René Gimpel à Giverny – 6 : La Japonaise
Claude Monet, Madame Monet en costume japonais, 1876, Museum of Fine Arts, Boston
232 x 142 cm
René Gimpel évoque plusieurs fois dans son journal la fameuse toile de Monet, dite La Japonaise. Première entrée à la date du 10 août 1918 :
Georges Bernheim me dit : Rosenberg a acheté un Monet, grandeur nature, 150 000 francs, une Japonaise, il dit que c’est une merveille.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
Il est à nouveau question de ce tableau lors de la visite de Gimpel et Georges Bernheim à Giverny le 19 août 1918 :
– Avez-vous appris, lui demande Bernheim, que Rosenberg a acheté pour un très gros prix votre Japonaise aux éventails ?
– Il me l’a écrit. Eh bien ! il en a une saleté !
– Une saleté ? reprend Bernheim, étonné.
– Mais oui, une saleté, ce n’était qu’une fantaisie. J’avais exposé au Salon La Femme en vert qui avait obtenu un très gros succès et l’on m’avait conseillé d’en faire une sorte de pendant, et l’on m’a tenté en me montrant une robe merveilleuse dont certaines broderies d’or avaient plusieurs centimètres d’épaisseur.
Je demande au peintre s’il est sincère et il me répond : « Absolument ». Il nous en montre la photographie ; j’admire la tête et je la trouve belle. Il nous dit avec un certain orgueil d’artiste : « Regardez ces étoffes ! » Il nous apprend que c’est le portrait de sa première femme, qu’elle était brune et qu’il lui a mis ce jour-là une perruque blonde.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 5
Claude Monet dans son premier atelier de Giverny
Suite de la visite de Georges Bernheim et René Gimpel à Giverny le 19 août 1908. La conversation roule sur les peintres et la peinture :
« Venez dans l’atelier », nous dit-il. C’est une grande salle rectangulaire. Au mur sont accrochés une centaine de tableaux environ qui courent et s’échelonnent sur trois ou quatre rangées. Pour la plupart, ce sont des peintures peu intéressantes, assez plates, sans couleur, ce sont des préparations. Parfois, un tableau sort de l’ordinaire. J’en vois un qui m’a l’air de représenter une épaisse forêt avec des éclaircies de lumière surprenante, et cette forêt de fleurs peut être celle de son jardin.
Ma réflexion sur la peinture moderne lui a plu car il m’en reparle et me dit : « Je préfère une nature morte peinte par Delacroix à un tableau de Chardin. » Comme la conversation tombe sur le paysage, je fais : « Vous êtes quelques maîtres qui, au XIXe siècle, avez porté l’art du paysage à un sommet qu’il n’avait jamais atteint. » Monet s’écrie : » Ne m’appelez pas : maître, je n’aime pas ça. » Je proteste, je ne l’ai pas appelé : maître, et j’ajoute : « Vous me rappelez Renoir qui ne veut pas entendre prononcer le mot maître. »
« – Je suppose, observe-t-il, que ces Hollandais n’ont pas vu la nature en jaune. Leurs couleurs ont dû changer. Quand nous étions jeunes, nous nous promenions au Louvre et nous comparions nos manchettes au linge des personnages de Rembrandt et jugions que ses toiles sont loin des couleurs originelles ; Rubens, lui, a fait de beaux paysages. »
Georges Bernheim prononce le nom de Corot et Monet dit : » Il n’a pas mis sur ses toiles assez de pâte. Je ne sais ce qu’elles deviendront avec le temps, les vernis et les nettoyages ; je me demande ce qu’il en restera, bien peu, j’en ai peur ! »
Monet est comme Renoir, très préoccupé de l’évolution chimique des couleurs et il assure que lorsqu’il peint il ne cesse d’y penser.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 4
Claude Monet dans son jardin
Suite de la visite de René Gimpel et Georges Bernheim à Claude Monet le 19 août 1918, relatée par Gimpel dans son journal :
Puis regardant ses fleurs : Ah ! comme votre jardin est joli. Mary Cassatt m’en a si souvent parlé.
– Comment va-t-elle ? me demande-t-il. Je lui apprends qu’elle est presque aveugle et je sens chez le peintre une indifférence de vieillard. Georges Bernheim me dit à ce moment de regarder combien M. Monet est jeune. Je l’interroge. Quel âge a-t-il ? Et il me répond qu’il a 78 ans. (note : C’est inexact. Il est dans sa 78e année, mais il aura 78 ans en novembre seulement). Je le complimente, et en effet c’est étonnant, jamais je n’ai vu un homme de cet âge paraître aussi jeune. Il peut ne mesurer qu’1,65 m environ, mais il est tout droit. Il ressemble à un jeune père, qui, le 25 décembre, mettrait une fausse barbe blanche pour faire croire à ses enfants au vieux papa Noël. Son visage est doucement coloré et pas couperosé. Ses petits yeux ronds et marron, pleins de vivacité, sont des auxiliaires très précieux à sa parole. « Venez dans l’atelier », nous dit-il.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 3
Claude Monet devant sa maison, juin 1920 Photo de l’album de famille des Ryerson. Institutional Archives, Art Institute of Chicago.
Suite de la visite de René Gimpel et Georges Bernheim à Claude Monet, 19 août 1918 :
Une servante a pris nos cartes et nous dit qu’elle va voir. Bernheim est nerveux et me souffle : « Ne sois pas étonné si nous ne sommes pas reçus. » Je lui demande si ce n’est pas Monet, là-bas, qui s’avance.
– Où ? Comment est-il ?
– Là, sous un grand chapeau de paysan pointu et en paille. Il a une grande barbe blanche.
