Datura et Brugmansia

C’est demain Halloween, l’occasion de célébrer deux plantes très toxiques cultivées dans les jardins de Monet : le datura et le brugmansia. Oui, bien que le jardin de Giverny accueille du public, de nombreuses fleurs qui y poussent sont dangereuses pour la santé si on les ingère, mais ce serait tout de même une drôle d’idée de les cueillir et de se mettre à les manger.

Les daturas et les brugmansias ont en commun de présenter de magnifiques fleurs en trompette de grande taille, mais tandis que le brugmansia les laisse pendre de ses branches, le datura les dresse sur une tige érigée.
J’ai du bon tabac

Cette nature morte de Blanche Hoschedé-Monet peinte l’année de sa mort révèle tout le talent de la belle-fille de Claude Monet. Installée dans la salle à manger de Giverny bien connue pour ses tons de jaune de chrome sur les murs et le mobilier, Blanche joue sur toute la gamme des jaunes : jaune d’or de la théière, jaune plus acidulé de la tasse, jaune presque orangé du citron, jaunes pâle et soutenu des jonquilles, et même jaune d’une fleur indéfinie flottant dans une coupelle à l’arrière-plan. J’imagine des primevères ou des pensées, vu la saison.
En contrepoint, deux notes de vert : le vase à col étroit des jonquilles, et un objet arrondi à l’arrière-plan, qu’on peut toujours voir dans la salle à manger de Giverny. Blanche en a exagéré la couleur, car voici à quoi ce pot ressemble :

On ignore si Monet se servait vraiment de ce pot à tabac. C’est une oeuvre de Jean Renoir, le fils aîné de Pierre-Auguste Renoir, l’ami de Monet. Jean Renoir, avant de se consacrer au cinéma, a exercé pendant un temps comme céramiste, encouragé dans cette voie par son père. Le pot offert à Monet est signé Renoir au-dessous.
Quant au vase des jonquilles, je crois le reconnaître dans celui qui se trouve exposé dans le premier atelier sur le bureau de Monet :

Et n’est-ce pas le même vase qui se trouve sur le lambris dans la photo de Monet à son bureau ?
Enfin, il me semble reconnaître dans le cadre accroché au mur l’estampe suivante, qui se trouve maintenant dans l’escalier :

C’est une oeuvre de Kuniyoshi Utagawa qui nous montre une petite famille saisie sur le vif dans une attitude de la vie quotidienne, ce qui était bien fait pour plaire à Claude Monet.
Monet à son bureau

gallica.bnf.fr, Bibliothèque nationale de France
Voici Claude Monet dans son salon-atelier, immortalisé par un photographe de l’agence Meurisse. Le cliché paraît avoir été pris le même jour que ceux dans l’atelier, en 1926.
Est-ce le photographe qui a suggéré à Monet cette pose étudiée rapprochant la main qui peint de l’oeil qui voit, est-ce lui qui a demandé qu’on baisse le store de la fenêtre pour tenter d’éviter cette zone surexposée dans la photo ? Monet fait face à sa grande verrière ouverte sur l’ouest, son visage apparaît avec netteté. Il a déposé les lunettes qui ne le quittent plus guère, dont l’un des verres est opaque. Il est chaudement vêtu : c’est le printemps, le temps des premières fleurs. Il en a prélevé quelques-unes et les a placées dans ces vases au col étroit qu’il aime. Je crois reconnaître des iris, de petits rameaux d’abricotier du Japon.
Le photographe pourrait-il être Nickolas Muray, qui signe de superbes portraits de Monet la même année, portant le même costume, dont l’un près des iris de son jardin d’eau ?
La pièce déborde d’objets. La surface du bureau est entièrement couverte d’un fourbi soigneusement arrangé de boîtes au contenu mystérieux, de journaux, cadres posés en équilibre, dont le portrait de l’artiste réalisé par Sacha Guitry en 1915, presque une mise en abîme. Dans l’angle, la petite pendule, un cartel, qu’on pouvait voir naguère dans la chambre de Monet. On aperçoit aussi la photo d’Alice et Lily Butler sur le pont japonais, la dernière image de l’épouse du peintre, qu’il voulait garder toujours sous les yeux.
Les tilleuls de Monet


Le peintre et sa famille adoraient ce coin ombragé proche de la maison. Ils installaient les meubles en rotin sur ce qui est maintenant un bout de pelouse, à l’époque une allée sablée. Plusieurs photos les montre à cet endroit en compagnie d’invités, notamment le marchand Paul Durand-Ruel.

Des milliers d’étoiles


Encore quelques jours pour goûter la douceur de cet automne si chaud que le jardin de Monet ne donne aucun signe de fatigue. Tout luit dans la lumière qui se fait douce. C’est la grande parade des sauges au toucher de velours, des immenses hélianthes et des dahlias somptueux.

Lever du jour sur la Seine

Pour capturer la lumière exacte des Matinées sur la Seine de Claude Monet, il faudrait venir à Giverny au mois d’août, et être à pied d’oeuvre au bord du fleuve à cinq heures du matin. C’est un peu tôt pour moi, aussi ai-je retardé l’échéance jusqu’au mois d’octobre. Voici Giverny hier à 8 heures du matin.

A l’ouest, la pleine lune toute dorée reste accrochée au-dessus des champs labourés, éveillant des envies de télescope et de trépied. Cela doit être passionnant de photographier ce corps céleste, mais ce n’est pas ce que je suis venue chercher. Je voudrais des brumes, du bleu, des ombres, des reflets, du rose, du doré.


