Léon Bonvin
Léon Bonvin est l’un de ces personnages qui ont frôlé la vie de Claude Monet, sans qu’on sache vraiment à quel point les deux artistes se connaissaient. La biographie Wildenstein consacrée à Monet ne mentionne le nom de Bonvin qu’une seule fois, citant l’article de Thiébault-Sisson paru dans Le Temps en 1900, où Monet se rappelle avoir retrouvé « Bonvin, Pissarro » en arrivant à Londres en 1870. Encore s’agit-il ici du demi-frère aîné de Léon, le peintre académique François Bonvin, car à cette date Léon était mort depuis 4 ans.
Monet a donc tout juste 25 ans quand Léon Bonvin se donne la mort à 31 ans à la fin janvier 1866. Et pourtant, il était suffisamment lié à l’un des deux frères au moins pour participer à la vente organisée afin de venir en aide à la veuve et aux trois jeunes enfants du peintre de Vaugirard. Le catalogue de la vente aux enchères cite le nom de Monet parmi les donateurs d’une œuvre, sans préciser s’il s’agit d’une toile ou d’un pastel. Ce détail a pour une fois échappé à l’équipe d’enquêteurs de l’Institut Wildenstein, et aucune oeuvre de Monet n’est indiquée avec cette provenance, soit que l’information ait été ignorée par le propriétaire, soit que le pastel ou la toile ait disparu, tout comme la probable correspondance entre Monet et Bonvin.
Monet était en bonne compagnie parmi les donateurs : la vente proposait aussi des œuvres de Courbet, Daubigny, Bracquemond, Boudin, Fantin-Latour, Whistler…
J’espère que Monet a pu voir le travail de Léon Bonvin, et pas seulement les scènes de genre et les natures mortes appréciées du Salon de son frère François. S’il a vu les aquarelles époustouflantes de délicatesse de Léon, de véritables miniatures, Monet n’a pu qu’en être touché. Elles démontrent un profond amour pour la nature dans ses moindres manifestations, et un goût pour les atmosphères brumeuses dont Monet se ferait plus tard une spécialité.
Ces œuvres d’une beauté surréelle, incroyables de précision, d’une virtuosité impressionnante, viennent de faire l’objet d’une exposition à la fondation Custodia à Paris. Léon Bonvin se place au plus près des herbes sauvages pour nous en faire admirer la finesse. Mais il ne manque jamais d’intégrer discrètement un personnage à ses dessins.
Chaque petite scène est un hymne à la beauté du monde, baigné d’intériorité et peut-être, oui, d’une certaine tristesse. A l’heure où l’espèce humaine est en train d’organiser son propre suicide en détruisant la flore et la faune, la poésie naturaliste et désespérée de Léon Bonvin prend une résonance tout particulière.
Bienvenue à 2023
L’année nouvelle pointe le bout de ses oreilles ! Je vous la souhaite campagnarde, cocasse, chorale, comique et pleine de mélodies joyeuses. Cocorico !
Giverny, une fenêtre sur la nature
Dans son jardin d’eau, Monet a aménagé des vues qui ressemblent à des fenêtres. Le regard y est cadré, borné, conduit vers ce qui s’offre à l’oeil au-delà de la fenêtre.
Nous voici face à un paysage organisé par un peintre comme un tableau, un motif mis à disposition de toute envie de peindre qui saisirait son propriétaire ou ses visiteurs.
Et en même temps, sans aller si loin, c’est aussi un petit bout de nature qui présente un joyeux mélange de plantes très variées, une riche vie sauvage, et nous offre tous les plaisirs du ressourcement.
Chartres aujourd’hui
La cathédrale de Chartres fait l’objet d’une restauration longue, dont nous avions déjà pu admirer les premiers résultats spectaculaires en 2010.
La restauration du choeur est maintenant achevée :
Toute la nef a été remise en valeur, elle aussi, dans ses teintes d’origine.
Fraîche, colorée, lumineuse, elle produit une tout autre impression que naguère sur le pèlerin. Les travaux se portent maintenant sur le transept.
Les vitraux ont retrouvé un extraordinaire éclat. A gauche, le Zodiaque, à droite la Vie de la Vierge :
La clôture du choeur est plus saisissante que jamais, fresque en trois dimensions de la vie de Jésus et de sa mère divisée en 40 scènes sculptées.
Plus tardive que le bâti ou les vitraux, elle a été commencée à la Renaissance en 1516 et terminée 200 ans plus tard, en 1716.
