Dans les vergers en fleurs

Le temps de Pâques est celui des vergers en fleurs en Ile de France et en Normandie. Dans le grand potager du château de La Roche-Guyon, les variétés anciennes de pommiers, poiriers ou pruniers cultivées au 18e siècle ont été replantées il y a vingt ans le long des allées tracées au cordeau. Les arbres sont maintenant de jeunes adultes qui se couvrent en ce moment de bouquets blancs, promesses de savoureuses cueillettes à l’été et l’automne prochain.

Le jardin est en accès libre et offre un charme supplémentaire à ce village labellisé l’un des plus beaux villages de France, à une dizaine de kilomètres de Giverny.

La maison de Monet

Il faut venir tôt en saison pour voir la maison de Claude Monet à Giverny dans son entier. Très vite la végétation se développe et masque le bâtiment.

L’aspect de la grande allée a déjà changé depuis l’ouverture, en quelques jours elle a gagné des couleurs grâce aux tulipes les plus précoces.

La grande allée à Giverny, 9 avril

Le pont des soupirs

Le bassin de Monet à l’ouverture de la saison

Depuis que les jardins de Claude Monet ont rouvert le 1er avril, j’ai retrouvé la joie d’accompagner les visiteurs dans leur découverte des lieux. Le temps fort de leur visite est le moment où ils montent sur le pont japonais peint si souvent par Monet, et posent pour la première fois les yeux sur le bassin. Malgré l’absence de nénuphars, leur bonheur d’être là est palpable. En faction au bout du pont, j’attends qu’ils aient fini de contempler la vue et de prendre quelques photos souvenirs.

J’adore les voir revenir le sourire aux lèvres, les entendre soupirer de contentement. Je crois que les conditions récentes les ont rendus encore plus extatiques que d’habitude.

« Ca fait trente ans que je dois venir ! » me confie une dame d’un certain âge. « J’avais déjà prévu de faire ce voyage il y a deux ans, mais il a été reporté. »

On sent dans sa voix le soulagement que ce rêve longtemps projeté se réalise enfin.

La vue depuis le pont japonais début avril

— Il y a trente ans, je suis venue à Paris avec ma soeur, poursuit-elle. Nous devions faire une excursion à Giverny. Mais avec la fatigue et le décalage horaire, quand le réveil a sonné, nous l’avons jeté à l’autre bout de la pièce et nous nous sommes rendormies. Nous avons manqué le départ du car.

— Il n’est jamais trop tard, dis-je, vous voyez ! Vous y êtes enfin !
Je vois alors une brume voiler son regard.

— Pour ma soeur, c’est trop tard, soupire-t-elle. Elle est morte l’année dernière.

Giverny est ouvert !

Nonobstant le temps humide et glacé, les jardins de Monet ont accueillis leurs premiers visiteurs ce matin. Tout est à nouveau comme avant la pandémie. Toutes les mesures liées au Covid ont été levées, et même le sens de visite dans la maison de Monet est rétabli par l’entrée principale.

Les pommiers du Japon sont en fleurs, ainsi que de très nombreux bulbes et des bisannuelles qui ont profité des beaux jours de mars pour s’épanouir. Difficile de croire, le nez dans l’écharpe et les gants aux mains, qu’il a fait si beau et chaud jusqu’à la semaine dernière. Mais la neige annoncée pour la nuit dernière n’est pas tombée sur Giverny, le fond de la vallée étant un peu plus doux que les plateaux alentours, tout blanchis ce matin.

Le soleil devrait être de retour demain samedi. 🙂

Le château d’Anet

A 45 minutes de Giverny, dans la vallée d’Eure, le petit bourg d’Anet s’enorgueillit d’un prestigieux château Renaissance, toujours meublé et habité.
La visite des appartements est guidée, ce qui lui apporte naturellement un éclairage et du sens, permettant d’entrer dans l’Histoire et les histoires.

Le château a été construit à partir de 1548 par l’architecte Philibert Delorme pour le compte de la belle Diane de Poitiers. Très riche suite à son veuvage avec Louis de Brézé, elle n’a eu besoin de personne pour le lui offrir, nous a expliqué le guide, qui a aussi mis en avant son exceptionnelle intelligence et son goût raffiné.

Diane, la déesse romaine de la chasse, est célébrée dès l’entrée dans le domaine. Le groupe sculpté de cerf et de chiens au-dessus du portique est devenu l’image emblématique des lieux.

Le château, partiellement démoli à la Révolution, a été restauré et en partie rebâti. Cela est fait avec art, transportant le visiteur dans les fastes du 16e siècle. Le morceau de choix est certainement la chapelle du château, dont le sol fait écho au splendide dôme.

Le lien avec Vernon est le duc de Penthièvre, tout à la fois propriétaire du château de Bizy à Vernon et du château d’Anet, à la fin de l’Ancien Régime.

Sainte Radegonde

Vitrail de Sainte-Radegonde dans l’église de Giverny

L’église de Giverny est placée sous le vocable de Sainte-Radegonde, une dédicace peu fréquente. Le culte de la sainte qui vécut au VIe siècle a été remis à l’honneur au XVe par Charles VII, qui a même baptisé sa fille aînée Radegonde.

Le choix de ce prénom était politique : la princesse de France était née un an avant la rencontre du dauphin avec Jeanne d’Arc et la reconquête de son royaume.

Charles VII voulait honorer la sainte vénérée à Poitiers. Cette ville était le siège du second Parlement, alors que Paris était aux mains des Bourguignons. C’était aussi une façon de souligner la légitimité de Charles VII au trône, puisque Radegonde était reine de France, épouse de Clotaire, fils de Clovis, premier roi des Francs.

La vie de sainte Radegonde est bien documentée grâce à trois sources contemporaines, fait exceptionnel pour le haut Moyen Âge. Ces textes sont de son ami le poète italien Venance Fortunat, d’une de ses moniales Baudonivie, et de Grégoire de Tours, qui procède à ses funérailles.

Radegonde est née princesse de Thuringe, à Erfurt, au centre de l’Allemagne vers 518. Emportée captive comme butin de guerre par Clotaire, fils de Clovis, alors qu’elle a une dizaine d’années, elle grandit à la cour de ce dernier et reçoit une éducation digne de son rang. Saint Médard, évêque de Noyon, la baptise et l’instruit dans la foi chrétienne adoptée par les Francs depuis Clovis. Devenue nubile, Radegonde est contrainte d’épouser Clotaire. Reine, elle se consacre aux pauvres et à la piété. Quand Clotaire assassine le frère de Radegonde, c’en est trop pour elle. Elle s’enfuit vers Poitiers pour s’y consacrer à Dieu.

Radegonde recherche la sainteté, instruite dans la foi chrétienne par Saint Médard, évêque de Noyon. Puisque la religion chrétienne est maintenant établie et que le martyre n’est plus possible, il faut s’infliger le martyre à soi-même, d’où des violences appliquées à elle-même peut-être même excessives.

