans maxi. Mais peut-être moins : John Leslie Breck a peint son époux Lucien Baudy dès 1888.
Ce n’est que le début de son aventure entrepreneuriale, mais on sent qu’elle n’a pas l’habitude de s’asseoir à ne rien faire, et qu’aussitôt son cerveau se met en marche à échafauder de nouveaux projets. Elle a gardé son chapeau de paille sur la tête et ses bottines à talons aux pieds. Que faisait-elle, juste avant d’accéder à la demande du peintre de poser pour lui ?
Le port du Havre
Le Havre, grande ville de départ transatlantique il y a un siècle, a été l’objet d’une intense production de cartes postales. Voici le Grand Quai, où s’élevait l’hôtel de l’Amirauté d’où Monet a peint Impression, soleil levant. Derrière les voiles des petits bateaux du premier plan, on devine au fond le panache de fumée d’un vapeur.
J’ai commandé cette jolie carte en ligne, et l’aimable vendeur en ajouté une autre, que je trouve encore plus belle :
Un trois mâts s’élance vers la haute mer, précédé de plusieurs autres embarcations. Ce spectacle devait paraître banal au Havre à l’époque. Mais il y a dans ces voiles ouvertes, offertes à la poussée du vent, une charge de rêve qui ne se dément pas, à l’heure où l’arrivée du Vendée Globe continue de nous faire vibrer.
Les enfants Hoschedé
Les Quatre enfants Hoschedé : Jacques, Suzanne, Blanche et Germaine, vers 1880, collection particulière
Ce pastel sur toile exécuté par Claude Monet porte le cachet d’atelier apposé après son décès par Michel Monet pour l’authentifier. Oeuvre réalisée à des fins privées et non pour être vendue, ce n’est qu’en 1988 que la toile est entrée dans une autre collection. C’est, manifestement, un geste tendre de Monet pour Alice, afin qu’elle garde un souvenir des jeunes visages de ses enfants.
Pourquoi quatre des enfants Hoschedé et non pas six ? Selon Daniel Wildenstein, Marthe, l’aînée, aurait refusé de poser par fidélité à son père Ernest Hoschedé, ce qui est fort possible. Le benjamin Jean-Pierre, âgé de deux ans, était-il trop petit ? En fait, Monet a préféré traiter à part les deux bébés remuants, Michel et Jean-Pierre :
Les enfants n’ont sans doute pas été très patients, même si Alice faisait de son mieux pour les faire tenir tranquilles en leur racontant des histoires. Le pastel est resté à l’état d’ébauche, dès que Monet a jugé qu’il avait retranscrit avec ressemblance leurs petites frimousses.
De tous ces visages, c’est celui de Blanche qui ressort avec le plus de présence. On peut percevoir dans son regard la relation privilégiée qu’elle a avec Monet.
En 1880, Blanche a quinze ans. On serait encore au temps de Vétheuil.
La Maison bleue par Guy Rose
Guy Rose, peintre californien né en 1867 a séjourné à l’hôtel Baudy dès 1890, avant d’acheter une maison à Giverny, la Pergola, devenue Hedera, en 1899. Elle se trouve non loin de la Maison bleue, que Monet venait d’acquérir : la mutation est enregistrée au cadastre en 1899, elle est sans doute un peu antérieure.
Monet faisait entretenir un vaste jardin potager dans cette propriété, et n’a eu de cesse d’agrandir son terrain. On se demande bien à qui étaient destinés tous ces légumes, car au tournant du siècle, la plupart des enfants partis, ils n’étaient plus très nombreux à table.
Voici cette maison bleue sous la neige, et l’on aperçoit une partie de ce fameux potager et verger. J’ai trouvé cette image sur le net sous le titre d’un château en hiver (!), je doute que ce soit le titre donné par le peintre.
Et voici l’aspect actuel de cette même maison, à la belle saison, en avril.
Guy Rose a fait une deuxième vue de la maison bleue, depuis le chemin du Roy :
Portrait de Claude Monet par Albert André
Albert André (1869 – 1954), Portrait de Claude Monet, huile sur toile, 1922, Art Institute of Chicago
Monet, adossé à la rambarde de l’un des petits ponts de son jardin d’eau, pose pour Albert André, chargé par le musée de Chicago d’exécuter son portrait. C’est le printemps, les rosiers sont en fleurs, mais Claude est septuagénaire et se méfie de la fraîcheur : il a jeté un pull sur ses épaules.