Deux seulement dans l’objectif, si loin, si flous : je tire mon chapeau aux photographes animaliers qui nous offrent des images à couper le souffle.
Tout au bout, là où le chemin forme un T, je tourne à droite puis à gauche, dans un très modeste sentier baptisé :


Aussi Monet est-il parvenu à rendre tous les jeux de la lumière et les moindres reflets de l’air ambiant, il a reproduit les ardeurs des couchers de soleil et ces tons variés que l’aurore donne aux buées qui se lèvent des eaux ou couvrent la campagne, il a peint, dans toute leur crudité, les effets de la pleine lumière tombant à pic sur les objets et leur supprimant l’ombre, il a su parcourir toute la gamme de tons gris, des temps couverts, pluvieux ou estompés de brouillard.
Theodore Duret, 1885

Vais-je retrouver le motif de Monet, sa lumière ? La Seine a changé, elle a perdu la plupart de ses îles. La partie droite de l’image sera forcément différente. Mais la gauche ? Une péniche passe, deux cygnes plongent la tête dans l’eau et la ressortent, occupés à leur petit déjeuner. Monet aurait ignoré ces anecdotes pour ne voir que la lumière.


Ce ciel bleu, c’était hier. Aujourd’hui, où j’étais attendue pour une visite matinale, j’ai admiré par la fenêtre avec une pointe de dépit la plus belle aurore qui soit. Pour capturer les effets, il faut aussi que la météo y mette du sien, c’est-à-dire qu’elle récompense le pari fait par le photographe en se rendant sur place.
Pour Monet, la question était encore plus cruciale, et l’on comprend ses affres face aux changements de temps. Il lui fallait plusieurs séances d’un même effet pour faire aboutir ses études. Si l’effet ne se reproduisait pas, l’étude ne deviendrait jamais un tableau, et le travail effectué lors des premières séances serait perdu.
Les biographes de Monet marquent parfois de l’agacement face à la litanie de ses plaintes relatives à la météo dans ses lettres à sa femme. Oui, c’est ennuyeux à lire, c’est répétitif, mais il suffit de mettre ses pas dans ceux de Monet, de faire l’effort de se lever tôt, de charrier son matériel jusqu’au motif, et de guetter la lumière pour comprendre le peintre.
La vigne de Giverny

Le nénuphar ne sait pas faner

Des fleurs toujours fraîches tout au long de la saison… Le nymphéa aurait-il trouvé le secret de la jeunesse éternelle ? Le visiteur scrute en vain la surface du bassin de Claude Monet à la recherche d’une corolle fanée. Partout, il ne voit que pétales lumineux et boutons pleins de promesses.
Il faut un oeil attentif pour distinguer les fleurs qui vont bientôt s’ouvrir de celles qui ne le feront plus jamais. Car, non, la durée de floraison des nénuphars n’est pas très longue, entre 3 jours et une petite semaine tout au plus. Toute la subtilité est dans la façon de tirer sa révérence.
Après avoir ouvert ses pétales face au ciel et au soleil, après avoir célébré la beauté du monde en y apportant sa touche de couleur et de grâce, le nymphéa épuisé referme une dernière fois sa corolle. Il s’affaisse. Si une feuille se trouve là, il repose sur elle, sinon il coule au fond de l’eau.
Le nénuphar jeune a un bouton bien serré et se tient droit.
Giverny la nuit

Expérimenter, chercher de nouvelles voies, et peut-être, déjà, se détacher du réel : les artistes américains qui séjournent à Giverny au début des années 1890 ont été plusieurs à attendre la nuit close pour transcrire sur la toile l’atmosphère du village baigné de lune. Se sont-ils influencés mutuellement ? Est-ce la motivation qu’apporte l’ambiance d’une colonie d’artistes qui les a conduits à relever ce défi ? Ou ont-ils subi les uns comme les autres l’influence du symbolisme ? Le pourquoi n’est pas très clair, mais le résultat est étonnant, onirique, et tranche avec les riantes scènes de bord de rivière emblématiques du courant impressionniste.
La toile ci-dessus ne représente pas la façade rose de l’hôtel Baudy mais les maisons plus proches de l’église. Celle-ci se détache sur le ciel étoilé, au bout de la perspective créée par la route très large et lumineuse.

Meteyard lui aussi met en avant les très forts contrastes créés par l’éclairage de la pleine lune, une lumière qui absorbe les couleurs. Le musée de Vernon possède l’une de ses oeuvres nocturnes, un plan rapproché sur l’église de Giverny.

