Les quais du Havre

A l’heure où d’autres rues, d’autres villes fourmillent d’activité, un grand calme règne en début de matinée à l’entrée historique du port du Havre. De rares promeneurs sortent leur chien ou joggent sur la jetée. Le ciel recouvre de son azur la mer tranquille.

C’est là, devant ce paysage maritime ouvert sur le monde, que se trouve le musée Malraux et ses riches collections impressionnistes.

Le musée est implanté dans un quartier entièrement reconstruit après-guerre par Auguste Perret et ses collaborateurs, qui a valu à la ville son classement au patrimoine mondial de l’Unesco. A droite, une installation colorée, la catène de conteneurs, anime l’esplanade gagnée sur le bassin. Au milieu de la photo, un immeuble plus haut, en saillie, se dresse à peu près à l’endroit d’où Monet a peint Impression, soleil levant. L’artiste bénéficiait d’un point de vue plus haut et plus éloigné que celui qu’on a en se trouvant sur le quai.

En s’approchant, on découvre que des personnages ont été intégrés dans les façades de ces immeubles Perret. Celui-ci m’a fait peur : l’espace d’un instant, j’ai crû que quelqu’un s’apprêtait à se jeter dans le vide.
Soleil levant au Havre

L’attente du lever du soleil est toujours un moment fascinant, qui n’a rien perdu de sa magie depuis l’aube des temps. Le spectacle n’a lieu que par temps clair, mais quel spectacle. Il suffit de trouver un endroit dégagé vers l’est, de se lever assez tôt, et d’attendre.
Il fait froid, peut-être humide. Il n’y a rien d’autre à faire que regarder les modifications très douces de la lumière, des couleurs.
Le port du Havre a changé depuis que Monet y a peint Impression, soleil levant en 1872. Le coeur de l’activité s’est déplacé, le plan d’eau de l’avant-port a rétréci, les bassins proches de l’ancien Grand Quai, aujourd’hui le quai de Southampton, sont devenus bien calmes. A cette heure matinale il n’y passe à mes yeux de profane que de rares bateaux de pêche, quelques remorqueurs qui viennent troubler l’eau, créant une vague vite apaisée. Sur le plan graphique, en se modernisant le paysage industriel de l’arrière-plan n’a rien perdu de son intérêt.
L’est devient orange. Le soleil va poindre. Il s’annonce. Ca ne va pas tarder. C’est imminent. Ah ! Enfin, le voilà…

Aussitôt levé, l’astre éblouit. Il s’élève doucement, distribuant généreusement sa lumière, et voici que s’allume sur le plan d’eau la trainée de corail qui avait tant plu à Claude Monet.
Le peintre a dû se dépêcher, ou alors peindre de mémoire, car l’effet ne dure qu’une quinzaine de minutes.
Portrait de Mademoiselle Bonnet

La présence d’un petit chien aux côtés de cette fillette m’offre un prétexte pour évoquer cet étonnant Portrait de Mlle Bonnet, que la fondation Barnes appelle Girl with Dog. La toile est présentée à Philadelphie dans l’accrochage de 1951 décidé par Barnes lui-même. Le philanthrope attachait une grande importance à l’éducation à l’art des adultes comme des enfants. C’est peut-être ce qui lui a fait choisir ce tableau : des jeunes seraient à même de s’identifier à cette petite, et de là, découvrir le mouvement impressionniste avec ses touches rapides et visibles, ses couleurs claires, son goût pour le plein air.
Monet date souvent ses toiles, mais pas toujours. Ici, la date bien lisible qui précède la signature sera utile aux propriétaires du portrait pour se souvenir de l’âge de la fillette.
Selon le catalogue raisonné, Monet représente donc une certaine Mlle Bonnet. En 1873, le peintre séjourne à Argenteuil. Wildenstein note qu’une Mme Bonnet y dirige alors une école privée et que toutes deux pourraient avoir un lien de parenté, la première étant possiblement la fille ou la petite-fille de la seconde. Pourquoi pas ? On imagine bien notre Monet, toujours aux abois, réalisant un tableau pour s’acquitter des frais de scolarité du petit Jean.
La tâche ne devait guère l’amuser. On ressent une hâte d’en finir dans l’exécution rapide de la robe, de l’herbe, du petit chien. Ou bien est-ce la petite chérie qui trouve le temps long et pousse le peintre à écourter la séance ? Monet la garde debout. Rester immobile de longs quarts d’heure devait paraître fatigant et bien ennuyeux à l’enfant.
C’est une demoiselle de bonne famille. Elle est coiffée d’un chapeau. Elle porte une robe à rayures et boutons bleus qu’un jupon fait gonfler. La tenue est assez courte pour dévoiler des bottines à talons et leurs rangées de boutons.
On a un peu pitié d’elle. Le courant n’a pas l’air de trop bien passer entre ces deux-là, pourtant Monet aime bien les enfants. Finalement, le plus joli, le plus attirant dans ce tableau, c’est la langue rose du chemin ensoleillé, presque au centre de la composition, qui donne envie de courir et de disparaître derrière les buissons.
La chienne Follette

Claude Monet, Tête de chien griffon, « Follette », 1882, collection particulière
Voici Follette, la chienne d’Eugénie et Paul Graff, hôteliers-restaurateurs à Pourville, chez qui Monet séjourne pendant l’hiver 1882. A cette époque, il se consacre entièrement au paysage, et il faut les circonstances particulières du mauvais temps et du manque d’argent pour qu’il exécute quatre tableaux en intérieur : le portrait du père Paul en cuisinier, celui de son épouse, les galettes pour lesquelles l’établissement est renommé, et cette étude de leur animal favori, que Monet reproduit ensuite dans le tableau de « la mère Paul ».

