Le vert de la mer

Claude Monet, Voiliers en mer, 1868, huile sur toile 50 x 61 cm, musée des Beaux-Arts de Lausanne, legs d’Edwige Guyot 2006 – W 125

Quelle audace dans cette oeuvre de Claude Monet exécutée fin 1868 sur la côte normande ! Le jeune peintre de 28 ans brosse avec fougue la sortie en mer de bateaux de pêche. La couche picturale est fine, les flots, les bateaux et le ciel esquissés à grands traits. Aucun détail superflu. La rapidité d’exécution elle-même confère à la toile une idée de mouvement, et fait penser à cette expression qui revient souvent dans la correspondance de Monet : « en hâte ». Un sentiment d’urgence anime l’artiste. Vite, il faut saisir l’instant avant qu’il ne s’échappe. Face à la brièveté de l’impression, la réponse n’est pas encore la série, mais la vitesse.

La composition révèle que Monet a regardé les estampes japonaises. Audace, encore. Où sont les lignes de fuite de la perspective classique ? L’idée de profondeur est suggérée par des plans successifs où les objets sont de plus en plus petits. Au premier plan, le bateau est poussé sur la gauche, laissant un espace vide très japonisant à sa droite. Monet y décrit l’agitation des flots par de petites touches plus sombres en virgules, où quelques rehauts de blanc évoquent l’écume des vagues. Au second plan, un bateau coupé par le cadre suggère l’idée de déplacement rapide. Tout bouge, tout est mouvement, onde, voiles gonflées de vent, nuages… La côte, seul élément fixe, est réduite à une fine ligne mauve marquant l’horizon, placé très haut à la japonaise.

Claude Monet, Voiliers en mer, 1868, détail

Il faut une réelle virtuosité pour retranscrire un paysage avec une telle justesse, capturer son énergie, sa lumière, son atmosphère. L’oeil de Monet lui fait choisir les tons justes, cet incroyable vert opaline pour la mer – et elle peut vraiment être de cette couleur sur la côte normande – répondant au gris rosé du ciel, aux notes sombres des bateaux. Les coups de brosse vont à l’essentiel, synthèse brillante de la perception visuelle.

Mais la virtuosité de Monet, on ne la comprendra que plus tard. Dans la salle voisine du musée des Beaux-Arts de Lausanne sont présentées plusieurs belles oeuvres de Charles Gleyre, qui a été le maître de Monet. Originaire du canton de Vaud où il est né en 1806, Gleyre a enseigné la peinture à l’Ecole des beaux-arts de Paris ainsi que dans un atelier au 70 bis rue Notre-Dame des Champs où il dispensait ses cours gratuitement, les élèves ne payant que pour le loyer et les modèles. C’est là que Monet, Renoir, Sisley, Bazille se rencontrent en 1862-63.

Charles Gleyre, Le Coucher de Sapho, 1867, huile sur toile, musée des Beaux-Arts de Lausanne

Qu’ont-ils pu retenir de l’enseignement de Gleyre ? L’encouragement à aller peindre en plein air, peut-être. Mais sûrement pas ses exhortations à penser à l’antique lorsqu’ils dessinent des nus, c’est-à-dire à idéaliser le corps humain.

A regarder les tableaux de Gleyre, ces manifestes de l’académisme, on comprend tout le fossé qui sépare le maître du petit groupe de fortes têtes, et le temps qu’il faudra au public pour accepter d’aimer l’impressionnisme. Comment concilier deux visions de la peinture si radicalement différentes ?

Je me suis arrêtée longuement devant les oeuvres du maître vaudois, Romains passant sous le joug, portraits de personnes croquées pendant ses voyages, et devant cette superbe Sapho. Chez Gleyre, l’érotisme n’est jamais très loin. Il peut prendre diverses formes et tire parfois sur le sado-masochisme, mais cela n’est pas le cas ici. La poétesse grecque s’offre dans la perfection de sa nudité, les pieds foulant la peau d’une panthère. Dos tourné, elle place le spectateur dans la position du voyeur.
Elle a posé sa lyre, le lit est prêt à l’accueillir. Mais avant de s’allonger, elle emplit d’huile une petite lampe qu’elle va placer, je suppose, sur le porte lampe en métal qui rythme la composition de sa ligne verticale, en écho à la colonne de gauche.
On sent que chaque détail a été longuement réfléchi et calculé ; la technique est parfaite, admirable. Et en même temps, on conçoit le ras-le-bol de la jeune génération devant cette peinture-là. Les futurs impressionnistes trouvent tout simplement qu’elle n’est plus de leur temps.

Giverny la nuit

John Leslie Breck, Evening in Giverny, vers 1891, Museum of Fine Arts, Saint-Petersbourg

Expérimenter, chercher de nouvelles voies, et peut-être, déjà, se détacher du réel : les artistes américains qui séjournent à Giverny au début des années 1890 ont été plusieurs à attendre la nuit close pour transcrire sur la toile l’atmosphère du village baigné de lune. Se sont-ils influencés mutuellement ? Est-ce la motivation qu’apporte l’ambiance d’une colonie d’artistes qui les a conduits à relever ce défi ? Ou ont-ils subi les uns comme les autres l’influence du symbolisme ? Le pourquoi n’est pas très clair, mais le résultat est étonnant, onirique, et tranche avec les riantes scènes de bord de rivière emblématiques du courant impressionniste.

La toile ci-dessus ne représente pas la façade rose de l’hôtel Baudy mais les maisons plus proches de l’église. Celle-ci se détache sur le ciel étoilé, au bout de la perspective créée par la route très large et lumineuse.

Thomas Buford Meteyard, Giverny, Moonlight, vers 1890-1893

Meteyard lui aussi met en avant les très forts contrastes créés par l’éclairage de la pleine lune, une lumière qui absorbe les couleurs. Le musée de Vernon possède l’une de ses oeuvres nocturnes, un plan rapproché sur l’église de Giverny.

Theodore Robinson, Moonlight, Giverny, 1892, Parrish Art Museum, Water Mill, NY

Robinson, pour sa part, s’est beaucoup intéressé au moulin des Chennevières qu’il a peint sous divers angles. Là encore, la vibrance des couleurs cède la place au jeu des contrastes pour cet aspect du moulin au clair de lune.

