Vase dit aux chauves-souris
A la nuit tombante, les chauves-souris sortent des anciennes carrières de pierre qui s’ouvrent à flanc de colline dans la vallée de la Seine, et partent à la chasse aux insectes. En me rendant au pont de Vernon pour admirer le feu d’artifice, j’ai été heureuse d’en apercevoir trois qui tournoyaient dans le ciel, comme elles devaient tournoyer au-dessus du bassin de Monet à la nuit tombante, il y a un siècle.
Monet aimait-il les chauves-souris, ces mignons petits mammifères mis en danger par l’extermination des insectes ? Le peintre possédait en tout cas un grand vase bleu orné de chauves-souris qu’il avait posé en bonne place sur la cheminée de la salle à manger.

D’accord, on est à la limite de l’abstraction… Mais je crois me souvenir d’avoir entendu Claire Joyes (épouse de Jean-Marie Toulgouat, descendant d’Alice Hoschedé-Monet) l’appeler le vase aux chauves-souris, en le qualifiant de « très beau ». C’est donc qu’il était révéré dans la famille.
En Chine et au Japon, les chauves-souris sont symbole de longévité, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elles peuvent vivre 40 ans. Elles représentent aussi la prospérité et le bonheur. Monet le savait-il ?
A voir ce vase trôner sur la cheminée, on s’interroge sur ce qui lui a valu cette place de choix. Le peintre l’avait-il acheté, ou était-ce un cadeau ?
Par chance, l’un des contemporains de Monet, son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé, évoque ce vase dans son ouvrage Claude Monet ce mal connu, d’abord en légende de la célèbre photo de la salle à manger avec Monet :
La salle à manger. Remarquer sur la grande cheminée, en son milieu le vase donné à Monet par Koechlin.
Puis p. 100 :
« C’est Deconchy qui mit Monet en très bonnes relations avec Raymond Koechlin. Leur amitié fut réciproque et souvent cet éclectique amateur d’art fut reçu à Giverny, toujours très amicalement. Il donna à Monet un magnifique grand vase qui est toujours sur le dessus de la cheminée de la salle à manger et Monet avait désiré qu’on donnât, après sa mort, à cet ami, un vase japonais qu’il aimait beaucoup et dont j’ai gardé le souvenir : couleur gris beige craquelé, goulot long et mince, base très large et ronde… »

Raymond Koechlin était un collectionneur d’art impressionniste autant que de beaux objets du Japon.
Ce vase comptait donc beaucoup pour Monet, et il n’est pas étonnant qu’il ait eu envie de s’en servir pour le peindre orné d’un splendide bouquet de chrysanthèmes multicolores, une fleur elle aussi symbole de longévité. L’aspect exotique du vase comme des fleurs et l’accord chromatique du bleu et de l’orange pourraient expliquer ce choix.
Il y a tout de même une incohérence entre ces souvenirs si précis et la date de 1882 attribuée au tableau dans le catalogue raisonné de Monet.
Pour Daniel Wildenstein :
« A Poissy, vers la mi-novembre 1882, Monet entreprend un tableau de fleurs qui pourrait bien être ce vase de chrysanthèmes. »
Or Raymond Koechlin n’aurait commencé à collectionner qu’à partir de 1895, année où il hérite de la fortune de son père.
A y regarder de près, l’auteur du catalogue raisonné n’a pas beaucoup d’informations sur ce tableau. Photo en noir et blanc, pas de dimensions, tout porte à croire qu’il ne l’a jamais vu en vrai et n’a donc pas pu procéder à une analyse stylistique fine. De même, la provenance est lacunaire : on ignore tout de ce qui se passe avant 1940. La logique qui sous-tend le classement en 1882 paraît être l’époque de floraison des chrysanthèmes, puisque deux lettres adressées par Monet à Durand-Ruel à la mi-novembre 1882 évoquent un ou des tableaux de fleurs à finir, qui l’empêchent de se déplacer à Paris.
Feux d’artifice au pont de Vernon

