A Barbizon – 2

A Barbizon, octobre 2022 Interprétation en mosaïque de White horse de John Constable.

Le village de Barbizon, tant célébré par les peintres du XIXe siècle, a opté pour une élégante façon de leur rendre hommage : une interprétation en mosaïque de vingt oeuvres parmi les plus emblématiques, visibles au hasard d’une promenade dans les rues.

Voici Lisière de forêt de Félix Ziem, apposée sur la maison où le peintre a vécu. La mosaïque a été réalisée par Nathalie Grangé.

Un peu comme à Giverny ou à Montmartre, il se dégage une impression de bohème et de XIXe siècle grâce au bâti préservé. Le souvenir des artistes est toujours présent.

Les belles Glaneuses de Jean-François Millet sont magnifiquement rendues par Nathalie Grangé. Il faut chercher un peu pour trouver le nom des trois mosaïstes qui ont travaillé : Arnaud Péreira, Cécile Barbara et Nathalie Grangé.

A Barbizon

« Honneur aux héros de 1914-1918, dignes fils des Gaulois » explique la plaque apposée sous le buste de ce valeureux moustachu au casque ailé, les épaules drapées dans une dépouille de lion. Le village de Barbizon, célèbre rendez-vous des peintres près de la forêt de Fontainebleau, a fait preuve d’originalité dans le choix de son monument aux morts. Pas de représentation de poilu, de famille éplorée, de Victoire distribuant les couronnes de lauriers, mais un ancêtre farouche. C’était avant Astérix. Plus d’un siècle a passé, et l’on peut mesurer, en contemplant ce monument, le changement qui s’est opéré dans les mentalités et dans la façon d’appréhender l’histoire.

Abutilon

Certaines fleurs nous émeuvent plus que d’autres sans que nous sachions forcément expliquer pourquoi. C’est le cas de la lanterne chinoise, que je présente souvent aux visiteurs de Giverny. Elle fait partie des résistantes de la dernière heure, encore épanouies à la Toussaint. La voici dans sa version rouge, aux pétales délicatement contournés en forme d’accolades. Ils sont parcourus de nervures en relief faisant penser à des veines.

Les clochettes de la lanterne chinoise se nichent sous de larges feuilles, si bien qu’il faut prêter attention pour les découvrir. L’abutilon manifeste beaucoup plus de discrétion qu’une fleur comme la tulipe, par exemple. Le jardinier tenté d’en planter a intérêt à en apprécier aussi le feuillage. Claude Monet en cultivait une variété panachée assez proche de celle-ci et l’aimait assez pour en faire un bouquet, et même un tableau.

A quoi tient la grâce de cette fleur ? A la découpe pointue des sépales, à l’arrondi du calice ? Au pistil dissimulé, en forme de ballant de cloche ?

Ou encore à la courbe élégante de la tige, à ses couleurs inattendues ? A sa ressemblance avec un vêtement, une jupe ? Chaque variété a sa personnalité.

Un dernier tour à Giverny – 3

Le cléome fait partie de ces plantes qui ne se lassent pas de fleurir. Dans la grisaille de novembre, il multiplie les pétales comme si c’était le coeur du printemps, sans donner le moindre signe de fatigue.

Que restait-il en fleur dans le jardin d’eau de Monet à la veille de sa fermeture ? Les impatiences toujours fidèles au poste, imitées par les bégonias.

Rien n’arrête la danse des fuchsias.

Les touffes de cupheas restent couvertes de fleurettes allongées, souvent orange.

Au bout du bassin, les jardiniers ont planté deux Asclépias physocarpa, également nommés Gomphocarpus physocarpa ou Gomphocarpus brasiliensis. Le nom vernaculaire de cette plante prête à confusion : arbre à ballons est facile à retenir, mais ce n’est pas un arbre, et le titre de fleur ballon est déjà attribué au platycodon. On trouve aussi faux cotonnier et d’autres noms plus ou moins explicites, en français comme en anglais, dont celui de bijoux de famille. Les fruits apparaissent à hauteur des yeux, et leur étrangeté attire le regard.

Tiens ! encore un vaillant zinnia, qui s’est trompé de saison.

Un dernier tour à Giverny – 2

Le coleus est plutôt une plante de jardinière ou d’intérieur, mais pourquoi ne pas l’utiliser au jardin et profiter de ses magnifiques feuilles rouges et roses ? L’effet est saisissant près des fuchsias et des sauges rouges, rehaussés de la touche argentée d’une cinéraire. (L’identification des plantes est de mon fait. Si vous pensez que ce n’est pas ça, merci de me laisser un commentaire).

On attend toute l’année l’heure de gloire des liquidambars aux couleurs vibrantes. Voici l’un de ceux plantés au bord du bassin, qui se détache sur la masse sombre du laurier du Caucase planté par Monet. A gauche, l’érable du Japon flamboie. Les baies violettes sont celles du callicarpa, perles d’amour pour les Allemands (Liebesperlenstrauch).

Voici la même scène vue depuis le pont sur le Ru. Au fond, le cyprès chauve replanté après l’abattage du précédent, étêté par une tempête il y a une dizaine d’années, commence à être assez grand pour se faire remarquer.

Après une période sans aucun nénuphar début octobre, quelques-uns ont réapparu, roses ou blancs. La plupart peinent à s’ouvrir et restent en bouton. Pour cette fleur d’été, flotter au milieu des reflets de feuillages d’automne est une exception.

Un dernier tour à Giverny – 1

Juste avant que la maison et les jardins de Monet ne ferment leurs portes pour l’hiver, je suis allée dire au revoir au jardin d’eau.

Certains coins du jardin paraissent immuables, grâce au vert persistant des bambous ou du lierre.

Au pied du grand hêtre, de minuscules cyclamens pointent entre les racines moussues.

La lumière sourde est bien celle de la Toussaint. C’est à peine si on repère la sauge violette et noire et les hydrangéas.

Les massifs d’arbustes offrent un patchwork de feuillages aux formes et aux teintes assorties.

Les feuilles étoilées des liquidambars sont restées prisonnières des nénuphars, dont les tiges s’allongent. Au centre, des feuilles de nymphéas jeunes, plus foncées, témoignent de la vitalité de la plante, qui ne s’est pas encore mise en repos.