– Mais oui, c’est lui, il vient.Nous nous avançons, Bernheim lui serre la main, me présente, et Monet fait : « Ah ! messieurs, je ne reçois pas quand je travaille, non, je ne reçois pas. Quand je travaille, si je suis interrompu, ça me coupe bras et jambes, je suis perdu. Vous comprenez facilement, je cours après une tranche de couleur. C’est ma faute aussi, je veux faire de l’insaisissable. C’est épouvantable cette lumière qui se sauve emportant la couleur. La couleur, une couleur, ça dure une seconde, parfois trois ou quatre minutes, au plus. Que faire, que peindre en trois ou quatre minutes ? Elles sont passées, et alors il faut s’arrêter. Ah ! que je souffre, ce qu’elle me fait souffrir la peinture ! Elle me torture. Comme elle me fait mal ! »
Monet a fini son monologue. Je devine qu’il va nous serrer la main et retourner à son travail. Je voudrais qu’il restât encore quelques minutes et je lui dis : « Excusez-moi, Monsieur Monet, c’est moi le coupable, c’est moi qui ai voulu venir. Georges Bernheim m’avait prévenu, mais je l’ennuie depuis si longtemps ! Je vends des tableaux anciens mais j’adore les modernes ; j’adore vos oeuvres. Je me fâche avec mes amateurs quand ils me disent que c’est fini, que l’on ne saura plus peindre, que l’on n’égalera plus les anciens. Quels imbéciles ! »
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
René Gimpel à Giverny – 2
Après son voyage en train en compagnie de Georges Bernheim, René Gimpel arrive à Vernon. Voici la suite de sa journée, telle qu’il la relate dans son journal à la date du 19 août 1918 :
Il est une heure et demie, nous arrivons à Vernon, nous descendons du train et enfourchons les bicyclettes que nous avons louées à Paris car les moyens de communication ne sont pas faciles en temps de guerre. Nous suivons pendant quelques kilomètres la vallée de la Seine, si belle en cet endroit, et nous arrivons au village célèbre où plusieurs artistes se sont groupés autour du maître. J’aperçois de grandes baies vitrées qui s’ouvrent dans plusieurs maisons de paysans. Nous voici devant le mur de Claude Monet, percé d’une grande porte verte et un peu plus loin d’une autre porte très petite, verte aussi, et nous l’ouvrons pour entrer dans le jardin de Monet si souvent décrit. Je regrette d’être dans l’ignorance la plus complète du nom des fleurs et de me trouver impuissant à les nommer. Il faudrait un Maeterlinck pour un tel jardin qui ne ressemble à aucun autre, d’abord parce qu’il est composé de fleurs très simples, puis qu’elles s’élèvent toutes à des hauteurs inouïes. Je crois qu’aucune ne fleurit au-dessous d’un mètre. Certaines fleurs dont les unes sont blanches, les autres jaunes, ressemblent à de colossales marguerites et montent jusqu’à deux mètres. Ce n’est pas un champ mais une forêt vierge de fleurs avec des couleurs toujours franches ; aucune n’est rosée ou bleutée, elles sont rouges, elles sont bleues.
Ce témoignage, s’il ne nous renseigne guère sur les variétés de fleurs que Monet cultivait en 1918, a au moins le mérite de nous restituer l’impression ressentie par un visiteur peu versé dans la botanique. Ce qui le frappe, à peine passé la porte, ce sont la hauteur des fleurs et leurs couleurs franches, et cette image de forêt vierge. On note aussi que les portes sont vertes à la fin de la guerre.
Source : René Gimpel, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, éditions Calman-Lévy, 1963
Monet aquarelliste ?
Auguste Renoir, La Mosquée, 1881, musée d’Orsay, Paris. Tableau ayant appartenu à Claude Monet.
Monet peignait à l’huile, dessinait au pastel, au crayon, mais est réputé n’avoir jamais pratiqué l’aquarelle. Pourtant, cette affirmation est démentie par une lettre datée du 8 mai 1920 et adressée à son ami le critique Gustave Geffroy, alors en train de préparer une biographie sur Monet :
(…) En ce qui touche mon séjour en Algérie, il fut pour moi un enchantement. J’y effectuais mon service militaire aux chasseurs d’Afrique à Oran et j’y ai connu un compatriote normand, Pierre-Benoît Delpech, de Granville, qui devait par la suite demeurer dans ce charmant pays. J’ai conservé de bonnes relations avec lui et nous nous revoyons presque tous les ans. Il a acheté d’ailleurs certaines de mes toiles, et en le recevant l’année dernière à Giverny, il m’a montré nombre de dessins et d’aquarelles de moi faites en Algérie et datant de 1862. Il vous les montrera si vous le lui demandez puisque vous le connaissez. A l’époque, je considérais l’aquarelle comme un moyen excellent et rapide pour rendre cette « instantanéité » de la lumière. Clemenceau a emporté un jour une de mes aquarelles d’Algérie et j’ai pu voir dans sa maison vendéenne cette oeuvre de jeunesse qui représentait la vieille porte espagnole de la casbah d’Oran. Je vais vous adresser deux dessins de paysages algériens de la même époque. Clemenceau a de moi également deux aquarelles, Les Nymphéas que vous pourrez voir chez lui, ainsi qu’une autre aquarelle représentant sa maison de Saint-Vincent-sur-Jard. J’aime bien cette technique de l’aquarelle et regrette de ne pas m’y être adonné plus souvent. (…)
Cette étrange lettre est publiée par Daniel Wildenstein dans sa première édition du catalogue raisonné de Monet. Elle est passée en vente au Nouveau Drouot en 1982, elle a donc dû être authentifiée par leur expert.
Si je la trouve étrange, c’est qu’elle ne colle guère avec le reste de la correspondance de Monet à cette époque. Ceci n’est qu’un extrait, elle est trois fois plus longue. Le peintre souffre de la cataracte, il n’aime pas la correspondance, toutes ses lettres avant et après cette date sont brèves, concises, et il se mettrait tout à coup à discourir sur des pages ? D’autre part, le 20 janvier 1920, en réponse aux questions que Geffroy lui a adressées, il lui a répondu sèchement qu’il se refusait à se prêter à des questionnaires, n’y voyant aucun intérêt. Quatre mois plus tard, il deviendrait soudainement intarissable ?
