Douceur givernoise

En ce début d’année, permettez-moi de vous offrir un peu de douceur avec cette jolie tartelette en forme de fleur faite avec amour par le boulanger-pâtissier de Giverny. La boulangerie, un ancien restaurant, est assez vaste pour qu’on puisse déguster les spécialités sur place, et celle-ci tient ses promesses !
Je vous souhaite de vous créer beaucoup de moments de douceur en cette année 2020, autour des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches… Vive les merveilles de la nature !
Les fontaines de Bizy

Les cartes postales anciennes donnent une idée de ce que pouvait être le parc du château de Bizy, à Vernon, au début du siècle dernier. Sur celle-ci, la date d’oblitération du timbre est bien lisible : 23 février 1908. La photo a donc été prise au plus tard à la belle saison de 1907, ou peut-être plusieurs années auparavant. On est à la Belle Epoque, qui coïncide avec la belle époque du château tel qu’il se dresse encore aujourd’hui.
La demeure rasée à la Révolution a été reconstruite par un banquier au 19e siècle. Le corps de logis date de 1866. Mais les jeux d’eau sont antérieurs. Conçus au 18e siècle, ils avaient été remis en état et fonctionnaient fièrement, comme cette photo l’atteste.
Cette fontaine est aujourd’hui à sec. Les canalisations sont remplies de calcaire, les désobstruer est très onéreux.
L’affaire n’est pas simple car l’eau provient de sources en amont autrefois canalisées vers le château. L’eau traversait le parc par gravité, selon une perspective des plus classiques. Elle surgissait tout en haut dans la fontaine de Neptune, cascadait sur les degrés d’un escalier d’eau, sortait par la gueule de monstres marins, disparaissait sous les écuries, réapparaissait dans le pédiluve, pour s’engouffrer à nouveau en sous-sol sous le château et jaillir joyeusement au milieu de la pelouse.
Le Deuxième Guerre mondiale a sonné le glas des fontaines. Certaines sont timidement remises en eau, sans la puissance d’autrefois. Il ne reste plus à Bizy que son surnom de petit Versailles, et à son parc le souvenir d’une gloire enfuie.

Camélia d’automne

Il faudrait sans doute un odorat très performant pour s’écrier en passant à proximité de ce camélia : « Ca sent quoi ? » Mais de fait, la fleur du Camellia sasanqua est délicatement parfumée quand on plonge le nez dedans, d’une fragrance qui rappelle le jasmin.
Le camélia, cet arbuste magnifique aux larges feuilles vernissées et aux fleurs aux coloris superbes, est associé au tout début du printemps. J’ai été ravie de découvrir qu’il en existe des variétés qui fleurissent en automne, et qui plus est parfumées.
Cette photo a été prise la semaine dernière dans les jardins Albert Kahn à Boulogne-Billancourt, du côté de la forêt vosgienne. Merci à Nicole Boschung, spécialiste du jardin parfumé, qui m’a appris leur nom amusant, si facile à mémoriser.
Monet à Belle-Ile-en-Mer
A l’automne 1886, Claude Monet quitte soudainement Giverny et met le cap sur la Bretagne, avec l’intention de la visiter en touriste. Mais ce qui devait être un grand périple tourne court. A Belle-Île, le peintre est happé par le paysage de la côte sauvage. Il se fixe dans le hameau de Kervilahouen, à un kilomètre des falaises, et peint sans relâche pendant plus de deux mois.

Rien n’a changé sur ce littoral, hormis la construction d’un centre de thalasso. Ce sont les mêmes landes couvertes de végétation rase, épineux et bruyères, qui laissent le regard filer au loin. Le phare de Goulphar troue toujours l’obscurité de ses éclairs décalés de 3 et 7 secondes. Surtout, la côte rocheuse est identique dans ses moindres détails, effaçant comme par enchantement les 133 ans écoulés.

J’ai suivi le chemin que prenait Monet, une route maintenant, jusqu’au choc de me trouver face à son motif. Pour qui vient de Giverny, de son paysage calme et verdoyant, l’émotion de ce chaos de roche et de mer est intense. Monet n’est pas que le peintre des bords de Seine, c’est aussi l’homme des falaises de Seine-Maritime. Il a dû retrouver à port Goulphar le caractère colossal des portes d’Etretat.