Un bananier à Giverny

Y a-t-il un bananier dans les jardins de Claude Monet ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, la réponse est oui ! Il n’est pas immense, il ne produit pas de bananes, mais c’est un bananier tout de même : Ensete ventricosum ‘Maurelii’, alias bananier rouge d’Abyssinie.

Il pousse des bananiers dans cette partie de la corne de l’Afrique, comme le montrent les photos d’Arthur Rimbaud. Avec son épaisse nervure rouge et ses très larges feuilles, celui-ci a surtout des visées ornementales. A Giverny, il tranche sur la végétation alentour. Comme il a besoin de soleil et d’humidité, les jardiniers l’ont planté au jardin d’eau, loin de l’ombre des bambous. De ce fait, le voilà aussi bien loin du chemin emprunté par les visiteurs. Je crois qu’ils ne sont pas nombreux à le remarquer.

Jardin en fleurs à Sainte-Adresse

Claude Monet, Jardin en fleurs à Sainte-Adresse, vers 1866, musée Fabre, Montpellier

Le musée Fabre de Montpellier présente un troisième tableau de Claude Monet, en plus de son Portrait de Bazille et de sa nature morte Trophée de chasse. Il s’agit cette fois d’un paysage, le jardin de la tante de Monet, Jeanne Lecadre. Celle-ci possédait une maison de campagne à Sainte-Adresse.

La ville de Sainte-Adresse est voisine de celle du Havre où habitait la famille. Il était courant à l’époque que les maisons de campagne se trouvent très près du domicile urbain de leur propriétaire. Les faubourgs d’alors n’étaient pas aussi étendus que nos banlieues d’aujourd’hui, les transports moins rapides, et si l’on voulait profiter de sa maison dans la verdure il était préférable qu’elle ne soit pas trop loin.

Monet a 25 ans quand il représente ce coin de jardin éclatant sous la lumière d’été. Les rosiers tiges sont en fleurs, tout comme les géraniums plantés à leurs pieds. Les couleurs des roses et des pélargoniums se répondent et font vibrer tous les verts autour. Le jeune peintre a porté toute son attention sur le contraste entre l’ombre et la lumière. Sous le grand tilleul, les ton se font sombres. Le spectateur peut ressentir la fraîcheur qui règne sous l’arbre, par comparaison avec le massif de fleurs, très ensoleillé. Monet s’adonne à la joie de peindre, et rien ne laisse deviner, dans ce tableau rayonnant, les soucis familiaux auxquels il est confronté.

A l’arrière, la maison se devine, avec ses lignes régulières. Les volets sont peints en vert. Est-ce là que Claude a trouvé l’inspiration pour la couleur de ses volets de Giverny, gris à l’origine, qu’il a voulu repeindre en vert ? Il est probable en tout cas que c’est dans le jardin des Lecadre à Sainte-Adresse qu’il a puisé le modèle de ses massifs de rosiers et de géraniums qui ornent l’espace devant sa maison de Giverny.

Trophée de chasse

Claude Monet, Trophée de chasse, 1862, Musée Fabre, Montpellier

Claude Monet n’a que 21 ans quand il exécute ce tableau de chasse. Le contexte de l’oeuvre est mystérieux : dans quelles circonstances a-t-il eu l’occasion de peindre tous ces oiseaux, entassés sur une console en marbre, tandis que pendent au-dessus d’eux différents instruments de chasse qui ont servi à les tuer ? La corne à poudre est très semblable à celle de la Nature morte au faisan déposée au musée de Rouen.

Le but artistique est clair : montrer son habileté à représenter les plumes, la fourrure, la corne, le marbre… Et ce faisant, plaire à un éventuel amateur.

Les émotions qui nous assaillent à la vue de ce carnage d’oiseaux sont sans doute bien différentes de celles que Monet éprouvait, et qu’il espérait faire ressentir à son spectateur. Il ne voyait probablement aucun mal à la chasse, loisir communément pratiqué dans son milieu social. Peut-être même éprouvait-il un certain orgueil du gibier tué, à l’image du jeune Pagnol fier de son père abattant deux bartavelles. C’est cette même « gloire » du fin tireur qui pouvait susciter l’achat d’un tel tableau mémorisant une chasse fructueuse.

Pour ma part, il me rend si triste que je ne pourrais pas supporter de le voir accroché au mur. Heureusement, il y a le chien.

Ce chien de chasse attiré par l’odeur du gibier, la truffe en éveil, a dû lui aussi participer à la chasse. On ne voit que sa tête, qui anime le bas de la composition de toute sa vie. Nez à bec avec la bécasse, impossible de savoir ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Mais son attitude d’intérêt intense sollicite, par mimétisme, le nôtre. Monet espère que son tableau retiendra l’attention à l’égal de celle du chien.

Portrait de Bazille

Claude Monet, Portrait de Frédéric Bazille, 1864, musée Fabre, Montpellier

Ce petit portrait à l’huile sur un panneau de bois a longtemps été attribué à Bazille, dont il aurait été l’autoportrait. On le croyait exécuté dans le mas viticole de la famille, à Saint-Sauveur, près de Montpellier. Selon le cartel du musée Fabre, des recherches récentes le donnent maintenant à Claude Monet et le datent de 1864. En juin de cette année-là, Monet et Bazille séjournent ensemble à Honfleur à la ferme Saint-Siméon.

Bazille y a été entrainé par Monet, et se montre ébloui par les paysages normands. Le 1er juin, il écrit à sa mère :

« Le bateau à vapeur nous a amenés à Honfleur par la Seine dont les bords sont fort beaux. Dès notre arrivée à Honfleur, nous avons cherché nos motifs de paysages. Ils ont été faciles à trouver car le pays est le paradis. On ne peut voir de plus grasses prairies avec de plus beaux arbres. Il y a partout des vaches et des chevaux en liberté… La mer, ou plutôt la Seine excessivement élargie, donne un horizon délicieux à ces flots de verdure. Nous logeons à Honfleur même chez un boulanger qui nous a loué deux petites chambres. Nous mangeons à la ferme de Saint-Siméon, située sur la falaise un peu au-dessous d’Honfleur. C’est là que nous travaillons et que nous passons nos journées ».