Robinson, pour sa part, s’est beaucoup intéressé au moulin des Chennevières qu’il a peint sous divers angles. Là encore, la vibrance des couleurs cède la place au jeu des contrastes pour cet aspect du moulin au clair de lune.
Dans chacune de ces oeuvres nocturnes, les peintres se sont attachés à montrer la disparition des détails avec des aplats de couleurs finement travaillées ou une touche vibrante. Leur travail est à la fois étrange et original. Comme une promenade de somnambule à l’heure où tout dort.
Les funérailles de la reine

Monet va s’embarquer pour Londres pour la troisième année consécutive quand la nouvelle lui parvient : la reine Victoria a rendu son dernier souffle le 22 janvier 1901. Quand le peintre arrive dans la capitale britannique le 24 janvier, il est saisi par l’ambiance funèbre qui y règne, même s’il s’y attendait :
Lettre 1587 à Alice Monet, 25 janvier 1901
(…) Londres est, en effet, lugubre, tout le monde est en noir, Sargent en deuil avec crêpe comme tous du reste ; nous avons déjeuné ce matin dans un nouveau grill-room dans Piccadilly, et c’était extraordinaire : comme cela, il n’y avait que du noir dans une salle toute blanche. Les théâtres sont fermés pour trois semaines. Enfin, c’est moins que folâtre et ce ne serait pas le moment de venir ici. (…)
Lettre 1590 à Alice Monet, 28 janvier 1901
(…) J’ai dîné hier soir au café Royal où Sargent n’est pas venu mais où j’ai trouvé G. Moore. Nous avons dîné ensemble, il savait ma venue par Mr Hunter. Nous avons beaucoup causé des évènements. La mort de la queen le laisse froid et il traite d’hypocrisie tout ce deuil. Il est plus que jamais contre la guerre et les Anglais, et va quitter Londres pour se retirer à Dublin en Irlande. C’est décidément un type curieux et intéressant. (…)
Lettre 1591 à Alice Monet, vendredi soir 1er février 1901
(…) Tu ne peux t’imaginer Londres. Ce soir, quelle cohue ! Qu’est-ce que ce sera demain ? Toute l’Angleterre sera là. Peut-être verrai-je cela, Sargent a dû s’informer pour aller chez quelqu’un qu’il connaît, il viendrait avec moi. (…)
Lettre 1592 à Alice Monet, 2 février 1901
(…) Sargent avait demandé la permission de m’amener dans une maison pour voir le cortège, mais le difficile était de nous joindre se matin pour y aller et l’impossibilité de trouver un cab ce matin. Lui en avait retenu un au prix de 15 shillings pour le conduire chez cette dame, mais dans la crainte qu’on ne me laisse pas facilement passer, il m’a fallu me rendre à l’endroit à 8 heures du matin, et j’ai eu assez de mal à arriver tant il y avait foule de curieux, de troupes et de policemen, d’autant que la maison donne en face le palais Buckingham.
Nous devions nous retrouver à la porte, mais heureusement Sargent m’avait donné un mot de présentation et, voyant dès 9 heures tant de monde aux fenêtres et aux balcons de la maison, j’ai fini par entrer. Il y avait un salon rempli de dames, tu me vois d’ici ! Bref ! Le maître et la maîtresse de la maison, tout à fait charmants, m’ont de suite présenté aux personnes parlant français, et fait très bien placer. J’ai rencontré là (…) un grand écrivain américain, vivant tout à fait en Angleterre, parlant admirablement français et qui a été tout à fait charmant avec moi, m’expliquant tout, me montrant toutes les personnalités de la Cour, etc. (il s’appelle Henry James). Sargent dit que c’est le plus grand écrivain anglais. Butler le connaît-il ? On a attendu jusqu’à près de midi, et comme il faisait froid, on faisait passer le bouillon.
Il y avait bien cent personnes dans la maison, placées à tous les étages, et j’ai eu la chance d’être au premier, ainsi que Sargent, arrivé après 10 heures. Enfin, je suis très content d’avoir vu cela, car c’était un spectacle unique, avec cela un temps superbe, un léger brouillard avec demi-soleil, et comme fond, St James’s Park. Mais quelle foule ! et c’eût été beau d’en pouvoir faire une pochade.
Dans tout ce noir de la foule, ces cavaliers en manteau rouge, ces casques, enfin cette quantité d’uniformes de tous les pays ! Mais, sauf le recueillement de tous au passage du corbillard, que cela ressemblait peu à un enterrement ! D’abord, pas de crêpe, pas de noir, toutes les maisons ornées d’étoffes mauves, le corbillard, un affût de canon traîné par de magnifiques chevaux café au lait, couverts d’or et d’étoffes de couleur. Puis enfin, le roi et Guillaume, qui m’a paru d’un maigrelet qui m’a stupéfait ; je m’attendais à lui voir une belle allure. Quant au roi, épatant à cheval et de grande tournure. Cela, du reste, était superbe.
Quel luxe d’or et de couleurs ! et les voitures de gala, donc, les attelages ! J’en avais presque mal aux yeux. Mais ce qui était le comble, c’était de voir d’en haut cette immense foule se disperser une fois le dernier soldat passé, et nous ne savions où nous frayer passage, Sargent et moi, pour aller déjeuner. Pas de cab, tous les restaurants fermés jusqu’à 2 heures, y compris Savoy, et c’est à grand-peine que Sargent a trouvé un restaurant italien ouvert.
A 3 heures j’étais rentré. (…)
La desserte en rotin

Dans la maison de Claude Monet à Giverny, ce petit meuble en rotin ne retient guère l’attention des visiteurs qui traversent le cabinet de toilette du peintre, à l’étage. Il fait pourtant partie des meubles demeurés dans la maison après la mort de sa dernière occupante, Blanche Hoschedé-Monet.
Tout porte à croire que la belle-fille de Monet aimait beaucoup cette desserte légère, si facile à transporter partout, car on la reconnaît dans l’une de ses natures mortes :