Si l’on se penche sur le contenu, le malaise persiste. En Algérie, Monet n’était pas à Oran mais à Alger, dans le quartier de Mustapha. Comment pourrait-il confondre ? Si elles ont existé, toutes les lettres au nommé Pierre-Benoît Delpech ont disparu. Celui-ci aurait possédé plusieurs Monet ? Seul un Delpuech figure dans l’index des collectionneurs de Monet, avec un seul numéro. Geffroy le connaîtrait aussi ? Quel hasard ! Et Delpech aurait des aquarelles, de plus en plus fort. Certes elles sont parfaites pour rendre l’instantanéité, et Jongkind, grand aquarelliste qui fut le maître de Monet, a pu l’initier à cette technique, mais alors pourquoi aucune n’a subsisté ? Où est cette fameuse aquarelle de la porte espagnole de la casbah d’Oran (encore ! ) possédée par Clemenceau, ses deux Nymphéas à l’aquarelle, sa maison de Saint-Vincent-sur-Jard ? Que sont devenus les deux dessins de paysages algériens que Monet promet d’envoyer à Geffroy ? Et si Monet aime tant l’aquarelle, qu’est-ce qui l’empêché d’en faire autant qu’il voulait ? Tout cela est tout de même très bizarre. Pis : dans sa biographie, Geffroy ne reprend pas les éléments fournis par Monet dans cette lettre. Ne les aurait-il jamais reçus ?
René Gimpel à Giverny
Le marchand de tableaux René Gimpel a tenu un journal, commencé en février 1918, dans lequel il raconte les faits marquants de son métier. Le 19 août 1918, il rend visite à Claude Monet à Giverny. Il est accompagné de Georges Bernheim, cousin des marchands Josse et Gaston Bernheim-Jeune avec lesquels le peintre entretient des relations commerciales et amicales.
19 août – Chez Claude Monet.
Dans le train qui nous conduit à Vernon, Georges Bernheim me dit que j’ai pris la responsabilité du voyage à Giverny, mais que Monet ne nous recevra peut-être pas. Comme Renoir, il ne veut pas être dérangé quand il travaille. Je lui demande s’il le connaît bien et il me répond : « Oui, et dans une certaine circonstance j’ai mieux agi envers lui que lui, plus tard, envers moi.
– A quelle occasion ?
– Voici : Monet avait épousé en secondes noces une veuve ou peut-être bien une divorcée. Elle avait un fils qui, à la mort de sa mère, me vendit huit toiles de son beau-père pour huit milles francs.
– Pourquoi si bon marché quand il ne pouvait en ignorer la valeur ?
– C’est qu’elles n’étaient pas signées, et ce garçon était en trop mauvais termes avec Monet pour que le peintre y mette sa signature. Elles valaient quand même quarante milles francs avec ma garantie. Monet apprend cette transaction et m’envoie mes cousins, les Bernheim frères, me dire qu’il aimerait racheter les huit tableaux et il m’en fait demander le prix. Je lui écris : « Monsieur Monet, vous n’avez qu’à m’adresser un chèque de huit mille francs et prendre les toiles. » Il me l’envoya en me faisant promettre un cadeau. Je l’attends encore. Deux ans, trois ans passent. Je me décide à l’aller voir et je lui dis : « Monsieur Monet, je ne vous demande aucun cadeau, mais vendez-moi quelques toiles. » Il m’en cède douze pour cent vingt mille francs et il en ajoute une treizième. Je lui en avais vendu huit pour huit mille francs. Ce fut un cadeau payé un peu cher, mais enfin ! C’est un homme très dur.
Voilà une anecdote dont Georges Bernheim ne sort pas grandi. Il avoue tranquillement avoir roulé Jacques Hoschedé, aux abois comme toujours, venu lui vendre les tableaux qui lui revenaient dans l’héritage d’Alice en 1911. Le marchand s’apprêtait à multiplier leur prix par cinq, sans sourciller.
Puis il se sent obligé de les céder à prix coûtant à Monet, qui n’en demandait pas tant. Frustré, le marchand attend un cadeau comme un dû. Mais quand il vient chez Monet, il a l’indélicatesse de rappeler au peintre qu’il lui a promis un cadeau, tout en le refusant d’avance. Néanmoins, quand Monet ajoute généreusement un treizième tableau, il ne lui en est guère reconnaissant, considérant que les prix d’achat au peintre sont très élevés. Or Monet ne fait que lui appliquer le même prix, 10 000 francs la toile, qu’aux autres galeristes, Durand-Ruel, Boussod, Petit, Bernheim-Jeune…
Claude Monet dans son atelier, photo de novembre 1913 illustrant un article d’André Arnyvelde publié dans « Je sais tout » du 15 janvier 1914. Photographe anonyme
On peut s’interroger sur ce qui a poussé Bernheim à rétrocéder les tableaux à prix coûtant à leur auteur, car celui-ci ne risquait pas de savoir combien le marchand les avait achetés à Jacques Hoschedé. Il me semble qu’il voulait faire de Monet son redevable, et ainsi entrer en relations commerciales avec lui. En effet Monet était alors un peintre recherché. Proposer ses tableaux valorisait la galerie de Bernheim. Or Monet avait suffisamment de marchands pour ne pas en chercher d’autres. En fait de faveur, c’en était déjà une, pour Monet, d’accepter de vendre des tableaux à Bernheim.
Je n’ai pas pu savoir quels étaient les huit tableaux qui ont brièvement appartenu à Jacques Hoschedé. Son nom ne figure pas dans l’index des collectionneurs du catalogue raisonné de Daniel Wildenstein. On y trouve son père Ernest Hoschedé, bien sûr, avec 32 numéros. Son frère Jean-Pierre Hoschedé a possédé 11 Monet, sa soeur Blanche Hoschedé-Monet en avait 16 (les siens et ceux de Jean Monet, je suppose), Suzanne Hoschedé-Butler 4, Germaine Hoschedé-Salerou 9. En ce qui concerne Michel Monet, la liste est interminable.