Il est vrai que les couleurs du paysage aperçu par la fenêtre sont celles de la Normandie plus que du Languedoc. Au-dessus de Bazille, les coups de pinceaux laissent transparaître la couleur d’apprêt, évoquant le soleil qui perce à travers les nuages. La tête un peu inclinée, Bazille est peut-être en train de lire, ou de rêver.

Reste que le panneau de bois n’est pas un support habituel chez Monet. Mais dans le milieu artistique qui était celui de Honfleur au XIXe siècle, tous les scénarios sont possibles, et Monet a fort bien pu se laisser tenter par le don d’un panneau.

Le catalogue raisonné de Bazille, accompagné d’une biographie, est consultable en ligne. On y trouve une intéressante notice sur cette oeuvre.

Monet au bassin

Monet, âgé, s’appuie contre le tronc d’un arbre le temps d’une photo au bord de son bassin aux nymphéas. C’est l’été, l’étang fleurit. Mais sur les berges, le gazon règne en maître. L’arbre se voit sur de nombreuses photos. Cela pourrait être un frêne déjà là avant l’achat par Monet de la parcelle. En dessinant son bassin, Monet a pris soin de conserver le grand arbre.

Monet porte un pardessus, sans doute contraint à le mettre par Blanche, sa belle-fille, qui a toujours peur qu’il prenne froid. On la voit sur une autre photo, à une autre occasion, trimballant un épais manteau que Monet a refusé. Il n’est pas si tôt que ça, le soleil éclaire le peintre de face : fin de matinée ou début d’après-midi.

Sous le chapeau, à la lisière de son ombre, les petits yeux fatigués par le temps se devinent derrière les lunettes portées dans les dernières années. La main droite, refermée, tient sans doute une cigarette. Monet ne sourit pas : on ne souriait pas sur les photos, il y a cent ans.

Les Monet à télécharger

Claude Monet, Bras de Seine près de Giverny, 1897, Art Institute of Chicago

Les oeuvres de Claude Monet sont depuis longtemps dans le domaine public, puisqu’il est mort en 1926. On peut donc, en théorie, faire l’usage que l’on veut des reproductions de ses tableaux, sans acquitter de droits d’auteur. La difficulté est plutôt de disposer d’une bonne image de la toile convoitée. La législation de certains pays, comme la France, conserve des droits au photographe de l’oeuvre. Pour une image gratuite, il faut, dans ce cas, aller dans le musée faire soi-même sa photo.

Aux Etats-Unis, la photographie d’oeuvres en deux dimensions n’est pas protégée. Les musées ont maintenant pour la plupart digitalisé leurs collections, mais leur politique de mise à disposition des images peut varier du tout au tout. Certains gardent jalousement leur trésor numérique et font payer les images, tandis que d’autres les mettent généreusement à disposition de tout le monde en téléchargement gratuit. C’est une politique de communication à long terme, puisque les oeuvres qu’ils possèdent vont se trouver reproduites partout, le nom de l’institution y étant associé. La notoriété de ces musées s’en trouvera accrue… sans un centime de publicité.

Voici, sans engagement de ma part, naturellement, un début de liste des institutions qui me paraissent pratiquer le CC0 (Creative Common zéro, c’est-à-dire la liberté totale). Je ne me suis intéressée qu’à Monet. Si vous découvrez d’autres musées mettant les images digitales de leurs oeuvres à disposition en grand format pour le public, merci d’avance pour l’info.

Art institute of Chicago : beaucoup de caricatures et 35 tableaux

The Clark Art Institute : 8 tableaux et 3 dessins

Cleveland Museum of Art : 5 tableaux et le buste de Paulin

Dallas Museum of Art : 8 tableaux

Getty Museum : 4 tableaux

National Gallery of Art Washington : 27 tableaux, 1 pastel et 1 dessin

Yale University Art Gallery : 4 tableaux

Barnes Foundation, Philadelphia : 4 tableaux

Brooklyn Museum : 3 tableaux

Los Angeles County Museum of Art (Lacma) : 4 tableaux

Minneapolis Institute of Art : 3 tableaux + 1 en moyenne résolution

Museo Nacional de Buenos Aires : 2 tableaux

National Museum de Norvège : 3 tableaux

Philadelphia Museum of Art : 23 tableaux

Saint Louis Art Museum : 2 tableaux

Staedel Museum Francfort : 2 tableaux et un pastel

The Walters Art Museum, Baltimore : 2 tableaux

L’humour, dans quel sens ?

Château de La Roche-Guyon, vue sur le potager et la Seine depuis la terrasse médiévale.

Hier, l’un des voyageurs que je guidais au château de la Roche-Guyon m’a surprise en venant me dire après la visite qu’il avait adoré la façon dont je mêlais l’histoire et l’humour anglais. Je n’ai pas osé lui demander ce qui l’avait amusé. A la Roche-Guyon, on évoque une multitude de sujets dont certains sont on ne peut plus graves, comme la question juive ou le mur de l’Atlantique, les bombardements inutiles ou l’attentat raté contre Hitler, le suicide forcé de Rommel, etc. On balaie les siècles depuis la christianisation (3e siècle) jusqu’au Moyen Âge, au siècle des Lumières, à la Révolution et enfin la Seconde Guerre mondiale. Tout cela en 1h30 et en anglais. Je suis loin d’être calée comme les guides du château, incollables sur les péripéties de la guerre de Cent ans ou la généalogie ducale. Mais j’aime bien faire de temps en temps cette visite tranquille, qui me change de Giverny.

Faire rire son groupe, c’est le rêve de tout guide, parce que le groupe, quand il rit de bon coeur, émet une énergie positive qui fait du bien. Le rire est déclenché par mille ressorts souvent liés à un décalage, comme l’antiphrase, l’anachronisme, la projection de pensées humaines sur des animaux, la chute d’une histoire, etc, etc, etc. Souvent la drôlerie est dans le ton bien plus que dans ce qui est dit. Un ton ingénu, par exemple, peut être hilarant.

Mais c’est un métier de faire rire, qui demande du travail et du talent. Le rire ne fait pas nécessairement partie du contrat implicite qui lie le guide et ses clients. Nous nous engageons à apporter un éclairage, des explications, des informations, et, parce que nous sommes passionnés, nous leur faisons vivre des émotions variées. Mes registres préférés sont l’empathie pour les personnes qui nous ont précédés sur la terre, et l’émerveillement devant la beauté. Il y en a beaucoup d’autres.