L’à-pic est vertigineux. S’il y a une pente, elle est très abrupte. Souvent le plateau s’arrête à la verticale à cinquante mètres au-dessus des flots tumultueux. Pas l’ombre d’une barrière, d’une matérialisation du danger. Un pas de plus et c’est le grand saut et la mort assurée. Comme si cela ne suffisait pas, un vent intense ne cesse de souffler.

A quarante-trois ans, Monet est intrépide. Sur place, en recherchant les emplacements où il se tenait pour peindre, on mesure la folie de son entreprise. Car il arrive que le point de vue précis soit pour ainsi dire inaccessible, quelques mètres plus bas dans la pente. Il est probable que Monet cherchait à éviter le vent, mais comment faisait-il pour descendre, avec son matériel, et pour peindre là pendant des heures ? On sent un homme qui a passé son enfance à parcourir les falaises du pays de Caux. Il est insensible à la peur.

Avec l’aide d’un pêcheur du pays, Poly, Monet arrimait son chevalet et sa toile avec des pierres pour braver le vent. La pluie aussi ne l’a pas épargné, et finalement la tempête. Et Monet peint sous la pluie, et Monet peint la tempête…
Transparences

Voici revenu le beau mois d’octobre, une merveille à Giverny. Le soleil est plus bas sur l’horizon ; le matin ou en fin de journée, ses rayons éclairent les pétales comme autant de petits lampions accrochés dans les massifs exubérants des jardins de Monet.
On dit que c’est un effet que Monet aimait. Il privilégiait les fleurs simples pour avoir le plaisir de voir la lumière passer à travers.

Monet fan de Cézanne

Monet possédait une belle collection de tableaux impressionnistes exécutés par ses amis : Morisot, Caillebotte, Pissarro, Renoir figurent en bonne place, mais l’artiste le plus représenté est Paul Cézanne.
Monet admirait tellement Cézanne qu’il achetait ou faisait acheter des oeuvres du maître d’Aix auprès de son marchand Ambroise Vollard ou en vente aux enchères. Il a fini par posséder une quinzaine de toiles.
« Le Nègre Scipion » peint par Cézanne vers 1867 est l’une de ses acquisitions que Monet aimait le plus. Selon Marianne Mathieu et Dominique Lobstein, commissaires de l’exposition « Monet collectionneur » au Musée Marmottan en 2017-18 et auteurs du catalogue, Monet achète la toile à Vollard le 7 décembre 1895 pour 400 francs.
A supposer que rien n’ait changé pendant les quarante ans qui ont suivi le décès de Monet, l’oeuvre était accrochée dans le cabinet de toilette du peintre. C’est en tout cas là que Durand-Ruel l’a vue lors de l’inventaire établi après la mort de Michel Monet en 1966.
Il est vrai que placer une figure d’homme torse nu était approprié dans une pièce où Monet devait se trouver lui aussi plus ou moins dénudé. Pièce intime par excellence, le cabinet de toilette était tout de même montré aux visiteurs qui avaient le privilège de découvrir la collection privée de Monet. C’est ainsi que Clemenceau s’est laissé convaincre par Monet du talent de Cézanne en voyant « le nègre Scipion ».
Ce chef-d’oeuvre fait partie maintenant de la collection du Museu de Arte de Sao Paulo au Brésil. On a pu l’admirer cet été à Paris au musée d’Orsay dans le cadre de l’exposition « le modèle noir de Géricault à Matisse ».
Destination Vernon

Le programme des animations de l’été à Vernon a fait l’objet d’une affiche qu’on a pu voir un peu partout dans la ville. Le dessin fait la part belle à l’emblème de Vernon, le Vieux Moulin. Le panneau ci-dessus se trouvait tout près du site lui-même. On aperçoit le moulin à l’arrière-plan de la photo.
Comme beaucoup de Vernonnais, j’ai tout de suite aimé cette affiche pleine de joie de vivre. Elle est signée Raphaël Delerue. Dans une interview accordée au Démocrate vernonnais, le graphiste avoue adorer le côté sexy des pin-ups des années 50-60. Ses créations mettent en scène « un homme et une femme, le début d’un histoire d’amour… » dans un cadre qui caractérise une ville.
Comme dans les affiches de la Belle-Epoque, le vélo et le canotage sont mis en avant, propositions de loisirs pour se la couler douce en val de Seine… En regardant bien, on voit que la jeune femme promène son chien et son chat dans le panier de son vélo, détail improbable mais qui fait sourire. L’humour de l’artiste est contagieux, tout comme le sourire de ses personnages.
La mairie de Vernon