La pierre de Sainte-Radegonde, devant l’église de Giverny

Sainte Radegonde est connue pour le miracle des avoines : alors que le roi la fait poursuivre pour la reprendre comme épouse, Radegonde croise un paysan en train de semer de l’avoine dans un champ. Les céréales se mettent à pousser à vue d’oeil, dissimulent la reine et lui permettent d’échapper à ses poursuivants.

Il est intéressant de rapprocher l’usage de l’avoine bien connue comme adoucissant dermatologique et la réputation de la pierre de Sainte-Radegonde de Giverny, ancien dolmen christianisé dont le contact devait guérir des maladies de peau.

Porte à l’ancienne

Claude Monet, la porte du jardin à Vétheuil, 1881, coll. part.

Pendant son séjour à Vétheuil, Claude Monet dispose d’un jardin en face de chez lui, de l’autre côté de la route. Le terrain en pente assez prononcée est traversé par un escalier ; tout en bas, on débouche sur cette porte qui ouvre sur la Seine.

La porte est à moitié ouverte, limite symbolique entre le petit éden privé du jardin et l’attraction du fleuve. Le rythme des lignes verticales de la barrière se développe, magnifié, dans celui de la porte, couronnée de son petit arceau.

De part et d’autre, les touches rouges de fleurs d’été, peut-être des fuchsias ou des sauges. Penchées sur elles, des branches d’arbres dont on ne voit pas les troncs ; on peut parier que ce sont des fruitiers.

Magie de la peinture, on rêve de se trouver là, de passer d’un côté à l’autre de la porte, de boire des yeux les couleurs des plantes et la masse liquide du fleuve.

Claude Monet, la porte du jardin, 1881, coll. part.

Claude Monet fait une deuxième toile avec la porte pour motif, cette fois un peu de biais et grande ouverte, comme pour laisser entrer les flots de lumière de l’après-midi.

Ce type de porte réalisé autrefois par le menuisier local n’a plus l’air de se faire, à l’heure de la standardisation.

J’ai tout de même eu la joie de découvrir un modèle assez proche, pas très loin de Vétheuil.

Exposition Monet/Rothko à Giverny

Le musée des impressionnismes Giverny regarde du côté de l’art abstrait ce printemps, en faisant dialoguer six oeuvres tardives de Claude Monet, peintes à Giverny ou à Londres, avec six toiles de la maturité de Mark Rothko.
Au milieu des années 1950, la critique américaine, les artistes expressionnistes abstraits et le Museum of Modern Art de New York ont opéré une relecture de l’oeuvre tardif de Monet, mettant en avant son côté précurseur de l’abstraction. Depuis, les expositions confrontant les toiles du père de l’impressionnisme et celles des représentants des courants de l’après Seconde Guerre mondiale se succèdent.

L’exposition de Giverny a ouvert hier et va durer jusqu’au 3 juillet. Le visiteur est plongé d’emblée dans la pénombre, selon les préconisations de Rothko. L’oeil s’adapte à l’éclairage tamisé, c’est donc pupilles dilatées que le spectateur boit la couleur. Rothko est connu pour ses grands formats qui juxtaposent des tons intenses, travaillés, subtils. Il est l’un des principaux représentants de la peinture par champ de couleurs (color field painting). Ses oeuvres invitent à la contemplation patiente ; l’objectif de l’artiste est de susciter l’émotion.

En parallèle et comme en écho, l’exposition présente des toiles de Claude Monet venues de musées proches, Orsay et Marmottan-Monet à Paris, le MuMa au Havre. Le visiteur est invité à constater par lui-même leur parenté avec les chefs-d’oeuvre de Rothko : disparition progressive du motif, surfaces planes et vaporeuses ou au contraire échevelées, mais jouant des accords chromatiques…

Claude Monet, Saule pleureur, 1920-1922, Musée d’Orsay, Paris

En préparant cette exposition, j’ai cherché les points communs biographiques entre les deux artistes, au-delà des ressemblances formelles. En voici quelques-uns :

Monet et Rothko ont en commun un esprit rebelle qui rejette les standards et cherche quelque chose de nouveau.
Les deux artistes ont connu la reconnaissance tardivement, peu avant leurs 50 ans.
En commun, ils ont l’immense succès et la fortune qui s’ensuit.
En commun, la répétition à l’infini d’une formule en variations sur le même thème, inépuisable.
En commun, l’habitude de travailler très longtemps leurs œuvres.
En commun, d’être considérés comme décoratifs alors que ce qu’ils offrent au spectateur est une expérience profonde.
En commun, de s’immerger eux-mêmes entièrement dans la peinture pour oublier, Monet : la guerre de 14-18, Rothko, ses problèmes familiaux, ou peut-être simplement la difficulté de vivre.

Exposition Monet/Rothko, Musée des impressionnismes Giverny, rue Claude Monet, du 18 mars 2022 au 3 juillet 2022

Le regard de Blanche

Blanche Hoschedé-Monet, Le jardin et la maison de Monet à Giverny, l’allée des rosiers.
Non daté, huile sur toile, 72×43 cm. Musée des Augustins, Toulouse (don de Robert Piguet)

On a l’impression de connaître le jardin de Claude Monet par coeur tellement il l’a peint, mais c’est une impression trompeuse. Sa prédilection pour quelques motifs inlassablement répétés nous en donne une image lacunaire. Blanche Hoschedé-Monet, la belle-fille du peintre, en peignant le même jardin, arrive ainsi à nous surprendre et nous ravir, par la beauté plastique de ses toiles autant que par leur valeur documentaire.

Voici par exemple la grande allée telle que la voient et la photographient encore les visiteurs, une vue que Monet ne nous livre que déformée par la cataracte. Finesse des couleurs, vibration de la touche impressionniste, sujet familier : l’élève rend ici un bel hommage au maître.

Blanche ne datait pas ses toiles, il nous faut donc nous livrer à des conjectures. La maison a été agrandie à gauche à sa taille définitive, les épicéas ont disparu de l’allée : on peut supposer que l’oeuvre est peinte après la mort de Monet, quand Blanche reprend les pinceaux et que le chef-jardinier est toujours là pour entretenir le jardin à la façon de Monet. Eclatante beauté de cette grande allée au début de l’automne, alors que la colline (celle du belvédère) a roussi de sécheresse et que la vigne vierge pare de tons rouille les murs de la maison.

Les vagues de capucines lèchent le sable de l’allée, mais derrière elles, les massifs de fleurs très hautes que Monet aimait sont plus difficile à identifier. Des asters ? des anémones du Japon ? des dahlias ?