Dans chacune de ces oeuvres nocturnes, les peintres se sont attachés à montrer la disparition des détails avec des aplats de couleurs finement travaillées ou une touche vibrante. Leur travail est à la fois étrange et original. Comme une promenade de somnambule à l’heure où tout dort.

Les funérailles de la reine

John Singer Sargent, Portrait de Henry James, 1913, National Portrait Gallery, Londres

Monet va s’embarquer pour Londres pour la troisième année consécutive quand la nouvelle lui parvient : la reine Victoria a rendu son dernier souffle le 22 janvier 1901. Quand le peintre arrive dans la capitale britannique le 24 janvier, il est saisi par l’ambiance funèbre qui y règne, même s’il s’y attendait :

Lettre 1587 à Alice Monet, 25 janvier 1901

(…) Londres est, en effet, lugubre, tout le monde est en noir, Sargent en deuil avec crêpe comme tous du reste ; nous avons déjeuné ce matin dans un nouveau grill-room dans Piccadilly, et c’était extraordinaire : comme cela, il n’y avait que du noir dans une salle toute blanche. Les théâtres sont fermés pour trois semaines. Enfin, c’est moins que folâtre et ce ne serait pas le moment de venir ici. (…)

Lettre 1590 à Alice Monet, 28 janvier 1901

(…) J’ai dîné hier soir au café Royal où Sargent n’est pas venu mais où j’ai trouvé G. Moore. Nous avons dîné ensemble, il savait ma venue par Mr Hunter. Nous avons beaucoup causé des évènements. La mort de la queen le laisse froid et il traite d’hypocrisie tout ce deuil. Il est plus que jamais contre la guerre et les Anglais, et va quitter Londres pour se retirer à Dublin en Irlande. C’est décidément un type curieux et intéressant. (…)

Lettre 1591 à Alice Monet, vendredi soir 1er février 1901

(…) Tu ne peux t’imaginer Londres. Ce soir, quelle cohue ! Qu’est-ce que ce sera demain ? Toute l’Angleterre sera là. Peut-être verrai-je cela, Sargent a dû s’informer pour aller chez quelqu’un qu’il connaît, il viendrait avec moi. (…)

Lettre 1592 à Alice Monet, 2 février 1901

(…) Sargent avait demandé la permission de m’amener dans une maison pour voir le cortège, mais le difficile était de nous joindre se matin pour y aller et l’impossibilité de trouver un cab ce matin. Lui en avait retenu un au prix de 15 shillings pour le conduire chez cette dame, mais dans la crainte qu’on ne me laisse pas facilement passer, il m’a fallu me rendre à l’endroit à 8 heures du matin, et j’ai eu assez de mal à arriver tant il y avait foule de curieux, de troupes et de policemen, d’autant que la maison donne en face le palais Buckingham.
Nous devions nous retrouver à la porte, mais heureusement Sargent m’avait donné un mot de présentation et, voyant dès 9 heures tant de monde aux fenêtres et aux balcons de la maison, j’ai fini par entrer. Il y avait un salon rempli de dames, tu me vois d’ici ! Bref ! Le maître et la maîtresse de la maison, tout à fait charmants, m’ont de suite présenté aux personnes parlant français, et fait très bien placer. J’ai rencontré là (…) un grand écrivain américain, vivant tout à fait en Angleterre, parlant admirablement français et qui a été tout à fait charmant avec moi, m’expliquant tout, me montrant toutes les personnalités de la Cour, etc. (il s’appelle Henry James). Sargent dit que c’est le plus grand écrivain anglais. Butler le connaît-il ? On a attendu jusqu’à près de midi, et comme il faisait froid, on faisait passer le bouillon.
Il y avait bien cent personnes dans la maison, placées à tous les étages, et j’ai eu la chance d’être au premier, ainsi que Sargent, arrivé après 10 heures. Enfin, je suis très content d’avoir vu cela, car c’était un spectacle unique, avec cela un temps superbe, un léger brouillard avec demi-soleil, et comme fond, St James’s Park. Mais quelle foule ! et c’eût été beau d’en pouvoir faire une pochade.
Dans tout ce noir de la foule, ces cavaliers en manteau rouge, ces casques, enfin cette quantité d’uniformes de tous les pays ! Mais, sauf le recueillement de tous au passage du corbillard, que cela ressemblait peu à un enterrement ! D’abord, pas de crêpe, pas de noir, toutes les maisons ornées d’étoffes mauves, le corbillard, un affût de canon traîné par de magnifiques chevaux café au lait, couverts d’or et d’étoffes de couleur. Puis enfin, le roi et Guillaume, qui m’a paru d’un maigrelet qui m’a stupéfait ; je m’attendais à lui voir une belle allure. Quant au roi, épatant à cheval et de grande tournure. Cela, du reste, était superbe.
Quel luxe d’or et de couleurs ! et les voitures de gala, donc, les attelages ! J’en avais presque mal aux yeux. Mais ce qui était le comble, c’était de voir d’en haut cette immense foule se disperser une fois le dernier soldat passé, et nous ne savions où nous frayer passage, Sargent et moi, pour aller déjeuner. Pas de cab, tous les restaurants fermés jusqu’à 2 heures, y compris Savoy, et c’est à grand-peine que Sargent a trouvé un restaurant italien ouvert.
A 3 heures j’étais rentré. (…)

La desserte en rotin

Dans la maison de Claude Monet à Giverny, ce petit meuble en rotin ne retient guère l’attention des visiteurs qui traversent le cabinet de toilette du peintre, à l’étage. Il fait pourtant partie des meubles demeurés dans la maison après la mort de sa dernière occupante, Blanche Hoschedé-Monet.

Tout porte à croire que la belle-fille de Monet aimait beaucoup cette desserte légère, si facile à transporter partout, car on la reconnaît dans l’une de ses natures mortes :

Blanche Hoschedé-Monet, Corbeille de fruits, 1927, collection particulière

Blanche s’est installée dans le salon bleu, dont les tons froids forment un beau contraste avec les orangés et les jaunes de la table et des fruits. Le broc, qui mêle les deux gammes de couleurs, relie visuellement le premier et l’arrière-plan.

Lignes droites et courbes créent une géométrie équilibrée, signe d’une composition réfléchie. Tout s’entrelace, les anses de la corbeille et du broc paraissent capturer les droites de la porte, en écho à l’entrelacs de rotin du premier-plan. Ce dernier motif révèle le fond sombre, en une frise de petits cercles clairs entourant du bleu.