Blanche s’est installée dans le salon bleu, dont les tons froids forment un beau contraste avec les orangés et les jaunes de la table et des fruits. Le broc, qui mêle les deux gammes de couleurs, relie visuellement le premier et l’arrière-plan.
Lignes droites et courbes créent une géométrie équilibrée, signe d’une composition réfléchie. Tout s’entrelace, les anses de la corbeille et du broc paraissent capturer les droites de la porte, en écho à l’entrelacs de rotin du premier-plan. Ce dernier motif révèle le fond sombre, en une frise de petits cercles clairs entourant du bleu.
Juste après la mort de Monet, quand Blanche reprend les pinceaux, elle est en pleine possession de son art.
La BD s’expose à la Roche-Guyon

Le château de la Roche-Guyon met à l’honneur l’album Le Piège diabolique d’Edgar Jacobs, paru il y a tout juste 60 ans. L’auteur belge a situé l’aventure de son héros dans le cadre même du village. Une machine à voyager dans le temps envoie le professeur Mortimer loin dans le passé et le futur, en passant par le Moyen Âge, avant de le ramener, ouf ! à l’époque contemporaine. Le château, lui-même un mille-feuilles historique, se prête bien à ce voyage. L’exposition, très documentée, permet de comprendre comment Jacobs réalisait une bande dessinée, de la recherche documentaire aux ultimes corrections, bien avant l’invention de l’ordinateur. Ce n’est pas si éloigné de nous, mais cela paraît déjà d’une autre époque.

Claire Joyes-Toulgouat
Je viens d’apprendre avec une grande tristesse, et tout à fait par hasard, le décès de Claire -Joyes Toulgouat le 17 juin dernier, à l’âge de 81 ans. Claire Joyes était historienne de l’art, givernoise, et l’épouse de Jean-Marie Toulgouat, descendant d’Alice Hoschedé-Monet. Elle s’est éteinte à l’hôpital de Vernon ; ses obsèques ont eu lieu dans le Lot-et-Garonne, à Fréchou.
Si vous vous intéressez à Monet, il y a de grandes chances que vous ayez lu au moins l’un de ses livres. Le plus connu est celui qui regroupe les recettes servies à la table de Monet adaptées par le chef aux 30 étoiles Joël Robuchon, Les Carnets de cuisine de Claude Monet (Chêne). L’ouvrage a été traduit en dix langues et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires. Claire Joyes y retrace en détail la vie dans la maison du Pressoir à l’époque du peintre. Je l’ai lu plusieurs fois, toujours émerveillée par l’intelligence et le style de Claire Joyes, tout autant que par la multitude d’informations dont il regorge. Claire et Jean-Marie avaient pu interroger des personnes qui avaient très bien connu Monet.
Claire Joyes s’est aussi penchée sur l’ambiance du village de Giverny à l’époque de la colonie impressionniste dans Giverny – un village impressionniste au temps de Monet (Flammarion). Et je lui suis reconnaissante d’avoir partagé généreusement les photos de famille dans plusieurs livres sur Monet à Giverny.
En 2009, la Fondation Claude Monet lui avait confié la rédaction de sa nouvelle brochure : Claude Monet à Giverny, la visite et la mémoire des lieux. Son texte a été illustré d’une quarantaine de mes photos, aux côtés de celles du photographe Jean-Marie del Moral. Un honneur.
Le rosier survivant

Parmi les survivants toujours présents, on compte des arbres, des arbustes, une glycine, et aussi un rosier : le rosier Mermaid qui pousse juste sous la fenêtre de la chambre de Monet. Remontant, il produit des fleurs simples jaune pâle de juin à novembre.
Le rosier Mermaid a inspiré un tableau à Blanche Hoschedé-Monet, que l’on peut voir en ce moment au musée de Vernon dans le cadre de l’exposition Saga familiale :

Blanche a posé son chevalet devant le premier atelier, dont on aperçoit la fenêtre en haut du tableau. Et il me semble reconnaître dans la partie supérieure à droite la porte ouverte de l’atelier, lampes allumées peut-être, émettant une lumière orangée. Difficile de dater cette toile, quelque part entre 1927 et 1947, entre la mort de Monet et celle de Blanche. La touche vibrante est impressionniste, l’utilisation de l’espace fait penser aux Clématites de Monet, à ses Chrysanthèmes, au Parterre de marguerites de Caillebotte, des vues plongeantes qui couvrent toute la surface du tableau. Ici, Blanche donne de la verticalité à la toile grâce à l’évocation de la fenêtre.
Gilbert Vahé aime bien raconter l’histoire de ce rosier. En tant que chef-jardinier, il a eu maintes fois l’occasion d’accompagner des personnalités dans le jardin ; déambulations ponctuées de brefs commentaires : Gilbert Vahé n’est pas un grand bavard. En 1985, se souvient-il, l’hiver avait été si glacial que le rosier avait gelé. Mais la plante est repartie des racines au printemps suivant !
On sent dans son intonation toute la surprise et la joie éprouvées au début de 1986, quand il s’est aperçu que le rosier Mermaid refaisait de nouvelles pousses, son émerveillement devant la puissance de ce rosier et la résilience de la nature. Des émotions qui venaient remplacer la désolation ressentie après le gel.
J’aime le fait qu’il aime raconter cette histoire. On y entend de la fierté d’avoir préservé un rosier historique, de l’humilité d’avoir failli le perdre. Faire le tour du jardin avec Gilbert Vahé, c’est découvrir les lieux de son point de vue, comprendre un tout petit peu ses responsabilités et son métier, à travers son ressenti.
Le rosier Mermaid symbolise l’histoire du jardin de Monet, qui a failli disparaître, et qui est reparti vigoureusement de ses racines, grâce à tous les jardiniers de Giverny.
Coucher de soleil sur Giverny