A l’arrière-plan, les deux ifs qui montent toujours la garde devant la maison ont déjà une taille imposante. Devant eux se dessine la masse plus claire d’un arceau de rosiers grimpants. Le détail le plus curieux, c’est l’arceau interrompu, à gauche. Pourquoi Blanche n’a-t-elle fait qu’ébaucher son départ, sans lui faire enjamber l’allée ? Peint-elle ce qu’elle voit, et dans ce cas que voit-elle ? Un arceau cassé ou un tronc tellement couvert de végétation qu’elle déborde ? Ou bien au contraire l’artiste se permet-elle de prendre des libertés avec le réel, une démarche bien loin de l’impressionnisme ?

La vieille charrière

Rien de tel qu’une envie de faire des photos pour vivre de minuscules aventures à deux pas de chez soi.

Cette petite place triangulaire marquée par de beaux tilleuls taillés se trouve à l’entrée de la route des crêtes. Je suis passée devant des dizaines de fois sans m’arrêter. Mais la brume était belle. C’est ainsi que j’ai découvert que le chemin à droite que je prenais pour une voie privée s’appelait en fait :

La commune de La Roche-Guyon, dominée par un donjon médiéval, a choisi une police de style gothique pour ses noms de rues, on lit tout de même fort bien « Rue de la vieille charrière de Gasny » : une voie assez large pour que les charriots puissent y passer, en direction du bourg voisin de Gasny.

L’entrée de la vieille charrière n’est pas invitante plus qu’il ne faut. Mais dès qu’on fait quelques pas au-delà de la barrière, on comprend pourquoi :

Le chemin a été taillé dans la roche à main d’homme, il y a quelques centaines d’années. Etroit et très pentu, il s’agrémente de chutes de pierres qui jonchent le bord de la voie.
C’est de la craie. Un.e artiste de passage s’en est saisi.e pour nous offrir ce joli portrait.
Le mur de roche aligne ses rangs de silex noir sur un fond de calcaire blanc, si tendre que les graffitis y sont faciles. Jean-François, tu es repéré. Ou John Fitzgerald ? J’ai un doute soudain.
Le chemin descend jusqu’au village de la Roche-Guyon. J’ai envie de voir où il débouche, pour savoir le prendre dans l’autre sens.

A quoi peut bien servir cette petite maison ?

Un panneau informe les passants qu’en 1885, Cézanne a peint La route tournante à La Roche-Guyon. Ce n’est pas celle-ci mais tant pis, celle des voitures est trop passagère pour qu’on y encourage la promenade, sans doute.
Et tout à coup, le château dresse ses ruines grandioses contre le ciel gris perle.

La route des crêtes

La vallée de l’Epte

Entre Gasny et La Roche-Guyon, la route franchit la colline qui sépare la vallée de l’Epte de celle de la Seine. Cette colline s’abaisse à hauteur de Giverny, où se trouve le confluent. Mais avant d’en arriver là, elle s’élève à près d’une centaine de mètres au-dessus des deux rivières, offrant de beaux points de vue sur les vallées voisines. Une route suit le haut de la colline, ce qui lui vaut le nom un peu grandiloquent de route des crêtes.

Quelle que soit la saison, le paysage se déploie avec cette douceur qui a dû séduire autrefois les Vikings. En cette fin d’hiver, la lumière diffuse lui donne des teintes opalescentes.

La vallée de la Seine

C’est une ouate qui invite à la rêverie les yeux ouverts. Rien n’a l’air tout à fait réel, mais d’une poésie calme et tendre qui apaise.

Le belvédère de Giverny

Un panneau a fait son apparition à Giverny. Il se trouve à l’arrière du musée des impressionnismes, rue Blanche-Hoschedé-Monet, entre la mairie et la ferme de la Côte. Le musée a décidé de baliser l’accès à la colline sur ce terrain qui lui appartient, pour encourager les randonneurs à prendre de la hauteur et profiter d’une belle vue sur la vallée.

La grimpette est rude et clairement pas pour tout le monde, mais tout de même pour un large public, avec quelques pauses. Vous voyez le petit trait horizontal en haut de cette pâture à moutons ? C’est le banc. C’est là que nous allons.

Et voici la récompense ! Le regard porte jusqu’à la ligne de collines au pied desquelles coule la Seine. Entre les deux, la plaine est traversée de rangées d’arbres qui matérialisent les bras de l’Epte. Juste en bas, on aperçoit les toits végétalisés du musée. C’est agréable de pouvoir s’asseoir tranquillement pour contempler.

Claude Monet, Le village de Giverny sous la neige, 1885-1886, coll. part.

Voici l’angle choisi par Claude Monet pour peindre son quartier du Pressoir. A gauche, la ferme de la Côte. Avec la neige cela a dû être difficile de se hisser sur la colline avec son matériel.

Même en hiver, les arbres masquent le premier-plan, mais on reconnaît la rangée oblique de maisons, dont celle plus haute au milieu du tableau, qui a maintenant une lucarne. Sur la photo on aperçoit la verrière du deuxième atelier de Monet, qui ne sera bâti qu’en 1899. Les lointains ont très peu changé.

Monet et la banque

Ce bel immeuble se trouve place d’Evreux à Vernon, non loin de la gare. Au premier étage, un balcon court tout le long de la façade. Il y a un siècle, on pouvait y lire, en grosses lettres :

SOCIETE GENERALE. Les lettres se répétaient dans la rue d’Albufera, tandis que sur le pan coupé figurait le mot CHANGE.

Il me semble lire la date de 1933 sur la première carte postale, et les véhicules de la seconde ont bien l’air eux aussi de dater de l’Entre-deux-guerres. En 1933, Claude Monet est mort depuis à peine sept ans. A l’intérieur des locaux, il reste sûrement des guichetiers qui l’ont bien connu, car c’était là son agence bancaire.

En parcourant les cartes postales de Vernon mises en ligne par les Archives départementales de l’Eure, j’ai eu la surprise de tomber sur l’incroyable document qui suit, et qui nous fait pénétrer dans l’agence dès 1909, donc en plein à l’époque où le peintre la fréquente régulièrement.

Cela a tout l’air d’être une photo plutôt qu’une carte postale. Cette fois, on y est, avec tous ces messieurs qui se sont interrompus dans leur travail et fixent le photographe comme ils devaient fixer Monet quand il pénétrait dans les locaux.

Michel de Decker, biographe vernonnais de Monet, (Claude Monet, Perrin) a recueilli et publié dans son ouvrage le témoignage de l’un des anciens employés de l’agence : selon Marcel Roncerel, l’arrivée de Monet suscitait toujours un certain émoi car il détestait attendre. Il frappait le sol de sa canne ou en faisait des moulinets. Monet déposait de grosses sommes d’argent qui interloquaient les guichetiers par leur montant et leur origine.