Juste après la mort de Monet, quand Blanche reprend les pinceaux, elle est en pleine possession de son art.

La BD s’expose à la Roche-Guyon

Le château de la Roche-Guyon met à l’honneur l’album Le Piège diabolique d’Edgar Jacobs, paru il y a tout juste 60 ans. L’auteur belge a situé l’aventure de son héros dans le cadre même du village. Une machine à voyager dans le temps envoie le professeur Mortimer loin dans le passé et le futur, en passant par le Moyen Âge, avant de le ramener, ouf ! à l’époque contemporaine. Le château, lui-même un mille-feuilles historique, se prête bien à ce voyage. L’exposition, très documentée, permet de comprendre comment Jacobs réalisait une bande dessinée, de la recherche documentaire aux ultimes corrections, bien avant l’invention de l’ordinateur. Ce n’est pas si éloigné de nous, mais cela paraît déjà d’une autre époque.

Claire Joyes-Toulgouat

Je viens d’apprendre avec une grande tristesse, et tout à fait par hasard, le décès de Claire -Joyes Toulgouat le 17 juin dernier, à l’âge de 81 ans. Claire Joyes était historienne de l’art, givernoise, et l’épouse de Jean-Marie Toulgouat, descendant d’Alice Hoschedé-Monet. Elle s’est éteinte à l’hôpital de Vernon ; ses obsèques ont eu lieu dans le Lot-et-Garonne, à Fréchou.

Si vous vous intéressez à Monet, il y a de grandes chances que vous ayez lu au moins l’un de ses livres. Le plus connu est celui qui regroupe les recettes servies à la table de Monet adaptées par le chef aux 30 étoiles Joël Robuchon, Les Carnets de cuisine de Claude Monet (Chêne). L’ouvrage a été traduit en dix langues et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires. Claire Joyes y retrace en détail la vie dans la maison du Pressoir à l’époque du peintre. Je l’ai lu plusieurs fois, toujours émerveillée par l’intelligence et le style de Claire Joyes, tout autant que par la multitude d’informations dont il regorge. Claire et Jean-Marie avaient pu interroger des personnes qui avaient très bien connu Monet.

Claire Joyes s’est aussi penchée sur l’ambiance du village de Giverny à l’époque de la colonie impressionniste dans Giverny – un village impressionniste au temps de Monet (Flammarion). Et je lui suis reconnaissante d’avoir partagé généreusement les photos de famille dans plusieurs livres sur Monet à Giverny.

En 2009, la Fondation Claude Monet lui avait confié la rédaction de sa nouvelle brochure : Claude Monet à Giverny, la visite et la mémoire des lieux. Son texte a été illustré d’une quarantaine de mes photos, aux côtés de celles du photographe Jean-Marie del Moral. Un honneur.

Le rosier survivant

Que reste-t-il à Giverny du jardin d’origine de Claude Monet ? Quelles sont les plantes qui ont survécu pendant un siècle ou même davantage ? Cette question, une personne sait y répondre : Gilbert Vahé, chef-jardinier de la Fondation Monet depuis le début de la restauration et jusqu’en 2017. C’est lui qui a oeuvré pendant près de 40 ans pour restituer les jardins créés par le peintre et leur redonner toute leur splendeur.

Parmi les survivants toujours présents, on compte des arbres, des arbustes, une glycine, et aussi un rosier : le rosier Mermaid qui pousse juste sous la fenêtre de la chambre de Monet. Remontant, il produit des fleurs simples jaune pâle de juin à novembre.

Le rosier Mermaid a inspiré un tableau à Blanche Hoschedé-Monet, que l’on peut voir en ce moment au musée de Vernon dans le cadre de l’exposition Saga familiale :

Blanche Hoschedé-Monet, Roses Mermaid, collection particulière

Blanche a posé son chevalet devant le premier atelier, dont on aperçoit la fenêtre en haut du tableau. Et il me semble reconnaître dans la partie supérieure à droite la porte ouverte de l’atelier, lampes allumées peut-être, émettant une lumière orangée. Difficile de dater cette toile, quelque part entre 1927 et 1947, entre la mort de Monet et celle de Blanche. La touche vibrante est impressionniste, l’utilisation de l’espace fait penser aux Clématites de Monet, à ses Chrysanthèmes, au Parterre de marguerites de Caillebotte, des vues plongeantes qui couvrent toute la surface du tableau. Ici, Blanche donne de la verticalité à la toile grâce à l’évocation de la fenêtre.

Gilbert Vahé aime bien raconter l’histoire de ce rosier. En tant que chef-jardinier, il a eu maintes fois l’occasion d’accompagner des personnalités dans le jardin ; déambulations ponctuées de brefs commentaires : Gilbert Vahé n’est pas un grand bavard. En 1985, se souvient-il, l’hiver avait été si glacial que le rosier avait gelé. Mais la plante est repartie des racines au printemps suivant !

On sent dans son intonation toute la surprise et la joie éprouvées au début de 1986, quand il s’est aperçu que le rosier Mermaid refaisait de nouvelles pousses, son émerveillement devant la puissance de ce rosier et la résilience de la nature. Des émotions qui venaient remplacer la désolation ressentie après le gel.

J’aime le fait qu’il aime raconter cette histoire. On y entend de la fierté d’avoir préservé un rosier historique, de l’humilité d’avoir failli le perdre. Faire le tour du jardin avec Gilbert Vahé, c’est découvrir les lieux de son point de vue, comprendre un tout petit peu ses responsabilités et son métier, à travers son ressenti.

Le rosier Mermaid symbolise l’histoire du jardin de Monet, qui a failli disparaître, et qui est reparti vigoureusement de ses racines, grâce à tous les jardiniers de Giverny.

Coucher de soleil sur Giverny

La maison Les Pilotis et ses bambous, rue Claude Monet

Le jardin du yoga

A la Roche-Guyon, à quelques kilomètres de Giverny, un nouveau jardin vient d’ouvrir. Il se situe rue des Jardins, une voie parallèle à la rue principale en descendant vers la Seine. Faites quelques pas dans cette rue tranquille ; vous verrez bientôt un portail grand ouvert et une pancarte indiquant le Jardin du Yoga.