Giverny pendant la Seconde Guerre mondiale
C’est une question qui revient souvent de la part des visiteurs : que s’est-il passé à Giverny pendant les années noires de l’Occupation, puis à la Libération ? Y a-t-il eu des dégâts ?
Le moulin de Cossy à Giverny
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le village de Giverny est occupé par la Gestapo qui s’installe au moulin de Cossy, près du pont de Limetz (aujourd’hui propriété de la famille Balkany). Au printemps 1944 l’organisation Todt réquisitionne plusieurs propriétés de la commune. Celle de Claude Monet, où Blanche vit seule, échappe à ces réquisitions.
Des centaines d’ouvriers, parmi lesquels des prisonniers du front de l’Est et des déportés, s’activent à transformer les carrières de Mortagne, au-dessus de Manitot, entre Giverny et Vernon, en quartier général pour Rommel, installé en attendant à La Roche-Guyon. Sous la botte de l’occupant, les villageois retiennent leur souffle.
Enfin, la radio de Londres les informe du début des opérations de débarquement sur les plages normandes. Il faudra près de trois mois aux Alliés pour parvenir à Giverny.
Un événement dramatique marque cette période. Dans la nuit du 7 au 8 juin 1944, au lendemain du Jour J, un groupe de 18 bombardiers de la Royal Air Force survole Vernon en direction de la vallée de Chevreuse en région parisienne.
L’un des avions alliés a été repéré par un chasseur allemand au-dessus du pays de Caux. Atteint par plusieurs projectiles, les moteurs en feu, le Lancaster LL-H 864 s’écrase dans la plaine des Ajoux à Giverny.
Les sept membres d’équipage, âgés de 20 à 31 ans, périssent sur le coup. Ils sont enterrés dans une tombe commune dans le cimetière de Giverny.
En 1997 et en 2004, l’Association normande du Souvenir aérien et le Groupe normand de Recherche entreprennent des fouilles dans le champ où l’avion s’est écrasé. À six mètres de profondeur, plusieurs éléments, dont les moteurs et des pales d’hélice, sont retrouvés. L’intervention de démineurs est nécessaire pour désamorcer les 14 bombes de 250 kilos encore enfouies sous les restes de l’avion.
L’une des pales d’hélice sera érigée en monument commémoratif près de l’église, non loin de la tombe de Claude Monet.
L’église Sainte-Radegonde elle-même a été au cœur des combats pour la Libération. Des positions allemandes près du monument ont été la cible de l’artillerie anglaise. Les obus tirés par les chars alliés les ont neutralisées, mais ils ont aussi transpercé l’édifice et les toitures. Ces dommages ont pu être réparés dès 1946.
Après d’âpres combats, les hommes du 4th Wiltshire Regiment, sous la conduite de Jack Reavley, Sergeant Carrier Platoon de la « S » Company, ont libéré Giverny le 28 août 1944. Cette victoire met un terme à la rude bataille pour le franchissement de la Seine à Vernon. Les soldats se voient accorder deux semaines de repos dans le village, au cours desquelles ils fraternisent avec les habitants. Certains de ces liens vont perdurer pendant plus de 60 ans.
Le lieutenant britannique Peter Edge a payé de sa vie la libération de Giverny
Après ces moments de convivialité et le départ des Britanniques, les Givernois s’emploient à remettre leurs propriétés en état. Chacune a reçu des projectiles, surtout aux abords de l’église. Dans celle de Claude Monet, les vitres du grand atelier, des serres et de la maison ont été brisées, et quelques toiles ont été percées par des éclats de verre. Plus dramatique, des familles du village sont en deuil suite à la mort de trois civils pendant les combats.
Des ronds de soleil
Dans le jardin d’eau de Giverny, le long du Ru, le soleil qui filtre à travers le feuillage des grands arbres dessine des ronds de lumière sur le gazon. On pense au Déjeuner sur l’herbe, où le même effet de taches de soleil sur la nappe blanche avait étonné les contemporains de Monet :
Claude Monet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1865-66, musée d’Orsay, Paris
Eventails
Le musée des Beaux-Arts de Rouen présente en ce moment une importante exposition sur Whistler et le whistlérisme. Les éventails y ont la part belle. Ce délicieux regard rêveur a été capté par Jacques-Emile Blanche (1861-1942), portraitiste de la bonne société française et anglaise ; il orne un projet d’éventail, où deux jeunes femmes en robes blanches manient des éventails noirs, en une amusante mise en abîme :
L’éventail était un accessoire de mode indispensable aux élégantes de la Belle Epoque, et, si Monet n’en a jamais peint, d’autres artistes de ses amis s’y intéressaient, par exemple Whistler et Mallarmé.
Voici celui d’Anna Rodenbach, femme de lettres belge et épouse du poète Georges Rodenbach. Il est co-signé par Puvis de Chavannes et Whistler, tandis que Stéphane Mallarmé y a tracé un quatrain de sa belle écriture, déjà rencontrée sur ses enveloppes :
Ce peu d’aile assez pour proscrire
Le souci, nuée ou tabac
Amène contre mon sourire
Quelque vers tu de Rodenbach.
Madeleine Roujon, épouse de l’académicien Henry Roujon, a eu droit elle aussi à son quatrain de Mallarmé :
Simple, tendre, aux prés se mêlant,
Ce que tout buisson a de laine
Quand a passé le troupeau blanc
Semble l’âme de Madeleine.
L’épouse de Mallarmé, Maria, possédait un éventail magnifique, qui figure aussi à l’exposition. Le texte écrit en rouge sur fond foncé est difficile à déchiffrer, et pas plus facile à comprendre :
Avec comme pour langage
Rien qu’un battement aux cieux
Le futur vers se dégage
Du logis très précieux
Aile tout bas la courrière
Cet éventail si c’est lui
Le même par qui derrière
Toi quelque miroir a lui
Limpide (où va redescendre
Pourchassée en chaque grain
Un peu d’invisible cendre
Seule à me rendre chagrin)
Toujours tel il apparaisse
Entre tes mains sans paresse
Mallarmé ne manquait jamais d’adresser ses nouveaux livres à Claude Monet. Dans ses remerciements, le peintre avouait ne pas tout comprendre, mais disait sentir que c’était bien beau.