Une première allusion à la possession d’actions apparaît dans une lettre de 1888, dix ans seulement après les vaches très maigres de Vétheuil. Ce portefeuille va se développer à mesure que Monet augmente ses prix et que les amateurs recherchent ses toiles. Marianne Alphant (Claude Monet, une vie dans le paysage, Hazan) fait la liste des titres qu’il possède en 1913 : Sucreries d’Egypte, Obligations bulgares, argentines, japonaises, russes, Chemin de Fer de Sao Paulo, Banque russo-asiatique, Magasins du Printemps, Port de Para, American Telegraph-Telephone, Brazil Railway, Compagnie Lorraine d’Electricité, Colonisation du Japon, Tramways Parisiens… Ouf !

Il a 72 ans. Vendre n’a plus de sens. Autant il bataillait sur les prix quand il avait une famille nombreuse à nourrir, autant il n’a plus besoin de recevoir de l’argent en échange de ses tableaux maintenant. C’est à cette époque qu’il se met à donner des toiles ou des pastels pour des ventes de charité ; on n’arrête pas, d’ailleurs, de le solliciter. En point d’orgue, le majestueux don des Grandes Décorations à l’Etat français ira de soi.

Giverny en 1974

Bülent Ecevit Monet House visit, April 1974 – (Photo Gülgün Üstündağ Flickr The commons)

Ma première réaction a été que ce jardin, présenté comme celui de Monet, était une copie, un parc dans l’esprit de Giverny. Puis j’ai vu la date : avril 1974, et d’un seul coup cette photo a pris un tout autre sens et un très grand intérêt.

Le problème, c’est que, une fois passée la légende en anglais, le commentaire disait ceci :

Başbakan Bülent Ecevit, Nisan 1974’te, Fransa Cumhurbaşkanı Pompidou’nun cenaze törenine katılmak üzere Başbakan Yardımcısı Necmettin Erbakan ve Milli Savunma Bakanı Hasan Esat Işık’la birlikte Paris’teydi.

Etc, etc, pendant des lignes. Je n’arrivais même pas à savoir quelle langue c’était.

Heureusement, nous vivons une époque formidable, et voici ce que donne la traduction automatique avec détection de la langue, en l’occurrence le turc :

Le Premier ministre Bülent Ecevit était à Paris avec le vice-Premier ministre Necmettin Erbakan et le ministre de la Défense nationale Hasan Esat Işık pour assister aux funérailles du président français Pompidou en avril 1974. Après la cérémonie, ils se sont rendus dans la ville de Giverny, où se trouvent les jardins de Monet. La délégation était accompagnée de Bernard Berche, maire de Giverny, également agriculteur, et des jardiniers, Monsieur Blain et Jean-Marie Toulgouat, qui s'occupent des jardins. On dit qu'ils étaient très gênés devant cet élégant premier ministre de Turquie, qui parlait un anglais parfait, à cause des jardins négligés. La maison et les jardins de Monet, qui ont été réparés et ouverts au public à la fin des années 1970, accueillent environ un million de visiteurs par an. On estime que les photographies ont été prises par Gülgün Üstündağ.

Bülent Ecevit, Monet House visit, Paris, April 1974 – (Photo Gülgün Üstündağ Flickr The commons)

Les obsèques officielles du président Pompidou ont eu lieu le 6 avril 1974, voilà donc une date possible pour ces photos. Je suppose que l’homme en tablier est M. Blin, l’unique jardinier, car on ne peut pas considérer Jean-Marie Toulgouat, descendant des Hoschedé-Monet, comme tel. La Fondation Monet a ouvert au public en 1980, après une restauration qui a débuté en 1974. Nous avons donc ici un témoignage de l’état du jardin d’eau juste avant la restauration, dans toute l’authenticité de ce qui pouvait subsister du jardin originel, qui n’était bien entendu pas du tout adapté à l’ouverture au public.

Que voit-on ? Sur la première photo, comme au temps de Monet des berges engazonnées et des planches en guise de petits ponts, de grand arbres qui ferment le jardin à l’Est, le vieux saule, un cerisier du Japon, des pétasites le long du Ru ; une eau qui paraît très marron et envasée. Sur la seconde photo, une glycine volubile au-dessus d’un pont où la délégation n’hésite pas à s’aventurer. On note aussi le gris-bleu de la peinture, la même pour les garde-corps du pont et la porte du jardin. De l’autre côté de la route, on aperçoit le muret et la grille qui entourent le clos, derrière lesquels se dressent quelques arbres.

Un seul regret, ne pas en voir davantage, notamment côté maison… Si Gülgün Üstündağ a fait d’autres photos ce jour-là, comme on aimerait les découvrir !

Monet était-il surdoué ?

Claude Monet, Les Meules, effet de gelée blanche, 1888, Hillstead Museum

Si tout le monde est d’accord pour considérer Claude Monet comme un surdoué de la peinture, je ne crois pas que cette question ait déjà été posée : Monet était-il un surdoué « tout court » ?

Pour certaines personnes célèbres, le surdon saute aux yeux. C’est le cas, disons, de Marcel Proust ou de Félix Fénéon. Leur personnalité et leurs écrits collent à l’idée que nous nous faisons d’une intelligence brillante doublée d’un regard acéré sur le monde et d’une ironie mordante.

En regardant le très bon documentaire de François Prodromidès Clemenceau dans le jardin de Monet rediffusé il y a quelques jours sur Arte, il m’est apparu que Georges Clemenceau entrait aussi dans cette catégorie des surdoués évidents, lui le tribun « tombeur de ministères ». Or, on dit que les zèbres se reconnaissent entre eux. L’idée m’est alors venue que Monet n’était peut-être pas moins surdoué que son grand ami, juste « autrement surdoué ». L’amitié entre ces deux-là était si profonde qu’elle me semble dépasser les similitudes de caractère (ce sont deux lutteurs) pour toucher à l’harmonie intime de deux personnes qui se sentent câblées pareil.

J’emprunte à Jeanne Siaud-Facchin, éminente spécialiste de la douance et inventrice, je crois, du terme de zèbres pour désigner ces personnes qui pensent et sentent autrement que les autres, je lui emprunte, donc, le titre en forme de question, car elle aime mieux suggérer qu’affirmer, et laisse chacun libre d’apporter ses réponses. Pour vérifier mon hypothèse concernant Monet, je suis allée relire son ouvrage paru en 2008 Trop intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué (Odile Jacob).

La psychologue y décrit les traits caractéristiques et les difficultés rencontrées par les très nombreux surdoués qu’elle a suivis dans son cabinet. Ce qui frappe et va à l’encontre des idées reçues, c’est qu’il y a mille façons de vivre le surdon, y compris certaines qui vous font passer pour idiot. Jeanne Siaud-Facchin nuance la définition statistique du surdon ( un score de QI total de 2 écarts-types au-dessus de la moyenne, soit à partir de 130) pour s’intéresser plutôt aux zébrures, car pour elle on peut être zèbre même si le QI testé ne franchit apparemment pas cette limite – peut-être pour cause de fatigue ou de stress.