En matière de jardins, ce sont toujours un peu les mêmes thématiques qui reviennent (par exemple les cinq continents…) ; celle-ci m’a paru assez intrigante pour me donner envie d’aller voir. L’espace, clos de beaux murs de pierre, renferme quelques arbres fruitiers, des massifs tout simples de bergénias ou d’iris qui doivent être jolis au printemps, et des sculptures sans prétention figurant des postures de yoga.

Peut-être que les adeptes reconnaissent au premier coup d’oeil les mouvements dont il est question. Un panneau à l’entrée les identifie. A gauche, voici la torsion assise. Contre le mur, le guerrier. Le panneau vous suggère de les imiter. Je m’essaie à copier le guerrier, qui ne demande pas de s’asseoir, mais c’est plus difficile qu’il n’y paraît, surtout en robe.

Par-dessus le mur, l’arbre du voisin tend ses branches, gagné lui aussi par l’envie de s’étirer. Une partie du jardin est à l’ombre, l’autre au soleil, avec vue sur le donjon médiéval en haut de la colline. Le parcours, si parcours il y a, est ponctué de bancs. Si vous préférez la méditation, vous pouvez aussi vous poser un moment et rester là à laisser les minutes couler tout doucement.

Ce n’est pas un jardin qui en rajoute, mais il a une âme, c’est indéniable. Le panneau d’accueil informe les visiteurs que l’endroit a été offert à la commune par Déborah Manetta en mémoire d’Eugène Finley qui aimait beaucoup la Roche-Guyon. C’est Déborah qui a sculpté les postures. On aurait aimé en savoir un peu plus.

La collégiale de Vernon par Robinson

Theodore Robinson, La Collégiale de Vernon, 1888, huile sur panneau, Musée de Vernon

Le musée de Vernon n’avait pas encore d’oeuvre de Robinson, l’une des figures majeures de la colonie impressionniste de Giverny. Cette lacune est très heureusement comblée par l’achat, en décembre dernier, de ce tableau qui montre la collégiale de Vernon vue depuis la rive droite de la Seine.

Par rapport aux autres toiles impressionnistes de la collection du musée, il est assez petit, mais il représente notre bonne cité, d’une part, et il est d’une très jolie facture du plus pur style impressionniste : touche rapide, intérêt pour le rendu des reflets, de la lumière et des effets atmosphériques, finesse des coloris… Robinson avait parfaitement assimilé la leçon de Monet, dont il était l’ami.

Comme pour souligner qu’il s’agit d’une représentation d’un aspect fugitif du paysage, Robinson a daté l’oeuvre au revers. Cette scène a été peinte le 10 août 1888. Et au vue de la lumière sur la collégiale qui éclaire la pente nord du toit de la nef, l’après-midi est bien avancée. Il n’est pas nécessaire d’être vernonnais pour savoir de quel côté le soleil va se coucher. Comme presque toujours, l’église est orientée. Sur le tableau, le sud est à gauche, le nord à droite, et l’ouest face à nous. Robinson peint presque à contre-jour.

Massif rose à la Giverny

Ce massif rose très raffiné de Giverny se trouve devant la maison à gauche, au pied de la fenêtre du premier atelier. Les fleurs cascadent des grandes aux petites, et s’arrêtent devant vos pieds en une écume mousseuse faite d’oeillet, diascia, laurentia, pétunia, héliotrope, phlox, gomphrena, cuphea, zinnia, scaevola, asarine et certainement encore bien d’autres que je n’ai pas repérées…

Quand Monet jouait aux barres

Claude Monet, La route à Vétheuil, l’hiver, 1879 – Konstmuseum, Göteborg

A la fin de son ouvrage Claude Monet, ce mal connu, Jean-Pierre Hoschedé, beau-fils du peintre, a inclus quelques pages de notes rédigées par sa soeur Blanche. Elle y livre des souvenirs inédits et précieux, qui n’ont pas toujours un lien avec l’histoire de l’art. Ainsi se souvient-elle que Monet aimait beaucoup les enfants, qu’il était taquin, et qu’il jouait volontiers avec eux. « Je me rappelle des parties de barres à Vétheuil, sur la route de la Roche-Guyon, et aussi des parties de cache-cache dans l’île de Bennecourt ».

Les règles du jeu de barres vous sont-elles familières ? J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’un jeu d’adresse, mais pas du tout. C’est un jeu de course où il faut faire des prisonniers, mais seul le joueur qui a quitté son camp le plus récemment peut « prendre » ou délivrer. D’où l’intérêt de rester dans son camp jusqu’au moment opportun, quand un partenaire est en danger.

Voici l’endroit où les enfants et Monet jouaient aux barres, juste devant leur maison de Vétheuil, que l’on voit au centre de la toile à gauche de la route, au second plan. C’était encore un chemin de terre aux très rares véhicules à chevaux. Les piétons étaient les maîtres de la route, comme le montre le tableau.

Nous avons intégré depuis l’enfance d’être relégués sur les bas-côtés par la circulation. J’ai souvent été surprise, en cherchant l’emplacement exact où Monet s’était placé pour peindre une oeuvre, de me retrouver au milieu de la chaussée. Il pouvait y rester des heures avec son chevalet sans être dérangé. De nos jours, on a l’impression de se mettre en danger, rien que le temps de prendre une photo.

Giverny rêvé

Theodore Butler, Vallée de la Seine, Giverny, 116 x 116 cm, 1912, collection particulière

Ce grand tableau de Theodore Butler vient de passer en vente aux enchères le 26 mai 2022, et s’est envolé à 107.475 dollars. Voilà une oeuvre d’un charme fou, dans laquelle l’artiste célèbre son bonheur de vivre à Giverny. Il a pris plaisir, on le sent, à peindre sa propre maison, tout à fait à gauche de la toile.

Couleurs vives et douces à la fois, imagerie naïve de ce paysage qui paraît rêvé, presque trop beau pour être vrai… C’est l’idylle de la vie humaine en harmonie avec la nature, exprimée par l’écho entre les rangées de pommiers en fleurs et les poufs poufs vaporeux de la locomotive. Tout fume dans ce tableau, les cheminées du village, les remorqueurs sur la Seine… Tout au fond, au pied de la colline un autre train sur la ligne Paris-Rouen répond au premier, qui traverse Giverny et dessert la ligne Pacy-Gisors.

Pour peindre cette vue aérienne du village, Butler est monté sur la colline qui le surplombe. Il semble penché au bord d’un à-pic, d’une falaise. On a l’impression qu’on va tomber.