Des arbres sous surveillance
Pour éviter toute polémique, la ville de Rouen communique sur les raisons qui ont contraint à l’abattage d’un magnifique hêtre pourpre ombrageant l’an dernier encore le square Verdrel, devant le musée des Beaux-Arts. Une partie du tronc, mise en vedette sur des rondins, montre la circonférence qu’atteignait l’arbre vénérable, planté en 1865.
Depuis 2008, les racines étaient attaquées par un champignon, le polypore géant. Ce Meripilus giganteus dégrade tout doucement l’ancrage de l’arbre au sol. En 2023, des fissures ont été constatées, laissant présager une chute imminente du hêtre. Vu son emplacement en plein centre ville, l’abattage d’urgence a été décidé.
Reste à espérer que ce Meripilus horripilant ne viendra pas s’en prendre au hêtre pourpre de Monet… Les arbres du jardin de Giverny eux aussi sont observés à la loupe par une commission de sécurité. C’est ainsi que le vieux saule au bout du bassin, creux et fragile, a été remplace l’hiver dernier par un saule plus jeune. Mais pas de panneau d’information. Il est vrai que les visiteurs, ici, ne sont pas des administrés.
Le hêtre pourpre
Voici le plus bel arbre du jardin de Monet : un hêtre pourpre planté par ses soins, au tournant du 19e et du 20e siècle. Comme l’arbrisseau devait avoir déjà quelques années à sa plantation, il aurait donc 130 ans, au bas mot. C’est un âge où les hêtres, arrivés à leur plein développement, sont majestueux.
L’arbre ne présente aucune trace de fatigue, de vieillesse : il lui reste encore de longues années à vivre, 200 peut-être. Il se tient droit et noble, étalant son houppier à vingt mètres de haut.
J’aime bien prendre le temps de le présenter aux visiteurs. Dans leur silence, les arbres ont tant de choses à nous dire. Celui-ci nous relie au geste de Monet de le planter. Cette essence, à cet endroit précis. L’artiste savait qu’il ne le verrait jamais arriver à maturité : le peintre avait déjà soixante ans. Il l’a planté pour nous, les générations futures, en se disant qu’un jour, il ferait bien. Merci, Monet.
C’est la signature d’un bon jardinier : en ce qui concerne les arbres, un vrai jardinier sait que nous profitons de ceux plantés par les générations qui nous ont précédés, et que nous plantons pour celles qui nous suivront. Ce hêtre est un trait d’union entre l’époque révolue de Monet et celle pas encore advenue de nos arrières-arrières-petits-enfants.
L’arbre interroge aussi par ses couleurs changeantes. Au printemps, quand les feuillettes se déplient, elles sont pendant quelques jours d’un rose adorable. Puis elles foncent au soleil. De loin, en été, l’arbre a l’air presque noir. Mais, surprise ! Quand on se trouve en-dessous, les feuilles paraissent du plus beau vert, si bien que certains visiteurs ont peine à croire qu’il s’agit bien d’un hêtre pourpre. Les feuilles ont besoin de lumière pour foncer, or l’arbre se fait de l’ombre à lui-même, et seules les feuilles extérieures, celles que l’on voit de loin, deviennent sombres.
L’autre jour, j’étais incognito dans le jardin de Giverny en train de faire quelques photos, quand un visiteur m’a interpellée. « Vous êtes guide ? vous faites toujours voir le jardin ? » Il y a dix ans, il avait suivi une de mes visites. Il se souvenait de mon visage, ce qui m’a paru déjà un exploit, mais aussi « de l’arbre qui change de couleur ».
J’ai été touchée de ce témoignage. Ce sont toujours nos émotions que nous gardons en mémoire, et non les faits et les explications. Et je sais que découvrir depuis le bout du bassin le pourpre intense du hêtre qui paraissait si vert tout à l’heure surprend, voire saisit les personnes à qui je fais remarquer ce changement de couleur.
Alors peut-être que cela n’a pas grand chose à voir avec l’impressionnisme, mais c’est merveilleux qu’un détail, dans le commentaire délivré, ait marqué assez mon auditeur pour rester dans sa mémoire.
Et peut-être qu’au fond, ce jeu de couleur, dans le jardin d’un peintre, a plus de sens qu’il n’y paraît. Peut-être que Monet, en jardinier avisé, avait pleinement conscience de l’effet futur, et qu’en plantant ce hêtre pourpre, il riait sous cape du bon tour qu’il allait jouer à nos yeux, un siècle plus tard.
Le jardin de Berchigranges
Quittons un peu Giverny pour les Vosges, car je voudrais vous partager mon enthousiasme pour l’un des plus jolis jardins qu’on puisse visiter en France : le jardin de Berchigranges. Fruit de la passion d’un couple, Monique et Thierry Dronet, qui l’invente depuis plus de quarante ans, il combine fantaisie, poésie, rêverie, amour et harmonie avec la nature, faisant de sa visite un moment enchanté, un émerveillement sans fin, un rêve éveillé.
Nous sommes arrivés sous l’averse et la pluie ne s’est pas arrêtée tout le temps de la visite, ce qui n’est pas idéal pour les photos mais parfait pour avoir le jardin à soi tout seul, un luxe exquis quand on vient de Giverny. Monique et Thierry Dronet ont même poussé la délicatesse jusqu’à créer un jardin de pluie. Il met en valeur le bruit des gouttes sur les différents végétaux et les parfums particuliers qui se répandent quand il pleut. Nous n’aurions pas pu profiter de ce raffinement s’il avait fait sec.