La collégiale de Vernon par Butler
Le beau-gendre de Claude Monet Theodore Butler a donné sa propre version de l’église Notre-Dame de Vernon, acquise en 2015 par le musée de la ville. La lumière de l’après-midi poudroie autour de la collégiale noyée dans l’ombre violette, et vient traverser les feuilles des arbres du premier plan.
C’est le début de l’automne, cette période si brève où les arbres se vêtent de tons lumineux que l’on voudrait retenir. Les branches basses mêlent leurs notes de vert aux reflets sur la Seine.
Butler, en travaillant par petites touches de couleurs claires juxtaposées, excelle à rendre le scintillement de la lumière tout en inventant sa propre manière.
Vernon par Georges Morren
Bien après Le Bord de l’eau à Vernon de Monet, daté de 1883, ou La Collégiale de Vernon de Robinson, exécutée en 1888, le peintre belge Georges Morren installe à son tour son chevalet sur la rive droite de la Seine face à la collégiale de Vernon en 1928.
Loin des empâtements de Monet, Morren joue avec la teinte de la toile laissée visible entre les touches de peinture. Cette technique excelle à rendre l’atmosphère laiteuse d’un soir d’été. Morren fait partie des post-impressionnistes, et l’on voit à sa touche divisée qu’il a regardé Seurat, Signac et van Rysselberghe. La peinture paraît effleurer à peine le support, un rendu qui fait penser au pastel ou à la craie.
Morren a choisi de représenter une anfractuosité de la berge au premier plan, sans aller toutefois jusqu’à nous montrer où lui-même a ses pieds. Nous voici comme suspendus au-dessus de l’eau, ce qui crée un sentiment étrange et déstabilisant. L’ensemble est harmonieux et doux, d’une vibration très particulière.
L’orgue de la collégiale de Vernon
Ce mois de décembre, pas de visite des jardins de Monet pour les groupes en croisière sur la Seine que je guide, mais un concert d’orgue dans la collégiale Notre-Dame de Vernon. Alain Brunet, l’organiste titulaire, a concocté un programme en lien avec Noël, qui permet de goûter toutes les nuances de l’instrument.
Vous pouvez voir et entendre l’orgue et l’organiste dans ce beau morceau de Bach :
L’orgue de Vernon est composé de 2194 tuyaux ; le plus petit ne mesure qu’un centimètre, les plus grands dépassent les trois mètres. L’organiste peut choisir entre 34 registres qui rappellent chacun l’un des instruments de l’orchestre ou qui sont spécifiques de l’orgue.
Le facteur des grandes orgues de Vernon, Jean Ourry, les a conçues entre 1607 et 1610 sur une commande de Marie Maignart, représentée en Sainte-Cécile sur le buffet d’orgue. Le mausolée de la donatrice se trouve dans une chapelle latérale de l’église.
Je me souviens du concert de 400 minutes qui marquait les quatre siècles de l’instrument en 2010. Presque 7 heures de musique ! Les musiciens se relayaient, le public aussi. C’était beau !
Celui proposé à nos groupes est bien plus bref, 30 minutes seulement. En contrepartie, je l’aurai entendu six fois… Si cette expérience ne m’était jamais arrivée en live, elle n’a rien d’extraordinaire quand la musique est enregistrée, puisque la répétition permet de mieux goûter les oeuvres et que nous réécoutons ad libitum les mêmes morceaux.
Pas de noir pour Monet !
Mercredi 8 décembre 1926 : à Giverny, on enterre Claude Monet, décédé 3 jours plus tôt. Malgré les consignes de simplicité laissées par le peintre, environ 80 personnes suivent le cortège qui conduit Monet à son dernier repos. (La photo a été prise dans ce qui est aujourd’hui la rue Claude-Monet, au niveau du jardin du musée des impressionnismes. La maison au fond à droite, dite villa Alice, abrite maintenant le bureau du directeur du musée. Merci à Albert Pillon pour la localisation.)
Tout le monde est en noir, à commencer par le maire qui ouvre la marche. Mais un détail attire l’attention : c’est un tissu clair qui recouvre le cercueil. Les journalistes présents n’ont pas manqué de noter cette incongruité, et le bruit a vite couru qu’elle était signée Georges Clemenceau.
Le Tigre n’était pas homme à s’embarrasser des convenances pour faire ce qu’il estimait juste. Lui qui connaissait si bien Monet avait bien senti qu’un sévère drap noir ferait injure au maître de la couleur.