Lors d’un séjour aux Etats-Unis en mai 1923, René Gimpel a pu admirer ce portrait. Voici les impressions qu’il note dans son journal à la date du 19 mai. Il attribue par erreur le portrait à Edouard André.
Hutchinson, le président du musée de Chicago, me disait ce matin que ce tableau avait été commandé par le musée. André en a fait deux. Monet est là comme je l’ai décrit, sauf que son visage est vraiment couleur de nénuphar. Il a exactement cette barbe qui n’a pas l’air très vraie et qui lui donne l’aspect d’un bonhomme Noël. Ses yeux regardent en angle, avec un air malin, moqueur. C’est avec cet air-là qu’aujourd’hui il défend âprement ses prix. Et pourquoi pas ?
Ce « et pourquoi pas » si détaché de la part d’un marchand de tableaux tient à ce que Gimpel n’est pas concerné par les prix de Monet : sa spécialité, ce sont les tableaux anciens. Quant à l’air moqueur, je ne trouve pas, mais lui a vu le tableau et non une reproduction. Voici le deuxième portrait exécuté vers 1922 par André, lui aussi très ressemblant. Monet est dans l’atelier des Nymphéas, devant un panneau de saule posé sur un chevalet à roulettes. Cette fois, il tient son éternelle cigarette à la main :
Albert André (1869 – 1954), Portrait de Claude Monet dans son atelier de Giverny, huile sur toile, vers 1922, collection particulière
Giverny sous la neige par Robinson
Les peintres ne se bousculaient pas encore à Giverny pendant l’hiver 1889-1890, quand l’Américain Theodore Robinson a transcrit cette image de l’église du village couverte d’un fin manteau de neige. Ami de Claude Monet, l’artiste en a subi l’influence, pour le meilleur. Dans ce paysage dénué de présence humaine, ce qui est rare chez Robinson, la touche rapide et le coloris font penser aux audaces de Monet. Robinson a pris soin de dater précisément son oeuvre, ce qui laisse entendre qu’il l’a exécutée sur le vif en une seule séance.
Et voici une autre vue de l’hiver 1889, prise pas très loin de l’église. Quelques maisons du village sont tapies à flanc de colline, tandis que les lointains violets créent une douce harmonie chromatique avec le premier plan aux tons de terre et d’herbe sèche.
Au bord de l’Epte
Pendant son séjour à Giverny à l’été 1887, à l’aube de la colonie impressionniste, Bruce n’a pas manqué de représenter ce qui allait devenir l’un des poncifs de Giverny : le bord de l’Epte.
Cette vue aux couleurs acides et à la touche rapide est d’une rare modernité. En raison du mur à droite, je pense qu’il s’agit du bras le plus petit de la rivière, le Ru, qui ne traversait pas encore le jardin d’eau de Monet.
Sur ce deuxième tableau, de facture plus classique, ce petit ressaut de la rivière m’intrigue. Je ne vois pas où il peut être, et si longtemps plus tard, il a bien pu disparaître. On dirait une construction de main d’homme pour créer une petite retenue d’eau en amont. Les pierres en pente pourraient bien servir à des lavandières. Mais que font les deux faitouts disposés à côté ?
Au fond, on aperçoit quelques vaches gardées par leur bergère, qui tourne le dos à un homme près d’elle. Un familier sans doute, car sa présence n’a pas l’air d’émouvoir le chien.
Sur le plan stylistique, l’oeil de Bruce a capté avec justesse les couleurs du plein air et les jeux de la lumière à la surface de l’eau.
Le Clos Morin vu d’en haut
Pour réaliser cette vue panoramique du clos Morin, Bruce a dû monter très haut au-dessus de la ferme de la Côte, au niveau du banc du belvédère. Les gerbiers au milieu de la composition se trouvent à l’emplacement de l’actuel parking du Verger. C’est là que Monet viendra peindre ses fameuses Meules, trois ans plus tard. A gauche, on en devine deux autres chez un des voisins. Certains agriculteurs préféraient rapporter le blé chez eux et dresser les meules près de leur maison.