Cette façade orientée au Nord-Est restera à l’ombre tout l’hiver. Mais pour l’instant, le soleil se lève encore assez loin pour éclairer la mairie de Vernon en début de matinée.
L’hôtel de ville a été construit en 1895 par un maire nommé Adolphe Barette, qui trouvait la précédente maison commune trop modeste à son goût. Il souhaitait un monument plus à même de représenter le pouvoir civil face au pouvoir religieux symbolisé par l’église. La collégiale de Vernon est située juste en face sur la même place.
Le style néo-classique est bien dans le goût de l’époque, et pourtant la mairie a fait polémique en son temps. Ses détracteurs la qualifiaient « d’énorme pâté ». Presque aussi profonde que large, il est exact qu’elle occupe tout un pâté de maison. Les bâtiments préexistants ont été impitoyablement rasés pour lui faire place.
Le gisant d’Aliénor

Impossible lors de la visite de Château-Gaillard aux Andelys de ne pas évoquer la figure de la mère de Richard Coeur de Lion, Aliénor d’Aquitaine. Cette femme hors du commun a beaucoup compté dans l’éducation et la vie de son fils, notamment en lui transmettant son goût des lettres.
J’avais grande envie d’aller à Fontevraud, la nécropole des Plantagenêt, parce que c’est là que repose Richard Coeur de Lion, duc de Normandie et roi d’Angleterre, bâtisseur de Château-Gaillard. Son squelette du moins. Son coeur est dans la cathédrale de Rouen, où il en reste paraît-il encore 80 grammes soigneusement embaumés et placés dans un coffret de plomb.
Mais c’est le gisant de sa mère que j’ai adoré. En ce mois d’août, allongée près de son époux, on la croirait à la plage. Elle est en train de lire le livre qu’elle tient dans ses mains. Cette attitude nous la rend tellement proche et familière, elle qui est morte en 1204. Aimait-elle vraiment lire couchée, comme nous aujourd’hui ? L’abbaye de Fontevraud précise qu’Aliénor a elle-même demandé à être figurée un livre à la main, pour marquer son érudition.
Je crois pour ma part qu’elle avait peur de s’ennuyer dans l’au-delà, et qu’elle a voulu s’assurer d’emporter de la lecture…
Monet par Yazz

L’effigie d’une ressemblance parfaite surprend le regard des passants dans la rue Claude Monet de Giverny. Pour un peu on la croirait dotée de vie, en train de traverser la muraille comme dans le conte de Marcel Aymé.
Monet je crois aurait apprécié d’être noyé dans la vigne vierge à observer les gens. Des figures dans le paysage, aurait-il analysé.
Cette oeuvre de street art est signée Yazz, alias Yann Guignabert, sculpteur et peintre givernois qui expose avec Fabienne Bonneau dans sa galerie « Le jardin d’Eden » rue du Milieu à Giverny. C’est un artiste engagé et profondément humain, comme le révèle son projet « Toujours vivants ».
Après la canicule

La Normandie respire, après un épisode caniculaire sans précédent cette semaine. 41 °C à Giverny, c’est la première fois depuis toujours.
41 °, c’est dix degrés de plus que nos températures estivales d’il y a quelques années à peine. Le bouleversement climatique semble s’accélérer de façon préoccupante.
Pour les humains comme pour les fleurs, il est très difficile de survivre longtemps dans cette fournaise. Pour y faire face, il faut l’adaptation d’une succulente ou d’un cactus, ou l’expérience des hommes du désert.
Heureusement, le souffle brûlant venu du Sud ne s’est pas attardé trop longtemps sur les massifs givernois. Le jardin accuse le coup, certes, mais il reste beaucoup de fleurs magnifiques à admirer, des lis, des soleils, des dahlias, des glaïeuls… Le jardin d’été déroule ses harmonies colorées à hauteur des yeux.
Effet de plumes
La visite de jardins est parfois l’occasion de changer son regard sur le monde. A Giverny, certains visiteurs m’ont confié qu’auparavant ils n’avaient jamais prêté attention aux reflets dans l’eau. D’autres découvrent l’extrême variété du règne végétal en détaillant la composition des massifs. On peut aussi s’ouvrir à une esthétique nouvelle, une façon de concevoir un jardin qui sort des sentiers battus.