En 2022, c’est toujours de la rive droite de la Seine, près du pont de Vernon, que sont tirés les feux d’artifice du 14 juillet ! La colline à l’arrière-plan, dite côte de la Justice car au Moyen Âge le gibet se trouvait au sommet, n’a pas changé, et des peupliers ornaient récemment encore la berge, au même endroit. Mais le beau pont de pierre du 19e siècle a fait place à un ouvrage d’art moderne aux piles de béton et au tablier de métal.
Ce soir, nombreux seront ceux dans le public qui essaieront d’immortaliser le spectacle avec leur téléphone. Y aura-t-il des peintres ? C’est tout le mérite de Theodore Butler, le beau-gendre de Monet, d’avoir capté une impression fugitive dans cette étude de feux d’artifice datée de 1908.
L’harmonie chromatique évoque la tombée du jour, dans une plaisante gamme de bleus, de mauves et de verts. En plein centre de la composition, des tourbillons de lumière vive attirent le regard. La fumée qui s’étire vers la droite du tableau apporte du mouvement à la scène. Au premier plan, un personnage dans une barque ornée de deux lumières roses paraît ramer.
Tout étonne dans ce tableau : pourquoi les réverbères sont-ils restés allumés ? Que fait là ce rameur ? De quel engin pyrotechnique s’agit-il ? Où sont passés les spectateurs ? Reste le plaisir de l’oeil de cette scène aquatique animée de reflets, où l’ombre épaisse contraste avec l’éclat des feux et des lumières.
L’été des dahlias

Les dahlias sont en fleur à Giverny, et ne cessent de nous étonner par leurs couleurs et leurs formes chaque année plus extraordinaires. Dahlia dentelle, pompon, décoratif, balle, cactus, les genres de manquent pas et sont parfois si différents qu’on a du mal à croire qu’il s’agit de la même espèce.

Les jardiniers les mêlent à beaucoup d’autres fleurs, ici des mufliers, sauges, asters et glaïeuls dans un massif plutôt violet, de façon à profiter au mieux de leurs couleurs sans qu’ils ne volent la vedette aux autres.
Bienvenue au château

Une certaine animation régnait ce matin au château de la Roche-Guyon, où les allées et venues de véhicules et de livreurs tranchaient avec le calme habituel. Comme le domaine accueille de nombreuses manifestations artistiques, je n’ai pas prêté tellement d’attention à cette effervescence, jusqu’au moment où je me suis retrouvée nez à nez dans la salle des gardes avec un jeune homme roux au large sourire qui n’était pas sans ressemblance avec le prince Harry.
Le gros carton qu’il portait est allé rejoindre une pile en transit dans cette vaste salle où nous admirions le plafond aux poutres peintes ornées de la devise des La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir ». Un cheval à bascule aux couleurs vives qui n’avait pas trouvé place dans les cartons trônait en équilibre sur l’un d’eux, petite touche de gaieté dans la pièce solennelle. Le jeune homme s’est redressé et s’est tourné vers nous. « On emménage ! On vient vivre ici ! » nous a-t-il expliqué, radieux.
Ce n’est un secret pour personne, la famille La Rochefoucauld réside toujours dans le château, au deuxième étage, au-dessus des appartements historiques ouverts au public. Mais depuis que je guide à La Roche-Guyon c’est la première fois que je rencontre un membre de la famille, très discrète d’habitude.
Mon groupe et moi-même n’étions pas au bout de nos surprises. Car à peine quittions-nous la salle-à-manger que nous étions accueillis par le duc de La Rochefoucauld en personne. Il s’est présenté à nous comme le propriétaire du château. Son salut à mon intention était si urbain que je me suis demandée un instant si nous avions déjà fait connaissance. Je ne crois pas, mais c’est un talent de demander Comment allez-vous ? avec tant de chaleur humaine. Puis il s’est adressé à mon groupe d’Américains, dans un anglais parfait, pour leur souhaiter la bienvenue et expliquer que c’est la nouvelle génération qui s’installe et vient vivre au château, une famille qui comprend trois petits dont l’aîné a cinq ans.
J’aurais bien aimé savoir quels étaient les liens entre les personnes, quels titres ils portent, etc, mais je n’ai pas osé poser trop de questions. J’étais touchée du sentiment de joie profonde qui émanait du père et du jeune homme, son fils ? son gendre ? Cet emménagement, c’était jour de fête.
Le plus curieux a été la réaction de mes clients après cette rencontre. Car ils se sont tous projetés dans cette idée de vivre dans le château, et à ma surprise elle ne semblait pas du tout leur faire envie.
Et comment on chauffe ? Il doit faire froid l’hiver ? J’ai eu beau leur expliquer que l’étage supérieur a des plafonds moins hauts, ils n’étaient pas convaincus. Qu’ont-ils fait des rêves de princesses et de châtelains de leur enfance ? Avec l’âge ils préfèrent leur petit nid douillet, leurs appartements climatisés. N’est pas aristocrate qui veut.
La cruche verte

Dans cette vibrante nature morte, Blanche Monet associe les produits de l’automne : pommes et courge, à une cruche ornée de coulures vertes.
La dénomination des tableaux, en particulier des natures mortes, pose parfois question. Je ne suis pas sûre que cette composition nous présente un potiron, que je me figure plutôt rond et côtelé, mais il s’agit bien d’une cruche et non d’un broc ou d’un pichet. La particularité de la cruche est d’être en terre cuite et de posséder une anse qui en facilite le transport.
Courge et cruche ! Deux objets rebondis et supposés creux, comme le serait prétendûment le crâne des personnes à qui on jetait autrefois ces mots à la tête. Je crois que l’insulte est devenue assez désuète et ne s’emploie plus guère que contre soi-même, par dérision.
Et si nous mangeons toujours courges et potirons, l’usage de la cruche se fait rare depuis l’installation de l’eau courante.