Le jardin du yoga

A la Roche-Guyon, à quelques kilomètres de Giverny, un nouveau jardin vient d’ouvrir. Il se situe rue des Jardins, une voie parallèle à la rue principale en descendant vers la Seine. Faites quelques pas dans cette rue tranquille ; vous verrez bientôt un portail grand ouvert et une pancarte indiquant le Jardin du Yoga.
En matière de jardins, ce sont toujours un peu les mêmes thématiques qui reviennent (par exemple les cinq continents…) ; celle-ci m’a paru assez intrigante pour me donner envie d’aller voir. L’espace, clos de beaux murs de pierre, renferme quelques arbres fruitiers, des massifs tout simples de bergénias ou d’iris qui doivent être jolis au printemps, et des sculptures sans prétention figurant des postures de yoga.
Peut-être que les adeptes reconnaissent au premier coup d’oeil les mouvements dont il est question. Un panneau à l’entrée les identifie. A gauche, voici la torsion assise. Contre le mur, le guerrier. Le panneau vous suggère de les imiter. Je m’essaie à copier le guerrier, qui ne demande pas de s’asseoir, mais c’est plus difficile qu’il n’y paraît, surtout en robe.
Par-dessus le mur, l’arbre du voisin tend ses branches, gagné lui aussi par l’envie de s’étirer. Une partie du jardin est à l’ombre, l’autre au soleil, avec vue sur le donjon médiéval en haut de la colline. Le parcours, si parcours il y a, est ponctué de bancs. Si vous préférez la méditation, vous pouvez aussi vous poser un moment et rester là à laisser les minutes couler tout doucement.

Ce n’est pas un jardin qui en rajoute, mais il a une âme, c’est indéniable. Le panneau d’accueil informe les visiteurs que l’endroit a été offert à la commune par Déborah Manetta en mémoire d’Eugène Finley qui aimait beaucoup la Roche-Guyon. C’est Déborah qui a sculpté les postures. On aurait aimé en savoir un peu plus.
La collégiale de Vernon par Robinson

Le musée de Vernon n’avait pas encore d’oeuvre de Robinson, l’une des figures majeures de la colonie impressionniste de Giverny. Cette lacune est très heureusement comblée par l’achat, en décembre dernier, de ce tableau qui montre la collégiale de Vernon vue depuis la rive droite de la Seine.
Par rapport aux autres toiles impressionnistes de la collection du musée, il est assez petit, mais il représente notre bonne cité, d’une part, et il est d’une très jolie facture du plus pur style impressionniste : touche rapide, intérêt pour le rendu des reflets, de la lumière et des effets atmosphériques, finesse des coloris… Robinson avait parfaitement assimilé la leçon de Monet, dont il était l’ami.
Comme pour souligner qu’il s’agit d’une représentation d’un aspect fugitif du paysage, Robinson a daté l’oeuvre au revers. Cette scène a été peinte le 10 août 1888. Et au vue de la lumière sur la collégiale qui éclaire la pente nord du toit de la nef, l’après-midi est bien avancée. Il n’est pas nécessaire d’être vernonnais pour savoir de quel côté le soleil va se coucher. Comme presque toujours, l’église est orientée. Sur le tableau, le sud est à gauche, le nord à droite, et l’ouest face à nous. Robinson peint presque à contre-jour.
Massif rose à la Giverny

Ce massif rose très raffiné de Giverny se trouve devant la maison à gauche, au pied de la fenêtre du premier atelier. Les fleurs cascadent des grandes aux petites, et s’arrêtent devant vos pieds en une écume mousseuse faite d’oeillet, diascia, laurentia, pétunia, héliotrope, phlox, gomphrena, cuphea, zinnia, scaevola, asarine et certainement encore bien d’autres que je n’ai pas repérées…
Quand Monet jouait aux barres

A la fin de son ouvrage Claude Monet, ce mal connu, Jean-Pierre Hoschedé, beau-fils du peintre, a inclus quelques pages de notes rédigées par sa soeur Blanche. Elle y livre des souvenirs inédits et précieux, qui n’ont pas toujours un lien avec l’histoire de l’art. Ainsi se souvient-elle que Monet aimait beaucoup les enfants, qu’il était taquin, et qu’il jouait volontiers avec eux. « Je me rappelle des parties de barres à Vétheuil, sur la route de la Roche-Guyon, et aussi des parties de cache-cache dans l’île de Bennecourt ».
Les règles du jeu de barres vous sont-elles familières ? J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’un jeu d’adresse, mais pas du tout. C’est un jeu de course où il faut faire des prisonniers, mais seul le joueur qui a quitté son camp le plus récemment peut « prendre » ou délivrer. D’où l’intérêt de rester dans son camp jusqu’au moment opportun, quand un partenaire est en danger.
Voici l’endroit où les enfants et Monet jouaient aux barres, juste devant leur maison de Vétheuil, que l’on voit au centre de la toile à gauche de la route, au second plan. C’était encore un chemin de terre aux très rares véhicules à chevaux. Les piétons étaient les maîtres de la route, comme le montre le tableau.
Nous avons intégré depuis l’enfance d’être relégués sur les bas-côtés par la circulation. J’ai souvent été surprise, en cherchant l’emplacement exact où Monet s’était placé pour peindre une oeuvre, de me retrouver au milieu de la chaussée. Il pouvait y rester des heures avec son chevalet sans être dérangé. De nos jours, on a l’impression de se mettre en danger, rien que le temps de prendre une photo.
Giverny rêvé