Ce n’est pas l’eau qui manque à Berchigranges, grâce à la présence de plusieurs sources. Des ruisselets circulent partout au milieu des plantes, suscitant des petits ponts et créant des étangs.
L’humidité a permis aux Dronet de créer un jardin de mousse absolument magique, à partir de plusieurs dizaines de variétés de mousses vosgiennes. J’en ai admiré la propreté méticuleuse, connaissant le labeur qui se cache derrière. Sur la mousse, chaque feuille tombée se ramasse à la main.
Le jardin de Berchigranges regorge de contrastes. Netteté des haies taillées de la chambre des dames dédiée aux parfums, et du jardin flipper, exubérance sauvageonne savamment orchestrée un peu plus loin.
Des loges contenant des bancs permettent d’apprécier la vue au sec.
Partout des petites cabanes, des sièges plus originaux les uns que les autres, des splendeurs horticoles, et une vue comme un balcon sur ce vallon des Vosges… Tout ce que je pourrais dire sur ce jardin serait le réduire, et mes pauvres photos ne lui rendent pas justice. Il faut y aller !
Un été à Vernon
Comme chaque année, la ville de Vernon affiche son programme estival, « destination Vernon », sur des affiches disposées aux quatre coins de la ville. En 2024, c’est le château des Tourelles et son parc qui sont mis à l’honneur. Les amateurs de sport sont invités à s’y rassembler pour suivre ensemble les JO (les paralympiques maintenant) sur écran géant, à l’heure du coucher du soleil. On aperçoit la forteresse du 12e siècle sur la photo, de l’autre côté de la Seine.
Faire des scènes
Voici, à l’entrée du jardin d’eau de Monet, une scène très réussie : des hémérocalles doubles aux deux tons d’orange se marient à un hydrangea serrata dont les étamines deviennent très bleues pendant quelques jours. De l’autre côté du Ru se dressent les bambous au feuillage si particulier, au-dessus d’un jupon d’hémérocalles défleuries.
Je parle de scène, comme au théâtre, parce qu’on dirait que les végétaux sont des personnages qui se donnent la réplique et ont besoin mutuellement de la présence de l’autre. Peut-être, dans le jardin de Giverny, le terme de tableau serait-il plus approprié, encore qu’il serait plus statique, et prêterait sans doute à confusion avec les vrais tableaux, les peintures de Monet.
La salicaire, une sauvageonne
Voici l’énorme botte violette de la salicaire dans le jardin de Monet, où elle est bien arrosée…
Et voici la salicaire sauvage heureuse d’avoir les pieds dans l’eau au bord de la Seine. La photo est prise en plongée, il est difficile d’estimer la taille de la plante, mais j’ai eu l’impression que la salicaire sauvage soutenait la comparaison avec celle de culture en matière de hauteur et de floribondité. On en voit partout en ce moment au creux des fossés, plus modestes en général.
Sur la piste des pots bleus – 4
Claude Monet, Le Jardin de l’artiste à Vétheuil, 1881, w 684, collection particulière
Les pots bleus du Westerwald achetés par Monet en Hollande font leur apparition dans ses tableaux à partir de la période d’Argenteuil. On compte 11 tableaux sur lesquels ils figurent, entre 1872 et 1881, en nombre variable :
w 202 Le Jardin, 1872 (Argenteuil, 1ere maison) 3 pots
w 282 Camille et Jean Monet au jardin d’Argenteuil, 1873 1 pot
w 284 La Maison de l’artiste à Argenteuil, 1873 1ère maison 6 pots
w 287 Camille Monet à la fenêtre, 1873 1ère maison 3 pots
w 365 Un Coin d’appartement, 1875 2e maison 4 pots
w 366 Camille au métier, 1875 2e maison 2 pots
w 384 Dans le jardin, 1875 Argenteuil 2e maison 1 pot
w 666 Le Jardin de Vétheuil, 1881 7 pots
w 683 Jardin à Vétheuil, 1881 2 pots
w 684 Le Jardin de l’artiste à Vétheuil, 1881 2 pots
w 685 Le Jardin de Monet à Vétheuil, 1881 5 pots
A partir du déménagement à Poissy, les pots disparaissent des tableaux. Ont-ils suivi la famille à Giverny ? Deux photos permettent de l’affirmer :
Michel Monet et Jean-Pierre Hoschedé, milieu des années 1880, Giverny
Les garçons sont dans le haut du jardin, on voit derrière eux les ifs en haut de la grande allée et l’un des massifs arrondis devant la maison. Juste derrière eux on distingue deux grandes jarres et on en devine deux autres au loin à gauche de Michel. Parmi les deux les plus proches, la première présente un décor fleuri, la deuxième a un oiseau et un rameau sous l’anse, et peut-être un lion stylisé sur la face de la jarre.
Sur cette photo, on reconnaît à gauche Suzanne Hoschedé, sa petite sœur Germaine née en 1873, adolescente, Claude Monet, et le visage juvénile de Blanche Hoschedé à droite. Monet a planté un tournesol dans le pot au premier plan. Le cercle autour du motif laisse à penser qu’il s’agit de la jarre ornée d’un griffon et d’oiseaux sur les côtés qui a traversé le temps jusqu’au 21e siècle.
Sur la piste des pots bleus – 3
Charrette de transport des grès au sel du Westerwald, Musée de la céramique de Höhr-Grenzhausen, Allemagne
La production de poterie utilitaire en grès au sel était si grande et de si bonne qualité dans le « Pays des Potiers » (Kannenbäckerland) à l’ouest de Coblence, que ces objets étaient exportés massivement vers les Pays-Bas par la voie fluviale du Rhin, puis en train à partir du milieu du 19e siècle. Depuis la Hollande, les grès partaient ensuite vers les plus lointaines destinations, Extrême-Orient, Amérique du Sud, Afrique… Ils étaient souvent emplis de denrées dont les destinataires étaient friands, par exemple de la moutarde, des légumes lacto-fermentés ou encore du lait condensé.