Les Monet se servaient-ils de leurs cruches, ou les gardaient-ils pour leur valeur décorative ?
La maison de Claude Monet à Giverny conserve non seulement les objets qui ont appartenu au peintre, mais aussi ceux qui ont servi de modèle à sa belle-fille. Le petit cruchon du tableau est présenté dans l’épicerie en compagnie de deux autres plus grands d’un vert pâle et uni.
L’histoire de Blanche

Si vous lisez l’allemand, voici un très joli livre qui vient tout juste de paraître et qui pourrait vous plaire. Claire Paulin (Petra Göbel de son vrai nom, qu’elle utilise dans un autre genre pour signer des histoires d’enquêtes policières déjantées) Claire Paulin donc y raconte l’histoire de Blanche Hoschedé-Monet, la double belle-fille de Claude Monet.
J’avais fait la connaissance de l’auteure sous des trombes d’eau et dans les éclats de rire l’été dernier, et par la suite, elle m’a fait lire son manuscrit au fur et à mesure de sa rédaction. J’ai beaucoup apprécié sa plume alerte, très agréable à lire, et son imagination pour restituer des scènes qui ont dû avoir lieu et qu’elle a rendues avec une grande vraisemblance.
Je savais par exemple que pendant le séjour des Hoschedé-Monet à Vétheuil, leur blanchisseuse, lasse de ne pas être payée pour son travail, avait fini par retenir le linge. C’est une chose de lire cette information, c’en est une autre de suivre le dialogue comme si on y était entre Blanche, envoyée chercher les vêtements propres, et la blanchisseuse qui ne mâche pas ses mots. Les écrivains ont ce talent de remplir les blancs, d’imaginer ce qui a pu se passer et de restituer les émotions avec véracité. Claire Paulin élucide à sa façon les raisons pour lesquelles Blanche et Jean Monet n’ont pas eu d’enfant, en particulier. Ou pourquoi Monet a refusé la main de sa belle-fille à Breck.
Nous n’avons pas forcément la même vision de Blanche, même si nous sommes d’accord sur bien des points. L’auteure en a fait un personnage qui me paraît plus décidé, libre et moderne qu’elle n’a dû l’être, mais ce n’est pas très grave. Blanche est très attachante, comme les autres protagonistes. Et la plupart des faits racontés sont réels.
Du soleil sur la berge

Ce jeune saule est le dernier rescapé d’un groupe de trois qui ombrageaient la rive de l’étang aux nymphéas de Monet, du côté du pont japonais. Ses deux voisins, un peu plus grands, ont dû être abattus pour cause de maladie.
C’est une toute autre lumière, soudain, dans ce coin du jardin de Giverny qui était toujours à l’ombre. Mais il y a aussi comme un manque, une absence, une présence en creux, une tristesse. Et cette prise de conscience qu’un jardin sans ses arbres a bien moins d’intérêt. Les fleurs ne font pas tout, si belles soient-elles.
J’espère que l’absence de concurrence donnera de l’élan à ce jeune saule pour croître à toute allure et acquérir la belle majesté de celui qui résiste au passage du temps depuis un siècle, à l’autre bout du bassin.
Vous reprendrez bien un peu de culture globale ?

Ce n’est pas route de l’abbaye, mais sur le chemin du château, au Petit Andely, que l’on peut remarquer ce panneau, parce que décidément les quatre garçons dans le vent traversent les décennies.
Notre oeil a souvent pour habitude d’ignorer la signalisation ou le mobilier urbain ; il recherche les éléments plus intéressants et pittoresques, comme la flèche de l’église Saint-Sauveur au loin ou la tour Paugé à côté. Il faut l’inattendu du décor surajouté, l’humour du détournement pour que les passants qui empruntent cette impasse prennent conscience du panneau.