Je me demande si Monet avait besoin de l’immobilité de la chienne pour la peindre, ou si ses mouvements ne le gênaient pas. Etait-elle maintenue par sa maîtresse ? En tout cas, on ne voit pas de mains, de bras pour retenir la petite chienne. Etait-elle aussi follette que son nom l’affirme ? Ou au contraire intriguée, impressionnée, et sage comme une image ?
Concernant la date indiquée par Monet, Wildenstein lit 82, et il a raison puisqu’on sait par la correspondance que l’artiste fait la connaissance du couple Graff en 1882. Mais ce 2 ressemble beaucoup à un 1.
Toujours pointilleux, l’auteur du catalogue raisonné de Monet précise l’âge de Mme Graff : elle a 63 ans quand Monet la peint. Je ne sais pas si elle a aimé son portrait.
Camille au petit chien

Le catalogue raisonné de Monet place ce portrait de Camille de profil entre l’immense Déjeuner sur l’herbe, jamais terminé, et la magnifique Femme à la robe verte enlevée dit-on en quatre jours, et appelée à faire du bruit au Salon. L’artiste a conservé le doux visage de sa première épouse toute sa vie, puis celui-ci est resté en mains privées, c’est pourquoi il est moins connu que les deux oeuvres citées.
Monet a pris grand soin de bien peindre le visage de Camille, dans une facture lisse propre à plaire à un jury académique. Elle se tient droite, elle regarde devant elle, sérieuse, avec une grâce dans la pose qui lui est propre et qu’on retrouve sur plusieurs tableaux. Deux petites pattes de cheveux lui descendent devant l’oreille et font ressortir la pâleur de sa peau.
Son petit chien au pelage blanc bouclé se blottit dans ses bras. Est-ce un bichon maltais ? Ces petits chiens adorent bouger, mais celui-ci semble se résigner à l’immobilité.
La capeline rouge fait penser à celle d’Argenteuil, quelques années plus tard, sans qu’on puisse être certain que ce soit la même. Mais les vêtements étaient chers et il est possible que Camille ait conservé cet accessoire plusieurs années. Monet s’est attaché à rendre le gros noeud de velours rouge bordeaux, qui se confond par endroits avec le fond sombre.
L’harmonie chromatique de ce portrait, la douceur qu’il dégage le rendent hypnotique. Mais pourquoi Monet a-t-il souligné l’oeil de ce cerne sombre ?
Victor et son chien

Quel beau chien ! D’après vous, de quelle race est-il ? Je penche pour un épagneul français, mais je me trompe peut-être.
Victor Jacquemont, dont les coordonnées figurent dans la plus ancienne liste d’adresses de Monet conservée au musée Marmottan-Monet, était un ami d’enfance de Claude, ou plutôt d’Oscar. Le musée de Zurich affirme qu’il a aussi possédé des toiles de Monet, jouant ainsi le rôle de mécène. Ce serait intéressant de savoir lesquelles. Le catalogue raisonné ne fait pas mention de Jacquemont parmi les propriétaires d’oeuvres. La question de savoir si ce portrait est une commande ou non reste ouverte.
Qui, de Monet ou de son ami, a eu l’idée de cette mise en scène ? Sorti se promener en compagnie de son chien, le jeune homme s’arrête, pensif, au milieu du chemin, un parapluie ouvert sur l’épaule alors qu’il ne pleut pas et qu’il est à l’ombre. Dans la main gauche, il tient un objet difficile à identifier, peut-être un journal. A-t-il prévu de s’asseoir quelque part pour lire en laissant son chien vagabonder ? Le toutou, bien obéissant, s’est arrêté lui aussi, les quatre pattes au sol.
Avant de devenir l’impressionniste que l’on connaît, pour qui la fidélité à ce qu’il voit est primordiale, Monet, dans ses oeuvres de jeunesse, ne s’est pas gêné pour bricoler avec la réalité. L’homme debout, le chien et le paysage de sous-bois n’ont peut-être pas été peints le même jour, ni sur le motif.
Je me figure que Monet aimait la façon dont un parapluie ouvert (ou une ombrelle) offre un fond sombre à un visage et le met en valeur. Au Havre, le parapluie noir était un objet du quotidien. Les hommes s’en servaient-ils pour se protéger du soleil ? Ce n’est pas sûr, mais cette possible invraisemblance n’était pas de taille à déranger un Monet absorbé dans un travail pictural.
Wildenstein classe le tableau en 1865, juste avant les vues de Chailly. Les trouées de soleil dans le sous-bois viennent irradier le chemin à l’arrière de Victor Jacquemont et présentent des similitudes avec celles peintes en forêt de Fontainebleau, ce qui justifie cette datation. Pour le musée de Zurich, il est également possible qu’il ait été peint après Chailly, jusqu’en 1867.
L’histoire de ce tableau est assez poignante. Il est pieusement conservé chez les Jacquemont jusqu’à la mort de Victor en 1907. Suite à ce décès, la veuve le propose aux enchères, mais la toile (pas assez impressionniste ?) ne trouve pas d’acquéreur. La veuve confie alors le portrait à un marchand, Bernheim-Jeune, qui le cède à la galerie Paul Cassirer de Berlin pour 3000 francs. Il part ensuite à Breslau, (ville allemande jusqu’en 1945, aujourd’hui en Pologne), où il est exposé. C’est là qu’il entre dans la collection de Carl Sachs. Cet entrepreneur de confession juive a fait fortune dans la production et la vente en gros d’articles de mercerie, lingerie et prêt-à-porter. Il collectionne la peinture et les oeuvres graphiques.
La crise de 1929 et la montée du nazisme vont mettre un terme à ces belles années. Après avoir dû vendre une partie de sa collection, Sachs se voit exclu du conseil d’administration du musée de sa ville, auquel il a pourtant consenti des dons importants. Sentant que ses biens ne sont plus en sécurité à Breslau, il prête plusieurs oeuvres d’art au musée de Zurich, parmi lesquelles notre Monet. Breslau se vide de sa communauté juive, soit un tiers de ses habitants, les lois fiscales antisémites ruinent Sachs, mais ce n’est qu’en février 1939 qu’il parvient à émigrer en Suisse avec son épouse. Il a 80 ans. Il est contraint de vendre des tableaux pour survivre. Il meurt en 1943.
Les toiles vendues en émigration sous la pression des évènements sont désormais considérées à l’égal des oeuvres pillées, comme des biens culturels confisqués en raison des persécutions nazies. Le musée de Zurich s’est rapproché des héritiers de Carl Sachs et recherche avec eux une solution équitable et juste. le tableau quittera-t-il les cimaises du musée ? Affaire à suivre.
Le fumeur de pipe et son chien