Des centaines de petits colporteurs à pied se chargeaient aussi de la diffusion des grès au sel. Ils portaient leur marchandise dans une hotte. Cet exemple est bien modeste comparé à certaines gravures qui montrent des chargements considérables.
Le musée de la céramique du Westerwald a consacré en 2022 une exposition et un ouvrage à ces exportations vers les Pays-Bas. Dans le catalogue, une large place est donnée aux poteries faites sur commande pour des entreprises hollandaises et portant leur marque. Mais les exportations concernaient aussi de grandes jarres décorées de fleurs et d’animaux, comme celle que l’on voit ci-dessus à l’arrière-plan, très proche des pots bleus des tableaux de Monet. Parmi les illustrations du livre se trouve un pot à conserve orné d’un griffon presque identique à celui de Monet, mais plus petit, 24 cm seulement. Les dimensions des plus grandes jarres dépassent quelquefois les 50 cm. Ils avaient des muscles, nos aïeux.
Comme on le voit sur cette photo, la couleur de fond du grès pouvait rester claire, assez en tout cas pour qu’on puisse la confondre avec de l’émail blanc sur les tableaux impressionnistes de Monet. Mais les traditionnelles lignes bleues horizontales signalent des pots du Westerwald.
Camille Monet vue par Renoir
Auguste Renoir, La Tapisserie dans le parc, Camille Monet, 1873, collection particulière
46×38 cm
C’est l’image de l’oisiveté heureuse : Camille Monet, vêtue de l’une de ses jolies robes, pose pour Renoir. C’est l’été. Elle a sorti une chaise dans le jardin d’Argenteuil et s’est installée à l’ombre, près du massif de fleurs. Pour s’occuper, elle travaille à une tapisserie, peut-être celle qu’on reverra sous les pinceaux de Monet, entourée de pots bleus :
Claude Monet, Camille au métier, 1875, The Barnes Foundation, Philadelphia
Elle a 26 ans, un mari, un petit garçon, une bonne pour s’en occuper, une jolie maison et même des poules, que Renoir s’est amusé à faire figurer sur la gauche du tableau.
Auguste Renoir, Madame Monet et son fils Jean dans le jardin d’Argenteuil, 1874, National Gallery of Art, Washington
On retrouvera le coq et les poussins l’année suivante, croqués par Renoir mais aussi par Manet :
Edouard Manet, La Famille Monet dans son jardin à Argenteuil, 1874, Metropolitan museum, New York
Et voici en prime une petite poule blanche à toupet.
Le temps des nymphéas
Chez Monet, dans son jardin de Giverny, les nénuphars violets se sont enfin ouverts. Les voyez-vous dans l’ilot du premier plan ?
Quelle que soit leur couleur, ils ne craignent pas la pluie.
Sur les berges, la balsamine balance ses petites fleurs crochues.
Cosmos blancs et persicaire, grâce et légèreté.
Giverny cet été
L’allée en bas du jardin de fleurs de Monet en ce début août. Chaque année, à chaque saison, le tour de force des jardiniers continue de me bluffer.
L’albizia, que l’on aperçoit au fond de la photo précédente, se développe, à la faveur d’un climat toujours plus chaud. L’arbre de soie est l’un des chouchous des visiteurs.
Devant ces massifs de géraniums rouges et roses inventés par Monet, on imagine combien il a dû aimer les champs de tulipes en Hollande.
Les lis les plus incroyables sont en fleurs.
Par endroit, on dirait des bouquets.
Devant la maison de Monet, comme d’habitude c’est un feu d’artifice de lavatères, echinaceas, zinnias, laurentias, crinums, anthémis, campanules de Canterbury, pétunias, oeillets, bégonias, cosmos, célosies, verveines, glaïeuls, clerodendrons, streptocarpus, roses, euphorbes, fuchsias et toutes celles que j’oublie.
Sur la piste des pots bleus-2
Que pouvaient bien contenir les pots bleus en grès au sel que l’on voit sur les tableaux de Monet ? Selon ce que j’ai pu observer au musée de la céramique du Westerwald ou au musée de Betschdorf, en Alsace, certains étaient marqués Anchovis : des anchois. On faisait une grande consommation de poissons salés, anchois ou harengs, avant l’invention du congélateur.
On conservait aussi les oeufs, à l’époque où les poules ne pondaient pas toute l’année, en les couvrant de silicate de soude. Ce liquide d’aspect vitreux, très riche en calcium, empêchait l’air d’entrer dans les oeufs et de les corrompre, à condition qu’ils soient mis à conserver très frais. Le Chasseur français, en 1947, explique de façon détaillée comment faire des conserves d’oeufs. Les pots qui étaient utilisés à cet usage présentent encore d’épaisses traces de calcaire, et parfois même des restes de coquilles.
Les jarres servaient aussi pour les légumes lacto-fermentés dont le plus connu est la choucroute, mais le chou blanc n’était pas le seul à être conservé de la sorte. Ces conserves faites à la maison avec les légumes du jardin offraient une source de vitamines en hiver.
Un modèle plus large que haut était destiné à garder trois livres de beurre ou de saindoux, ce qui dure un certain temps pour une consommation familiale. Ces pots d’assez petite taille devaient être rapportés à la crèmerie pour en acheter des pleins, ou pour recevoir le beurre pesé par le marchand. Le crémier se fournissait en beurre dans des jarres de grande taille qui pouvaient contenir jusqu’à 25 livres de beurre. Pleines, elles devaient peser un joli poids. Celle qui est ornée d’un griffon au premier plan du Jardin de Monet à Vétheuil correspond probablement à cet usage. On connaît sa taille, 43 cm de haut.
Voici un tableau qui vient d’être exposé à la fondation Gianadda de Martigny.
Il suffit de faire le compte de ce que cette fillette porte dans les mains : une galette et un « petit » pot de beurre, de vérifier son couvre-chef pour se convaincre que nous sommes face au Petit Chaperon rouge. Albert Anker, peintre réaliste suisse, (1831 – 1910) a été l’élève de son compatriote Charles Gleyre, tout comme Monet. Il n’est pas impossible qu’Albert et Claude se soient rencontrés, toutefois Anker paraît avoir été déjà un peintre reconnu à l’époque où Monet galérait encore.