Comme il n’est plus possible de faire passer de bilan à Monet, nous sommes bien obligés de nous contenter d’autres indices, et d’aller chercher dans ses lettres ou dans des témoignages de proches ce qui pourrait évoquer un profil de zèbre. Parmi tous les comportements que Jeanne Siaud-Facchin a pu observer chez les surdoués, certains collent parfaitement à Monet :

  • la vue perçante
  • les montagnes russes émotionnelles
  • une part infantile encore bien présente incluant la créativité et la capacité à s’émerveiller
  • se plaindre de tout, tout le temps, en alternance avec un sentiment de toute-puissance
  • le sentiment d’être en décalage temporel
  • le charisme et le leadership
  • le perfectionnisme
  • la difficulté à se plier aux règles
  • la rapidité d’apprentissage qui conduit à vite dépasser le maître
  • la tendance à se faire beaucoup de souci pour ses proches
  • l’insatisfaction chronique
  • la puissance de travail
  • l’éventuelle addiction au travail pour calmer l’anxiété
  • la capacité de créer du beau là où d’autres ne voient que le banal
  • le sens esthétique et poétique

Pour expliquer ce dernier point, on croirait que Jeanne Siaud-Facchin avait les tableaux de Monet en tête. Selon elle, l’esthétique

permet de s’accorder au monde dans ce qu’il a de plus intime. (…) Le sens esthétique est cette capacité à saisir par l’intermédiaire de tous les sens et avec une sensibilité subtile, la quintessence des choses. L’esthétique saisit à la fois le caché et le visible, l’intérieur et l’extérieur et embrasse le monde avec une profondeur percutante.
Le caractère poétique parle de la capacité à s’oublier soi-même pour exalter la beauté de la nature ou de l’autre. Le poétique crée un lien intime avec l’environnement. Le poétique, c’est pouvoir s’immerger entièrement dans l’environnement pour en absorber l’essence ou l’identité. Le poétique, c’est une communion avec le monde par capillarité sensitive.

Si on ajoute à toutes ces zébrures la capacité de Monet à argumenter avec brio dans ses relations avec ses marchands, c’est-à-dire, quand il en éprouve le besoin et s’en donne la peine, l’expression d’une certaine puissance intellectuelle, si on pense à sa tendance à l’inhibition sociale qui lui vaut une réputation d’ours, on arrive à un faisceau d’indices qui dessinent un profil qui pourrait bien être celui d’un surdoué, ce qui serait une explication à sa singularité.

Cataracte

Quand Monet commence-t-il à souffrir de la cataracte ? Difficile à dire, car le mal progresse insidieusement tous les jours et sans doute s’est-il habitué au fur et à mesure à la perte d’acuité visuelle qui touche surtout son oeil droit. Et puis soudain, un jour, il réalise à quel point sa vue a baissé. Cela se produit le 23 juillet 1912. Le 26, il écrit à son vieil ami Gustave Geffroy :

Il y a trois jours, me mettant au travail, j’ai constaté avec terreur que je ne voyais plus rien de l’oeil droit. J’ai tout planté là pour aller bien vite me faire examiner par un spécialiste, qui m’a déclaré que j’avais la cataracte et que l’autre oeil était légèrement atteint aussi. On a beau me dire que ce n’est pas grave, que j’y verrai comme avant après l’opération, je suis très tourmenté et inquiet.

Claude Monet, La maison de l’artiste à Giverny, 1912, coll. particulière

Qu’est-il en train de peindre ? Peut-être l’une des vues de sa roseraie, avec la maison qui émerge de la végétation à l’arrière-plan. Les fenêtres sont encore gris-bleu sur des murs plus orange que roses.

Claude Monet, La Maison vue du jardin aux roses, 1922-1924, Musée Marmottan-Monet

Dix ans plus tard, voici ce qu’il voit du même endroit. En 1924, il accepte de se faire opérer de l’oeil droit. Il lui faudra un an pour recouvrer une vision satisfaisante. L’oeil gauche ne sera jamais opéré.

A la vie à la mort

Le magnifique plafond de l’église Notre-Dame de Lorette à Paris, où Monet a été baptisé

Claude Monet est né à Paris le 14 novembre 1840 au 45 rue Laffitte, juste en face de l’église Notre-Dame-de-Lorette, au pied de la butte Montmartre. Cette rue était alors connue comme « la rue des marchands de tableaux », ce que Monet n’omettait jamais de préciser à tous les journalistes qui se piquaient de vouloir l’interviewer pour raconter sa vie dans leurs colonnes, une fois la gloire venue. Georges Clemenceau lui-même se demandait s’il ne fallait pas y voir le signe d’une prédestination, et notait la coïncidence dans la biographie qu’il consacrait à son ami. Qu’on y croie ou non, c’était en tout cas un clin d’oeil du destin qui ne pouvait manquer d’amuser les lecteurs.

Mais Monet n’a jamais jugé utile de souligner une coïncidence encore plus troublante : très étrangement, quand Ernest Hoschedé est au plus mal et qu’Alice, la compagne de Monet, se rend au chevet de celui qui est encore son mari, elle le trouve dans une chambre du… 45 rue Laffitte ! C’est là qu’il meurt quelques jours plus tard, le 19 mars 1891. Selon la biographie de Daniel Wildenstein, ce ne serait pas la même maison, les numéros auraient été changés. N’empêche.

On peut chercher – et trouver – des raisons objectives pour tenter d’expliquer ce hasard : Ernest aime la peinture, il est logique qu’il loge dans le quartier des galeries… Il n’y a peut-être pas tellement de maisons qui proposent des chambres à louer dans la rue… Mais quand même. Paris est si grand.

C’est Monet qui règle les frais d’obsèques et d’inhumation de son ancien rival au cimetière de Giverny : les enfants ont réclamé d’avoir leur père auprès d’eux dans le village. Ernest est le premier à reposer dans ce qui va devenir le caveau familial.

Monet l’y rejoindra bien des années plus tard, le 5 décembre 1926. J’ai déjà parlé de cette succession de décisions et de non-décisions qui les conduit à cette proximité peu conventionnelle. Les voici côte à côte pour l’éternité… Il y a entre ces deux âmes un lien qui laisse sans voix, qui dépasse leur amour commun pour Alice et pour la peinture impressionniste. Ils se sont recherchés, aimés, puis ils se sont craints et fuis. Mais le lien était toujours là. Comme le lien indéfectible qui unit deux frères.