Claude Monet, L’Homme à la pipe, portrait présumé de Jongkind, 1864, collection particulière
En quelques coups de brosse, Monet évoque ce petit chien roulé en boule au pied de la chaise où son maître goûte une moment de repos. Deux yeux noirs émergent d’une fourrure mêlant les bruns, le noir et le blanc. On dit parfois que les chiens ressemblent à leurs maîtres, et il est vrai qu’il y a un petit quelque chose de semblable, en effet, entre le grand humain blond à la barbe un peu rousse et la boule de poils qui l’accompagne.
Est-ce le portrait de Johan Barthold Jongkind, peintre néerlandais ami de Monet, son aîné de 21 ans ? Le jeune Oscar Claude le campe en homme mûr, alors que lui-même est encore tout jeune. Un argument penche en faveur de cette identification : Monet a gardé la toile toute sa vie, en dépit des vicissitudes de l’existence ; c’est son fils Michel qui s’en défera. On peut donc penser que le peintre y tenait énormément, comme un souvenir de cet ami cher dont il disait qu’il lui devait l’éducation définitive de son oeil.
Le chien du Déjeuner sur l’herbe

Avec ses couleurs terreuses, ce n’est pas lui qu’on remarque en premier : un lévrier s’est glissé dans le tableau préparatoire pour Le Déjeuner sur l’herbe du musée Pouchkine, venu à Paris (Vuitton) en 2016. Sa tête « ressemble d’une manière frappante à l’un des deux lévriers du comte de Choiseul », note Géraldine Lefèbvre dans son enquête autour de la tête de lévrier peinte par Monet. Le museau tourné vers les délicieuses victuailles qui s’amoncellent sur la nappe blanche, son attitude rappelle celle du chien du Trophée de chasse attiré par l’odeur du gibier.

Dans la toile du musée Pouchkine, Monet a placé le chien dans une position centrale au premier plan. Sa petite taille est idéale pour refermer le cercle autour de la nappe. Mais le peintre s’est ravisé. Le chien a disparu des fragments de la toile définitive inachevée du musée d’Orsay (ci-dessous). Il est remplacé par une tache de soleil éblouissante, qui met l’accent sur ce qui a le plus d’importance pour Monet dans ce tableau : l’étude de la lumière filtrant à travers les feuillages.

A qui sont ces chiens ?

Les oeuvres de prime jeunesse de Monet fourmillent de chiens. Ainsi la nature morte cataloguée w10, Trophée de chasse, est suivie d’une Tête de chien w11, et d’une Tête de lévrier w12. Dans ces deux derniers tableaux, l’animal est le sujet principal, ce qui rend ces toiles d’autant plus intrigantes. Dans quelles circonstances ont-elles été peintes ? La première a appartenu à la benjamine des belles-filles de Monet, Germaine Salerou, tandis que la seconde est vendue en 1925 à André Barbier, ami de Monet, avant de partir pour une collection particulière aux Etats-Unis.
Pour découvrir de quels chiens il s’agit, Géraldine Lefèbvre, directrice du musée du Havre et spécialiste des jeunes années de Monet, s’est livrée à une véritable enquête, dont elle a publié les résultats dans Monet au Havre, les années décisives. Plusieurs autres oeuvres de jeunesse l’ont mise sur la piste d’un des premiers mécènes de l’artiste, le comte de Choiseul, qui possédait un chalet à Deauville, et dont les chiens ont été également portraiturés par Courbet en 1866. Géraldine Lefèbvre pense qu’il faut dater de la même année les tableaux de Monet.