Que s’est-il vraiment passé ? Sacha Guitry, qui adore rendre les histoires dramatiques, souvent aux dépens de leur véracité, prétend que Clemenceau aurait arraché un rideau d’une fenêtre. Voici le récit qu’il fait dans son film « Ceux de chez nous » :
Quand l’homme des pompes funèbres voulut recouvrir le cercueil du voile noir traditionnel, Clemenceau le lui prit des mains. « Non », dit-il. Puis, ayant regardé tout autour de lui, il alla à la fenêtre, arracha l’un des rideaux de toile fleurie, et lui-même il en couvrit le cercueil du grand peintre en disant à mi-voix : « pas de noir pour Monet, le noir ce n’est pas une couleur. »
Il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne dans cette histoire de rideau. D’abord, ce n’est pas si facile d’arracher un rideau, en général ils sont bien accrochés, soit il faut une sacrée poigne, soit il faut défaire les anneaux, c’est toute une histoire. Ensuite, Clemenceau n’était pas du genre à disposer du mobilier chez les gens où il était en visite. Qui aurait eu cette mauvaise éducation ? Cela paraît aberrant.
Je me figure plutôt que Clemenceau a très gentiment demandé à Blanche si elle n’aurait pas une nappe ou un drap imprimé de tons clairs. Elle a tout de suite compris, elle a cherché dans une commode ou une armoire le tissu qui conviendrait et l’a apporté à Clemenceau, qui l’a remerciée et en a recouvert le cercueil.
Mais cette façon de faire manquait de panache pour Guitry. Il avait besoin d’un geste impulsif pour donner de la vigueur à son récit.
On la voit bien sur ce cliché, cette fameuse étoffe de toile claire, devant laquelle se recueille Georges Clemenceau, tête baissée.
Au passage, déboulonnons un autre mythe : même si Monet avait demandé à être enterré sans fleurs ni couronnes et même si on était en décembre, il y en avait une profusion :
La ferme de la Côte
A Giverny, la ferme de la Côte était autrefois l’une des plus importantes exploitations agricoles du village. Elle était tenue par un régisseur qui travaillait pour le compte du comte de la Lombardière. Ce dernier résidait à Paris, selon les recensements du 19e siècle.
Le fermier de la Côte était notamment en charge du Clos Morin, vaste espace de labour voisin ou presque de la maison de Claude Monet. C’est là que le peintre trouvera son motif des Meules, et mettra au point le principe de la série.
Les autres artistes de la colonie de Giverny se sont également laissé inspirer par le clos Morin.
John Leslie Breck (l’amoureux malheureux de Blanche) systématise le procédé de Monet en décrivant heure par heure l’évolution de la lumière sur les meules du Clos Morin. Voici l’une de ses nombreuses meules, toutes prises exactement du même endroit.
Theodore Robinson a escaladé la colline du côté du belvédère et représente le quartier du Pressoir, avec la ferme de la Côte au premier plan, et le Clos Morin à droite.
Redescendu dans le clos, il se retourne vers la ferme de la Côte pour en faire le sujet de son tableau, dont la délicatesse de tons démontre un époustouflant talent de coloriste.
Et pour finir, une étude de Claude Monet moins connue que ses Meules. Peinte dès 1887, elle intègre un gerbier, presque invisible, au second plan, et montre la ferme de la Côte derrière. La lumière diffuse rappelle celle que nous avons aujourd’hui. En plus joli, plus de bleus et moins de gris : c’est du Monet.
Les Picasso de Vernon
Même si on les adore, il n’y a pas que des impressionnistes au musée de Vernon ! En 2013, le musée Poulain, qui se spécialise aussi dans l’art animalier, a fait l’acquisition de deux oeuvres de Picasso.
Voici le taureau, qu’on ne risque pas de prendre pour un boeuf. Il s’impose, à l’heure où la corrida fait une fois de plus débat. Sa tête fait penser aux nombreux Minotaures de l’artiste espagnol.
Et voici le coq, étrangement anthropomorphe. Deux oeuvres intéressantes et curieuses exposées en regard de nombreuses autres représentations peintes ou sculptées du monde animal.
Garder la ligne
Voici un aspect du mur qui borde le côté nord du jardin de Monet, le long de la rue principale du village de Giverny. Les jardiniers de la fondation Monet ont décidé que cet hiver, ils vont changer le lattis de bois qui sert de tuteur à des plantes grimpantes : il a clairement fait son temps.
Je le soupçonne de dater de la restauration des jardins, il y a quarante ans, à cause de sa couleur bleu pâle. Avant de tout faire peindre d’un vert vif et franc, le restaurateur de la propriété, Gérald van der Kemp, avait d’abord opté pour cette teinte douce qu’on observe sur les tableaux de Monet, et qui était celle des huisseries de sa maison. Mais van der Kemp voulait restaurer les lieux dans leur état final, le plus abouti, et il s’est rendu compte que Monet avait opté à la fin de sa vie pour un vert plus claquant que ce ton bleuté qui évoque le sulfate de cuivre.