C’est le cas d’une visite au jardin Plume, qui s’est fait une spécialité de l’utilisation des graminées, bien avant que tout le monde ne s’y mette. Le jardin Plume est situé à l’est de Rouen, en pleine campagne, à Auzouville-sur-Ry. Sylvie et Patrick Quibel y travaillent la lumière, mêlant la légèreté des herbes et beaucoup de fleurs aux couleurs franches. Cette broderie subtile est contenue par une forte structure de haies et de buis taillés.

Si pour vous les herbes sont des mauvaises herbes, le jardin Plume vous fait changer d’avis. Les graminées ont une manière à nulle autre pareille de s’emparer des rayons du soleil. C’est d’un attrait irrésistible.

Avec de telles images dans la tête, on se prend à regarder autrement les bords des chemins. Je suis allée me promener au nouveau quartier Fieschi à Vernon, une ancienne caserne en cours de reconversion en zone résidentielle. Dans les terres remuées par les engins de construction, des plantes sauvages prospèrent.

Camomille, achillée, tanaisie, vesce, chardon se mêlent, tandis qu’il ne reste que les capsules des coquelicots. On dirait un jardin, oui, dense et lumineux, offert gracieusement à l’admiration par l’Eté.

Toute cette beauté spontanée est menacée. Demain peut-être une pelleteuse viendra excaver par ici, sans considération pour les simples. Cette menace qui pèse sur elles a quelque chose qui me touche, comme une image de notre monde en sursis.

Les plantes savent-elles que leur vie est en danger ? Je me figure que oui. C’est dans leur nature d’être à la merci des voraces et des piétineurs. Cela ne les arrête pas, au contraire. Il y a dans l’énergie qu’elles mettent à vivre, à fleurir, à fructifier, à se ressemer pour continuer à se reproduire une foi extraordinaire. Essayons toujours ! semblent-elles dire. Nous verrons bien si nous parvenons à nos fins, confier à la terre nos gênes pour que la vie se poursuive. Elles sont heureuses, elles profitent de l’été, de la chaleur du soleil. Pour l’instant tout va bien.
A Gerberoy

C’était quand, la dernière fois que vous vous êtes dit que vous aviez une chance insensée ? Le coup de bol énorme qui vous emplit de joie, le cadeau fabuleux de l’univers ?
Pour moi c’était dimanche dernier.
En fin de journée, une envie de bouger, de profiter de la température agréable avant la canicule… Mon époux suggère Gerberoy. Je m’enthousiasme : c’est le moment des roses, le village doit être magnifique.

Gerberoy est à une bonne heure de route de Giverny, dans l’Oise, au milieu d’une campagne idyllique. Des prés, des champs, des bosquets, des vallons, des clochers. Nous arrivons à six heures du soir.

L’heure est douce, la lumière belle, les roses parfaites, le village plus ravissant que jamais. Tout est d’un charme inouï. On marche dans un monde à part, presque irréel.

Nos pas nous conduisent vers le jardin du peintre Le Sidaner, un lieu que je souhaite ardemment connaître. Mais ce ne sera encore pas pour cette fois vue l’heure tardive.

Tiens ! la porte est ouverte. Il y a du monde à l’intérieur. Je m’avance, j’aurai au moins vu l’entrée… La gardienne alors prononce ces mots magiques : « Entrez, ce sont les Soirées romantiques, la visite est gratuite et c’est ouvert jusqu’à huit heures ce soir ! La propriétaire est en train de faire un commentaire dans le jardin blanc. »

J’ai fait tout le tour de cette merveilleuse propriété dans un état d’extase et de ravissement absolu. Il y a une grâce très particulière dans ce jardin, une grâce qui ressemble à celle des tableaux d’Henri Le Sidaner. Si vous êtes dans le coin, surtout si c’est le moment des roses, allez-y, ne manquez pas ce havre de délicate poésie florale. Que ce soit une Soirée romantique ou pas, le romantisme est garanti.