Où a-t-il bien pu se placer ? Quand je crois avoir trouvé l’endroit, il y a toujours quelque chose qui ne colle pas. Voici une photo prise quelques jours plus tôt dans l’année, peu avant la floraison des pommiers et des cerisiers. On reconnaît la tour du moulin des Chennevières à droite. La maison haute du tableau, la Maison Rose, figure presque au centre de la photo. Son angle correspond à celui du tableau, alors que l’angle du moulin n’est pas le même. Pour lui, Butler a dû planter son chevalet un peu plus à gauche, de façon à voir le côté est de la tour, qui est au soleil dans son tableau.

Ce n’est pas la seule distorsion de perspective. Derrière le moulin, le bras de l’Epte trace une ligne droite. Butler a préféré s’intéresser à la petite courbe de la rivière juste avant, et l’a rapprochée du moulin. Il assouplit les formes trop géométriques des champs en les animant de chemins dansants.

Le coteau un peu monotone à l’arrière-plan ne faisait pas son affaire : Butler a tourné son regard un peu plus à droite, vers la carrière de pierre qui grignote la colline. Il a réduit la plaine entre le village et la Seine. Tout se passe comme s’il avait mêlé plusieurs points de vue, façon Demoiselles d’Avignon, vous voyez ? Peut-être n’a-t-il pas cherché à remettre son chevalet au même endroit à chaque fois, tirant le meilleur de différentes positions. Mais il est peu probable qu’il ait transporté cette toile imposante sur la colline. Est-ce une recréation de mémoire ? A-t-il pris des notes, fait des esquisses, des dessins préparatoires ?

Peu importe au fond la méthode utilisée. Seule compte l’émotion que le peintre transmet : la joie de vivre dans ce décor idéalisé, source inépuisable d’inspiration pour un artiste. A travers le regard de Butler sur le village, on peut deviner l’émotion de Monet en découvrant Giverny, quelques années plus tôt.

La famille Butler

Theodore Butler, ensemble de 6 dessins au crayon sur papier. Collection particulière.
(A voir en ce moment au musée de Vernon)

Le musée de Vernon propose pendant tout l’été Saga familiale, une belle exposition sur Monet et les peintres de sa famille, à savoir Blanche Hoschedé-Monet, Theodore Butler et James Butler.

Parmi les oeuvres originales présentées pour la première fois par le commissaire Philippe Piguet figure cet ensemble de grands dessins aux crayons de couleur. Ils n’ont rien à voir avec des oeuvres destinées à la vente : ce sont des dessins faits pour être donnés en cadeau à une petite fille. On y reconnaît, dans l’ordre de présentation choisi par le commissaire, les membres de la famille de Theodore Butler : le peintre lui-même, Marthe Hoschedé-Butler, Jimmy Butler, Lily Butler et la cuisinière. L’ensemble est dédicacé dans le premier cadre :
« Ma Sisi chérie,
N’oublie pas le N° ‘coeur’ rue des Corbichons
Giverny par Vernon (Eure)
Ton oncle Butler. »

Sisi, c’est Simone Salerou, la fille de Germaine Hoschedé-Salerou. Elle est née en 1903.

Les dessins débordent de tendresse et de connivence. Qu’est-ce que cette rue des Corbichons, inconnue à Giverny ? Le terme n’est pas dans le dictionnaire. On dirait un mot d’enfant, une blague familiale, à l’image des manradines.

Theodore Butler s’est représenté en sabots, pipe à la main, le nez et la bouche noyés dans une barbe abondante, les yeux naïvement dessinés comme des billes, le visage en forme de coeur.

Sous le titre Tante Pap, la Dame de coeur souligné d’une rangée de petits coeurs, Theodore a figuré sa seconde épouse Marthe, la tante de ses enfants à lui tout autant que la tante de Sisi. Il s’est amusé à n’utiliser que des coeurs pour le visage, le buste et la jupe dont dépassent deux petites chaussures à talons. Au milieu de la poitrine, encore un coeur, marqué ‘Pour Sisi’.

Le dessin représentant Jimmy, alias James, alias Jacques Butler, est peut-être le plus intéressant. L’enfant est pris sur le vif en train de construire une tour de cubes, dans une attitude qui rappelle celles des membres de la famille Fenouillard de Christophe. En regardant attentivement, on s’aperçoit que chaque cube porte le nom d’un proche ou d’un membre de la famille.

Tout en bas, en fondation, le plus gros porte le nom d’Albert. C’est le papa de la petite Sisi.

Puis viennent Michel (le fils cadet de Monet), Bonne (Alice Hoschedé-Monet), Monet, Lili (Alice Butler, la cousine de Sisi), Pap (Marthe Hoschedé-Butler, sa tante), Jim, le cousin de Sisi (James Butler), Maine (Germaine, la mère de Sisi), Lanlan (Blanche Hoschedé-Monet) et Jean Monet (fils aîné du peintre). Ils sont suivis de Diane (?), Sisi elle-même, Dash (?), La petite colombe (?), Sylvain (le chauffeur de Monet, je suppose), Pierre (?), Geneviève (Costadau, épouse de Jean-Pierre Hoschedé), Jean-Pierre (Hoschedé), puis Delasse, Marie, Rosa, Arthur, Petit frère, Pussy et Poussette, sans doute des employés de la famille pour les premiers, ou un bébé à naître, ou encore des chats pour les derniers. On retrouve dans cette énumération le goût de l’époque pour les surnoms.

Et le cube qui doit couronner le tout commence par Bonne Ann.. Bonne année ? Serait-ce un cadeau d’étrennes ?

Lili est représentée en écolière. Elle est née en octobre 1894, ce qui lui fait 9 ans d’écart avec la petite Sisi. Son frère le constructeur de tour en cubes a 18 mois de plus. On peut supposer que Sisi est très petite, on serait vers 1905 ou 1906 tout au plus.

C’est la cuisinière de la famille, sans être nommée, qui clôt cette galerie de portraits avec un bon sourire et les mains ouvertes, tandis que derrière elle, sur le grand fourneau, mijotent oeufs brouillés et ragout. Les plats préférés de la famille ? Ou de Theodore Butler ?

  • Note du 7 août : le mystère de la rue des Corbichons est résolu ! C’est l’ancien nom de la rue du Colombier, comme le montre le cadastre napoléonien. Cela pourrait être tout simplement un nom propre. Merci Véronique !