Le village de La Roche-Guyon

Je ne savais pas que je pratiquais l’humour anglais. L’idée que je m’en fais est celle d’un humour pince-sans-rire, où la drôlerie vient du ton neutre adopté. C’est l’auditeur qui décrypte ce qui, dans le discours, est à prendre au deuxième degré. Ma surprise passée, j’ai repensé à notre visite du matin et j’ai essayé de deviner ce que mon client avait bien pu trouver de drôle. Je crois que cela ne tenait pas beaucoup à moi, mais à la bonne humeur du groupe, heureux de débuter une croisière en France et de découvrir ce joli village. Je me suis souvenue les avoir entendu glousser au moment de traverser la route. Il passe une voiture toutes les cinq minutes à La Roche-Guyon. Comme à mon habitude, je venais de dire, « nous allons essayer de traverser cette rue à la circulation intense ». C’est un moyen pour qu’ils regardent en traversant, parce qu’il suffit que l’on s’engage pour qu’arrive un véhicule. Ce n’est pas destiné à une franche rigolade, mais les Américains sont bon public. Pour eux, rire à une plaisanterie, c’est montrer qu’on l’a comprise. En France, nous sommes plus réticents à pouffer.

Aperçu des casemates

J’ai aussi eu la surprise de voir mon groupe éclater de rire à propos de Rommel et de la décapitation de saint Nicaise, histoire que je trouve plus éclairante que drôle. Une troisième occurrence m’est revenue : alors que nous descendions un escalier de cave, dans les casemates, je leur ai dit de faire attention à la dernière marche : « Elle est spéciale ! » Eclats de rires derrière moi : « Qu’est-ce qu’elle a de spécial ? » « Elle est plus haute que les autres ! N’allez pas gâcher votre croisière en vous tordant la cheville dès le début ! » Re-rigolade. Quand on est de bonne humeur, on voit de l’humour partout. Si on est adepte de l’humour noir, on pouvait s’imaginer que le sous-entendu était : si vous vous tordez la cheville à la fin de la semaine, c’est moins grave, vous aurez au moins sauvé vos vacances. Loin de moi une pareille pensée. Dans l’échange d’énergie du rire, l’auditeur compte encore plus que le locuteur, peut-être.

Dans le port de Saint-Malo

Le port de Saint-Servan, limitrophe de celui de Saint-Malo, est en lien avec l’histoire de Monet car le beau-fils de Claude Monet, Jacques Hoschedé, fils de sa seconde épouse Alice, y résidait et y travaillait. Jacques était « courtier, interprète et conducteur de navires », trois casquettes qui auraient dû lui assurer une belle carrière.
Né en 1869, il a 25 ans quand Monet lui rend visite en Norvège, au début de l’année 1895. Jacques s’y perfectionne en norvégien, langue dans laquelle il se fait comprendre, selon son beau-père. C’est aussi lors de ce séjour que Jacques tombe amoureux d’Inga Jorgensen, qu’il épouse l’année suivante. Elle a sept ans de plus que lui et elle est déjà maman d’une petite fille, Anna Bergman, qui viendra passer des vacances à Giverny, ainsi qu’à Rouen chez Blanche et Jean Monet.

Plusieurs vieux gréements sont à quai dans le port de Saint-Malo, donnant une toute petite idée, plus ou moins exacte ou erronée, de ce que devait être le lieu à la fin du 19e siècle, du temps où cohabitaient la marine à voile et la marine à vapeur.

Jacques Hoschedé aurait su apprécier ces bateaux, les dater, les évaluer. En tant que courtier, je suppose qu’il devait s’occuper d’acheter des navires, d’en vendre, ou de les affréter. Il devait même savoir les piloter.

Et Monet, qui avait grandi dans le port du Havre dans un milieu lié au commerce maritime, excellait lui aussi dans l’identification des navires de toutes sortes. Il appréciait d’ailleurs, chez Boudin, « ses bateaux si bien gréés ».

Il ne fait pas de doute que Monet a donc vu d’un bon oeil Jacques s’intéresser à la marine marchande. Il est même probable qu’il ait contribué à l’achat de sa charge de courtier. Cela expliquerait sa colère en apprenant, des années plus tard, que Jacques venait de vendre cette charge. A partir de là, le peintre coupe les ponts avec l’enfant prodigue, qu’il estime être un bon garçon, mais sous mauvaise influence. Jacques s’adonnait-il au jeu ? Ou était-il seulement peu doué pour les affaires, comme son père Ernest Hoschedé ? Ses demandes d’argent ont lassé la patience de son beau-père.

Notre-Dame-de-la-Mer

A environ un quart d’heure de route de Giverny – beaucoup plus en bateau et à pied, bien entendu – la chapelle de Notre-Dame-de-la-Mer était un but d’excursion de la famille Hoschedé-Monet. Elle s’élève sur une hauteur qui domine la vallée de la Seine, dans le département des Yvelines. Sa dernière reconstruction date de 1866, c’est donc ainsi qu’elle apparaissait aux excursionnistes givernois.

Un belvédère bâti au bord du plateau permet de se hausser encore un peu plus pour admirer la vue magnifique. A gauche sur la photo, la statue de la Vierge fait face à cette étendue. Sur l’origine de cette dévotion et sur le nom du lieu, qui remontent aux incursions des Vikings au 9e siècle, le site municipal fournit d’intéressants détails. On est bien loin de la mer, mais les hordes de pillards en venaient, et le nom pourrait jouer sur l’homophonie entre mer et mère.

La carte présentée sur le site du village permet de visualiser l’immense boucle que dessine la Seine, juste en face du belvédère.

Droit devant, le petit point blanc est le donjon du château de la Roche-Guyon, à une demi-heure en voiture :

Difficile d’imaginer, au vu de cette photo, que la Seine coule au pied du château, au creux de la vallée, soixante mètres en contrebas.

A l’extrême gauche du panorama, voici l’est de Giverny. Le jardin d’eau de Monet se cache derrière les branches de l’arbre sur la gauche de la photo. La maison qui présente un alignement de fenêtres est l’hôtel de la Musardière. Les buissons envahissent les terres au-dessus du village, si soigneusement cultivées à l’époque de la colonie impressionniste.