Pour ce qui est de l’autre tête de chien, connue seulement par une photo en noir et blanc, sa présence dans la collection de Monet jusqu’au don du tableau à sa belle-fille Germaine laisse penser qu’il s’agit d’un animal qui lui était cher. Peut-être le peintre a-t-il eu un chien dans sa jeunesse, dont il aurait voulu conserver le bon regard en souvenir. Spéculation : après la mort de sa mère, alors qu’il avait 16 ans, son père ou sa tante aurait-il eu l’idée de lui offrir ce compagnon à quatre pattes ?
Le chien Pistolet fan de Monet

Claude Monet avait, selon ses contemporains, un charisme naturel qui s’imposait à tous, même aux animaux. C’est ainsi qu’en 1889, lors de son séjour à Fresselines, dans la Creuse, il s’est mis dans la poche les chiens de son ami Maurice Rollinat.
Les seuls êtres qui font ma société tout le jour sont, outre mon jeune porteur, deux superbes chiens de Rollinat ; ils m’ont pris en amitié. Le matin ils arrivent à l’auberge, grattent à ma porte et ne me quittent pas une minute ; je suis donc bien gardé et personne ne peut s’approcher de moi quand je travaille.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Fresselines, 21 mars 1889
Le peintre dînait tous les soirs chez le poète, grand ami des animaux. L’un de ses chiens se nommait Pistolet. Pourquoi ce nom ? Rollinat s’en est expliqué en vers :
Souple et fort – jappant sec et plutôt taciturne,
Ce chien d’acier répond au nom de Pistolet :
Et certe ! il en vaut un par sa garde nocturne !
Au moindre craquement de porte et de volet
II s’arme ! et, si quelqu’un pénétrait dans la salle
Il ne ferait qu’un bond, soudain comme une balle.
Selon Gustave Geffroy, ami et biographe de Monet, qui lui a fait connaître Fresselines et Rollinat,
Pistolet, qui avait adopté Monet, (…) ne le quittait pas un instant, le suivant au « motif », restant auprès de lui à la fois pour le protéger, le défendre, et lui tenir compagnie, le reconduisant chaque soir à l’auberge, et revenant chaque matin, à l’heure dite, se coucher sur le paillasson en attendant son nouvel ami.
Gustave Geffroy, Claude Monet, sa vie, son oeuvre, 1924
Après le départ de Monet, son souvenir est resté longtemps dans la mémoire du chien Pistolet.
(…) Nous vous regrettons tous, et Pistolet aussi, je vous le promets. On n’a qu’à lui dire : « Ah ! voilà Monsieur Monet ! » pour qu’aussitôt il se mette à piaffer, tourniquer, sauter, le tout entremêlé de moucheries et d’aboiements moitié plaintifs, moitié joyeux ; il court aux portes, renifle l’air du chemin que vous aviez l’habitude de prendre avec lui, et fait encore maintes fois de fréquentes perquisitions dans l’escalier de la mère Baronnet.
Lettre de Maurice Rollinat à Claude Monet, Fresselines, 25 mai 1889
Prairie à Giverny

Claude Monet, Prairie à Giverny, 1886, Museum of Fine Arts, Boston
Voici une autre vue par Monet de la prairie givernoise aux peupliers, à peine plus explicite que celle de 1894. Qu’est-ce qui se cache à droite derrière ce premier arbre rose, à la forme indéfinie ? Dans quel sens les ombres sont-elles projetées au sol ? Viennent-elles d’une rangée de peupliers hors champ à gauche ou à droite du tableau ? Dès 1886, Monet s’amuse de ce motif curieux et met à l’épreuve la sagacité du spectateur. Et les questions continuent. En quelle saison sommes-nous ? A l’automne, d’après la couleur des arbres, ou au printemps, pour avoir autant de fleurs dans la prairie ? Et d’ailleurs, quelles sont ces fleurs bleues ?
Le commentaire du site du musée insiste sur la construction sans point focal, l’absence de présence humaine, l’aspect décoratif du tableau. Tout cela est exact, naturellement. Mais ce n’est pas un sentiment de solitude qui me frappe, plutôt une jubilation intense du peintre, libre de jouer avec les couleurs et de s’émerveiller de ce beau coin de nature, heureux de travailler en plein air sans pression, près de chez lui. Sa brosse caresse l’ondulation du terrain, cueille sur la palette les teintes chaudes ou froides. Il en faut peu pour être heureux, nous dit Monet, épicurien à ses heures. Un peu de soleil sur une prairie fleurie.
L’ombre des peupliers

Les possibilités graphiques des peupliers ont inspiré Claude Monet à de nombreuses reprises, et même dès son premier tableau. Outre sa série Peupliers de 1891, peinte sur la commune de Limetz, les arbres longilignes jalonnent son oeuvre. A Giverny, les alignements de peupliers étaient à portée de pinceau, à quelques centaines de mètres de sa maison. On peut se figurer Monet ne cessant d’observer le jeu de la lumière dans leurs branches, sans cesse renouvelé au fil de la journée.
En 1894, le peintre réalise une courte série de ce petit coin de prairie à différentes heures du jour. Quatre toiles seulement, dont celle-ci, fascinante. L’arrière-plan nous explique ce que nous voyons au premier plan : les ombres des troncs souples et lisses de peupliers. Pendant leur croissance, on taillait leurs branches pour en faire des fagots. Ces arbres ont besoin d’humidité : on les plante en fond de vallée, souvent le long d’un cours d’eau, sur chaque berge. Ce positionnement en vis à vis explique les lignes doubles représentées par le peintre.
Monet n’est pas le seul à avoir été séduit par ces ombres étonnantes. Voici l’interprétation de sa belle-fille Blanche Hoschedé :