Ce même sens interdit portait naguère un panneau additionnel « sauf riverains », et j’ai expliqué le sens de ces mots de nombreuses fois à mes clients anglophones en redescendant de Château-Gaillard. Le panneau a perdu sa mention dérogatoire, tandis qu’il a gagné sa customisation rock. L’avantage, pour la ou le guide qui vient de parler presque non-stop pendant 90 minutes tout en gravissant puis redescendant le raidillon, c’est qu’il n’y a plus rien à expliquer.
Il suffit de dire : « Vous avez vu le panneau ? » Sourires assurés.
La culture globale

Un merle s’est posé dans le jardin de Monet et lance son chant mélodieux.
– Quel est cet oiseau ? me demande en anglais ma cliente, qui vit aux Etats-Unis.
C’est une question facile, je réponds sans hésiter :
– A blackbird.
Et en disant cela, une petite mélodie se met à chantonner dans ma tête. Dans la vôtre aussi peut-être, maintenant ? C’est un peu flou dans ma mémoire, mais je sais que c’est très connu, et je prends le risque d’ajouter : « Comme dans la chanson ». Et en même temps je prie pour que la dame ne me demande pas quelle chanson, car je ne sais plus trop les paroles, et j’aurais bien du mal à la fredonner.
Mais pas du tout. Ma cliente réfléchit, se tourne vers moi et dit :
– Blackbird Singing in the Dead of Night?
C’est cela même ! Nous nous sommes regardées en souriant, dans un moment d’intense complicité, heureuses de partager les mêmes références.
Je ne me fais pas d’illusions, je sais que chacun vit dans un monde différent, dans sa propre bulle. Mais parfois, l’art dépasse les frontières, que ce soit la musique ou la peinture, et nous rappelle que nous appartenons à la grande famille humaine à l’échelle de la planète.
En rentrant, j’ai eu envie d’écouter la chanson, de la comprendre et d’explorer son contexte. Et j’ai découvert ce que ma visiteuse américaine savait sûrement, que les paroles sont une métaphore de la lutte des Noirs aux Etats-Unis pour leurs droits civils.
Paul McCartney l’a écrite en 1968, elle figure sur l’album blanc des Beatles. Quelle est votre histoire à vous avec les Beatles, et avec cet album particulier ? Pour moi qui ai connu l’ère du vinyle, cette époque lointaine où la musique n’était pas à disposition à volonté sur internet, c’était l’album de mon frère, si bien que ses chansons me sont moins familières que celles des albums rouge et bleu qui étaient à moi.
J’ai eu très souvent l’occasion d’entendre les visiteurs de Giverny me parler de leur histoire personnelle avec Monet. Quoi que nous fassions nous restons marqués à jamais par notre univers, façonnés par notre apprentissage, notre regard sur le monde. Mais quel bonheur, dans notre individualité singulière, d’avoir parfois la fulgurante intuition d’être tous en lien.
Beauté de la pluie

En ces temps de canicule, je vous propose quelques images des jardins de Monet baignés d’humidité pour nous rafraîchir. Voilà déjà plusieurs années que les métamorphoses apportées par la pluie ou la rosée me fascinent.

Dans l’ombre du grand peuplier, un bouton de nymphéa patiente en périscope, tandis que ses feuilles flottent, tout à leur aise dans leur élément.

Et vous, aimez-vous la douce lumière argentée diffusée par les nuages, la géométrie des ronds dans l’eau qui se percutent, le relief créé par le choc des gouttes sur la surface du bassin ?
Monet à Poissy

On ne connaît que quatre tableaux de Monet peints à Poissy, maigre production pour une ville où le peintre a habité pendant un an et demi. Et encore l’un d’entre eux représente-t-il la forêt voisine de Saint-Germain. Le peintre l’a conservé pendant quinze ans avant de l’offrir à W. H. Fuller, critique d’art new-yorkais qui lui consacre dès 1899 une monographie de 52 pages intitulée Claude Monet and his paintings. Le tableau porte au dos l’inscription : « Sous-bois, forêt de Saint-Germain. A mon ami M. W.H. Fuller, Claude Monet, 9 juillet 97 ».

Sans exclure l’hypothèse que certaines toiles ont pu se perdre ou être détruites, le nombre de celles qui nous sont parvenues est si restreint qu’il interroge. Pourquoi, alors que Monet s’est montré si productif à Vétheuil, alors que la ville de Poissy elle-même, sur les berges de la Seine, ne manque ni de charme ni de motifs à peindre, pourquoi donc le peintre produit-il si peu ?
Fait curieux, les trois tableaux qui représentent Poissy ont été brossés par Monet depuis la fenêtre de la maison où il s’est installé avec sa famille en quittant Vétheuil, la villa Saint-Louis. L’un dépeint les tilleuls plantés sur le cours du 14-Juillet, mais vus d’en haut. Les deux autres figurent des pêcheurs dans leur barque, en contrebas de la maison.

On dirait que Monet n’ose pas mettre le nez dehors, lui toujours si prompt à aller peindre en plein air. Et il n’aura de cesse dans ses courriers de se plaindre de « cet horrible Poissy », sans jamais expliquer vraiment pourquoi il ne s’y plaît pas.