En montant sur le belvédère, la Seine devient plus visible.

Chouette

Quelle merveilleuse émotion de se retrouver face à face avec une chouette ! Hier soir j’étais en train de lire quand j’ai entendu du bruit à la fenêtre : des coups d’ailes et des coups de becs. Je me suis approchée et j’ai vu le ventre blanc de l’oiseau et ses yeux sombres sertis dans une face blanche cernée de plumettes, en forme de coeur. L’idée de faire une photo m’a traversé l’esprit, mais elle aurait été sans intérêt, pleine de reflets. J’ai craint que l’oiseau se blesse en tapant du bec sur le carreau, j’ai tiré le rideau et la chouette s’est envolée.

C’est la première fois que cela m’arrive de ma vie. Je me souviens des sorties nature nocturnes, il y a vingt ans, où nous entendions ululer les rapaces, mais sans les voir. Pour les observer, on pouvait aller au bois des Aigles, dans le sud de l’Eure. Depuis, les volières ont fait place à un parc de loisirs. Tout passe, même la manie de dire chouette à tout bout de champ. Cela m’a fait chaud au coeur de voir qu’il en reste encore.

Septembre au jardin de fleurs

En septembre, c’est la grande allée du jardin de Monet qui est le clou du spectacle. Elle est envahie de capucines rampantes, tandis que les massifs de dahlias forment des murs de chaque côté.

Les petites allées, accessibles aux seuls jardiniers, se faufilent dans une exubérance de cosmos, cléomes, anémones du Japon, hélianthes et autres dahlias.

Dans le massif rose, les jardiniers ont joué des associations de formes : les persicaires légères se mêlent aux boules d’un rose intense des dahlias.

Sur le mur côté rue Claude Monet, les jeunes poiriers en espalier plantés à l’automne 2022 sont couverts de fruits.

Sous la caresse du soleil

A Giverny dans le jardin d’eau de Monet – 20 septembre 2024, 9h. Le soleil émerge paresseusement de la colline et vient réveiller l’étang aux nymphéas.

Les rayons qui filtrent à travers le feuillage illuminent les anémones du Japon comme des spots.

La maison de Monet est cachée dans la verdure.

Les berges débordent de fleurs, plantées avec tant de naturel qu’on les croirait arrivées là par hasard.

Derniers hydrangéas, derniers phlox au parfum entêtant. Le jeune saule a fière allure.

Une légère brume flotte encore dans l’air. C’est pour elle que Monet se levait bien avant l’aube.

René Gimpel à Giverny – 7

Claude Monet dans son troisième atelier à l’époque des Grandes Décorations, après 1914. Photo Henri Manuel

Suite de la visite de Georges Bernheim et René Gimpel à Claude Monet le 19 août 1908.
Après la découverte du premier atelier, voici celle du troisième. Les toiles décrites ne sont pas encore les Grandes Décorations du musée de l’Orangerie, qui mesurent 2m de haut et seront peintes en atelier. Mais elles en constituent les prémices. René Gimpel nous fait part de ses impressions, en fin connaisseur de l’art et amateur de peinture moderne. C’est l’étrangeté de la sensation qui domine :

Comme Bernheim m’avait parlé d’une immense et mystérieuse décoration à laquelle le peintre travaille et qu’il ne nous montrerait probablement pas, j’attaque la position et je l’emporte, et il nous conduit par les allées de son jardin jusqu’à un atelier nouvellement construit, bâti comme une église de hameau. A l’intérieur, ce n’est qu’une pièce immense avec un plafond vitré et, là, nous nous trouvons placés devant un étrange spectacle artistique : une douzaine de toiles posées par terre, en cercle, les unes à côté des autres, toutes longues d’environ deux mètres et hautes d’un mètre vingt ; un panorama fait de nénuphars, de lumière et de ciel. Dans cet infini, l’eau et le ciel n’ont ni commencement ni fin. Nous semblons assister à une des premières heures de la naissance du monde. C’est mystérieux, poétique, délicieusement irréel ; la sensation est étrange ; c’est un malaise et un plaisir se voir entouré d’eau de tous côtés sans en être touché.

Claude Monet, Nymphéas, 1905, museum of Fine Arts, Boston (détail) 90 x 100 cm

Vient ensuite un intéressant développement sur la méthode de création de ces oeuvres. Derrière le pronom impersonnel on est tenté de voir la personne de Blanche Hoschedé-Monet, mais en 1908 elle est mariée et vit près de Rouen. Est-ce Alice, alors, qui se dévoue pour le rôle d’assistante ? Monet requiert-il les services de l’un.e de ses employé.e.s ? Nous ne le saurons pas.
Selon Gimpel, ce n’est pas l’ensemble de couleurs d’un éclairage nouveau qui entraîne le changement de toile, mais une seule couleur nouvelle. On peut se figurer que Monet observe un endroit particulier et y retrouve soudain le même bleu ou le même rose que la veille. Ce ton précis commanderait alors tout l’accord chromatique du tableau. Il est néanmoins possible que Gimpel ait retranscrit imparfaitement les explications du peintre.

« Toute la journée je travaille sur ces toiles, » nous dit Monet. « On me les apporte les unes après les autres. Dans l’atmosphère, une couleur réapparaît qu’hier j’avais trouvée et esquissée sur une de ces toiles. Vite, on me passe le tableau et je cherche autant que possible à fixer définitivement cette vision, mais en général, elle disparaît aussi rapidement qu’elle a surgi pour faire place à une autre couleur déjà posée depuis plusieurs jours sur une autre étude qu’on met presque instantanément devant moi… et comme cela toute la journée !

– Je comprends, monsieur Monet, pourquoi vous n’aimez pas être interrompu, aussi en vous remerciant nous allons vous quitter.
– Venez encore voir ma salle à manger. » Il nous montre une pièce très rustique mais d’un raffinement oriental, avec juste une couche de couleur, un jaune ton sur ton, un jaune Monet, couleur de son génie le jour où il le composa, et c’est pourquoi on ne le retrouvera jamais.
Quand nous le quittons, la porte presque déjà fermée, il nous crie : « Revenez me voir au début d’octobre, les jours baissent, je prends quinze jours de repos, nous bavarderons. »

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

En lisant ces lignes, nous sommes aussi surpris que Gimpel et Bernheim ont dû l’être. Pour quelqu’un qui refuse toute visite, celle-ci paraît trop courte à Monet. Une fois lancé dans son rôle, on ne l’arrête plus. Il paraît se nourrir de l’admiration éclairée de ses visiteurs. Elle le sort de son tête à tête douloureux et exaltant avec la peinture. Il en redemande, au point de les inviter à revenir.