Des brassées de rudbeckias

Giverny, juillet 2022

Même les moins motivés des jardiniers du dimanche peuvent profiter de l’éclatante floraison des rudbeckias dans leur jardin. Il suffit de les planter une fois pour toutes, et voilà le massif qui s’ensoleille fidèlement chaque été. La contrepartie de cette relative paresse ? Une fleur toute simple, coeur noir cerné d’un rang de pétales d’une taille modeste.

A Giverny, c’est tout l’inverse. Les jardiniers qui travaillent toute la semaine dans le domaine de Claude Monet débordent de savoir-faire et d’ardeur à la tâche, clés pour une créativité beaucoup plus grande. A eux la richesse sans fin des annuelles ! Dans les massifs jaunes et orange, les rudbeckias cultivés en serre à partir des graines et replantés ensuite dans le jardin rivalisent de luminosité.

Ils existent dans une gamme hallucinante de formes et de nuances. Leur couleur varie du jaune au marron, ils peuvent être unis ou bicolores, garnis d’une seule rangée de pétales ou au contraire froufrouter de multiples épaisseurs. Leur centre le plus souvent noir, sinon vert, s’agrémente d’une petite couronne et prend des allures variées. Les pétales, parfois immenses, se recourbent, s’enroulent, se dressent ou retombent avec nonchalance. Leur aspect évoque tantôt le velours, tantôt le satin.

On reste ébahis de cette diversité, à observer leurs dissemblances et leur beauté dans un jeu de comparaisons qui ne cesse de révéler des individus différents. Dans la grande famille des rudbeckias, les cousins sont légion. Ils gardent un air de parenté qui les fait s’harmoniser à la manière d’un bouquet, plantés très serrés comme ils le sont à Giverny.

Monet par Nadar

Claude Monet par Nadar

« Est-ce que je suis bien comme ça ? » On imagine Monet interrogeant son épouse Alice, alors qu’ils se préparent tous deux à aller se faire tirer le portrait par Paul Nadar, le fils de Félix Tournachon, en décembre 1899. Voici le peintre sur son 31, astiqué jusqu’au dernier poil de barbe, avec la coupe autour de l’oreille parfaitement dessinée de celui qui sort de chez le coiffeur.

Monet par Nadar

Monet n’en était pas à son premier portrait, puisque jeune homme il avait déjà posé devant l’objectif d’une autre célébrité de la photo, Etienne Carjat. Tout en s’avouant troublé par la très grande ressemblance, Monet est très satisfait des clichés pris par Nadar ; il va lui en commander des tirages pour en faire cadeau à ses proches, comme l’atteste la lettre qu’il adresse au photographe :

Lettre N° 1489 de Claude Monet à Paul Nadar

Giverny, 2 janvier 1900

Cher Monsieur Nadar,

Je vous remercie bien de l’envoi que votre lettre ne me faisait pas espérer. Nous sommes enchantés. Tout le monde trouve les épreuves de moi superbes, ainsi que les agrandissements qui sont bien un peu effrayants à cause de la si grande vérité.

Vous serez bien aimable de faire tirer comme c’est déjà convenu 12 portraits de ma femme, celui au chapeau, et 6 de l’autre, j’entends des grands et non les agrandissements bien entendu et sans aucune retouche, j’y tiens ; des miens également : 12 de celui de face, 6 de celui de profil des grands portraits, plus 12 de l’épreuve que je vous adresse par même courrier et qui est particulièrement ressemblant.

Tous mes compliments et félicitations, car je n’ai jamais vu d’aussi belles photographies.

Bien cordialement à vous,

Claude Monet

P.S. Vous recevrez ces jours-ci un croquis au pastel que j’ai fait mettre sous verre. Ce n’est qu’un simple croquis déjà un peu ancien, à titre de sympathique souvenir. Cl. M.

Pari gagné

Les nymphéas sont en fleurs sur l’étang de Claude Monet, un mois après avoir été replantés. Les jardiniers ont gagné leur pari. « On était au pied du mur », confie l’un d’eux.
En début de saison, les nymphéas, fleurs iconiques de Giverny, refusaient obstinément de pousser et de fleurir. Ils étalent désormais leurs beautés dans le bleu du reflet, et les visiteurs peuvent admirer des variétés peu vues encore à Giverny, choisies dans l’esprit de Monet.

Vase dit aux chauves-souris

A la nuit tombante, les chauves-souris sortent des anciennes carrières de pierre qui s’ouvrent à flanc de colline dans la vallée de la Seine, et partent à la chasse aux insectes. En me rendant au pont de Vernon pour admirer le feu d’artifice, j’ai été heureuse d’en apercevoir trois qui tournoyaient dans le ciel, comme elles devaient tournoyer au-dessus du bassin de Monet à la nuit tombante, il y a un siècle.
Monet aimait-il les chauves-souris, ces mignons petits mammifères mis en danger par l’extermination des insectes ? Le peintre possédait en tout cas un grand vase bleu orné de chauves-souris qu’il avait posé en bonne place sur la cheminée de la salle à manger.

Il y est toujours.

D’accord, on est à la limite de l’abstraction… Mais je crois me souvenir d’avoir entendu Claire Joyes (épouse de Jean-Marie Toulgouat, descendant d’Alice Hoschedé-Monet) l’appeler le vase aux chauves-souris, en le qualifiant de « très beau ». C’est donc qu’il était révéré dans la famille.

En Chine et au Japon, les chauves-souris sont symbole de longévité, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elles peuvent vivre 40 ans. Elles représentent aussi la prospérité et le bonheur. Monet le savait-il ?

A voir ce vase trôner sur la cheminée, on s’interroge sur ce qui lui a valu cette place de choix. Le peintre l’avait-il acheté, ou était-ce un cadeau ?

Par chance, l’un des contemporains de Monet, son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé, évoque ce vase dans son ouvrage Claude Monet ce mal connu, d’abord en légende de la célèbre photo de la salle à manger avec Monet :

La salle à manger. Remarquer sur la grande cheminée, en son milieu le vase donné à Monet par Koechlin.