Cette vue nous montre la longue rangée d’arbres qui bordait le ru et le chemin du Roy, beaucoup plus nombreux que vingt ans plus tard, quand nous en parviennent les premiers témoignages photographiques. Bruce est assez haut pour décrire une seconde rangée d’arbres par derrière, plus petits et ronds, peut-être des pommiers ? Une troisième rangée d’arbres variés marque le cours de l’Epte. C’est le bras du milieu après la division de la rivière en trois branches à l’approche de son confluent avec la Seine. Au fond, on devine la carrière déjà aperçue chez Bruce et Butler et l’inflexion du coteau si marquée dans la scène de vignes.
A l’extrême droite des peupliers apparaît le moulin des Chennevières tel que représenté par Theodore Robinson, pas encore agrandi d’une tour.
La reproduction de l’oeuvre est trop peu précise pour oser une étude du tableau, mais on note tout de même le fort contraste coloré entre le premier plan lumineux et les lointains plus sombres, ainsi que le vide relatif du centre de la composition. Faut-il y voir une influence du japonisme ?
Bruce sur la colline
Bruce s’est montré très productif pendant son séjour à Giverny à l’été 1887. Le revoici dans la prairie dominant la maison de Monet, déjà vue dans la scène de pluie, à l’époque des foins. L’herbe au premier plan n’a pas encore été coupée et se colore de fleurs bleues et blanches, tandis que dans la parcelle voisine, la charrette est prête à rejoindre le fenil. A l’extrême droite se devine l’église de Giverny.
Bruce a fait deux dessins à l’encre représentant presque le même point de vue. Cette fois, deux personnages animent le premier plan : des fillettes assises dans l’herbe nous tournent le dos. Elles sont accompagnées d’un chien noir semblable à celui de Pluie à Giverny.
Le second dessin est daté d’août 1887. La maison de Monet est tout à gauche. On remarque les deux fenêtres des chambres d’Alice et de Blanche. Le toit d’un petit bâtiment est ébauché dans la continuité de la maison. C’est la première fois que je découvre une représentation de cette aile comprenant un « grand bûcher, petit hangar et cabinet d’aisance » selon la description de l’acte de vente établi trois ans plus tard. On voit que Louis Singeot avait fait aligner le corps de ferme et les dépendances le long de la route et non en U autour d’une cour. Quand Monet va agrandir sa maison, il va conserver la même disposition.
Une vue de Giverny de Bruce
On imagine Bruce, chargé de son matériel de peinture, grimpant haut dans la colline qui domine Giverny jusqu’à atteindre ce magnifique panorama. La vue est prise plus à l’ouest que Pluie à Giverny. Les peupliers le long de la route, qui se devinaient sur la droite sont maintenant légèrement à gauche.
C’est la fin de l’après-midi, les ombres s’allongent, mettant en lumière une échancrure dans le coteau au-dessus de Jeufosse, du côté de Notre-Dame-de-la-Mer. La carrière qui se voyait dans Vallée de la Seine, Giverny de Theodore Butler est juste au pied de ce vallon.
La vigne au premier plan est éclaboussée de soleil. Elle masque un champ rougi de coquelicots, peut-être celui déjà croisé dans Paysage aux coquelicots. Pas de paysans au travail cette fois-ci, mais la présence humaine se devine dans ces cultures si bien entretenues qui se déploient en éventail coloré, ces cheminées qui fument, peut-être pour préparer le repas du soir, et des détails trop infimes pour qu’on puisse en être sûr : y a-t-il quelqu’un qui marche sur la route ? Ce point blanc dans le champ labouré, qu’est-ce que c’est ?
Et voici que des mouettes s’envolent dans l’air du soir, guidant notre regard vers le haut du tableau.
Les coquelicots de Bruce
Voici l’un des chefs-d’oeuvre de Bruce, peint à peu près à la même époque que Pluie à Giverny pendant son séjour dans le village en 1887. Le tableau est réputé appartenir à l’Art Gallery of Ontario, mais je ne le trouve pas dans les collections. A-t-il été déplacé, ou cédé ?
Je ne sais ce qui me fascine le plus de la force du coloris ou de l’audace de la composition. L’oeil est happé par ce rouge intense, mis en valeur par le jaune paille du champ fauché et le vert du premier plan, complémentaire du rouge. Les couleurs se mêlent l’une à l’autre grâce à l’incursion de fleurs parmi la verdure, comme si ce rouge sang s’égouttait.