Ce grand tableau de Theodore Butler vient de passer en vente aux enchères le 26 mai 2022, et s’est envolé à 107.475 dollars. Voilà une oeuvre d’un charme fou, dans laquelle l’artiste célèbre son bonheur de vivre à Giverny. Il a pris plaisir, on le sent, à peindre sa propre maison, tout à fait à gauche de la toile.
Couleurs vives et douces à la fois, imagerie naïve de ce paysage qui paraît rêvé, presque trop beau pour être vrai… C’est l’idylle de la vie humaine en harmonie avec la nature, exprimée par l’écho entre les rangées de pommiers en fleurs et les poufs poufs vaporeux de la locomotive. Tout fume dans ce tableau, les cheminées du village, les remorqueurs sur la Seine… Tout au fond, au pied de la colline un autre train sur la ligne Paris-Rouen répond au premier, qui traverse Giverny et dessert la ligne Pacy-Gisors.
Pour peindre cette vue aérienne du village, Butler est monté sur la colline qui le surplombe. Il semble penché au bord d’un à-pic, d’une falaise. On a l’impression qu’on va tomber.

Où a-t-il bien pu se placer ? Quand je crois avoir trouvé l’endroit, il y a toujours quelque chose qui ne colle pas. Voici une photo prise quelques jours plus tôt dans l’année, peu avant la floraison des pommiers et des cerisiers. On reconnaît la tour du moulin des Chennevières à droite. La maison haute du tableau, la Maison Rose, figure presque au centre de la photo. Son angle correspond à celui du tableau, alors que l’angle du moulin n’est pas le même. Pour lui, Butler a dû planter son chevalet un peu plus à gauche, de façon à voir le côté est de la tour, qui est au soleil dans son tableau.
Ce n’est pas la seule distorsion de perspective. Derrière le moulin, le bras de l’Epte trace une ligne droite. Butler a préféré s’intéresser à la petite courbe de la rivière juste avant, et l’a rapprochée du moulin. Il assouplit les formes trop géométriques des champs en les animant de chemins dansants.

Le coteau un peu monotone à l’arrière-plan ne faisait pas son affaire : Butler a tourné son regard un peu plus à droite, vers la carrière de pierre qui grignote la colline. Il a réduit la plaine entre le village et la Seine. Tout se passe comme s’il avait mêlé plusieurs points de vue, façon Demoiselles d’Avignon, vous voyez ? Peut-être n’a-t-il pas cherché à remettre son chevalet au même endroit à chaque fois, tirant le meilleur de différentes positions. Mais il est peu probable qu’il ait transporté cette toile imposante sur la colline. Est-ce une recréation de mémoire ? A-t-il pris des notes, fait des esquisses, des dessins préparatoires ?
Peu importe au fond la méthode utilisée. Seule compte l’émotion que le peintre transmet : la joie de vivre dans ce décor idéalisé, source inépuisable d’inspiration pour un artiste. A travers le regard de Butler sur le village, on peut deviner l’émotion de Monet en découvrant Giverny, quelques années plus tôt.
La famille Butler

(A voir en ce moment au musée de Vernon)
Le musée de Vernon propose pendant tout l’été Saga familiale, une belle exposition sur Monet et les peintres de sa famille, à savoir Blanche Hoschedé-Monet, Theodore Butler et James Butler.
Parmi les oeuvres originales présentées pour la première fois par le commissaire Philippe Piguet figure cet ensemble de grands dessins aux crayons de couleur. Ils n’ont rien à voir avec des oeuvres destinées à la vente : ce sont des dessins faits pour être donnés en cadeau à une petite fille. On y reconnaît, dans l’ordre de présentation choisi par le commissaire, les membres de la famille de Theodore Butler : le peintre lui-même, Marthe Hoschedé-Butler, Jimmy Butler, Lily Butler et la cuisinière. L’ensemble est dédicacé dans le premier cadre :
« Ma Sisi chérie,
N’oublie pas le N° ‘coeur’ rue des Corbichons
Giverny par Vernon (Eure)
Ton oncle Butler. »
Sisi, c’est Simone Salerou, la fille de Germaine Hoschedé-Salerou. Elle est née en 1903.
Les dessins débordent de tendresse et de connivence. Qu’est-ce que cette rue des Corbichons, inconnue à Giverny ? Le terme n’est pas dans le dictionnaire. On dirait un mot d’enfant, une blague familiale, à l’image des manradines.

Theodore Butler s’est représenté en sabots, pipe à la main, le nez et la bouche noyés dans une barbe abondante, les yeux naïvement dessinés comme des billes, le visage en forme de coeur.

Sous le titre Tante Pap, la Dame de coeur souligné d’une rangée de petits coeurs, Theodore a figuré sa seconde épouse Marthe, la tante de ses enfants à lui tout autant que la tante de Sisi. Il s’est amusé à n’utiliser que des coeurs pour le visage, le buste et la jupe dont dépassent deux petites chaussures à talons. Au milieu de la poitrine, encore un coeur, marqué ‘Pour Sisi’.