Au moment d’illustrer ce billet, me voilà bien embarrassée. Car j’ai beau chercher dans le catalogue raisonné de Monet, je ne trouve aucune toile de 1908 ou antérieure qui ait les dimensions estimées par René Gimpel. Elles sont toujours plus petites, souvent presque carrées, ou encore au format portrait. J’ai tendance à faire confiance à l’oeil de Gimpel pour mesurer sans mètre : en tant que marchand de tableaux, il devait avoir l’habitude. Wildenstein classe avant la Première Guerre mondiale les séries de Nymphéas, mais aucun panneau décoratif de grande ampleur. Monet aurait-il détruit tous ceux que Gimpel et Bernheim ont vus ? Ou Wildenstein a-t-il arbitrairement classé les panneaux vus par les marchands à une date plus tardive ?

La « Japonaise » et la critique

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston (détail)

En 1876, lors de la deuxième exposition impressionniste à Paris, l’accueil réservé au tableau de Claude Monet intitulé alors La Japonaise a été pour le moins contrasté. Le peintre a conservé les articles parus dans la presse et les a remis à son ami Gustave Geffroy lorsque celui-ci a entrepris d’écrire sa biographie, Claude Monet, sa vie, son oeuvre, au début des années 1920. Geffroy, pour bien faire comprendre, un demi-siècle plus tard, l’hostilité à laquelle les impressionnistes se sont heurtés à leurs débuts, a repris ces critiques dans sa biographie. Hostilité qui n’était pourtant pas unanime, comme il le souligne :

Alexandre Pothey, dans la Presse, analysait avec une fine perspicacité les envois de ces artistes indépendants, à qui l’Etat avait refusé un local, deux ans auparavant, pour exposer leurs oeuvres. Au sujet de Monet, il écrivait particulièrement :
« L’envoi de M. Claude Monet se compose d’une série de paysages pris sur nature au Petit-Gennevilliers ou aux environs d’Argenteuil ; ils se distinguent toujours par les qualités d’exécution franche, de sentiment réel et de belle lumière. Mais M. Monet a voulu prouver qu’il savait faire autre chose que du paysage. Il a attaqué une figure grande comme nature, du plus saisissant aspect. C’est une Parisienne à la figure mutine, aux cheveux blonds, vêtue d’un costume japonais d’une richesse inouïe. La robe, de molleton rouge, est couverte de broderies en soie et or avec des figures fantastiques d’un relief étonnant. Par un mouvement gracieux, la femme, qui joue avec un éventail, se retourne vers le spectateur. Le personnage s’enlève sur un fond bleu neutre et sur un tapis de nattes. Les amateurs qui recherchent la couleur solide, les empâtements résolus, trouveront un vrai régal dans ce morceau quelque peu étrange. »

Autre appréciation positive, celle d’Emile Blémont dans Le Rappel, qui a un talent d’observation certain et rebaptise avec justesse le tableau :

« Dans la seconde salle, nous trouvons l’exposition de M. Monet. Son tableau le plus important est une Jeune femme essayant une robe de théâtre japonaise. Elle est debout, l’éventail ouvert à la main et la main à la hauteur du visage, et s’en va, rieuse, jouant gaiement le rôle du costume, et retournant sa jolie figure parisienne pour jouir de l’effet de cette longue robe traînante aux bizarres ornements. Le fond de la robe est d’un ton rouge éclatant et doux, avec lequel s’accordent singulièrement l’épanouissement rieur de la carnation du visage et l’or brun à chauds reflets de la chevelure tordue. »

Le rédacteur de l’Evènement, qui signe Punch, n’a remarqué que les éventails :

« Autre toile bien remarquable : elle représente un grand Japonais (sic) tout de rouge vêtu, tenant à la main un éventail tricolore, ce qui est flatteur pour la France, et entouré d’écrans qui, par un incompréhensible miracle d’équilibre, se tiennent en suspension dans le vide. Cela est signé Claude Monet. »

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston

Le Petit Moniteur universel est mesuré dans son jugement :

« M. Manet a eu presque un homonyme parmi les exposants de la rue Le Peletier, c’est M. Claude Monet, artiste de valeur, qu’on serait désireux de voir entrer dans une voie plus sérieuse où ses rares qualités se déploieraient infailliblement. Entre autres toiles, M. Claude Monet a exposé une jeune femme blonde drapée dans des étoffes japonaise du plus étrange effet. La figure a des ombres cramoisies par trop choquantes, mais les étoffes sont très habilement et très artistement traitées. »

Le Petit Journal est laudatif :

« M. Monet a une Japonaise dont le costume éclatant est merveilleux de couleur et de ton. »

De même Armand Silvestre dans l’Opinion nationale :

 » M. Monet a envoyé une japonerie de grande dimension où se retrouvent toutes les qualités du peintre de la Robe de Camille. « 

Suivent trois articles malveillants, mais où les critiques n’ont pas détaché la Japonaise. Puis le ton est à la blague sous la plume de Louis Enault dans le Constitutionnel :

« Il serait injuste de contester à M. Claude Monet une certaine puissance de coloris dont il fait, du reste, un très regrettable emploi, car il ne semble l’employer que pour se rendre désagréable aux gens. (…) Voyez plutôt cette robe japonaise à fond rouge. Elle est en soie, j’en suis certain ; mais M. Claude Monet – à force d’habileté – est parvenu à lui donner une apparence d’étoffe laine et coton qui réjouirait le coeur d’un gars breton ou d’un paysan normand, si on voulait bien lui permettre d’en prendre un morceau pour se tailler dedans un parapluie du dimanche. Mais je ne leur conseillerais pas de s’en servir le jour où ils iraient voir leurs boeufs. On sait, en effet, que ces animaux réactionnaires n’aiment pas tous les rouges, et je m’étonnerais fort si celui de M. Claude Monet n’avait pas le privilège de les exaspérer singulièrement. »

En écrivant ceci, Louis Enault ne se rend pas compte qu’il se donne à lui même autant de jugement artistique qu’un boeuf, ridicule qu’il a bien cherché.