Alors que Monet a spontanément repris le format portrait privilégié dans sa série de 1891, Blanche opte pour un format paysage plus classique.
Comme souvent chez Blanche, la toile n’est pas datée, mais celle-ci me semble être l’une des meilleures de sa production. La jeune peintre a acquis de la maîtrise. Si les deux arbres de droite présentent de fortes similitudes avec ceux de Monet, la gauche de la composition est bien différente, de même que les lointains.
Blanche n’ayant quitté Giverny qu’en 1897, après son mariage avec Jean Monet, il est possible qu’elle ait exécuté ce paysage lors de séances communes avec son beau-père, tandis que Monet peignait le sien à quelques pas d’elle. Mais Blanche regarde dans une autre direction, elle opte pour un angle différent, comme en témoignait son frère Jean-Pierre Hoschedé dans son ouvrage « Claude Monet, ce mal connu« .

Et voici la lumineuse interprétation qu’offre Guy Rose du même sujet. Cette fois nous sommes beaucoup plus près du village. Le peintre s’est tourné vers le nord-est. Les peupliers que nous voyons bordent le Ru communal, mais il en existait une deuxième rangée dans la prairie, qui sont dans notre dos et dont l’ombre s’étire. C’est la fin de la journée. Est-ce l’église que l’on devine derrière les arbres à gauche ?
La toile de Blanche est passée aux enchères en 2018, celle de Rose en 2007. Saurez-vous deviner laquelle a été adjugée pour 40 000 dollars, et laquelle est montée jusqu’à la coquette somme de 628 000 dollars ?
Le goût des roses

Vu à l’exposition « Caillebotte, peindre les hommes » au musée d’Orsay, ce tableau nous montre une roseraie de rosiers-tiges qui n’est pas sans évoquer celle de Monet à Giverny devant sa maison. Les deux amis ont sacrifié au goût de l’époque pour les collections de rosiers bien alignés.
A Giverny, Monet garnissait leur pied de géraniums, et entourait ses massifs d’oeillets Flon. Ici, impossible de savoir si le sol est nu ou couvert de copeaux. En revanche, on est frappé par le bel alignement de plantes à petit développement qui entourent la roseraie. On se croirait au potager devant des rangs de salades, mais ce sont plus probablement des annuelles d’été prêtes à prendre la relève des roses.
Le massif se termine par un minuscule cordon de pelouse. L’ensemble est très minutieusement entretenu, et frôlé par la robe de Charlotte Berthier, amie de Caillebotte, qui pose en train d’admirer une rose, sous l’oeil attentif de son petit chien. Les roses ne sont pas peintes pour elles-mêmes mais pour l’agrément qu’elles donnent.
A travers les arbres

A en juger par l’absence de feuilles aux arbres, par les rousseurs des buissons, c’est une vue hivernale de Giverny que nous offre Theodore Robinson, dans un format vertical assez inhabituel pour les paysages. C’est le matin. Le peintre s’est placé près du Ru et tourne son regard vers les maisons du village. Comme dans sa vue du pont de Vernon, quelques arbres animent le premier plan. Juste derrière, on devine la voie ferrée. Je me demande si Robinson s’est installé sur le pont près du moulin des Chennevières, un de ses endroits fétiches. A gauche, un grand gerbier attend que le paysan vienne démeulonner et battre le grain.
Dans ce paysage rural où la modernité est allusive, Robinson démontre une fois de plus la douceur nuancée de sa palette. Le regard navigue entre l’agitation chromatique du premier plan et les zones tranquilles de la colline et du ciel. Le temps est suspendu. Pas une âme.
Scène des champs

Et voici le quatrième et dernier tableau de cette petite série signée de la mystérieuse Madame de Banneville. Selon le titre proposé par le musée, la peintre aurait traversé le bras de Seine au niveau de Manitôt et tournerait maintenant son regard vers l’est, le pont de Vernon dans son dos. Je me demande alors quelle est l’église qui figure, minuscule, entre l’arbre rond et le peuplier, quels sont ces bâtiments élevés sur la droite ? La largeur du bras de Seine à gauche me paraît exagérée. En revanche, la colline de droite entaillée d’une carrière et les petits bâtiments à ses pieds correspondent à un paysage de Grand’île. La si méticuleuse Madame de Banneville aurait-elle laissé libre cours à son imagination ? P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non… Elle a pu tout aussi bien se déplacer un peu dans le val de Seine… Ou bien regarde-t-elle vers l’ouest ? Dans ce cas, le cours principal de la Seine est à gauche, mais ce sont les collines de droite qui ne collent plus.

Au premier plan, une femme agenouillée à même le sol trait une vache, remplissant un seau de lait. La vache à la robe rouge unie, à la tête blanche marquée de lunettes, correspond à la description de la race Abondance.

Au-delà de la haie, des moissonneurs s’activent. On repère trois hommes et trois femmes. Les gerbes jonchent le sol.