Nid de mésanges

Les mésanges ont la réputation de nicher n’importe où, dans les boîtes aux lettres, les poches d’épouvantail et autres endroits incongrus. Elles font mine de craindre les humains, mais c’est pour mieux revenir au plus près l’instant d’après. J’ai eu ce mois-ci le plaisir de voir un couple de mésanges s’installer dans le nichoir posé sur le rebord de la fenêtre face à mon bureau, à moins d’un mètre de moi.
A vrai dire, cette petite maison est surtout la mangeoire des oiseaux, où j’aime les regarder venir se nourrir en hiver. En ce moment, la nourriture abonde, la mangeoire est délaissée. Mais il y a quelques semaines, les mésanges sont venues visiter l’appartement témoin. Elles ont dû peser le pour et le contre. Enfin, malgré la présence intermittente d’humains à proximité, elles ont décidé de s’installer.
J’ai adoré les voir arriver le bec empli de matériaux pour aménager un nid douillet, comme des poils d’écureuil du plus beau roux. Et puis, le ballet a cessé. Elles couvaient.

Un beau jour, on a entendu une petite voix qui pépiait à l’intérieur du nichoir. Puis plusieurs. Les parents se sont mis à multiplier les allers-retours. Ils revenaient le bec débordant de nourriture, mais s’ils me voyaient derrière la fenêtre, ils n’osaient plus s’approcher du nid. J’ai tiré les rideaux pour ne pas les déranger.
Postée un peu loin, à l’extérieur, je les ai guettés avec l’appareil photo. Comme les oisillons, j’attendais leur retour.
Et puis soudain, un matin, plus un bruit, plus un oiseau. Envolés. Grands. Partis. J’ai rouvert les rideaux. Je me demande si le couple va revenir faire une deuxième couvée.
L’adolescence de Monet

Claude Monet ne parlait jamais de son enfance à ses proches. Non pas qu’elle ait été particulièrement difficile, pour ce que l’on en devine, mais sans doute parce qu’il s’y attachait trop d’émotion : l’adolescent a perdu sa mère alors qu’il venait d’avoir seize ans.
La parution en 2007 du catalogue de l’exposition « The Unknown Monet » par James Ganz et Richard Kendall (image ci-dessus) a levé un coin du voile qui recouvre les années de jeunesse du peintre. Pour la première fois, de nouvelles archives ont été exploitées : le Grand Journal du Comte Théophile Beguin-Billecocq.
Haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Beguin-Billecocq a séjourné en tant qu’hôte dans la maison des Monet à Ingouville. Des liens se sont tissés entre son beau-frère Théodore Billecocq et le jeune Claude, qui se sont fréquentés pendant plusieurs années par la suite. Théodore avait trois ans de plus que Monet.
Beguin-Billecocq tenait son journal au quotidien. A la fin de sa vie, il a décidé d’écrire ses Mémoires, une sorte de résumé des épisodes les plus marquants, en s’appuyant sur ses notes écrites au fil du temps. Il a donné le nom de Grand Journal à ce récit.
L’existence de ce document était connue, mais, conservé en collection privée, il n’était pas accessible aux biographes de Monet. En 2007 pourtant, Ganz et Kendall ont obtenu de le consulter. Ils en ont publié des extraits traduits en anglais. Le texte initial en français reste toujours auréolé de mystère.
Qu’apprend-on sous la plume de Beguin-Billecocq ? Que le jeune Claude était complètement fou de dessin. Chaque petit morceau de papier qui lui tombait sous la main était voué à se transformer en croquis. Il avait une préférence pour les papiers anciens faits avec du chiffon. Claude dessinait tout ce qui lui plaisait, maisons, arbres, bateaux, personnages… Il était d’une nature joyeuse, aimait les bons mots, et avait un esprit indiscipliné qui exaspérait son père. Selon Beguin-Billecocq, Adolphe Monet traitait son fils de « sauvage américain », de bon-à-rien qui perturbait la classe en dessinant des caricatures sur ses cahiers. Le comte, en revanche, n’avait que bienveillance pour Claude Monet. Il appréciait sa fantaisie, son sourire espiègle, son appétit de vivre, son intelligence et sa curiosité. Il trouvait que c’était un bon garçon.