Tout a alors été repeint en vert. Tout ? Non ! Ce treillis de bois a résisté à la déferlante verte, sans doute parce qu’il n’est pas très visible dans son coin. Peu de visiteurs viennent fureter dans « l’allée du patron », comme la nomment toujours les jardiniers, celle qui relie le premier et le deuxième atelier, où van der Kemp s’était installé un appartement.
Le problème, quand on remplace quelque chose, est de garder la ligne, celle du parti pris. Rester fidèle à l’esprit du lieu et à celui de la restauration. Les jardiniers ont voulu d’abord s’assurer de ce que Monet avait à cet endroit. Au départ, rien du tout, un mur lisse et un peu ennuyeux. Et puis sur le tard, les photos anciennes révèlent un magnifique poirier palissé en palmettes, dont les branches forment des V.
Monet s’est fait plaisir, mais l’emplacement n’était pas très bien choisi, trop à l’ombre des tilleuls, et le poirier n’a guère vécu. Rester fidèle au peintre n’oblige tout de même pas à répéter ses erreurs.
Le jour où Monet a acheté sa maison
Les Archives de l’Eure conservent les actes anciens établis par les notaires du département, en particulier maître Grimpard, notaire à Vernon. C’est avec lui que Claude Monet a rendez-vous ce 19 novembre 1890 pour officialiser l’achat de sa maison de Giverny, qu’il loue depuis 7 ans aux époux Singeot. Louis Singeot et Aglaée, née Saintard sont bien entendu présents eux aussi, ainsi que deux témoins, selon les usages de l’époque.
A la lecture de l’acte préparé par le notaire, Claude Monet intervient. Alors que les époux Singeot ont droit à tous leurs prénoms à l’état-civil, Monet n’est désigné que par celui de Claude. Il précise que son deuxième prénom est Oscar. Celui-ci est rajouté dans la marge, modification qui sera paraphée par tous les présents.
La superficie totale est de 8612 m2. La désignation du bien nous apprend qu’il comporte deux maisons : la première se compose de « quatre pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage. Deux mansardes et grenier dessus, cave dessous. Atelier de peinture en aile à l’une des extrémités de la maison. Grand bûcher, petit hangar et cabinet d’aisance fermant l’autre aile. »
En 1890, Monet a déjà transformé la grange en atelier, mais il n’a pas encore entrepris les travaux qui vont modifier profondément la maison avec la construction de sa chambre au-dessus de l’atelier. Il faudra alors créer un nouvel escalier, une entrée privative, un cabinet de toilette, reprendre la charpente et la couverture pour les prolonger.
La deuxième maison est « composée d’une cuisine et de deux autres pièces au rez-de-chaussée, écurie à la suite, deux chambres et cabinet de toilette au-dessus, grenier sur le tout ; cellier à la suite. »
Cette deuxième maison est vraisemblablement située à l’emplacement de l’actuel deuxième atelier. Elle sera abattue ultérieurement par Monet, quand l’achat de parcelles voisines lui permettra d’agrandir son terrain et de construire le deuxième atelier.
Le prix de vente du bien est fixé à 22 000 francs, payables en quatre versements les 1er novembre 1891, 92, 93 et 94. Après les longs développements portant sur la provenance des biens, pendant lesquels il n’a fait aucune remarque, Monet se réveille tout à coup et prend soin de faire rajouter en marge une clause précisant qu’il lui sera possible de payer par anticipation, à condition d’en avertir les vendeurs trois mois à l’avance. Cela lui permettrait non seulement de se libérer de sa dette, mais aussi d’éviter le surcoût des intérêts de 5% qui frappent le capital restant dû. Le contrat de vente était plus contraignant, puisque Monet devait obtenir « le consentement exprès des vendeurs ». On voit donc que le peintre cherche à se préserver des marges de manoeuvre en fonction de ses ventes futures.
Enfin arrive le moment tant attendu de la signature de l’acte. Monet est-il ému d’acheter la maison où il se plait tant ? En tout cas je le suis de tenir dans les mains le folio qu’il a paraphé. J’observe sa graphie, comparée à celle des autres signataires. Il est le seul à appuyer autant sur la plume, à forcer les pleins, à ignorer les déliés. Et ce drôle de n détaché du o, quelle étrange écriture ! Emu, Monet ? Bien sûr que oui.