Enfin, sur la gauche, un berger et son chien gardent une vingtaine de moutons. L’homme, coiffé d’un chapeau, s’appuie sur un bâton. Labourage et pâturage… Avec sa représentation répétée des pêcheurs en Seine, Madame de Banneville nous offre un panorama des ressources alimentaires du milieu du 19e siècle et des activités qui occupaient un grand nombre de nos ancêtres.
Lîle Cordais à Vernon

En centrant son tableau sur l’île Cordais, Madame de Banneville nous offre le trait d’union entre sa vue du pont et sa côte de Vernonnet : à gauche, le château des Tourelles qui figurait à droite du pont, à droite, la ferme qui était à gauche dans la vue du coteau Saint-Michel. Nous avons maintenant plus de détail sur les grands arbres qui poussaient à droite du tableau du pont : ce sont des peupliers, accompagnés de saules. On dirait qu’un muret marque la pointe de l’île côté amont, histoire qu’elle ne se fasse pas raboter par les vagues. Ces arbres sont manifestement plantés. L’observateur du 21e siècle est toujours surpris par le mal que se donnaient nos aïeux à cultiver des endroits compliqués d’accès.
Au premier plan, un homme habillé de noir est supposé surveiller sa canne à pêche, mais il a plutôt l’air de lorgner du côté des lavandières. Même d’aussi loin, il doit les entendre papoter et rire. Cela les aidait certainement à supporter le froid, l’humidité et le mal de dos.
La côte Saint-Michel à Vernonnet

Par rapport à sa vue du pont de Vernon, Madame de Banneville s’est avancée d’une centaine de mètres de façon à dépasser l’île Cordais, puis elle a tourné sont regard vers la droite, faisant face à la Seine et à la rive opposée. Un petit bateau à vapeur descend le courant, une barque en remorque. A gauche, un pêcheur s’active.
Les fermes s’alignent le long de la route de Giverny. Au-dessus, on distingue le chemin des carriers et l’entrée de plusieurs carrières. Derrière l’éperon de la côte Saint-Michel s’ouvre un val, et le même paysage de chemin et de carrières se poursuit de l’autre côté.
Je ne sais pas ce que Madame de Banneville a voulu figurer au premier plan, entre les arbustes et la vague qui vient déferler sur la berge : les tuiles d’un toit peut-être ? On l’a vu sur le tableau précédent, les quais n’étaient pas pavés.
Le pont médiéval de Vernon

Une mystérieuse Madame de Banneville est l’auteure de cette huile sur toile qui fait partie des collections du musée de Vernon. La base Joconde avance la date approximative de 1860. Je crois le tableau un peu plus ancien : le pont de pierre inauguré en 1861 ne me semble pas en construction. Les bâtiments situés sur l’île ont l’air en bon état. A gauche, on aperçoit le pavillon Penthièvre, grosse maison du 18e siècle, à droite le château des Tourelles et le Vieux Moulin. A l’extrême droite se dressent les grands arbres de l’île Cordais.
La première arche, qui servait au halage des bateaux, est plus large que les autres.

En agrandissant, on voit les poutres qui soutiennent le Vieux Moulin, accolé au pont. La roue pendante ne figure pas sur le tableau. Si ce n’est pas un oubli ou un effet de la perspective, on serait dans les années 1850 : le moulin a fonctionné jusqu’en octobre 1849.
Un chemin monte à flanc de colline et dessert une carrière de pierre. Sous l’Ancien Régime, le gibet se trouvait au sommet et le coteau se nommait côte de la Justice. De nos jours, on préfère l’appeler colline aux oiseaux. Les arbres ont d’ailleurs envahi ces lieux si dénudés au 19e siècle, quand le bois servait à cuisiner et se chauffer.

Madame de Banneville ne s’est pas contentée de ce paysage précisément retranscrit. Elle a animé le premier plan de plusieurs personnages. Un homme a mené ses chevaux à l’abreuvoir, mais celui qu’il monte a l’air plus intéressé par l’herbe de la berge que par l’eau.

Trois lavandières sont en plein travail. L’une s’avance sur le chemin, chargée d’une hotte de linge à laver qu’on devine lourde, tandis que deux autres sont déjà agenouillées dans leur carrosse de bois, à même la berge, pour laver les draps qu’elles posent sur une brouette.

Je me demande ce que ces courageuses personnes pouvaient penser de Madame de Banneville, occupée à manier le pinceau à quelques pas d’elles. Il n’est pas certain que la scène ait été peinte en plein air, mais vue son exactitude, la peintre a dû au moins l’étudier in situ.
Enfin, trois hommes dans une barque sont peut-être en train de pêcher. La peintre a noté l’avant très relevé de l’esquif, qui disparaît dans les oeuvres impressionnistes ultérieures, où les barques sont plus plates.
Le pont de pierre de Vernon

Tout comme Monet, les artistes américains qui ont séjourné à Giverny ont cherché leur inspiration dans les alentours. Theodore Robinson a été attiré par le pont sur la Seine entre Vernon et Vernonnet, inauguré en 1861.

Comme le montre la comparaison avec la carte postale ancienne, Robinson a fait exprès de choisir un premier-plan encombré d’arbres, derrière lesquels le pont se profile. Le photographe a préféré une vue dégagée et des personnages qui donnent l’échelle, tout en suggérant la flânerie et la contemplation. Une perspective plus ouverte lui permet d’inclure dans son cadrage le clocher de l’église de Vernonnet, contemporaine du pont.
Comme le précise le site du musée, mettre des arbres au premier plan d’une vue du fleuve était une composition courante parmi les impressionnistes, peu appréciée des critiques conventionnels.