En haut de la toile, un homme et une femme sont en train de bâtir une meule. A sa forme, elle est en foin. On sent que le travail est difficile dans la pente. Plus haut, juste sous le cadre, quelques piquets marquent peut-être un chemin, ou une vigne comme il en existait plusieurs hectares sur la commune, dans les parties bien exposées.
Ce n’est qu’après avoir exploré tous ces détails que mon regard a remarqué le personnage dissimulé derrière un rameau au premier plan à gauche, qui a achevé de m’époustoufler. On pense aux figures de Bonnard, poussées au bord de la composition, fondues dans le décor… Je vois un homme penché, peut-être en train de manier une faux. Est-il blond ou porte-t-il un chapeau de paille ?
Le talent impressionniste de Bruce éclate dans cette oeuvre saisissante. Le Canadien avait-il vu les Coquelicots de Monet, peints en 1873 à Argenteuil, ou l’une de ses nombreuses toiles ultérieures mettant des coquelicots en scène ? Quoi qu’il en soit, Bruce se détache de ces éventuelles sources d’inspiration par son usage personnel de la couleur et sa façon d’intégrer les personnages dans le paysage, pour créer une scène saisissante.
Pluie à Giverny
Blair Bruce (1859-1906) est un peintre canadien natif d’Hamilton, près de Toronto et des chutes du Niagara. Il fait partie des tout premiers artistes de la colonie de Giverny, où il est venu séjourner après avoir vécu dans les villages de Barbizon et de Grèz-sur-Loing.
Il s’est mis à pleuvoir, une paysanne et son chien se hâtent de rentrer, sous l’averse. Comme souvent dans les tableaux qui dépeignent la campagne, l’anecdote est mince, mais elle a été observée sur le vif. L’intérêt est dans le rendu atmosphérique très juste, les tons exacts, et ce sentiment de dévers que l’artiste arrive à nous faire sentir. Au fond, on note l’énorme panache de fumée du train, qui circule de Vernon vers Gisors.
Où se passe cette scène ? En raison de la rangée de peupliers à gauche qu’on voit sur de nombreuses photos et peintures contemporaines du tableau, en observant la disposition des bâtiments, leur hauteur respective, je pense que la vue est prise juste au-dessus de la maison de Monet, qui figure tout à gauche de la toile. En 1887, Monet n’a pas encore fait agrandir sa demeure. La voici dans sa taille initiale bien modeste, avec néanmoins un toit d’ardoises qui la distingue.
Monet par Carolus-Duran
Monet a 26 ou 27 ans quand il pose pour son ami, qui va lui dédicacer et lui donner le tableau. Carolus-Duran est à peine plus âgé : 30 ans. Il deviendra bientôt un artiste très recherché pour ses portraits mondains, et sera le maître de John Singer Sargent, appelé lui aussi à une carrière remarquable dans ce genre.
Cette belle étude, que Claude Monet et son fils Michel ont conservée toute leur vie, est tout en spontanéité. Monet fixe le peintre avec attention, et nous par la même occasion. Pas d’air rêveur, si fréquent dans les portraits. Il est présent tandis qu’il se prête à l’exercice de poser. Il se laisse désormais pousser la barbe, curieusement d’une autre couleur, plus marron, que les cheveux.
On peut observer toute la distance stylistique qui sépare ce portrait rapidement enlevé, que les deux amis considéraient sans doute comme un exercice, et le tableau très abouti de Carolus-Duran, La Dame au gant du musée d’Orsay, pour lequel son épouse Pauline a servi de modèle. Pauline était artiste elle-même, pastelliste et miniaturiste. Elle a réalisé un très beau portrait d’Alice Hoschedé, que je préfère à celui fait par son mari et dédicacé « Carolus-Duran à son ami E. Hoschedé ».
La date en est incertaine, entre 1872 et 1878, mais comme Alice semble être en deuil là aussi, pourquoi ne serait-ce pas la même année que sa miniature par Pauline, 1875 ? On remarque au passage qu’elle porte des fleurs au chapeau, au corsage et en bouquet, selon la mode de l’époque. Et qu’elle a l’ait complètement ailleurs. A quoi, à qui peut-elle bien penser ?