Le pichet vert
Avec ses chrysanthèmes et ses pommes, voici une nature morte de saison, qui célèbre la beauté de l’automne à travers ses plus belles fleurs et l’abondance de ses fruits.
On reconnaît bien la patte de Blanche Hoschedé-Monet dans le léger flou qu’elle donne aux choses, et son goût pour les compositions presque monochromes déjà observé dans La Salle à manger de Monet à Giverny.
Où se trouve-t-elle ? Aucune pièce de la maison de Monet ne possède cette vitrine qu’on aperçoit à l’arrière-plan. Blanche est peut-être dans le deuxième atelier ? Après tout, ce serait un endroit approprié pour faire de la peinture.
Si j’ai du mal à identifier le lieu, en revanche j’ai tout de suite reconnu le pichet qui fait office de vase. Les visiteurs de Giverny peuvent le voir dans le salon-atelier de la maison :
Sa couleur verte marbrée de jaune et son anse en flèche en font un objet unique et caractéristique.
Le voici un autre jour, tourné dans l’autre sens, celui du tableau de Blanche. Elle aimait tellement ce broc et ses couleurs incertaines qu’elle l’a utilisé pour une autre toile :
Cette fois, on repère au premier coup d’oeil qu’on se trouve dans le salon bleu, devant le buffet qui sert de bibliothèque. En revanche, l’identification des fleurs est moins facile. Je penche pour un beau bouquet de mufliers, ou gueules de loup si vous préférez, pour fêter l’été. Qu’en pensez-vous ?
14 novembre
Claude Monet aurait eu 182 ans aujourd’hui, d’accord c’est absurde. Disons plutôt que la date du 14 novembre est celle de l’anniversaire du peintre. On imagine la salle à manger de Giverny pleine de joyeux convives venus le fêter. Qu’y aurait-il eu à déjeuner ? Peut-être de la bécasse, que son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé partait chasser plusieurs jours à l’avance, car Monet l’aimait bien faisandée.
La bécasse se reconnaît à son très long bec effilé, qui lui vaut son nom. J’ignore quel est le goût de sa chair et si elle mérite sa réputation. Peut-être que si je le savais, je serais moins portée à m’attendrir sur cette pauvre bête pendue la tête en bas, et à m’interroger sur ce qui peut pousser un artiste à la peindre et un amateur à acheter le tableau pour le contempler sur son mur.
Bref : toute la famille de Monet était au courant qu’il en raffolait.
Avant que Jean-Pierre soit assez grand pour tenir un fusil, Alice devait acheter l’oiseau, qui se vendait très cher :
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Etretat 20 novembre 1885
Il me faut d’abord vous gronder un peu de votre folie, pour les bécasses. Je sais bien que vous m’en aviez un peu parlé et que je ne m’étais pas trop défendu, mais le moment était mal choisi et vous auriez mieux fait d’économiser cela pour vous. Enfin, je vais me régaler comme un gueulard que je suis, mais j’aurais mieux aimé que vous puissiez être là à partager ce régal avec moi.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Etretat 21 novembre 1885
Quant aux bécasses, j’en ai mangé une hier soir. Quel repas, bon Dieu, une sole au gratin épatante et la bécasse exquise, le tout y a passé ; c’est honteux de bâfrer de la sorte, aussi m’a-t-il fallu arpenter bien des fois la terrasse du Casino pour faire passer tout cela.
Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, Etretat 23 novembre 1885
Ce soir je mange la seconde bécasse et songez qu’hier j’avais un perdreau.
Un gueulard est, selon le dictionnaire, une personne qui mange beaucoup ou aime manger bien, quelque part entre le gourmand, le gastronome et le goinfre. Lucide, au moins, le père Monet.
Un chat chez Monet
« Les amis des chats admireront le naturel de la position de l’animal », commente Daniel Wildenstein dans le tome V du catalogue raisonné de Claude Monet, consacré aux dessins et pastels. Cette petite oeuvre si charmante a appartenu à Jean-Pierre Hoschedé, de même que la suivante au catalogue, L’atelier au chat. Ce chat était-il celui de Monet ? Ou bien a-t-il profité de la présence du chat d’un ou une amie pour le dessiner, peut-être deux fois dans la même journée ?
Dans son livre de souvenirs Claude Monet ce mal connu, Jean-Pierre Hoschedé, beau-fils du peintre, explique d’abord que Monet, « qui aimait les animaux », n’eut jamais de chien ni de chat à Giverny
« parce qu’il craignait leurs dégâts en son jardin et à ses fleurs malgré, cependant, l’exemple que lui avait donné Caillebotte qu’il avait vu à Argenteuil, toujours entouré de chiens et de chats dans son jardin où ils ne causaient pas de déprédations.