D’autres ont plus de sens critique, tel ce journaliste dont le nom s’est perdu :

« Le premier qui attire l’attention est M. Claude Monet. Il fait à lui seul plus de bruit que tous les autres réunis. Il est passé maître, d’ailleurs, dans l’art de la mise en scène. Sa Japonaiserie éclate, flamboie et tourne, comme un feu d’artifice, sur l’une des parois du salon d’honneur ; elle représente une magnifique robe de chambre de flanelle rouge, brochée de ramages verts. Du haut de cette robe émergent une tête et une main. La tête, détachée de la vitrine d’un coiffeur parisien, se renverse souriante, et fait des efforts impuissants pour se dégager de la partie inverse de la robe. La main agite un éventail tricolore. D’autres éventails, chargés de dessins bizarres, évoluent sur un fond bleu tout autour du motif principal. Ruggieri n’a jamais créé rien de plus éblouissant et de plus fantastique. »

(Note : la maison Ruggieri est spécialisée dans les feux d’artifices depuis 1739).

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston (détail)

Parmi toutes ces critiques, on retiendra celle d’Emile Porcheron, dans le Soleil :

La Japonaise de M. Monet paraît jongler avec une quantité d’écrans ; elle est vêtue d’une robe rouge ; et le peintre a peut-être trouvé de bon goût de la draper de telle sorte, qu’une portion du vêtement, sur laquelle est brodée une tête de guerrier, vient s’appliquer justement sur la partie du corps confiée aux soins de M. Purgon. Il est difficile d’être plus déplacé.

(Note : dans le Malade imaginaire de Molière, M. Purgon est le médecin et administre des lavements à Argan).

Pour finir, voici l’opinion de Charles Bigot, de la Revue politique et littéraire, après avoir loué les paysages de Monet :

« Je ne parle pas de certaine femme drapée bizarrement dans un costume rouge, en train de s’éventer, et encadrée dans une trentaine d’éventails japonais. C’est un coup de pistolet qu’il a voulu tirer, sans doute, et rien de plus. On ne regarde pas cette grande machine écarlate sans qu’elle fasse mal aux yeux, et le mieux est de ne pas la regarder. M. Monet s’est bien gardé de modeler le visage de la femme, car il est de ceux qui dédaignent le modelé ; il l’a même gratifiée des teintes les plus cadavéreuses. En revanche, il se trouve sur la robe une manière de monstre japonais tirant de l’épée et brodé. M. Monet s’est si bien appliqué à donner à la broderie du modelé et du relief, qu’au premier abord, on la prend pour un second personnage. Il est trop aisé d’apercevoir là le contraire cherché de ce que l’on fait d’ordinaire. »

On ne peut pas lui donner tout à fait tort. Il est probable que Monet voulait se faire remarquer et qu’il y est arrivé. La perruque blonde qui nous paraît si bizarre s’expliquerait par la volonté d’éviter la comparaison avec la Femme à la robe verte, pour laquelle Camille avait posé également. De fait, aucun des journalistes si observateurs ne l’a reconnue.
On remarque aussi que tous, y compris Monet, parlent de robe pour désigner ce kimono. Les plus fins disent nattes pour désigner le tatami. Et ils emploient le mot écran dans un sens bien différent de celui qu’il a aujourd’hui.


René Gimpel à Giverny – 6 : La Japonaise

Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston
232 x 142 cm

René Gimpel évoque plusieurs fois dans son journal la fameuse toile de Monet, dite La Japonaise. Première entrée à la date du 10 août 1918 :

Georges Bernheim me dit : Rosenberg a acheté un Monet, grandeur nature, 150 000 francs, une Japonaise, il dit que c’est une merveille.

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

Il est à nouveau question de ce tableau lors de la visite de Gimpel et Georges Bernheim à Giverny le 19 août 1918 :

– Avez-vous appris, lui demande Bernheim, que Rosenberg a acheté pour un très gros prix votre Japonaise aux éventails ?
– Il me l’a écrit. Eh bien ! il en a une saleté !
– Une saleté ? reprend Bernheim, étonné.
– Mais oui, une saleté, ce n’était qu’une fantaisie. J’avais exposé au Salon La Femme en vert qui avait obtenu un très gros succès et l’on m’avait conseillé d’en faire une sorte de pendant, et l’on m’a tenté en me montrant une robe merveilleuse dont certaines broderies d’or avaient plusieurs centimètres d’épaisseur.
Je demande au peintre s’il est sincère et il me répond : « Absolument ». Il nous en montre la photographie ; j’admire la tête et je la trouve belle. Il nous dit avec un certain orgueil d’artiste : « Regardez ces étoffes ! » Il nous apprend que c’est le portrait de sa première femme, qu’elle était brune et qu’il lui a mis ce jour-là une perruque blonde.

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

René Gimpel à Giverny – 5

Claude Monet dans son premier atelier de Giverny

Suite de la visite de Georges Bernheim et René Gimpel à Giverny le 19 août 1908. La conversation roule sur les peintres et la peinture :

« Venez dans l’atelier », nous dit-il. C’est une grande salle rectangulaire. Au mur sont accrochés une centaine de tableaux environ qui courent et s’échelonnent sur trois ou quatre rangées. Pour la plupart, ce sont des peintures peu intéressantes, assez plates, sans couleur, ce sont des préparations. Parfois, un tableau sort de l’ordinaire. J’en vois un qui m’a l’air de représenter une épaisse forêt avec des éclaircies de lumière surprenante, et cette forêt de fleurs peut être celle de son jardin.
Ma réflexion sur la peinture moderne lui a plu car il m’en reparle et me dit : « Je préfère une nature morte peinte par Delacroix à un tableau de Chardin. » Comme la conversation tombe sur le paysage, je fais : « Vous êtes quelques maîtres qui, au XIXe siècle, avez porté l’art du paysage à un sommet qu’il n’avait jamais atteint. » Monet s’écrie :  » Ne m’appelez pas : maître, je n’aime pas ça. » Je proteste, je ne l’ai pas appelé : maître, et j’ajoute : « Vous me rappelez Renoir qui ne veut pas entendre prononcer le mot maître. »
« – Je suppose, observe-t-il, que ces Hollandais n’ont pas vu la nature en jaune. Leurs couleurs ont dû changer. Quand nous étions jeunes, nous nous promenions au Louvre et nous comparions nos manchettes au linge des personnages de Rembrandt et jugions que ses toiles sont loin des couleurs originelles ; Rubens, lui, a fait de beaux paysages. »
Georges Bernheim prononce le nom de Corot et Monet dit :  » Il n’a pas mis sur ses toiles assez de pâte. Je ne sais ce qu’elles deviendront avec le temps, les vernis et les nettoyages ; je me demande ce qu’il en restera, bien peu, j’en ai peur ! »
Monet est comme Renoir, très préoccupé de l’évolution chimique des couleurs et il assure que lorsqu’il peint il ne cesse d’y penser.