Elle ne va pas poser beaucoup pour Monet, et il s’arrange toujours pour qu’on ne la reconnaisse pas. La raison en est assez évidente : elle ne tient pas à afficher sa liaison extra-conjugale. Quand enfin, en 1892, elle épousera Monet, il sera en pleine période des séries et aura abandonné la figure.
Monet par Sargent
John Singer Sargent, Claude Monet, 1887, National Academy Museum, New York
Voici un portrait peu connu de Claude Monet, exécuté par son ami John Singer Sargent, probablement en 1887. Parmi les oeuvres, très nombreuses, du célèbre portraitiste de la haute société, ce n’est pas non plus celle qui a fait le plus de bruit. L’étude est d’une grande sobriété, dans une palette de tons réduite. Monet pose sagement, sans doute à la demande de Sargent qui ne lui laissera pas le portrait mais le gardera pour lui.
C’est cette toile que Sargent décide de présenter dix ans plus tard comme travail de diplôme à la National Academy of Design de New York. Il faut croire qu’il en était satisfait. C’était aussi une façon d’afficher ses liens avec le chef de fil de l’impressionnisme, rencontré à plusieurs occasions. Un autre tableau témoigne de leur amitié :
John Singer Sargent, Claude Monet peignant à l’orée d’un bois, 1885, Tate Gallery, Londres
Cette fois l’influence de Monet est nette : scène de plein air, rapidité de la touche, couleurs claires, c’est une toile impressionniste qui représente précisément un impressionniste au travail, dans une sorte de mise en abîme. Selon le musée des impressionnismes, qui a exposé le tableau en 2014, Monet travaille à Prairie aux meules de foin près de Giverny, l’un des premiers tableaux de la série des Meules. Monet n’est installé que depuis deux ans à Giverny, où il est encore le seul peintre. Cette tranquillité ne durera pas… A côté de lui, une femme en robe blanche, Alice sans doute, est assise dans l’herbe, peut-être en train de lire.
La route enneigée
C’est à peine si les lieux ont changé. La route est maintenant bitumée et bordée de poteaux, la végétation un peu plus fournie, mais les petits murets au-dessus du fossé sont toujours là, de même que le chemin qui escalade le coteau.
Voici la lumineuse transcription de ce paysage hivernal faite par Claude Monet en 1886. Le peintre a franchi le pont sur l’Epte et s’est avancé en direction de Limetz avant de se retourner vers les collines de Giverny. Au centre, on aperçoit le moulin de Cossy, et à droite les peupliers du marais communal.
A Barbizon
« Honneur aux héros de 1914-1918, dignes fils des Gaulois » explique la plaque apposée sous le buste de ce valeureux moustachu au casque ailé, les épaules drapées dans une dépouille de lion. Le village de Barbizon, célèbre rendez-vous des peintres près de la forêt de Fontainebleau, a fait preuve d’originalité dans le choix de son monument aux morts. Pas de représentation de poilu, de famille éplorée, de Victoire distribuant les couronnes de lauriers, mais un ancêtre farouche. C’était avant Astérix. Plus d’un siècle a passé, et l’on peut mesurer, en contemplant ce monument, le changement qui s’est opéré dans les mentalités et dans la façon d’appréhender l’histoire.
Abutilon
Certaines fleurs nous émeuvent plus que d’autres sans que nous sachions forcément expliquer pourquoi. C’est le cas de la lanterne chinoise, que je présente souvent aux visiteurs de Giverny. Elle fait partie des résistantes de la dernière heure, encore épanouies à la Toussaint. La voici dans sa version rouge, aux pétales délicatement contournés en forme d’accolades. Ils sont parcourus de nervures en relief faisant penser à des veines.
Les clochettes de la lanterne chinoise se nichent sous de larges feuilles, si bien qu’il faut prêter attention pour les découvrir. L’abutilon manifeste beaucoup plus de discrétion qu’une fleur comme la tulipe, par exemple. Le jardinier tenté d’en planter a intérêt à en apprécier aussi le feuillage. Claude Monet en cultivait une variété panachée assez proche de celle-ci et l’aimait assez pour en faire un bouquet, et même un tableau.