Les Monet d’Ottawa

Claude Monet, Jean-Pierre Hoschedé et Michel Monet au bord de l’Epte, vers 1887 – 1890, National Gallery of Canada (W1127)

Ce n’est pas tous les jours qu’on parle d’Ottawa sur les chaînes de télévision européennes. Cela m’a donné envie d’aller voir si la capitale du Canada recelaient dans ses musées des tableaux de Monet. Le voyage en valait la peine. Celui-ci, par exemple, représente les deux inséparables le long de l’Epte. La rivière me paraît trop large pour n’être que le Ru qui traverse la propriété de Monet, je présume qu’on est plutôt du côté de l’ancienne gare de Giverny-Limetz. Si c’est bien là, on serait en fin d’après-midi un jour ensoleillé d’hiver. Un peu ce qu’on voit ces jours-ci quand il fait beau, magnifié par l’oeil de Monet. Wildenstein remarque la note rouge faite par les chapeaux des deux garçons. Des bérets ?

Claude Monet, Mer agitée, 1881, National Gallery of Canada (W663)

Autre vue de saison, cet aspect de la mer pris à Fécamp ou aux Petites-Dalles, à en juger par les toiles qui encadrent celle-ci dans le catalogue raisonné. Autant les bords de l’Epte étaient calmes, autant ceux de la Manche mugissent du vent du large. Monet était à son affaire.

Claude Monet, L’Aiguille vue à travers la Porte d’Aval, 1886, National Gallery of Canada (W1049)

On reste sur la côte d’Albâtre avec cette vue saisissante de l’aiguille d’Etretat cadrée à travers la Porte d’Aval. Monet s’est avancé sur le platier à marée basse, à l’heure du couchant. C’était beau, mais si court. Pas facile de retrouver ces deux critères en même temps pour finir la toile.

Claude Monet, Waterloo Bridge, soleil dans le brouillard,1903 National Gallery of Canada (W1573)

Enfin, à la limite de l’abstraction, un superbe effet de brouillard sur le pont de Waterloo à Londres. On croit deviner une minuscule voile en bas du tableau, signe discret de présence humaine, tandis qu’un soleil corail illumine la Tamise de reflets. Si le parallèle avec Impression, soleil levant nous paraît aujourd’hui flagrant, il faut se souvenir que le tableau « fondateur de l’impressionnisme » n’avait pas encore été hissé au rang qu’il occupe désormais.

Monet au Havre

Paru à l’occasion des 500 ans de la ville du Havre en 2017, Monet au Havre explore les liens qui existent entre l’artiste et ce territoire où il a grandi et s’est pour la première fois essayé à l’art. L’ouvrage est aussi passionnant qu’il est magnifiquement illustré, et ce n’est pas peu dire. Les éditions Hazan ont apporté un grand soin à la qualité des reproductions, qui sont un régal. Jamais, par exemple, on n’avait vu si bien le premier tableau de Monet Vue prise à Rouelles, dans toute la fraîcheur de ses accords de verts.

Géraldine Lefèbvre et les autres contributeurs, tous d’éminents spécialistes de l’impressionnisme et de Monet, se penchent au fil des chapitres sur des sujets aussi divers que le musée du Havre, auquel Monet a fait don de trois tableaux ; la famille Lecadre, résolvant au passage l’énigme de l’endroit d’où a été peinte Terrasse à Sainte-Adresse ; les caricatures de Monet ; l’influence de Boudin et Jongkind ; l’émergence très précoce de la photographie au Havre ; les liens entre Monet et le Japon ; les premiers amateurs, parmi lesquels les Gaudibert ; et les dernières avancées en matière de datation des oeuvres, qui permettent d’avoir des précisions sur le jour et l’heure où ont été peints Impression, soleil levant ou Port du Havre, effet de nuit. Un très beau livre qui se lit comme une enquête, ou plutôt plusieurs. Cerise sur le gâteau, on le trouve désormais en vente à 25 euros au lieu de 45 à sa parution.

Promenade d’hiver à Giverny

Le clocher de Giverny vient de sonner onze heures ; il brille sous le soleil de janvier. Au loin, un cordon de brouillard s’accroche à la Seine au pied de la colline.
Le givre s’attarde dans les ombres.
Les chevaux m’ont repérée. Nous nous observons de loin, sans bouger.
Et l’église qui se détache sur un si beau bleu…

La tabagie de Monet

Auguste Renoir, Claude Monet lisant, 1873 Musée Marmottan-Monet, Paris

Le musée Marmottan-Monet conserve un précieux témoignage de l’amitié qui unissait Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet : ce portrait du jeune Monet – il a 32 ans – occupé à lire le journal tout en fumant la pipe.

Le tabac va accompagner Monet tout au long de sa vie d’adulte, jusqu’à sa mort en 1926, vraisemblablement du cancer du poumon. Au XIXe siècle personne ne voit à redire à ce qu’un homme fume, on ignore les dangers du tabac. Ou on feint de les ignorer ?

Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet (Le Liseur), 1872 – National Gallery of Art, Washington

Dans ses lettres à Alice et même à d’autres correspondants, Monet laisse percer sa dépendance au tabac. Ainsi, tandis qu’il séjourne dans le hameau de Kervilaouen à Belle-Île-en-Mer, le peintre n’envisage pas de s’en passer :

Lettre 691 Kervilaouen 22 septembre 1886
Vous seriez bien aimable de m’envoyer par la poste une douzaine de paquets de cigarettes ; impossible d’en avoir ici et je suis malheureux.

L 697 27 septembre 1886
J’ai reçu ce soir votre bonne lettre d’hier, ainsi que les cigarettes.

L 706 08 octobre 1886
Vous serez bien aimable de me renvoyer des cigarettes.

L 709 à Gustave Caillebotte, 11 octobre 1886
Je vous avais demandé l’adresse du marchand de pipes à Londres. Impossible d’en trouver ici et la mienne ne marche plus. Je suis très malheureux. Si vous voulez être bien aimable, achetez-moi donc une bonne pipe en bruyère et envoyez-la moi par la poste à l’adresse ci-contre et dites-moi ce que je vous dois.

L 713 15 octobre 1886
J’ai reçu ce soir les cigarettes ainsi que des pipes (envoi Caillebotte) ; aussi je me régale ; mais rassurez-vous, je fume moins et m’en trouve bien ; je ne fume plus du tout au lit et jamais à jeun.

723 26 octobre 1886
Puis, en allant samedi au marché, il sera temps de me renvoyer des cigarettes, je fume plus par ces journées de pluie.

L 732 1er novembre 1886
J’ai reçu les cigarettes.

L 745 13 novembre 1886
J’ai reçu les six paquets de cigarettes. Vous ferez bien de m’en envoyer quand vous aurez une occasion.

L 754 21 novembre 1886
Je vous remercie des cigarettes que je viens de recevoir.

Claude Monet en 1920

Si l’on suppose qu’Alice lui envoie à chaque fois 12 paquets, sauf quand Monet précise qu’il n’y en avait que six, le jour du retour approchant, on arrive à un total approximatif de 48 paquets en deux mois, soit un peu plus d’un demi-paquet par jour. Le peintre y ajoute une pipe le soir, tandis qu’il examine ses toiles.