Puis p. 100 :

« C’est Deconchy qui mit Monet en très bonnes relations avec Raymond Koechlin. Leur amitié fut réciproque et souvent cet éclectique amateur d’art fut reçu à Giverny, toujours très amicalement. Il donna à Monet un magnifique grand vase qui est toujours sur le dessus de la cheminée de la salle à manger et Monet avait désiré qu’on donnât, après sa mort, à cet ami, un vase japonais qu’il aimait beaucoup et dont j’ai gardé le souvenir : couleur gris beige craquelé, goulot long et mince, base très large et ronde… »

Claude Monet, Vase de chrysanthèmes, 1882 ? – W 812 Collection particulière

Raymond Koechlin était un collectionneur d’art impressionniste autant que de beaux objets du Japon.

Ce vase comptait donc beaucoup pour Monet, et il n’est pas étonnant qu’il ait eu envie de s’en servir pour le peindre orné d’un splendide bouquet de chrysanthèmes multicolores, une fleur elle aussi symbole de longévité. L’aspect exotique du vase comme des fleurs et l’accord chromatique du bleu et de l’orange pourraient expliquer ce choix.

Il y a tout de même une incohérence entre ces souvenirs si précis et la date de 1882 attribuée au tableau dans le catalogue raisonné de Monet.

Pour Daniel Wildenstein :

« A Poissy, vers la mi-novembre 1882, Monet entreprend un tableau de fleurs qui pourrait bien être ce vase de chrysanthèmes. »

Or Raymond Koechlin n’aurait commencé à collectionner qu’à partir de 1895, année où il hérite de la fortune de son père.

A y regarder de près, l’auteur du catalogue raisonné n’a pas beaucoup d’informations sur ce tableau. Photo en noir et blanc, pas de dimensions, tout porte à croire qu’il ne l’a jamais vu en vrai et n’a donc pas pu procéder à une analyse stylistique fine. De même, la provenance est lacunaire : on ignore tout de ce qui se passe avant 1940. La logique qui sous-tend le classement en 1882 paraît être l’époque de floraison des chrysanthèmes, puisque deux lettres adressées par Monet à Durand-Ruel à la mi-novembre 1882 évoquent un ou des tableaux de fleurs à finir, qui l’empêchent de se déplacer à Paris.

Feux d’artifice au pont de Vernon

Theodore Earl Butler, Fireworks, Vernon Bridge, 1908, huile sur toile, musée d’El Paso, Texas

En 2022, c’est toujours de la rive droite de la Seine, près du pont de Vernon, que sont tirés les feux d’artifice du 14 juillet ! La colline à l’arrière-plan, dite côte de la Justice car au Moyen Âge le gibet se trouvait au sommet, n’a pas changé, et des peupliers ornaient récemment encore la berge, au même endroit. Mais le beau pont de pierre du 19e siècle a fait place à un ouvrage d’art moderne aux piles de béton et au tablier de métal.

Ce soir, nombreux seront ceux dans le public qui essaieront d’immortaliser le spectacle avec leur téléphone. Y aura-t-il des peintres ? C’est tout le mérite de Theodore Butler, le beau-gendre de Monet, d’avoir capté une impression fugitive dans cette étude de feux d’artifice datée de 1908.

L’harmonie chromatique évoque la tombée du jour, dans une plaisante gamme de bleus, de mauves et de verts. En plein centre de la composition, des tourbillons de lumière vive attirent le regard. La fumée qui s’étire vers la droite du tableau apporte du mouvement à la scène. Au premier plan, un personnage dans une barque ornée de deux lumières roses paraît ramer.

Tout étonne dans ce tableau : pourquoi les réverbères sont-ils restés allumés ? Que fait là ce rameur ? De quel engin pyrotechnique s’agit-il ? Où sont passés les spectateurs ? Reste le plaisir de l’oeil de cette scène aquatique animée de reflets, où l’ombre épaisse contraste avec l’éclat des feux et des lumières.

L’été des dahlias

Les dahlias sont en fleur à Giverny, et ne cessent de nous étonner par leurs couleurs et leurs formes chaque année plus extraordinaires. Dahlia dentelle, pompon, décoratif, balle, cactus, les genres de manquent pas et sont parfois si différents qu’on a du mal à croire qu’il s’agit de la même espèce.

Les jardiniers les mêlent à beaucoup d’autres fleurs, ici des mufliers, sauges, asters et glaïeuls dans un massif plutôt violet, de façon à profiter au mieux de leurs couleurs sans qu’ils ne volent la vedette aux autres.

Bienvenue au château

Le château de La Roche-Guyon, département du Val d’Oise, à 10 minutes de Giverny

Une certaine animation régnait ce matin au château de la Roche-Guyon, où les allées et venues de véhicules et de livreurs tranchaient avec le calme habituel. Comme le domaine accueille de nombreuses manifestations artistiques, je n’ai pas prêté tellement d’attention à cette effervescence, jusqu’au moment où je me suis retrouvée nez à nez dans la salle des gardes avec un jeune homme roux au large sourire qui n’était pas sans ressemblance avec le prince Harry.

Le gros carton qu’il portait est allé rejoindre une pile en transit dans cette vaste salle où nous admirions le plafond aux poutres peintes ornées de la devise des La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir ». Un cheval à bascule aux couleurs vives qui n’avait pas trouvé place dans les cartons trônait en équilibre sur l’un d’eux, petite touche de gaieté dans la pièce solennelle. Le jeune homme s’est redressé et s’est tourné vers nous. « On emménage ! On vient vivre ici ! » nous a-t-il expliqué, radieux.

Ce n’est un secret pour personne, la famille La Rochefoucauld réside toujours dans le château, au deuxième étage, au-dessus des appartements historiques ouverts au public. Mais depuis que je guide à La Roche-Guyon c’est la première fois que je rencontre un membre de la famille, très discrète d’habitude.

Mon groupe et moi-même n’étions pas au bout de nos surprises. Car à peine quittions-nous la salle-à-manger que nous étions accueillis par le duc de La Rochefoucauld en personne. Il s’est présenté à nous comme le propriétaire du château. Son salut à mon intention était si urbain que je me suis demandée un instant si nous avions déjà fait connaissance. Je ne crois pas, mais c’est un talent de demander Comment allez-vous ? avec tant de chaleur humaine. Puis il s’est adressé à mon groupe d’Américains, dans un anglais parfait, pour leur souhaiter la bienvenue et expliquer que c’est la nouvelle génération qui s’installe et vient vivre au château, une famille qui comprend trois petits dont l’aîné a cinq ans.