Nous en sommes réduits aux conjectures. S’il est probable qu’il n’y a pas une cause unique mais un ensemble de facteurs à l’origine du malaise de Monet à Poissy, l’une de ces raisons pourrait bien être la présence dans la ville d’un peintre adulé par ses contemporains : Ernest Meissonier.
De 25 ans son aîné, le Pisciacais est tout ce que Monet n’est pas. Il s’est fait connaître en peignant d’aimables scènes de genre historiques, mousquetaires attablés dans des tavernes, hommes du XVIIIe siècle jouant aux cartes… Meissonier a un ahurissant sens du détail. Il peint avec une minutie extraordinaire. Le spectateur qui regarderait ses tableaux à la loupe pourrait distinguer les moindres particularités du costume représentées avec fidélité, car le peintre se livre à des recherches infinies pour s’assurer de la justesse historique des accessoires. Tout est longuement mûri dans l’atelier, posé, d’une virtuosité inouïe et dénué de toute spontanéité.

Comme si cette opposition stylistique ne suffisait pas, Meissonier a la critique à ses pieds, il est couvert d’honneurs, il vend à des prix astronomiques, et, comble du comble, il va plus d’une fois siéger au jury du Salon qui rejettera Monet.
On peut comprendre que ce dernier ne tienne pas à le croiser dans la rue. Je crois même que cela va plus loin et que l’on peut avancer cette hypothèse : si Monet ne peint pas en plein air à Poissy, c’est qu’il veut s’épargner les remarques désobligeantes des passants Pisciacais. Le public local est plus qu’un autre piqué de peinture, pro-Meissonier à cent pour cent, et fermé aux recherches novatrices de Monet. Planter son chevalet dans la ville, c’est être assuré d’essuyer des quolibets. On a beau se moquer des moqueries, tout de même, ça déconcentre.
Les grands moyens





La théière de Monet

En 1872, Claude Monet est de retour en France après son séjour à Londres en 1870-1871. Grâce aux achats de Durand-Ruel s’ouvre pour lui une période relativement faste où il mène une vie bourgeoise à Argenteuil, en compagnie de sa femme Camille et de leur fils Jean. Cette délicate nature morte, Le Service à thé, nous en offre un aperçu.
Porcelaine fine de style japonisant, plateau en laque rouge, cuillère argentée, nappe en coton damassé qui accroche la lumière… Rien ne manque pour signifier l’aisance, le raffinement de ce moment d’oisiveté de l’heure du thé. Le peintre a soigneusement placé les objets pour composer son tableau en jouant des obliques et des horizontales, des zones claires et sombres, des couleurs complémentaires et des reflets dans le plateau ou sur la cuillère. Rien n’est là par hasard, surtout pas la cuillère dont on se demande bien ce qu’elle fait là, posée sur la nappe, alors qu’aucun sucrier ne se trouve sur le plateau. Personne ne va la tremper dans la seule tasse pleine. Elle ne sert qu’à équilibrer les masses, à proposer une texture de plus dans ce jeu de virtuosité à rendre tissu, porcelaine, laque, feuilles, à montrer tout ce qui brille par contraste avec le fond mat.

Gazania

Parmi toutes les plantes cultivées dans les jardins de Monet, les gazanias ont une place à part. Car ces fleurs réclament le plein soleil pour s’ouvrir et boudent si le ciel est voilé, pétales frileusement resserrés autour du coeur. Tout comme le maître de l’impressionnisme, elles se montrent très sensibles à la lumière.
En Normandie, il faut un certain culot pour en planter, tant elles risquent de cacher le plus souvent ce qu’elles ont de plus joli, même si les variétés les plus récentes jouent un peu moins à cache-cache. Mais c’est justement ce côté baromètre qui est amusant. Que le soleil surgisse, et le gazania répondra à l’astre du jour.
Et quelle splendeur de couleurs ! Des soleils en miniature, magnifiquement mordorés, jaunes, orange, ornés d’une petite couronne contrastante à la base : les gazanias sont irrésistibles de chaleur, ambassadeurs des pays chauds et désertiques dont ils sont originaires.
Côté culture, le gazania a la sobriété d’un chameau et la frugalité d’une top modèle : il adore les sols pauvres et les oublis d’arrosage. Cette vie d’ascète arrange nombre de jardiniers, mais paradoxalement elle est une gageure à Giverny, où les massifs regorgent de bon compost et où le goutte à goutte étanche la soif des plantes par anticipation.
Cette déconcertante audace

Voici un détail d’un tableau de Monet qu’on pouvait voir l’hiver dernier à la Fondation Vuitton, dans le cadre de l’exposition de la collection Morozov. Reconnaissez-vous ce qui est représenté ici ? Contrairement aux apparences, dans l’esprit du peintre, cette partie de sa toile n’est pas abstraite mais bien figurative. La touche est menue, légère, marquée de glissendos ici et là comme pour faire sentir le souffle du vent. Cette explosion de couleurs : orange, vermillon, violet, contrastant avec des verts teintés de jaune ou de bleu, évoque des fleurs des champs qui s’épanouissent un peu partout en ce moment. Vous avez trouvé ?