Ils se rencontrent donc à l’été 1853, et l’hiver suivant Claude vient passer la Noël et le Nouvel an à Paris chez les Billecocq. Il a treize ans, on le reçoit comme un membre de la famille. En 1855, on retrouve mention de la présence de Monet pendant les vacances d’été de la famille à Nemours, près de Fontainebleau.
Pendant deux mois, Claude (qui s’appelle encore Oscar) et Théodore sont inséparables. Ils font de longues promenades à cheval dans les allées immenses de la forêt de Fontainebleau, sous la conduite d’un maître d’équitation. On ne peut s’empêcher de penser au futur « Déjeuner sur l’herbe » de Monet en lisant la description des repas qu’ils emportent : pâtés, pain, fromage, vin. Ces détails proposent une toute autre lecture de l’oeuvre, considérée en général comme une réponse au scandaleux Déjeuner sur l’herbe de Manet. Cette dernière interprétation reste certainement vraie, mais on peut aussi voir dans le choix du thème du pique-nique dans les bois l’envie de Monet de retranscrire en peinture des souvenirs enchantés de son adolescence.
A l’été 1856, Claude fait un séjour de deux semaines avec les Billecocq aux Menuls, dans les Yvelines, et découvre Monfort l’Amaury, la vallée de Chevreuse, les Vaux de Cernay et la forêt de Rambouillet. A la fin de l’année, il est à nouveau à Paris chez ses amis pour les fêtes. Il est même enrôlé pour jouer dans des pièces de théâtre de salon, malgré sa timidité.
C’est la fin des années heureuses. Fin janvier 1857, la mère de Claude décède brutalement, à 47 ans. Il a seize ans. On le devine accablé de chagrin. C’est sans doute à ce moment qu’il se déscolarise. En mars, ses amis Billecocq l’invitent à nouveau, à l’occasion d’une pendaison de crémaillère. Monet ne laisse rien paraître de son chagrin. Billecocq se souvient qu’il a beaucoup fait rire l’assemblée par son interprétation des rôles comiques. C’est le début de l’enfouissement de l’émotion de son deuil sous un masque social. Elle ne refera plus surface.
Au bord du Ru de Giverny

Après avoir laissé à sa gauche le cours principal de l’Epte, passé le moulin de Cossy (alias moulin Balkany) et longé la prairie, le Ru de Giverny entre dans le jardin aquatique de Claude Monet. Il ne ralentit pas pour autant son cours rapide. Sans flâner, il fait le tour du bassin, ignorant superbement les nénufars chers au peintre.
Ce sont des fleurs vivaces qui bordent ses berges. Le long du Ru poussent des lis d’un jour, des rhododendrons, des iris des marais ou des pétasites – impossible de toutes les citer. Si le bassin offre des reflets somptueux, l’eau courante répond à l’eau dormante. Le Ru apporte son mouvement.
Monet – Auburtin dans le métro

Des iris à perte de vue

C’est le moment, celui auquel Monet écrivait à ses meilleurs amis – Clemenceau, Geffroy – pour les inviter à venir voir le spectacle des iris. Récemment renouvelés, ils offrent un panel incroyable de variétés toutes plus opulentes les unes que les autres, dans des coloris inattendus, comme cette merveille au premier plan.
Les iris d’aujourd’hui s’habillent de couleurs chaudes, orange, jaune, mordoré, bordeaux, et se déclinent du blanc au noir, unis ou bicolores, mouchetés de petits points, striés de fines lignes… Une splendeur. Si vous ne jurez que par les plus classiques, mauves ou bleus, vous ne serez pas déçu non plus.
Au bassin, les iris japonais plantés l’an dernier ont commencé à fleurir. De culture délicate car ils requièrent un sol inondable, leur forme gracieuse et leurs couleurs pâles nous sont moins familières. Ils ornent avec élégance les berges du bassin où les nénuphars roses sont en train de faire leur apparition.
Premiers nymphéas