Puis, à la réflexion, il se ravise. Et là, double surprise :
« Je retrouve justement une lettre que ma mère adressait à Monet, alors dans le Midi, » (Tiens, Monet ne les a donc pas toutes détruites ??? ) « qui prouve que je viens de me tromper puisqu’elle écrivait :
Notre pauvre chatte est morte après d’horribles souffrances. Nous en sommes tous désolés. Nous n’en retrouverons jamais une semblable, si douce, si facile… »
Il y a donc eu au moins un chat à Giverny ! Mais son passage a peut-être été bref, car Jean-Pierre ajoute :
« Personnellement, je n’ai nulle souvenance de cette chatte. »
Novembre à Giverny
L’effet est aussi brutal que le passage à l’heure d’hiver, qui nous fait changer de saison en une nuit. Il n’aura fallu que trois jours aux jardiniers de la fondation Claude Monet pour métamorphoser la grande allée. Comme chaque année, depuis que le dernier visiteur est parti, tout va très vite dans les jardins de Giverny. Les capucines ont été arrachées, les dahlias retirés du sol et mis en caisse, les asters coupés à ras, le terrain bêché… Le tracteur trône au milieu du chemin, prêt à emporter la remorque de déchets verts au compost. Les échelles dressées indiquent que la taille des rosiers est en cours.
L’équipe est maintenant dans les massifs le long de la route. La façon de procéder est immuable, rodée par des années de pratique. Les fleurs exubérantes cèdent peu à peu la place à la terre nue. Novembre est le mois qui demande le plus d’effort physique aux jardiniers. « Les deux premiers jours c’est dur, après le corps s’habitue », banalise l’un d’entre eux.
Il est tombé une pluie fine tout le dimanche, mais le temps s’est vite remis au sec. De la douceur encore, 18 degrés l’après-midi. Il faut faire vite, vite, comme toujours, car on ne sait pas de quoi l’hiver sera fait.
Les carrés de pelouse ont retrouvé un vert qu’ils n’avaient plus cet été. Les dernières colchiques s’y pavanent pour personne. Le pommier du Japon croule sous des centaines de petits fruits rouges que nul n’admire.
Certains massifs offrent toujours leur aspect de jungle si déroutant, mêlant sauges et cestrum, ricin et hibiscus, lavatères et persicaires. Mais l’éclat, inexorablement, s’en va.
La question flotte dans l’air : aurait-on pu rester ouvert un peu plus, par exemple jusqu’à la fin des vacances d’automne ? Laisser voir jusqu’au bout ce jardin qui s’essouffle, maintenu en vie par la tiédeur du temps ? Economiquement, sans doute que non, car l’ouverture demande l’emploi d’un personnel nombreux. Mais c’est toujours un peu triste d’arracher des plantes qui fleurissent encore. Dans nos jardins, nous aimons les laisser debout jusqu’au dernier pétale.
Combien de jardiniers avait Monet
Devant l’étendue des jardins de Giverny, la question s’impose : combien de jardiniers étaient dévolus à leur entretien, à l’heure où le maître ne se souciait plus de mettre la main à la pâte ?
Le dénombrement de 1906 permet d’apporter une réponse a minima. Giverny compte alors 310 habitants. Chaque habitant du village est recensé, avec sa profession et le cas échéant le patron pour qui il travaille.
En 1906, Monet emploie, habitant à Giverny :
- Félix Breuil né en 1867 à Rémalard dans l’Orne, jardinier. Il vit avec son épouse Marie Saunier et son fils Léon dans la maison voisine des Monet. C’est le chef-jardinier.
- Léon Loisel, né en 1887, jardinier. Il habite sous le toit des Monet, peut-être dans le second atelier.
- François Delasse, né en 1846, journalier. Il vit avec sa femme et son père rue des Grands Jardins.
- Jean Denais, né en 1859, journalier. Il demeure rue aux Juifs avec sa femme et leur petite fille.
- Joseph PHILIPPE, né en 1887, jardinier. Sa maison est rue du Chêne, juste à côté de celle de Jean-Pierre Hoschedé et son épouse. C’est sans doute lui qui est responsable du potager de Monet, situé à la même adresse. Delasse et Denais travaillent-ils au potager, dont ils sont plus près, ou dans les jardins de Monet ? Il n’est pas impossible qu’ils aient été affectés à l’un ou l’autre jardin en fonction des besoins.