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

René Gimpel à Giverny – 4

Claude Monet dans son jardin

Suite de la visite de René Gimpel et Georges Bernheim à Claude Monet le 19 août 1918, relatée par Gimpel dans son journal :

Puis regardant ses fleurs : Ah ! comme votre jardin est joli. Mary Cassatt m’en a si souvent parlé.
– Comment va-t-elle ? me demande-t-il. Je lui apprends qu’elle est presque aveugle et je sens chez le peintre une indifférence de vieillard. Georges Bernheim me dit à ce moment de regarder combien M. Monet est jeune. Je l’interroge. Quel âge a-t-il ? Et il me répond qu’il a 78 ans. (note : C’est inexact. Il est dans sa 78e année, mais il aura 78 ans en novembre seulement). Je le complimente, et en effet c’est étonnant, jamais je n’ai vu un homme de cet âge paraître aussi jeune. Il peut ne mesurer qu’1,65 m environ, mais il est tout droit. Il ressemble à un jeune père, qui, le 25 décembre, mettrait une fausse barbe blanche pour faire croire à ses enfants au vieux papa Noël. Son visage est doucement coloré et pas couperosé. Ses petits yeux ronds et marron, pleins de vivacité, sont des auxiliaires très précieux à sa parole. « Venez dans l’atelier », nous dit-il.

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

René Gimpel à Giverny – 3

Claude Monet devant sa maison, juin 1920 Photo de l’album de famille des Ryerson. Institutional Archives, Art Institute of Chicago.

Suite de la visite de René Gimpel et Georges Bernheim à Claude Monet, 19 août 1918 :

Une servante a pris nos cartes et nous dit qu’elle va voir. Bernheim est nerveux et me souffle : « Ne sois pas étonné si nous ne sommes pas reçus. » Je lui demande si ce n’est pas Monet, là-bas, qui s’avance.

– Où ? Comment est-il ?
– Là, sous un grand chapeau de paysan pointu et en paille. Il a une grande barbe blanche.
– Mais oui, c’est lui, il vient.

Nous nous avançons, Bernheim lui serre la main, me présente, et Monet fait : « Ah ! messieurs, je ne reçois pas quand je travaille, non, je ne reçois pas. Quand je travaille, si je suis interrompu, ça me coupe bras et jambes, je suis perdu. Vous comprenez facilement, je cours après une tranche de couleur. C’est ma faute aussi, je veux faire de l’insaisissable. C’est épouvantable cette lumière qui se sauve emportant la couleur. La couleur, une couleur, ça dure une seconde, parfois trois ou quatre minutes, au plus. Que faire, que peindre en trois ou quatre minutes ? Elles sont passées, et alors il faut s’arrêter. Ah ! que je souffre, ce qu’elle me fait souffrir la peinture ! Elle me torture. Comme elle me fait mal ! »

Monet a fini son monologue. Je devine qu’il va nous serrer la main et retourner à son travail. Je voudrais qu’il restât encore quelques minutes et je lui dis : « Excusez-moi, Monsieur Monet, c’est moi le coupable, c’est moi qui ai voulu venir. Georges Bernheim m’avait prévenu, mais je l’ennuie depuis si longtemps ! Je vends des tableaux anciens mais j’adore les modernes ; j’adore vos oeuvres. Je me fâche avec mes amateurs quand ils me disent que c’est fini, que l’on ne saura plus peindre, que l’on n’égalera plus les anciens. Quels imbéciles ! »

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

René Gimpel à Giverny – 2

Après son voyage en train en compagnie de Georges Bernheim, René Gimpel arrive à Vernon. Voici la suite de sa journée, telle qu’il la relate dans son journal à la date du 19 août 1918 :

Il est une heure et demie, nous arrivons à Vernon, nous descendons du train et enfourchons les bicyclettes que nous avons louées à Paris car les moyens de communication ne sont pas faciles en temps de guerre. Nous suivons pendant quelques kilomètres la vallée de la Seine, si belle en cet endroit, et nous arrivons au village célèbre où plusieurs artistes se sont groupés autour du maître. J’aperçois de grandes baies vitrées qui s’ouvrent dans plusieurs maisons de paysans. Nous voici devant le mur de Claude Monet, percé d’une grande porte verte et un peu plus loin d’une autre porte très petite, verte aussi, et nous l’ouvrons pour entrer dans le jardin de Monet si souvent décrit. Je regrette d’être dans l’ignorance la plus complète du nom des fleurs et de me trouver impuissant à les nommer. Il faudrait un Maeterlinck pour un tel jardin qui ne ressemble à aucun autre, d’abord parce qu’il est composé de fleurs très simples, puis qu’elles s’élèvent toutes à des hauteurs inouïes. Je crois qu’aucune ne fleurit au-dessous d’un mètre. Certaines fleurs dont les unes sont blanches, les autres jaunes, ressemblent à de colossales marguerites et montent jusqu’à deux mètres. Ce n’est pas un champ mais une forêt vierge de fleurs avec des couleurs toujours franches ; aucune n’est rosée ou bleutée, elles sont rouges, elles sont bleues.

Ce témoignage, s’il ne nous renseigne guère sur les variétés de fleurs que Monet cultivait en 1918, a au moins le mérite de nous restituer l’impression ressentie par un visiteur peu versé dans la botanique. Ce qui le frappe, à peine passé la porte, ce sont la hauteur des fleurs et leurs couleurs franches, et cette image de forêt vierge. On note aussi que les portes sont vertes à la fin de la guerre.

Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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