A quoi tient la grâce de cette fleur ? A la découpe pointue des sépales, à l’arrondi du calice ? Au pistil dissimulé, en forme de ballant de cloche ?
Ou encore à la courbe élégante de la tige, à ses couleurs inattendues ? A sa ressemblance avec un vêtement, une jupe ? Chaque variété a sa personnalité.
Un dernier tour à Giverny – 3
Le cléome fait partie de ces plantes qui ne se lassent pas de fleurir. Dans la grisaille de novembre, il multiplie les pétales comme si c’était le coeur du printemps, sans donner le moindre signe de fatigue.
Que restait-il en fleur dans le jardin d’eau de Monet à la veille de sa fermeture ? Les impatiences toujours fidèles au poste, imitées par les bégonias.
Rien n’arrête la danse des fuchsias.
Les touffes de cupheas restent couvertes de fleurettes allongées, souvent orange.
Au bout du bassin, les jardiniers ont planté deux Asclépias physocarpa, également nommés Gomphocarpus physocarpa ou Gomphocarpus brasiliensis. Le nom vernaculaire de cette plante prête à confusion : arbre à ballons est facile à retenir, mais ce n’est pas un arbre, et le titre de fleur ballon est déjà attribué au platycodon. On trouve aussi faux cotonnier et d’autres noms plus ou moins explicites, en français comme en anglais, dont celui de bijoux de famille. Les fruits apparaissent à hauteur des yeux, et leur étrangeté attire le regard.
Tiens ! encore un vaillant zinnia, qui s’est trompé de saison.
Un dernier tour à Giverny – 2
Le coleus est plutôt une plante de jardinière ou d’intérieur, mais pourquoi ne pas l’utiliser au jardin et profiter de ses magnifiques feuilles rouges et roses ? L’effet est saisissant près des fuchsias et des sauges rouges, rehaussés de la touche argentée d’une cinéraire. (L’identification des plantes est de mon fait. Si vous pensez que ce n’est pas ça, merci de me laisser un commentaire).
On attend toute l’année l’heure de gloire des liquidambars aux couleurs vibrantes. Voici l’un de ceux plantés au bord du bassin, qui se détache sur la masse sombre du laurier du Caucase planté par Monet. A gauche, l’érable du Japon flamboie. Les baies violettes sont celles du callicarpa, perles d’amour pour les Allemands (Liebesperlenstrauch).
Voici la même scène vue depuis le pont sur le Ru. Au fond, le cyprès chauve replanté après l’abattage du précédent, étêté par une tempête il y a une dizaine d’années, commence à être assez grand pour se faire remarquer.
Après une période sans aucun nénuphar début octobre, quelques-uns ont réapparu, roses ou blancs. La plupart peinent à s’ouvrir et restent en bouton. Pour cette fleur d’été, flotter au milieu des reflets de feuillages d’automne est une exception.
Un dernier tour à Giverny – 1
Juste avant que la maison et les jardins de Monet ne ferment leurs portes pour l’hiver, je suis allée dire au revoir au jardin d’eau.
Certains coins du jardin paraissent immuables, grâce au vert persistant des bambous ou du lierre.
Au pied du grand hêtre, de minuscules cyclamens pointent entre les racines moussues.
La lumière sourde est bien celle de la Toussaint. C’est à peine si on repère la sauge violette et noire et les hydrangéas.
Les massifs d’arbustes offrent un patchwork de feuillages aux formes et aux teintes assorties.
Les feuilles étoilées des liquidambars sont restées prisonnières des nénuphars, dont les tiges s’allongent. Au centre, des feuilles de nymphéas jeunes, plus foncées, témoignent de la vitalité de la plante, qui ne s’est pas encore mise en repos.
Un bananier à Giverny
Y a-t-il un bananier dans les jardins de Claude Monet ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, la réponse est oui ! Il n’est pas immense, il ne produit pas de bananes, mais c’est un bananier tout de même : Ensete ventricosum ‘Maurelii’, alias bananier rouge d’Abyssinie.
Il pousse des bananiers dans cette partie de la corne de l’Afrique, comme le montrent les photos d’Arthur Rimbaud. Avec son épaisse nervure rouge et ses très larges feuilles, celui-ci a surtout des visées ornementales. A Giverny, il tranche sur la végétation alentour. Comme il a besoin de soleil et d’humidité, les jardiniers l’ont planté au jardin d’eau, loin de l’ombre des bambous. De ce fait, le voilà aussi bien loin du chemin emprunté par les visiteurs. Je crois qu’ils ne sont pas nombreux à le remarquer.