Même si Alice met quelque diligence à lui adresser ses « Caporal supérieur » de la Régie, elle ne manque pas une occasion de lui prêcher la tempérance, surtout lorsqu’il se plaint de maux de tête. Mais pour Monet, c’est l’obligation de rester confiné dans une chambre quand le temps est trop mauvais qui serait la source de ses céphalées. Là, ils ont raison tous deux, car la pièce où Monet demeure se charge de fumée. A Antibes, n’a-t-il pas la curieuse idée d’inviter d’autres messieurs à venir fumer le soir dans sa chambre d’hôtel ? A cette occasion se produit un épisode cocasse :

L 824 1er février 1888 Cap d’Antibes A Alice

Avec cela, il fait un froid de loup dans ma chambre ; j’avais voulu avoir du feu il y a deux jours, et après le dîner, nous étions dans ma chambre avec plusieurs messieurs à fumer, quand le feu a pris dans la cheminée : on n’avait jamais ramoné ; ça a été un événement, toute la maison à l’envers, et il y avait tant de fumée que j’ai dû coucher dans une autre chambre.

Vitrail aux églises disparues

Dans la collégiale de Vernon, un vitrail récent évoque les églises de la ville disparues à la Révolution : l’église Sainte-Geneviève et la chapelle Saint-Jacques. La première se trouvait à l’emplacement du jardin de l’actuelle mairie ; la rue Sainte-Geneviève, qui passe derrière l’hôtel de ville, perpétue son nom.
La chapelle Saint-Jacques, une halte pour les pèlerins en route vers Compostelle, était située sur ce qui est maintenant la place Charles-de-Gaulle. Des lignes colorées de pavés indiquent son emprise sur la place.

Ce vitrail est l’oeuvre de Jacques Bony et date de 1976. Dans les lancettes du milieu, Sainte-Geneviève et Saint-Jacques-le-Majeur se font face, sous des dais d’architecture. Au-dessus de leur tête, un phylactère indique leur nom respectivement en latin et en grec, tandis qu’un autre phylactère tenu par des anges au bas du vitrail donne leur nom en français.

Les lancettes des côtés illustrent la mission des saints : à gauche, ‘La protection de la cité de Lutèce’, à droite, ‘Les chemins de Compostelle’.
Si les personnages et les décors sont de style contemporain, leur mise en scène est inspirée des vitraux gothiques du XVe siècle tels que la collégiale en possédait avant-guerre. Dais d’architectures, pinacles et petits personnages sur les colonnes se retrouvent sur une unique verrière rescapée dans la chapelle voisine.

La tombe de Claude Monet

La tombe de Claude Monet est une grande concession familiale, dans laquelle quatre personnes avaient déjà pris place avant lui. Elle en accueille huit au total.

Avec qui avez-vous envie de passer l’éternité ? C’est une question qui mérite qu’on se la pose. De façon assez surprenante, Monet partage son caveau de Giverny non seulement avec son épouse Alice, mais aussi avec Ernest Hoschedé, le premier mari de celle-ci. Le mécène et ami de Monet, puis son rival. À se demander si Claude avait vraiment réfléchi à la question.

La situation a pris cette tournure une décision après l’autre, presque par mégarde. Le premier à mourir est Ernest. Il décède en 1891 à Paris, mais les six enfants du couple Ernest-Alice, qui habitent maintenant avec Monet à Giverny, demandent à ce que leur père soit enterré dans le village pour pouvoir aller se recueillir sur sa tombe. Monet y consent. Il achète une concession au chevet de l’église de Giverny. Curieusement, Monet investit dans un grand caveau. Est-ce également une demande des enfants ? À partir de ce choix, il peut se douter qu’il finira aux côtés d’Ernest. Il faut croire que cela ne le dérangeait pas.

La deuxième à disparaître est Suzanne, l’une des filles d’Ernest et Alice. En 1899, elle rejoint son père dans la tombe. Normal.

Ou non. Là encore, un autre choix aurait pu être fait. Car Suzanne est mariée et mère de deux enfants. Le cimetière de Giverny vient d’être agrandi en 1891, la place ne manque pas, la famille aurait pu décider de réserver un autre emplacement pour Suzanne et son époux.

Sa mère, Alice, est inconsolable. Elle ne se remettra jamais de la mort de son enfant. Elle est la troisième à s’éteindre, en 1911.

Et à nouveau, on décide que sa place est auprès de son premier mari et de sa fille chérie, et non pas dans une autre tombe, où elle aurait attendu Monet.

En 1914, Jean Monet, le fils aîné de Claude et Camille, succombe à une grave maladie. Il est le premier Monet à être enterré dans ce caveau jusque-là occupé uniquement par des Hoschedé. Pourquoi là ? On a un peu l’impression qu’il n’a rien à y faire, à cela près qu’il est l’époux de Blanche Hoschedé qui y a toute sa place, en tant que fille d’Ernest et Alice et soeur de Suzanne. Peut-être est-ce elle qui a fait ce choix.

Puis, en décembre 1926, c’est au tour de Monet d’être inhumé.

Claude a-t-il exprimé une intention, un souhait, des dernières volontés ? Selon Jean-Pierre Hoschedé, son beau-fils, il a demandé à être enterré simplement, comme un enfant du pays. Mais il ne semble pas avoir dit quelque chose à propos du caveau. Cela devait aller de soi sans doute. Sans que quiconque y trouve à redire, il rejoint son fils, sa chère Alice, Suzanne, et du même coup Ernest. À l’époque, personne ne relève.

Blanche, qui adorait son beau-père, se devait de reposer auprès de Claude Monet et de son époux Jean Monet. C’est ce qui arrive en 1947.

Il reste deux places, dont Michel Monet, le plus jeune fils de Claude, décide de faire ce qu’il veut. Quand son épouse Gabrielle rend son dernier souffle en 1964, Michel, qui habite pourtant à Sorel-Moussel, à une heure de route, la fait enterrer à Giverny.

Michel avait attendu le décès de son père pour épouser Gabrielle Bonaventure, peut-être parce que Monet désapprouvait cette liaison avec une mannequin. On espère qu’ils ont fini par s’apprécier dans l’au-delà. Michel est maintenant là pour jouer les intermédiaires. Il est le dernier à avoir été enterré dans la tombe familiale, en 1966.

Les autres enfants Hoschedé, Marthe, Germaine et Jean-Pierre, ont été enterrés dans des tombes voisines. Seul l’un d’eux manque à l’appel. C’est Jacques, qui avait fini par excéder Monet par ses demandes continuelles de subsides.

Quant à la grande croix qui surplombe le caveau, on peut raisonnablement penser qu’elle a été édifiée après la mort de Suzanne, tant pleurée par sa mère. C’est ce que laisse deviner l’emplacement du nom de Suzanne au centre le la croix. Le nom d’Ernest, seul autre habitant de la tombe à ce moment-là, est relégué en bas, sur le socle.