L’instant capté par Monet est d’une fugacité totale. Le soleil vient de glisser derrière un nuage, délinéant sa masse grise d’une frange lumineuse. L’ombre du nuage se projette au sol sur le peintre et sur le spectateur. Monet la rend par des touches mauves et violettes, tandis que la ligne au loin qui est au soleil est peinte d’un vert chaud.
Dans un instant, le soleil émergera du petit cumulus de beau temps, et l’éclairage sera différent. Monet se tournera alors vers un autre tableau en cours placé sur un chevalet voisin, selon le témoignage de Clemenceau, pour capturer le nouvel effet par de petites touches vives.
Si vous cliquez dans le bandeau du blog sur Giverny News, vous ferez défiler les images. L’une d’elles est une photo d’un champ de coquelicots qui rappelle le tableau de Monet. C’était en 2009, je ne l’ai pas revu depuis.
Giverny en Normandie

Pourquoi Monet a-t-il décidé de s’installer à Giverny et pas ailleurs ? Ses biographes ne manquent pas de trouver de nombreuses raisons à son choix : le désir de vivre au bord de la Seine, la nécessité d’être près d’une gare, la beauté intacte du paysage, source de motifs, l’immobilier bon marché si loin de Paris, la proximité de la ville de Vernon pour l’éducation des enfants, la chance d’avoir trouvé une maison à louer avec un grand jardin… Mais au fond, on a l’impression que cela aurait pu être ailleurs. Les bords de Seine abondent en jolies localités où Monet aurait pu jeter l’ancre tout aussi bien.
Pour ma part, je pense que le choix de Giverny n’a rien d’un hasard, et que tout autre endroit aurait un peu moins bien convenu à Monet. Figurons-nous la scène : la décision est prise de quitter Poissy, mais pour aller où ? Le peintre fait sa liste des conditions à remplir pour le nouveau logement, où l’on retrouve celles énoncées plus haut. Mais je suis persuadée qu’il en ajoute une autre : il a envie de s’établir en Normandie.
Même s’il est né à Paris, Monet a grandi au Havre. La Normandie est sa région, il lui est profondément attaché. Cette Seine qu’il ne quitte pas des yeux, c’est elle qui le relie à sa jeunesse. L’eau qui passe devant lui finira par se jeter dans la Manche au Havre. Dans son enfance, il a peut-être imaginé les paysages qu’avaient traversés les flots du fleuve qui s’écoulaient devant lui. Maintenant, il visualise très bien le trajet de l’eau vers Rouen puis à travers le pays de Caux jusqu’à son embouchure.
Monet est partagé entre un désir de Normandie et une crainte de s’éloigner trop de Paris, où vit le marché de l’art. Rien d’étonnant alors à ce qu’il jette son dévolu sur le village qui se trouve juste derrière la frontière régionale, matérialisée par l’Epte. Rive nord, pour être orienté plein sud. Là et nulle part ailleurs.
Ce qui me conforte dans cette intuition, ce sont ses doutes au début. Il est enchanté du cadre (« Giverny est un pays splendide pour moi ») mais il a une crainte : d’avoir fait la folie de trop s’éloigner de Paris. En venant de Poissy, rien ne le contraignait à explorer un secteur aussi loin que celui de Vernon. Rien, sinon l’envie de redevenir Normand.
Iris de Sibérie

Dans le jardin d’eau de Claude Monet, des iris de toutes sortes s’épanouissent durant le mois de mai. A côté des iris jaunes, ou iris des marais, très courants à Giverny, fleurissent des espèces plus rares, telles celle-ci, que je crois être un iris de Sibérie. Les classifications valent ce qu’elles valent, car les fleurs sont généralement des hybrides obtenus à partir de souches différentes. Il me semble que l’iris siberica a des marbrures comme celui-ci, et l’intérieur dressé au-dessus de sépales arrondis. Si vous êtes plus calé que moi, vos précisions en commentaire sont les bienvenues !