Le dessin représentant Jimmy, alias James, alias Jacques Butler, est peut-être le plus intéressant. L’enfant est pris sur le vif en train de construire une tour de cubes, dans une attitude qui rappelle celles des membres de la famille Fenouillard de Christophe. En regardant attentivement, on s’aperçoit que chaque cube porte le nom d’un proche ou d’un membre de la famille.
Tout en bas, en fondation, le plus gros porte le nom d’Albert. C’est le papa de la petite Sisi.
Puis viennent Michel (le fils cadet de Monet), Bonne (Alice Hoschedé-Monet), Monet, Lili (Alice Butler, la cousine de Sisi), Pap (Marthe Hoschedé-Butler, sa tante), Jim, le cousin de Sisi (James Butler), Maine (Germaine, la mère de Sisi), Lanlan (Blanche Hoschedé-Monet) et Jean Monet (fils aîné du peintre). Ils sont suivis de Diane (?), Sisi elle-même, Dash (?), La petite colombe (?), Sylvain (le chauffeur de Monet, je suppose), Pierre (?), Geneviève (Costadau, épouse de Jean-Pierre Hoschedé), Jean-Pierre (Hoschedé), puis Delasse, Marie, Rosa, Arthur, Petit frère, Pussy et Poussette, sans doute des employés de la famille pour les premiers, ou un bébé à naître, ou encore des chats pour les derniers. On retrouve dans cette énumération le goût de l’époque pour les surnoms.
Et le cube qui doit couronner le tout commence par Bonne Ann.. Bonne année ? Serait-ce un cadeau d’étrennes ?

Lili est représentée en écolière. Elle est née en octobre 1894, ce qui lui fait 9 ans d’écart avec la petite Sisi. Son frère le constructeur de tour en cubes a 18 mois de plus. On peut supposer que Sisi est très petite, on serait vers 1905 ou 1906 tout au plus.

C’est la cuisinière de la famille, sans être nommée, qui clôt cette galerie de portraits avec un bon sourire et les mains ouvertes, tandis que derrière elle, sur le grand fourneau, mijotent oeufs brouillés et ragout. Les plats préférés de la famille ? Ou de Theodore Butler ?
- Note du 7 août : le mystère de la rue des Corbichons est résolu ! C’est l’ancien nom de la rue du Colombier, comme le montre le cadastre napoléonien. Cela pourrait être tout simplement un nom propre. Merci Véronique !
Des brassées de rudbeckias

Même les moins motivés des jardiniers du dimanche peuvent profiter de l’éclatante floraison des rudbeckias dans leur jardin. Il suffit de les planter une fois pour toutes, et voilà le massif qui s’ensoleille fidèlement chaque été. La contrepartie de cette relative paresse ? Une fleur toute simple, coeur noir cerné d’un rang de pétales d’une taille modeste.
A Giverny, c’est tout l’inverse. Les jardiniers qui travaillent toute la semaine dans le domaine de Claude Monet débordent de savoir-faire et d’ardeur à la tâche, clés pour une créativité beaucoup plus grande. A eux la richesse sans fin des annuelles ! Dans les massifs jaunes et orange, les rudbeckias cultivés en serre à partir des graines et replantés ensuite dans le jardin rivalisent de luminosité.
Ils existent dans une gamme hallucinante de formes et de nuances. Leur couleur varie du jaune au marron, ils peuvent être unis ou bicolores, garnis d’une seule rangée de pétales ou au contraire froufrouter de multiples épaisseurs. Leur centre le plus souvent noir, sinon vert, s’agrémente d’une petite couronne et prend des allures variées. Les pétales, parfois immenses, se recourbent, s’enroulent, se dressent ou retombent avec nonchalance. Leur aspect évoque tantôt le velours, tantôt le satin.
On reste ébahis de cette diversité, à observer leurs dissemblances et leur beauté dans un jeu de comparaisons qui ne cesse de révéler des individus différents. Dans la grande famille des rudbeckias, les cousins sont légion. Ils gardent un air de parenté qui les fait s’harmoniser à la manière d’un bouquet, plantés très serrés comme ils le sont à Giverny.
Monet par Nadar

« Est-ce que je suis bien comme ça ? » On imagine Monet interrogeant son épouse Alice, alors qu’ils se préparent tous deux à aller se faire tirer le portrait par Paul Nadar, le fils de Félix Tournachon, en décembre 1899. Voici le peintre sur son 31, astiqué jusqu’au dernier poil de barbe, avec la coupe autour de l’oreille parfaitement dessinée de celui qui sort de chez le coiffeur.