Monet dans son atelier

Claude Monet dans le grand atelier de Giverny en 1926, Agence Meurisse
gallica.bnf.fr, Bibliothèque nationale de France

La pose est calculée pour être avantageuse et donner le change : Monet est assis dans le canapé de son grand atelier, jambes croisées, les doigts de la main gauche glissés dans la poche, et il fixe l’opérateur.
Il porte un beau costume d’hiver agrémenté d’une pochette qui dépasse juste ce qu’il faut, tout comme les poignets plissés de sa chemise. De la barbe impeccable aux souliers bien cirés, on sent qu’il a soigné sa mise dans la perspective de la photo. A 85 ans, il donne l’image d’un beau vieillard en pleine possession de ses moyens.

Dans la main droite, il tient une cigarette. Combien en a-t-il fumé depuis sept décennies ? Avec ses dizaines de milliers de soeurs, elle va le tuer dans quelques mois.

Monet s’est-il demandé comment le photographe allait cadrer ? S’est-il douté qu’il voudrait immortaliser, en même temps que l’artiste, son oeuvre ? Deux panneaux des Grandes Décorations forment un arrière-plan superbe au maître de Giverny. Sur la droite de l’image, on aperçoit une table basse destinée à recevoir le matériel de peinture, disposé avec le soin d’un artisan de l’art méticuleux. C’est presque une nature morte, bouteilles et grand pot qui contient les pinceaux, et surtout la palette, maintenue en équilibre par trois brosses glissées dans le trou pour le pouce. Cela sent l’astuce de pro. Monet veut-il ainsi mettre à part celles qu’il a sélectionnées dernièrement, pour ne pas avoir à les rechercher au milieu des autres ?

Et puis, en regardant bien, l’image si parfaite se fissure. Des briquettes de charbon et du petit bois pour allumer le poêle sont posés sur le bas de la desserte. Un thermomètre trône sur le dessus, signe d’une nouvelle préoccupation pour la température. Un tas de vêtements chauds jonche le canapé. Monet est devenu frileux. Il est loin le temps où il peignait dans la neige en Norvège, bravant le froid. C’était trente ans plus tôt…

Enfin, sur cette même desserte, Monet a posé ses lunettes. A l’envers, sans les replier, lui si soigneux : comme quelqu’un qui n’est pas habitué à en porter. On distingue un verre sombre et un verre clair. Il les a retirées parce qu’il sait qu’il n’est pas photogénique avec, une coquetterie dont on lui sait gré.

Sans lunettes, il ne voit sans doute pas la grande trace d’humidité qui s’est formée sur le mur du fond de l’atelier, due à une fuite de la verrière dissimulée par le velum. De quoi être contrarié, le bâtiment a tout juste dix ans. Le canapé (qui n’a pas l’air d’être celui de la limousine) montre lui aussi des traces d’usure.

L’image dit la fuite inexorable du temps, face à l’éternelle jeunesse des Nymphéas.

La méthode Monet

Claude Monet, Marine près d’Etretat, 1882, Philadelphia Museum of Art

Les campagnes de peinture de Claude Monet obéissent à un programme immuable, qui nous est connu par ses lettres à Alice et, dans une moindre mesure, par les observations de personnes qui l’ont vu à l’oeuvre.

En général Monet se rend à une destination où il est déjà allé (Etretat, Bordighera, Antibes, Fresselines, Londres…) ou dont il pressent le potentiel pictural (Belle-Île-en-Mer, la Norvège…). Les premiers jours sont consacrés au repérage de motifs à peindre avec leur lot d’hésitations et de doutes. Monet recherche un endroit « qui l’empoigne ». S’il se décide pour un lieu, il ne peut s’empêcher de se persuader que ce serait mieux ailleurs, un peu plus loin. Quand il est à Fresselines, il rêve d’aller à Crozant. Il pense ne passer que quinze jours au premier endroit avant de rejoindre le second… où il n’ira finalement jamais.

Une fois les sites bien repérés, un porteur trouvé, le travail proprement dit commence, et toujours dès le matin. Pour capter l’effet, le peintre couvre toute sa toile de traits assez larges et espacés d’un à deux centimètres grâce auxquels il note les valeurs des tons. Puis, au cours des séances suivantes, il repeint sur ce premier canevas, apportant de plus en plus de précision à ses notations chromatiques.

Quand sait-il qu’un toile est finie ? C’est l’expérience qui lui dit s’il peut encore apporter de la force à une peinture en ajoutant des touches. Décision très subjective et où il doute souvent de lui. Un jour il est content de son travail, le lendemain rien ne va plus. Les périodes d’exaltation dans la création sont suivies de lourdes journées de découragement. Et toujours ce leitmotiv : que c’est difficile de peindre…

La toile en devenir est une gestation fragile. Monet lutte pour restituer dans la matière ce que ces yeux captent de la beauté du monde et de la lumière. Il se trouve souvent bien en deçà, d’où des mouvements de rage, des cris d’impuissance. Certaines études sont abandonnées après 15 ou 20 séances, parce qu’il les a « gâchées » ou qu’il les trouve « tout simplement mauvaises ».

Mais quand tout va bien, Monet se surmène, dans un état second. Il est porté par la création, ne sentant ni la fatigue, ni la pluie ni le froid. Ses études « le passionnent. » Il le sait, c’est quand il est dans cette fièvre de travail qu’il réalise ses plus belles toiles.

Les semaines succèdent aux semaines. A mesure qu’il a découvert les différentes facettes d’un paysage par tous les temps, le peintre a mis en chantier des toiles nouvelles : jusqu’à une trentaine. Rentrer, c’est condamner celles qui sont encore trop peu avancées : il ne pourra pas « en venir à bout » à l’atelier. Mais pour les « sauver » il lui faut la météo correspondante, et elle ne se commande pas.

Peu nombreuses sont les toiles qu’il termine véritablement sur place. Mais il arrive qu’il décide d’en mettre certaines en caisse et de ne plus les revoir avant de rentrer à Giverny, de peur de risquer de les abîmer. La saturation fausse le jugement et porte à déconsidérer son ouvrage.

Et puis un beau jour, quand il est totalement à bout, abruti de fatigue et de peinture, Monet rentre. Il range ses toiles dans des caisses en bois qu’il expédie par le train jusqu’à Vernon. Ordre est donné d’aller les chercher à la gare, mais interdiction de les ouvrir avant son retour. Une fois reposé, après quelques jours ou quelques semaines, Monet ouvre lui-même les caisses, regarde ses toiles les unes à côté des autres, et apporte les finitions nécessaires en les harmonisant entre elles. Faire aboutir toute la série lui prend encore un mois ou deux pendant lesquels il ne se sépare d’aucune oeuvre. Ce n’est qu’une fois l’ensemble des toiles de la série terminées qu’il consentira à les vendre. Elles seront signées et datées juste avant d’être envoyées au marchand.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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