Les ponts ont beaucoup inspiré les impressionnistes, de Monet à Caillebotte et Sisley. Voici à nouveau le pont de Vernon par un artiste de la colonie givernoise, Guy Rose. Cette fois, le peintre s’est placé sur la berge nord, côté Giverny. Sa toile plus calme que celle de Robinson nous montre une arche presque de face se reflétant dans la Seine. Au-delà du pont, on distingue les piles en ruine du pont médiéval.
Les coquelicots de Metcalf

Willard Leroy Metcalf est l’un des tous premiers artistes américains à avoir découvert Giverny. Passionné d’ornithologie, il collectionnait les coquilles d’oiseaux. L’une de ses trouvailles, datée, atteste de son passage précoce dans le village. Mais il semble n’être revenu pour peindre qu’en 1886. Ses vues réputées givernoises sont un peu troublantes car Metcalf évite tout signe de reconnaissance qui permettrait d’identifier le village à coup sûr. On a souvent l’impression que le paysage qu’il décrit pourrait être n’importe où, et j’ai même quelques doutes sur certains tableaux titrés Giverny ou jardin de Monet. Ce n’est pas le cas pour celui-ci, même si, une fois de plus, on n’a pas grand chose à quoi se raccrocher.
Si le tiers supérieur de l’oeuvre est traité de façon assez réaliste, avec de petits personnages occupés à faner, le premier plan est stupéfiant de liberté. Sur un fond où tous les verts se mêlent, du rose et du vert céladon apportent une étonnante douceur. Je me demande ce que les contemporains de Metcalf pensaient de sa façon d’oser les taches imprécises, vibrantes, les surépaisseurs et les transparences. Sans parler du mouvement dans ses poppies écarlates.
Les coquelicots étaient décidément une bonne excuse pour donner libre cours au sens de la couleur des jeunes peintres, peut-être même une sorte de must impressionniste. Monet ne savait pas résister à leur éclat, et Bruce s’est laissé séduire par ceux de Giverny lui aussi.
Sous les tilleuls

Voilà une photo qui donne à penser. Cet autochrome a été pris par Etienne Clementel, homme politique plusieurs fois ministre, proche de Clemenceau, artiste à ses heures, et en relation avec Monet.
L’opérateur se tient entre la double rangée de tilleuls et a braqué l’objectif vers l’est, en direction de la maison. Le vert des volets paraît plus clair qu’aujourd’hui, le rose des murs plus foncé. Les massifs devant la maison occupent moins d’espace. La photo me paraît antérieure à celle de l’Illustration, datée de 1921, où la façade est couverte de vigne vierge et les massifs dessinés tels qu’aujourd’hui. Il est possible qu’on soit plus près de 1915.
Une allée sinueuse permet de venir profiter de la fraîcheur sous les tilleuls, où une table, un banc et plusieurs chaises sont disposés. Derrière un ruban de pelouse, Monet a fait planter une rangée de fleurs identiques. Des hortensias ? Pas trace de la moindre potée, pas l’ombre d’un pot bleu, en revanche on distingue à l’arrière-plan l’arrondi de la pompe, que je croyais plus proche de la maison.
Les Monet aimait se retrouver dans ce coin du jardin. Plusieurs photos nous les y montrent en famille ou avec des amis, notamment le cliché de Robinson. C’était certainement un endroit délicieux, surtout à la mi-juin quand les tilleuls répandent leur parfum.

Et voici un portrait de Monet par Clementel, quelques mois avant sa mort, saisissant de ressemblance.
Ernest Hoschedé par Bracquemond

Félix Bracquemond (1833-1914) a été un proche des impressionnistes, avec lesquels il a exposé : si l’on retient aujourd’hui les peintures montrées chez Nadar en 1874, la coopérative créée par les artistes indépendants se voulait très large. Au côté des peintres et des sculpteurs, elle comptait aussi des graveurs et des illustrateurs, parmi lesquels Félix Bracquemond.
Comme il se doit, plusieurs tirages ont été réalisés de la gravure ci-dessus, l’un d’eux, moins contrasté que celui-ci, se trouvant à la Bnf. On ne peut qu’être impressionné par la virtuosité technique de Bracquemond, largement reconnue de son temps, qui lui a valu tous les honneurs.
Ernest Hoschedé est le premier époux d’Alice Raingo, qui convolera avec Claude Monet en secondes noces, une fois veuve. Né le 18 décembre 1837, il a 33 ans quand il pose pour Bracquemond. Paris est assiégé par les Prussiens, Hoschedé arbore la tenue de lieutenant de la garde nationale. J’ignore le contexte de création de cette estampe : sont-ils dans Paris ? n’ont-ils rien d’autre à faire ? Mais on sent déjà chez Hoschedé le goût de l’art qui tout à la fois le sauvera de l’oubli, en tant que grand collectionneur de la première heure, et le perdra.
Robinson dans la chambre de Monet

Le peintre américain Theodore Robinson a si bien su gagner la confiance de Monet qu’il était régulièrement invité à dîner dans la maison du Pressoir ; il a même eu droit à une visite très privée, celle de la chambre à coucher de Monet. C’est là, nous apprend-il, que Monet conservait une de ses toiles les plus intimes, celle de son épouse sur son lit de mort.
De nos jours, dans un souci de simplification, les copies des toiles de Monet sont présentées dans son atelier et celles de ses amis dans sa chambre.
3 juillet 1892
Dîné avec Butler chez les Monet. De bonnes choses dans la chambre de Monet. La toile de Mme M. après sa mort – extraordinaire d’impression et de vérité. Un bon petit Pissarro, des paysannes en train de planter des rames à pois, amusant enchevêtrement de bras comme une frise grecque. Un pastel – une tête de fille par Mme Morisot. Aquarelle de Jongkind – Monet les trouve meilleures que ses huiles – qui étaient généralement faites d’après les aquarelles. Il sortait avec un carnet, une boîte d’aquarelle et une bouteille d’eau et il en faisait un bon nombre en une journée, parfois 15 ou 20.