A côté de l’opulence froufroutante des iris germanica, ou iris barbus, plantés en masse dans le jardin de fleurs de Monet, et dont la taille gigantesque impressionne les visiteurs, les iris de Sibérie affichent des mensurations plus modestes et une certaine retenue. Ils ont une présence discrète qui orne sans s’imposer, et demandent presque un effort de l’attention pour les remarquer, plantés comme ils le sont en contrebas du chemin.
Du soleil dans les gouttes

dans chaque goutte rayonne
un petit soleil.
Les deux Alice

A en croire la biographie consacrée à Claude Monet par Daniel Wildenstein, Alice Hoschedé était d’une jalousie farouche à l’égard de son compagnon. Le biographe la dépeint comme une femme exclusive, qui aurait obligé Monet à détruire tout souvenir de sa première épouse Camille, et qui ne manquait pas une occasion de lui faire une scène par lettre interposée chaque fois qu’il rencontrait une jolie femme au cours d’une campagne de peinture.
C’est ainsi qu’un évènement qui survient lors du séjour de Claude à Belle-Île-en-Mer en 1886 la met en transe : le grand ami de Monet Octave Mirbeau et sa compagne rendent visite au peintre à Kervilahouen.
Monet a pourtant pris les devants pour rassurer sa chérie, il a pris soin de lui décrire Alice Regnault comme quelqu’un « de très gentil et très bien ». Peine perdue, car Alice Hoschedé le sait, la compagne de Mirbeau est une cocotte, une courtisane, une femme qui s’est enrichie par ses charmes, investissant la fortune amassée dans l’immobilier. Alice H a donc des raisons objectives de s’inquiéter de la présence d’Alice R à Kervilahouen.
C’est à nouveau une visite des Mirbeau qui l’inquiète quand Monet séjourne au cap d’Antibes. D’autant que Monet, qui est « célibataire », ne lui doit rien sur le plan légal. Il pourrait courtiser qui il voudrait. Alice R et Mirbeau ne sont pas encore mariés non plus.
Alors, jalouse, Alice ? Plutôt un peu dépressive et portée à imaginer le pire. Elle a un sentiment d’abandon car Monet tarde trop à rentrer. Comment ne pas se dire qu’il lui cache quelque chose, que ce n’est pas la seule peinture qui le tient éloigné de son foyer ?
Alice est accablée de soucis de la vie quotidienne et seule pour les gérer. Santé des huit enfants et sa propre santé, départ de domestiques à remplacer, factures diverses qu’elle a du mal à payer, soucis familiaux et juridiques à régler à Paris, relation avec Ernest, souris qu’elle doit éradiquer dans l’atelier… C’est trop. Qui, à sa place, ne se ferait pas des films ? Monet ne cesse de l’exhorter au courage, mais repousse toujours la date de son retour. Il attend d’elle une force qui dépasse ce qu’elle se sent capable de donner.
Alors jalouse, oui, mais derrière le prétexte des jolies femmes, c’est une autre jalousie qui se profile, un sentiment qui n’a pas droit de cité, qu’elle renierait peut-être elle-même si elle se l’avouait, tant il s’oppose à l’admiration qu’elle porte au talent de son compagnon : Alice est sans doute jalouse de la seule maîtresse de Monet, la peinture.
Sur Alice Regnault, voir Pierre Michel, spécialiste de Mirbeau, dans Mirbeau et l’affaire Gyp.
J’espère que le Paradis ressemblera à ça

De plus en plus de visiteurs entrent désormais dans le jardin par le bas, munis de leurs billets coupe-file. Leur première impression est beaucoup plus forte qu’en pénétrant dans le clos normand par le haut, où se trouve la caisse pour les individuels. « Estoy impactado », répétait hier mon client, un paysagiste mexicain qui en avait pourtant vu d’autres. Je suis impressionné, je suis sous le choc… Quand on aime les fleurs, on peut être submergé par l’émotion à la vue du printemps de Giverny.

A la fin de mes visites, tandis que je regagne la sortie, je me fonds au milieu des visiteurs et je capte des bribes de conversation. J’ai adoré entendre une jeune femme exprimer sa joie par ces mots : « J’espère que le Paradis ressemblera à ça. »
Dès l’époque de Monet, les visiteurs employaient les mots d’éden et de paradis pour décrire son jardin. Inverser le propos, voilà qui renouvelle cette comparaison entendue si souvent, et lui redonne toute sa force.
Résilience

Enfin le premier nymphéa. Il s’est ouvert hier matin ; année après année il s’agit toujours du même nénuphar blanc à petite fleur non loin de l’embarcadère. Les nymphéas ont une semaine de retard suite au coup de froid de début avril qui les a ralenti dans leur élan, mais ils récupèrent. Selon Emmanuel Porc, le jardinier en charge du jardin d’eau, ils fleuriront simplement un peu plus tard, sans aucun dommage.
Les plantes font souvent preuve de résilience. Elles s’adaptent aux conditions climatiques, elles ont des ressources étonnantes. Cette fois, c’est la glycine qui m’a épatée. La toute vieille, celle plantée par Claude Monet lui-même au 19e siècle, qui fleurit mauve au-dessus du pont japonais, et un peu au-dessous.