Monet n’en était pas à son premier portrait, puisque jeune homme il avait déjà posé devant l’objectif d’une autre célébrité de la photo, Etienne Carjat. Tout en s’avouant troublé par la très grande ressemblance, Monet est très satisfait des clichés pris par Nadar ; il va lui en commander des tirages pour en faire cadeau à ses proches, comme l’atteste la lettre qu’il adresse au photographe :
Lettre N° 1489 de Claude Monet à Paul Nadar
Giverny, 2 janvier 1900
Cher Monsieur Nadar,
Je vous remercie bien de l’envoi que votre lettre ne me faisait pas espérer. Nous sommes enchantés. Tout le monde trouve les épreuves de moi superbes, ainsi que les agrandissements qui sont bien un peu effrayants à cause de la si grande vérité.
Vous serez bien aimable de faire tirer comme c’est déjà convenu 12 portraits de ma femme, celui au chapeau, et 6 de l’autre, j’entends des grands et non les agrandissements bien entendu et sans aucune retouche, j’y tiens ; des miens également : 12 de celui de face, 6 de celui de profil des grands portraits, plus 12 de l’épreuve que je vous adresse par même courrier et qui est particulièrement ressemblant.
Tous mes compliments et félicitations, car je n’ai jamais vu d’aussi belles photographies.
Bien cordialement à vous,
Claude Monet
P.S. Vous recevrez ces jours-ci un croquis au pastel que j’ai fait mettre sous verre. Ce n’est qu’un simple croquis déjà un peu ancien, à titre de sympathique souvenir. Cl. M.
Pari gagné

En début de saison, les nymphéas, fleurs iconiques de Giverny, refusaient obstinément de pousser et de fleurir. Ils étalent désormais leurs beautés dans le bleu du reflet, et les visiteurs peuvent admirer des variétés peu vues encore à Giverny, choisies dans l’esprit de Monet.
Le vert de la mer
4 octobre 2022 / 5 commentaires sur Le vert de la mer
Quelle audace dans cette oeuvre de Claude Monet exécutée fin 1868 sur la côte normande ! Le jeune peintre de 28 ans brosse avec fougue la sortie en mer de bateaux de pêche. La couche picturale est fine, les flots, les bateaux et le ciel esquissés à grands traits. Aucun détail superflu. La rapidité d’exécution elle-même confère à la toile une idée de mouvement, et fait penser à cette expression qui revient souvent dans la correspondance de Monet : « en hâte ». Un sentiment d’urgence anime l’artiste. Vite, il faut saisir l’instant avant qu’il ne s’échappe. Face à la brièveté de l’impression, la réponse n’est pas encore la série, mais la vitesse.
La composition révèle que Monet a regardé les estampes japonaises. Audace, encore. Où sont les lignes de fuite de la perspective classique ? L’idée de profondeur est suggérée par des plans successifs où les objets sont de plus en plus petits. Au premier plan, le bateau est poussé sur la gauche, laissant un espace vide très japonisant à sa droite. Monet y décrit l’agitation des flots par de petites touches plus sombres en virgules, où quelques rehauts de blanc évoquent l’écume des vagues. Au second plan, un bateau coupé par le cadre suggère l’idée de déplacement rapide. Tout bouge, tout est mouvement, onde, voiles gonflées de vent, nuages… La côte, seul élément fixe, est réduite à une fine ligne mauve marquant l’horizon, placé très haut à la japonaise.
Il faut une réelle virtuosité pour retranscrire un paysage avec une telle justesse, capturer son énergie, sa lumière, son atmosphère. L’oeil de Monet lui fait choisir les tons justes, cet incroyable vert opaline pour la mer – et elle peut vraiment être de cette couleur sur la côte normande – répondant au gris rosé du ciel, aux notes sombres des bateaux. Les coups de brosse vont à l’essentiel, synthèse brillante de la perception visuelle.
Mais la virtuosité de Monet, on ne la comprendra que plus tard. Dans la salle voisine du musée des Beaux-Arts de Lausanne sont présentées plusieurs belles oeuvres de Charles Gleyre, qui a été le maître de Monet. Originaire du canton de Vaud où il est né en 1806, Gleyre a enseigné la peinture à l’Ecole des beaux-arts de Paris ainsi que dans un atelier au 70 bis rue Notre-Dame des Champs où il dispensait ses cours gratuitement, les élèves ne payant que pour le loyer et les modèles. C’est là que Monet, Renoir, Sisley, Bazille se rencontrent en 1862-63.
Qu’ont-ils pu retenir de l’enseignement de Gleyre ? L’encouragement à aller peindre en plein air, peut-être. Mais sûrement pas ses exhortations à penser à l’antique lorsqu’ils dessinent des nus, c’est-à-dire à idéaliser le corps humain.
A regarder les tableaux de Gleyre, ces manifestes de l’académisme, on comprend tout le fossé qui sépare le maître du petit groupe de fortes têtes, et le temps qu’il faudra au public pour accepter d’aimer l’impressionnisme. Comment concilier deux visions de la peinture si radicalement différentes ?
Je me suis arrêtée longuement devant les oeuvres du maître vaudois, Romains passant sous le joug, portraits de personnes croquées pendant ses voyages, et devant cette superbe Sapho. Chez Gleyre, l’érotisme n’est jamais très loin. Il peut prendre diverses formes et tire parfois sur le sado-masochisme, mais cela n’est pas le cas ici. La poétesse grecque s’offre dans la perfection de sa nudité, les pieds foulant la peau d’une panthère. Dos tourné, elle place le spectateur dans la position du voyeur.
Elle a posé sa lyre, le lit est prêt à l’accueillir. Mais avant de s’allonger, elle emplit d’huile une petite lampe qu’elle va placer, je suppose, sur le porte lampe en métal qui rythme la composition de sa ligne verticale, en écho à la colonne de gauche.
On sent que chaque détail a été longuement réfléchi et calculé ; la technique est parfaite, admirable. Et en même temps, on conçoit le ras-le-bol de la jeune génération devant cette peinture-là. Les futurs impressionnistes trouvent tout simplement qu’elle n’est plus de leur temps.