J’aurais bien aimé savoir quels étaient les liens entre les personnes, quels titres ils portent, etc, mais je n’ai pas osé poser trop de questions. J’étais touchée du sentiment de joie profonde qui émanait du père et du jeune homme, son fils ? son gendre ? Cet emménagement, c’était jour de fête.

Le plus curieux a été la réaction de mes clients après cette rencontre. Car ils se sont tous projetés dans cette idée de vivre dans le château, et à ma surprise elle ne semblait pas du tout leur faire envie.
Et comment on chauffe ? Il doit faire froid l’hiver ? J’ai eu beau leur expliquer que l’étage supérieur a des plafonds moins hauts, ils n’étaient pas convaincus. Qu’ont-ils fait des rêves de princesses et de châtelains de leur enfance ? Avec l’âge ils préfèrent leur petit nid douillet, leurs appartements climatisés. N’est pas aristocrate qui veut.

La cruche verte

Blanche Hoschedé-Monet, Composition au potiron et à la cruche verte, 1930, huile sur toile 54 x 73 cm, Musée de Montgeron

Dans cette vibrante nature morte, Blanche Monet associe les produits de l’automne : pommes et courge, à une cruche ornée de coulures vertes.

La dénomination des tableaux, en particulier des natures mortes, pose parfois question. Je ne suis pas sûre que cette composition nous présente un potiron, que je me figure plutôt rond et côtelé, mais il s’agit bien d’une cruche et non d’un broc ou d’un pichet. La particularité de la cruche est d’être en terre cuite et de posséder une anse qui en facilite le transport.

Courge et cruche ! Deux objets rebondis et supposés creux, comme le serait prétendûment le crâne des personnes à qui on jetait autrefois ces mots à la tête. Je crois que l’insulte est devenue assez désuète et ne s’emploie plus guère que contre soi-même, par dérision.

Et si nous mangeons toujours courges et potirons, l’usage de la cruche se fait rare depuis l’installation de l’eau courante.

Les Monet se servaient-ils de leurs cruches, ou les gardaient-ils pour leur valeur décorative ?
La maison de Claude Monet à Giverny conserve non seulement les objets qui ont appartenu au peintre, mais aussi ceux qui ont servi de modèle à sa belle-fille. Le petit cruchon du tableau est présenté dans l’épicerie en compagnie de deux autres plus grands d’un vert pâle et uni.

L’histoire de Blanche

Si vous lisez l’allemand, voici un très joli livre qui vient tout juste de paraître et qui pourrait vous plaire. Claire Paulin (Petra Göbel de son vrai nom, qu’elle utilise dans un autre genre pour signer des histoires d’enquêtes policières déjantées) Claire Paulin donc y raconte l’histoire de Blanche Hoschedé-Monet, la double belle-fille de Claude Monet.

J’avais fait la connaissance de l’auteure sous des trombes d’eau et dans les éclats de rire l’été dernier, et par la suite, elle m’a fait lire son manuscrit au fur et à mesure de sa rédaction. J’ai beaucoup apprécié sa plume alerte, très agréable à lire, et son imagination pour restituer des scènes qui ont dû avoir lieu et qu’elle a rendues avec une grande vraisemblance.

Je savais par exemple que pendant le séjour des Hoschedé-Monet à Vétheuil, leur blanchisseuse, lasse de ne pas être payée pour son travail, avait fini par retenir le linge. C’est une chose de lire cette information, c’en est une autre de suivre le dialogue comme si on y était entre Blanche, envoyée chercher les vêtements propres, et la blanchisseuse qui ne mâche pas ses mots. Les écrivains ont ce talent de remplir les blancs, d’imaginer ce qui a pu se passer et de restituer les émotions avec véracité. Claire Paulin élucide à sa façon les raisons pour lesquelles Blanche et Jean Monet n’ont pas eu d’enfant, en particulier. Ou pourquoi Monet a refusé la main de sa belle-fille à Breck.

Nous n’avons pas forcément la même vision de Blanche, même si nous sommes d’accord sur bien des points. L’auteure en a fait un personnage qui me paraît plus décidé, libre et moderne qu’elle n’a dû l’être, mais ce n’est pas très grave. Blanche est très attachante, comme les autres protagonistes. Et la plupart des faits racontés sont réels.

Du soleil sur la berge

Ce jeune saule est le dernier rescapé d’un groupe de trois qui ombrageaient la rive de l’étang aux nymphéas de Monet, du côté du pont japonais. Ses deux voisins, un peu plus grands, ont dû être abattus pour cause de maladie.
C’est une toute autre lumière, soudain, dans ce coin du jardin de Giverny qui était toujours à l’ombre. Mais il y a aussi comme un manque, une absence, une présence en creux, une tristesse. Et cette prise de conscience qu’un jardin sans ses arbres a bien moins d’intérêt. Les fleurs ne font pas tout, si belles soient-elles.
J’espère que l’absence de concurrence donnera de l’élan à ce jeune saule pour croître à toute allure et acquérir la belle majesté de celui qui résiste au passage du temps depuis un siècle, à l’autre bout du bassin.

Nature morte au melon

Claude Monet, Nature morte au melon, 1872, musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne

Voici une composition de Monet qui est presque de saison : on trouve déjà pêches et melons sur les étals, mais la présence de raisin laisse supposer que l’artiste a peint ces fruits un peu plus tard, à la fin de l’été. Monet joue avec les couleurs complémentaires orange et bleues pour faire chanter les tons des fruits et de l’assiette au décor japonisant.

Comme souvent dans les natures mortes, celle-ci est l’occasion d’un exercice de virtuosité pour rendre la lumière et les textures : le velouté des pêches, l’aspect boursouflé de la peau du melon (en existe-t-il encore de pareils ?), les grains luisants du raisin encore couverts de pruine, le brillant de la faïence…

C’est la période d’Argenteuil, tout comme la nature morte au service à thé, et l’on retrouve le même désir de coller au goût de l’époque pour le japonisme.

On peut voir dans la salle à manger de Monet cette assiette-ci, qui ressemble beaucoup à celle du tableau. Je ne suis pas sûre que ce soit tout à fait la même, car les oiseaux ne sont pas disposés de façon identique. Mais c’est au moins une assiette du même service. Décorées à la main, elles étaient toutes des pièces uniques. Celle-ci est en parfait état.
Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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