Paul Cézanne a séjourné à Giverny en 1894. Le registre de l’hôtel Baudy garde trace de son passage : M. Cézanne P., 57 ans, Aix, 7-30 novembre 1894.
Le « Registre pour inscrire les voyageurs » de l’auberge givernoise est conservé aujourd’hui au Museum of Art de Philadelphie aux Etats-Unis.
La mention laconique du registre ne livre aucune information sur les occupations de Cézanne pendant ses trois semaines dans le village de Claude Monet. En revanche, un autre document se montre beaucoup plus bavard : c’est la facture qu’Angelina Baudy a présentée au peintre aixois à son départ. Cette note d’hôtel est exposée actuellement au Musée d’Art Américain de Giverny.
Sous le titre « Monsieur Cézanne doit : » calligraphié en gros caractères, figure la liste exhaustive de ses dépenses qui s’ajoutent au prix de la chambre, une pleine page écrite tout petit et bourrée d’abréviations.
C’est tout à fait fascinant. La note commence par 3 whiskys, et déjà on imagine Cézanne devant son verre. A-t-il offert leur consommation à d’autres peintres ? A-t-il bu ses trois whiskys tout seul ? Et puis, du whisky, ce n’est pas banal au pays de l’alcool de pomme ou de prune. C’est une des nombreuses attentions de la patronne de l’hôtel Baudy, qui faisait venir tout ce que lui réclamaient ses pensionnaires américains en proie au mal du pays, et confectionnait les puddings et les plats de haricots qu’ils aimaient.
La note de Cézanne fait état de l’achat de matériel de peinture, qu’on pouvait aussi se procurer à l’hôtel Baudy. Cézanne a peint plusieurs toiles à Giverny. L’histoire raconte qu’il les a laissées sur place en partant. Etait-il insatisfait de son travail ? Madame Baudy les lui a aimablement expédiées en Provence, de son propre chef. Des Cézanne…
Penchée au-dessus de la vitrine où est exposé le compte de Cézanne, ma voisine s’est montrée plus habile que moi à déchiffrer les pattes de mouche à l’encre brune de la patronne de l’hôtel. Elle m’en fait lecture à voix haute, des petits-déjeuners, une bouteille de sicatif brisée et remplacée, des bougies, et puis :
– Une paire de bretelles ! dit-elle. On va tout savoir !
On va tout savoir… Ce détail trivial nous renvoyait au visage notre indiscrétion. Etions-nous en train de regarder par le trou de la serrure ?
Brusquement, nous nous sommes senties comme des lectrices de la presse people. Sous prétexte que Cézanne est un des plus grands peintres de l’art moderne, « notre père à tous » selon Picasso, les détails de sa vie quotidienne piquaient notre curiosité.
Est-ce légitime ? Ou simplement un réflexe humain d’aimer découvrir derrière le grand homme, l’être comme vous et moi ?
L’usure des bretelles de Cézanne, la sollicitude de Madame Baudy qui lui en a procuré une nouvelle paire, font-elles avancer la compréhension de l’histoire de l’art ?
J’ai envie de faire une réponse de Normande. On est très loin de l’analyse picturale, c’est évident. Et en même temps…
Si la colonie de Giverny s’est montrée si florissante, attirant 350 artistes en trente ans, cela est dû en partie à l’attention maternelle qu’Angelina Baudy a portée à ses pensionnaires, qui se sont trouvés comme des coqs en pâte chez elle.
Il n’est pas indifférent de savoir que Cézanne a eu un matin des problèmes pour soutenir son pantalon. Car l’art n’est pas quelque chose de désincarné, il est en prise directe avec la nature humaine.
A force de voir les tableaux en reproduction (et c’est fabuleux qu’aujourd’hui cela soit si facile) on en oublierait qu’ils sont faits de matière, qu’ils sont l’aboutissement d’un travail, de longs efforts, d’une tension. Qu’ils sont l’expression de la recherche d’un artiste d’aller au-delà de sa condition d’homme, tout en restant, toujours, un homme.
Commentaires récents