Trophée de chasse
Claude Monet, Trophée de chasse, 1862, Musée Fabre, Montpellier
Claude Monet n’a que 21 ans quand il exécute ce tableau de chasse. Le contexte de l’oeuvre est mystérieux : dans quelles circonstances a-t-il eu l’occasion de peindre tous ces oiseaux, entassés sur une console en marbre, tandis que pendent au-dessus d’eux différents instruments de chasse qui ont servi à les tuer ? La corne à poudre est très semblable à celle de la Nature morte au faisan déposée au musée de Rouen.
Le but artistique est clair : montrer son habileté à représenter les plumes, la fourrure, la corne, le marbre… Et ce faisant, plaire à un éventuel amateur.
Les émotions qui nous assaillent à la vue de ce carnage d’oiseaux sont sans doute bien différentes de celles que Monet éprouvait, et qu’il espérait faire ressentir à son spectateur. Il ne voyait probablement aucun mal à la chasse, loisir communément pratiqué dans son milieu social. Peut-être même éprouvait-il un certain orgueil du gibier tué, à l’image du jeune Pagnol fier de son père abattant deux bartavelles. C’est cette même « gloire » du fin tireur qui pouvait susciter l’achat d’un tel tableau mémorisant une chasse fructueuse.
Pour ma part, il me rend si triste que je ne pourrais pas supporter de le voir accroché au mur. Heureusement, il y a le chien.
Ce chien de chasse attiré par l’odeur du gibier, la truffe en éveil, a dû lui aussi participer à la chasse. On ne voit que sa tête, qui anime le bas de la composition de toute sa vie. Nez à bec avec la bécasse, impossible de savoir ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Mais son attitude d’intérêt intense sollicite, par mimétisme, le nôtre. Monet espère que son tableau retiendra l’attention à l’égal de celle du chien.
Jardin en fleurs à Sainte-Adresse
29 octobre 2024 / Un commentaire sur Jardin en fleurs à Sainte-Adresse
Claude Monet, Jardin en fleurs à Sainte-Adresse, vers 1866, musée Fabre, Montpellier
Le musée Fabre de Montpellier présente un troisième tableau de Claude Monet, en plus de son Portrait de Bazille et de sa nature morte Trophée de chasse. Il s’agit cette fois d’un paysage, le jardin de la tante de Monet, Jeanne Lecadre. Celle-ci possédait une maison de campagne à Sainte-Adresse.
La ville de Sainte-Adresse est voisine de celle du Havre où habitait la famille. Il était courant à l’époque que les maisons de campagne se trouvent très près du domicile urbain de leur propriétaire. Les faubourgs d’alors n’étaient pas aussi étendus que nos banlieues d’aujourd’hui, les transports moins rapides, et si l’on voulait profiter de sa maison dans la verdure il était préférable qu’elle ne soit pas trop loin.
Monet a 25 ans quand il représente ce coin de jardin éclatant sous la lumière d’été. Les rosiers tiges sont en fleurs, tout comme les géraniums plantés à leurs pieds. Les couleurs des roses et des pélargoniums se répondent et font vibrer tous les verts autour. Le jeune peintre a porté toute son attention sur le contraste entre l’ombre et la lumière. Sous le grand tilleul, les ton se font sombres. Le spectateur peut ressentir la fraîcheur qui règne sous l’arbre, par comparaison avec le massif de fleurs, très ensoleillé. Monet s’adonne à la joie de peindre, et rien ne laisse deviner, dans ce tableau rayonnant, les soucis familiaux auxquels il est confronté.
A l’arrière, la maison se devine, avec ses lignes régulières. Les volets sont peints en vert. Est-ce là que Claude a trouvé l’inspiration pour la couleur de ses volets de Giverny, gris à l’origine, qu’il a voulu repeindre en vert ? Il est probable en tout cas que c’est dans le jardin des Lecadre à Sainte-Adresse qu’il a puisé le modèle de ses massifs de rosiers et de géraniums qui ornent l’espace devant sa maison de Giverny.