Anker nous offre une très belle étude psychologique à travers ce regard d’enfant, grave et doux. Son réalisme nous fait aussi percevoir la condition de l’enfance à la fin du 19e siècle : il faut travailler dès le plus jeune âge, aider les parents. La grand-mère devait être bien contente de voir arriver sa petite-fille lui apportant quelque chose à manger, elle qui était si faible au fond de son lit, dans la forêt.
Mais revenons à nos pots bleus. On voit bien dans ce tableau que la plupart n’avaient pas de couvercle. On les fermait avec un papier sulfurisé entouré d’une ficelle, à la maison on les couvrait d’une assiette retournée. La petite Suissesse porte vraisemblablement un pot venu d’Alsace.
Des fleurs et des couleurs
Les jeux olympiques de Paris attirent un certain nombre de sportifs et de supporters à Giverny, en remplacement, dirait-on, des visiteurs habituels effrayés par les JO qui ont différé leur visite des jardins de Monet. Depuis quelques jours, presque tous mes clients viennent essentiellement pour Paris 2024, et l’éventail des nationalités se révèle encore plus large que d’habitude.
J’étais en train de montrer les massifs violets à une petite famille américaine en soulignant combien Monet adorait les fleurs de cette couleur, quand la dame a remarqué qu’ils n’avaient pas de fleurs violettes dans leur propre jardin.
– Le violet était la « school color du college adversaire à celui de mon mari », m’a-t-elle expliqué. Dans son université, on portait un uniforme bleu vif, dans celle d’à côté, il était violet, et cela a suffi à son époux pour détester à tout jamais le violet et le bannir à vie de son jardin.
Mais l’exclusion peut toucher encore bien plus de couleurs. Hier, j’ai guidé des dames venues de Lituanie. L’une d’elles m’a montré des photos du parc présidentiel à Vilnius, ouvert au public en soirée. « Ce n’est pas très beau, s’est-elle excusée. A l’époque soviétique, il n’y avait qu’une seule couleur possible pour les fleurs, le rouge. » Rien de tel qu’une balade dans le jardin de Monet pour apprécier l’infinie diversité des couleurs des fleurs et s’en inspirer.
Sur la piste des pots bleus-1
La petite ville allemande de Höhr-Grenzhausen et ses voisines sont depuis plusieurs siècles un centre potier très dynamique, grâce à un gisement d’argile de qualité. La région, couverte de forêts, s’appelle le Westerwald, c’est-à-dire la forêt de l’ouest. Höhr-Grenzhausen est située près de Coblence, ville sur le Rhin à son confluent avec la Moselle.
Höhr-Grenzhausen possède un très beau musée de la céramique. Une petite section de ce musée s’intéresse aux représentations picturales des productions locales, comme vous pouvez le voir sur la photo ci-dessus. Van Gogh, par exemple, s’est laissé inspirer par les bouteilles de grès dans lesquelles on transportait de l’eau de source (sur le mur à gauche). Mais c’est surtout Le Jardin de Monet à Vétheuil qui a retenu l’attention de l’équipe du musée. Il était bien tentant de chercher dans les collections quels pots se rapprochaient le plus de ceux figurés sur le tableau.
Les conservateurs ont donc mis en avant une petite sélection de contenants en grès au sel décorés de losanges et surtout de lions stylisés assez effrayants, dont l’un est daté 1860 – le tableau est de 1881, mais Monet avait acquis ses jarres dix ans plus tôt. Sur les pots du Westerwald, le roi des animaux porte la couronne et une épaisse crinière stylisée.
Vernon vu par Seb Toussaint
A l’occasion d’une promenade à pied sur le quai Jacques Chirac à Vernon, j’ai découvert cette belle fresque à l’arrière d’un garage. Elle a été réalisée en 2022 dans le cadre de l’exposition Courant d’Art, mais je ne l’avais pas encore remarquée. Je me suis demandé quelle devait être la taille d’une ville pour continuer à vous offrir de l’étonnement au fil des ans. Vernon a 25 000 habitants. Et j’ai constaté une fois de plus la routine de nos trajets.
Seb Toussaint est un street artiste engagé, et son message sur ce mur, je suis sûre qu’il le pense vraiment. Les deux mains symbolisent le rôle que l’homme doit jouer pour protéger la nature. En bas, la devise de Vernon, Semper viret, toujours vert. On reconnaît les nénuphars chers à Monet. En vert, des saules pleureurs, en jaune, une évocation de la pierre de Vernon avec ses silex. Et encore les flots de la Seine, et les veines du bois. Des matières.
Seb Toussaint a aussi travaillé à Argenteuil sur le thème des impressionnistes en s’inspirant de tableaux de Claude Monet, Alfred Sisley et Gustave Caillebotte. La petite vidéo sans paroles sur sa fresque explique bien l’hommage rendu à leurs oeuvres. On y trouve même les pots bleus des tableaux du jardin de Monet à Argenteuil.
Mais le plus extraordinaire, c’est son projet Share the word (partagez le mot) qui l’a mené de bidonvilles en camps de réfugiés pour peindre sur leurs murs un mot suggéré par les habitants. C’est une façon de donner la parole à ces oubliés de la Terre. Le street artiste séjourne longuement sur place, il se lie avec les gens, et il crée de la beauté sur les maisons en partageant des mots venus du coeur. De l’humanité avec un grand H.
Après avoir vu son travail en Mauritanie, en Colombie, en Palestine, je suis fière de le voir célébrer aussi ma ville. Nous avons beau être des privilégiés comparés aux personnes que Seb Toussaint rencontre, ces mots, ces valeurs, ces couleurs qu’il peint sont universels, et l’urgence climatique nous rappelle que nous ne sommes qu’une même famille, celle des habitants de la Terre.
Commentaires récents