C’est la plus précoce des glycines qui se succèdent sur la passerelle emblématique du jardin de Giverny. En mars, une météo très douce avait accéléré le développement de ses boutons tandis que les autres glycines, plus tardives, attendaient avec prudence. Hélas, la douceur a fait place à un temps glacé dans les premiers jours d’avril, brûlant de froid les fragiles boutons. Le pont est resté nu pendant plusieurs semaines. Enfin, début mai, les glycines tardives se sont ouvertes, ornant la passerelle de leurs longues inflorescences bleues ou blanches.
Et voilà qu’à l’instant où elles fanent, la vieille glycine prend le relais ! Elle a compris que ses premiers boutons avaient grillé et elle s’est dépêchée d’en fabriquer d’autres, pendant qu’on est encore à la saison des glycines. La première se retrouve la dernière, mais quelle joie, après la désolation de ne pas la voir fleurir, de recevoir le cadeau de cette floraison de la dernière chance !
Le miracle du matin



Giverny sous le soleil

Les jardins de Monet ce matin : les dernières tulipes jouent leur symphonie en rose devant la maison…

…tandis que les premiers iris s’ouvrent dans les bordures imaginées par Claude Monet.

Les glycines rescapées du gel d’avril ornent gracieusement le pont japonais…

Claude, Blanche, Theodore et Jim

La nouvelle exposition du musée de Vernon Saga familiale est consacrée à Claude Monet et plusieurs autres peintres de sa famille : sa belle-fille Blanche Hoschedé-Monet (épouse de son fils Jean Monet), son beau-gendre Theodore Butler (mari de Suzanne puis de Marthe Hoschedé, deux autres belles-filles de Monet) et le fils de Theodore et Suzanne, Jim Butler.
Philippe Piguet, descendant des Hoschedé et commissaire de l’exposition, a fait appel à ses frères et soeurs pour nombre de prêts. Blanche avait déjà fait l’objet d’une exposition monographique à Vernon en 2017, mais les Butler n’avaient pas encore eu droit à ce coup de projecteur.

L’exposition est organisée par thèmes : en famille, fleurs et jardins, paysages de terre et paysages d’eau, reflets. Si elle ne présente que 3 tableaux de Claude Monet – dont un adorable pastel, Portrait de Germaine Hoschedé (la 4e belle-fille) daté de 1880 en collection particulière – elle regorge en revanche d’oeuvres de Blanche et de son beau-frère Theodore Butler.

Nés tous deux dans les années 1860, lui en 1861, elle en 1865, et tous deux proches de Monet, ils en ont subi l’influence aussi bien dans le choix des motifs que dans leur traitement pictural. Mais le style de Butler semble avoir puisé aussi à d’autres sources et offre davantage de variété, de la douceur à la stridence.

Son fils James, dit Jim ou Jimmy, regarde du côté du fauvisme et de l’expressionnisme, et montre un goût pour les paysages qui dérangent, peut-être en réaction à la douceur des lumières impressionnistes. Né à Giverny en 1893, il grandit dans un milieu artistique, son père étant en lien avec la colonie de peintres du village. Il a 20 ans quand Theodore et Marthe l’emmènent avec eux aux Etats-Unis. James fera des aller-retour entre les deux pays, avant de se tourner vers l’illustration et le batik et de s’installer définitivement aux Etats-Unis en 1940.
Nature morte au melon
29 juin 2022 / 2 commentaires sur Nature morte au melon
Claude Monet, Nature morte au melon, 1872, musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne
Voici une composition de Monet qui est presque de saison : on trouve déjà pêches et melons sur les étals, mais la présence de raisin laisse supposer que l’artiste a peint ces fruits un peu plus tard, à la fin de l’été. Monet joue avec les couleurs complémentaires orange et bleues pour faire chanter les tons des fruits et de l’assiette au décor japonisant.
Comme souvent dans les natures mortes, celle-ci est l’occasion d’un exercice de virtuosité pour rendre la lumière et les textures : le velouté des pêches, l’aspect boursouflé de la peau du melon (en existe-t-il encore de pareils ?), les grains luisants du raisin encore couverts de pruine, le brillant de la faïence…
C’est la période d’Argenteuil, tout comme la nature morte au service à thé, et l’on retrouve le même désir de coller au goût de l’époque pour le japonisme.