Les journaliers, peut-être moins qualifiés que les jardiniers, étaient théoriquement embauchés de façon ponctuelle pour les gros travaux. Le fait qu’ils citent Monet comme leur patron laisse entendre qu’ils travaillent exclusivement pour lui, car lorsque les employeurs sont multiples, l’agent recenseur porte la mention « divers » dans la case employeur.
On compte donc (au moins) 5 jardiniers pour les jardins potager et d’agrément, qui ont atteint leur taille définitive de près de 3 hectares au total.
D’autre part, Monet a plusieurs autres personnes à son service :
- Sylvain Besnard, né en 1866, chauffeur d’auto. Marié et père de 3 enfants, il vit avec sa famille tout près de chez Monet, rue de l’Amsicourt.
- Julien Houdayé, né en 1867, valet de chambre
- Joséphine Epiard, née en 1870, cuisinière
- Marie Thérin, née en 1885, femme de chambre. Ces trois dernières personnes sont domiciliées chez Monet.
Au total 9 personnes habitant le village, soit sous son toit, soit dans leur propre maison. Est-il possible que d’autres employés logent dans les communes avoisinantes ? Ce n’est pas exclu, mais on peut en douter, car elles sont distantes de plusieurs kilomètres de la propriété de Monet. Les recensements de Bois-Jérôme-Saint-Ouen, Sainte-Geneviève-les-Gasny et Limetz-Villez, les villages les plus proches, ne livrent aucun nom d’employé de Claude Monet.
Ce chiffre de 9 employés est le maximum relevé. En 1901, Monet a une cuisinière, un valet de chambre et 3 jardiniers, soit 5 personnes au total. En 1911, ils sont 8 employés dont 3 jardiniers, en 1921 et en 1926 on en compte 7 dont 3 jardiniers. Le chiffre communément avancé de 6, voire 7 jardiniers au service de Monet paraît donc exagéré, du moins pas à temps complet.
A noter, le fameux jardinier Florimond évoqué par Claire Joyes dans les Carnets de cuisine de Claude Monet apparaît dans le seul recensement de 1901, installé rue du Chêne. Son nom complet est Florimond Bellanger, il a 33 ans. En 1901 Monet emploie aussi Désiré Vavasseur et Henri Delasse comme jardiniers.
Après la mort de Claude Monet, les recensements révèlent que Blanche Monet continue d’avoir des jardiniers à son service pour l’entretien des jardins. En 1936, elle emploie Louis Lebret et Kléber Lebrun comme jardiniers du Pressoir, et Orazio Zivacco, qui habite rue aux Juifs, pourrait être le jardinier du potager. Elle a toujours Silvain Besnard comme chauffeur, Marguerite Lavenu est la cuisinière, son mari Paul est domestique. Blanche a donc sous ses ordres 6 personnes, alors qu’elle vit seule !
Datura et Brugmansia
C’est demain Halloween, l’occasion de célébrer deux plantes très toxiques cultivées dans les jardins de Monet : le datura et le brugmansia. Oui, bien que le jardin de Giverny accueille du public, de nombreuses fleurs qui y poussent sont dangereuses pour la santé si on les ingère, mais ce serait tout de même une drôle d’idée de les cueillir et de se mettre à les manger.
Les daturas et les brugmansias ont en commun de présenter de magnifiques fleurs en trompette de grande taille, mais tandis que le brugmansia les laisse pendre de ses branches, le datura les dresse sur une tige érigée.
J’ai du bon tabac
Cette nature morte de Blanche Hoschedé-Monet peinte l’année de sa mort révèle tout le talent de la belle-fille de Claude Monet. Installée dans la salle à manger de Giverny bien connue pour ses tons de jaune de chrome sur les murs et le mobilier, Blanche joue sur toute la gamme des jaunes : jaune d’or de la théière, jaune plus acidulé de la tasse, jaune presque orangé du citron, jaunes pâle et soutenu des jonquilles, et même jaune d’une fleur indéfinie flottant dans une coupelle à l’arrière-plan. J’imagine des primevères ou des pensées, vu la saison.
En contrepoint, deux notes de vert : le vase à col étroit des jonquilles, et un objet arrondi à l’arrière-plan, qu’on peut toujours voir dans la salle à manger de Giverny. Blanche en a exagéré la couleur, car voici à quoi ce pot ressemble :
On ignore si Monet se servait vraiment de ce pot à tabac. C’est une oeuvre de Jean Renoir, le fils aîné de Pierre-Auguste Renoir, l’ami de Monet. Jean Renoir, avant de se consacrer au cinéma, a exercé pendant un temps comme céramiste, encouragé dans cette voie par son père. Le pot offert à Monet est signé Renoir au-dessous.