Robinson rencontre Monet

Claude Monet, Cathédrale de Rouen, portail plein midi, 1892-94 The Clark Art Institute, Williamstown
Le peintre américain Theodore Robinson livre dans son journal de 1892 un témoignage de première main sur les oeuvres que Monet lui a montrées dans son atelier. Outre sa réaction d’artiste, il nous répète de précieuses remarques du maître, qu’il cite en français. Sa première visite est du 23 mai 1892 (ma traduction) :
Passé voir Monet – accueil très cordial. Il était à Rouen cet hiver et a fait un tas de cathédrales ( a number of Cathedral things). « J’ai cherché comme toujours. J’ai voulu faire de l’architecture sans faire les traits, les lignes ». Ce sont des toiles nobles, bien remplies, (well filled up), dont émane une belle idée de grandeur et de solidité – un temps gris est colossal. Celles par soleil sont belles, mais comme il dit, font penser au sud, à Venise ou la Sicile…
L’une des Cathédrales par temps gris a déjà retenu l’attention de François Depeaux, collectionneur rouennais très présent auprès de Monet pendant son travail face à la cathédrale. Pour lui aussi, elle est plus représentative du temps normand, et il a de suite manifesté son intérêt auprès de l’artiste. Depeaux veut offrir à sa ville « la plus rouennaise des cathédrales ». Il choisira Cathédrale Rouen, le portail et la tour d’Albane, temps gris, visible au musée des Beaux-Arts de Rouen :

Claude Monet, Cathédrale Rouen, le portail et la tour d’Albane, temps gris, 1892-1894, musée des beaux-arts de Rouen
Comme on peut le voir, pour Monet le temps gris n’est pas synonyme de tristesse, mais plutôt d’une autre harmonie de tons, très subtile. Robinson, en admirant le temps gris, a sans doute marqué des points auprès de Monet.
La famille Monet-Hoschedé par Robinson

Cette photo, la seule connue à réunir l’ensemble des membres du clan Monet-Hoschedé, a été prise le 9 juillet 1892 par Theodore Robinson, peintre américain ami de Monet, qui a fait de longs séjours à Giverny.
Cette information figure dans le journal tenu par Robinson tout au long de ses années givernoises, dont des extraits ont été publiés dans le catalogue de l’exposition In Monet’s Light : Theodore Robinson at Giverny. (Baltimore museum of Art, 2004-2005)
Voici ce que note Robinson, à la date du 9 juillet 1892 (ma traduction, en gras les mots en français dans le texte) :
Pris deux clichés – l’un de Mlle Suzanne, l’autre de Monet et sa famille – Jean venait d’arriver d’Alsace – il était indigné par la façon dont on lui avait fait la morale à chaque arrêt, en particulier à la frontière, les gens d’armes allemands.
Comme le remarque Sona Johnston, autrice du catalogue, Jean était certainement à Giverny en raison des deux mariages à venir, les 16 et 20 juillet, celui de Claude Monet et Alice Hoschedé suivi de celui de Suzanne Hoschedé et Theodore Butler. Le prochain départ de Suzanne du logis familial pourrait expliquer l’envie d’immortaliser à la fois la jeune femme dans un portrait séparé, et le clan qui n’était peut-être pas si souvent au complet.
Les entrées du journal de Robinson où il est question de Monet révèlent qu’ils se voyaient très souvent quand le jeune peintre américain était au village. Ainsi, il lui rend visite dès son arrivée le 23 mai 1892, puis le 3 juin, il dîne chez eux le 10 juin, il repasse le voir le 21 juin, il dîne chez eux le 3 juillet avec Butler, il vient prendre les photos le 9 juillet, il re-re-dîne chez eux avec Deconchy, Helleu et Caillebotte le 16 juillet, suite au mariage le matin, puis il est invité au déjeuner de mariage de Suzanne et Butler, (il parle d’un breakfast qui a duré presque toute l’après-midi). Et puis encore le 10 août, le 5 septembre, le 14 septembre, etc, etc, jusqu’aux adieux le 1er décembre. Avant de s’embarquer au Havre, il dîne avec Jacques Hoschedé, et de qui parlent-ils à table ? de Monet. Robinson, qui avait douze ans de moins que Monet, était d’une génération entre le maître et les aînés des enfants de la famille, et probablement assez proche de ces derniers.
Pour en revenir à la photo, trois des soeurs (mais pas Suzanne) portent des robes identiques. Et le « petit » Michel, épaté d’être pris en photo et collé aux jupes de sa « maman », a tout de même 14 ans. On ne le dirait pas.
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