Quant au vase des jonquilles, je crois le reconnaître dans celui qui se trouve exposé dans le premier atelier sur le bureau de Monet :
Et n’est-ce pas le même vase qui se trouve sur le lambris dans la photo de Monet à son bureau ?
Enfin, il me semble reconnaître dans le cadre accroché au mur l’estampe suivante, qui se trouve maintenant dans l’escalier :
C’est une oeuvre de Kuniyoshi Utagawa qui nous montre une petite famille saisie sur le vif dans une attitude de la vie quotidienne, ce qui était bien fait pour plaire à Claude Monet.
Monet à son bureau
Le photographe pourrait-il être Nickolas Muray, qui signe de superbes portraits de Monet la même année, portant le même costume, dont l’un près des iris de son jardin d’eau ?
La pièce déborde d’objets. La surface du bureau est entièrement couverte d’un fourbi soigneusement arrangé de boîtes au contenu mystérieux, de journaux, cadres posés en équilibre, dont le portrait de l’artiste réalisé par Sacha Guitry en 1915, presque une mise en abîme. Dans l’angle, la petite pendule, un cartel, qu’on pouvait voir naguère dans la chambre de Monet. On aperçoit aussi la photo d’Alice et Lily Butler sur le pont japonais, la dernière image de l’épouse du peintre, qu’il voulait garder toujours sous les yeux.
Les tilleuls de Monet
Le peintre et sa famille adoraient ce coin ombragé proche de la maison. Ils installaient les meubles en rotin sur ce qui est maintenant un bout de pelouse, à l’époque une allée sablée. Plusieurs photos les montre à cet endroit en compagnie d’invités, notamment le marchand Paul Durand-Ruel.
Lever du jour sur la Seine
Pour capturer la lumière exacte des Matinées sur la Seine de Claude Monet, il faudrait venir à Giverny au mois d’août, et être à pied d’oeuvre au bord du fleuve à cinq heures du matin. C’est un peu tôt pour moi, aussi ai-je retardé l’échéance jusqu’au mois d’octobre. Voici Giverny hier à 8 heures du matin.
A l’ouest, la pleine lune toute dorée reste accrochée au-dessus des champs labourés, éveillant des envies de télescope et de trépied. Cela doit être passionnant de photographier ce corps céleste, mais ce n’est pas ce que je suis venue chercher. Je voudrais des brumes, du bleu, des ombres, des reflets, du rose, du doré.
Deux seulement dans l’objectif, si loin, si flous : je tire mon chapeau aux photographes animaliers qui nous offrent des images à couper le souffle.
Tout au bout, là où le chemin forme un T, je tourne à droite puis à gauche, dans un très modeste sentier baptisé :
Aussi Monet est-il parvenu à rendre tous les jeux de la lumière et les moindres reflets de l’air ambiant, il a reproduit les ardeurs des couchers de soleil et ces tons variés que l’aurore donne aux buées qui se lèvent des eaux ou couvrent la campagne, il a peint, dans toute leur crudité, les effets de la pleine lumière tombant à pic sur les objets et leur supprimant l’ombre, il a su parcourir toute la gamme de tons gris, des temps couverts, pluvieux ou estompés de brouillard.
Theodore Duret, 1885
Vais-je retrouver le motif de Monet, sa lumière ? La Seine a changé, elle a perdu la plupart de ses îles. La partie droite de l’image sera forcément différente. Mais la gauche ? Une péniche passe, deux cygnes plongent la tête dans l’eau et la ressortent, occupés à leur petit déjeuner. Monet aurait ignoré ces anecdotes pour ne voir que la lumière.
Le nénuphar ne sait pas faner
Des fleurs toujours fraîches tout au long de la saison… Le nymphéa aurait-il trouvé le secret de la jeunesse éternelle ? Le visiteur scrute en vain la surface du bassin de Claude Monet à la recherche d’une corolle fanée. Partout, il ne voit que pétales lumineux et boutons pleins de promesses.
Il faut un oeil attentif pour distinguer les fleurs qui vont bientôt s’ouvrir de celles qui ne le feront plus jamais. Car, non, la durée de floraison des nénuphars n’est pas très longue, entre 3 jours et une petite semaine tout au plus. Toute la subtilité est dans la façon de tirer sa révérence.
Après avoir ouvert ses pétales face au ciel et au soleil, après avoir célébré la beauté du monde en y apportant sa touche de couleur et de grâce, le nymphéa épuisé referme une dernière fois sa corolle. Il s’affaisse. Si une feuille se trouve là, il repose sur elle, sinon il coule au fond de l’eau.
Le nénuphar jeune a un bouton bien serré et se tient droit.
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