Après un début mai bien frileux, les premiers nymphéas viennent de s’ouvrir à la surface du bassin de Monet. Le plus audacieux a pointé le bout de ses pétales dès le 14 mai. Leur nombre se multiplie de jour en jour. Pour l’instant ils sont tous blancs, comme toujours, les colorés suivront.
Sur les berges et dans les reflets, la symphonie des verts joue sa mélodie apaisante et joyeuse. Les fleurs et leurs couleurs se cachent dans les bordures. Elles pétillent d’orange, de rose ou de violet.

C’est l’époque délicieuse de la floraison des glycines, plus tardives ici qu’en ville. Tous les jours quelqu’un me confie : « j’adore la glycine ! » C’est si joli et si bref, il faut être là au bon moment.
Une grande roue à Vernon

Une grande roue est installée à Vernon jusqu’au 19 mai. Tout en douceur, elle emmène voir la ville d’en haut…

C’est un panorama qui rappelle celui depuis la tour des Archives, sans avoir à en monter les cent marches : les toits des vieux quartiers, la collégiale, la mairie, et de l’autre côté le pont sur la Seine et les collines de Vernonnet.
Les erreurs de livraison

Même aujourd’hui, à l’heure de la traçabilité et des codes-barres, les livraisons de végétaux récèlent encore parfois des surprises. Ce n’est pas fréquent, peut-être une fois sur mille. « Vous ne vous étonnerez pas de voir des tulipes rouges près de l’entrée de la maison, » me dit Rémi Lecoutre, chef-jardinier adjoint de Giverny. « On en avait commandé des roses, pour aller avec la teinte des murs, mais celles que le fournisseur nous a envoyées sont rouges. »
Le dépit des jardiniers de ne pas avoir reçu ce qu’ils attendaient a été de courte durée. « C’est un très beau rouge », estime Rémi Lecoutre. « Le problème, c’est que si on voulait en avoir pour recréer cette scène l’année prochaine, on ne sait pas quoi commander, puisqu’on ne connaît pas son nom. » Telle une espionne, la somptueuse tulipe d’un rouge profond a voyagé avec de faux papiers.
Il se raconte que Monet lui-même a composé avec une erreur de livraison. Ses capucines rampantes qui tapissent la grande allée et la transforment en rivière de fleurs auraient dû être des capucines naines. C’est la marque d’un jardinier averti de savoir évaluer l’effet produit de façon fortuite.
La primevère des marais

Au bord du bassin de Claude Monet, cette jolie fleur aux couleurs étonnantes attire l’oeil. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Les feuilles ressemblent beaucoup à celles des primevères, quoique plus longues : elles dépassent parfois les vingt centimètres.
Une petite recherche sur « primevère originale » plus tard, voici la nouvelle venue identifiée. C’est une primevère des marais, une vivace venue de Chine qui se plaît en zone humide et un peu acide. On l’appelle aussi primula vialii (primevère de Vial) en l’honneur du père Vial, qui était missionnaire dans la région du Yunnan où cette plante a été découverte.
La floraison commence par le bas et remonte le long de l’épi, et une bonne partie du charme de cette fleur tient à son audacieux contraste de couleurs entre le mauve tendre et l’orange vif.
Dolceacqua

La ville de Bordighera et le village de Dolceacqua, en Italie, s’apprêtent à vivre un évènement culturel : deux toiles de Claude Monet peintes en 1884 vont revenir sur les lieux où elles ont été exécutées. A en juger par la publicité faite autour de cette exposition, il s’agirait d’une vue du pont de Dolceacqua qui sera présentée dans le château qui domine le village, et d’une toile peinte dans la vallée du Sasso, à découvrir à Bordighera dans la villa Regina Margherita. La double exposition s’intitule ‘Claude Monet Ritorno in Riviera’ (30 avril – 31 juillet 2019).
Le plus remarquable, c’est que les lieux ont très peu changé. On peut tout à fait éprouver la même admiration que Monet en découvrant le site de Dolceacqua.




La différence, c’est que Monet se demandait où se mettre pour avoir le meilleur point de vue, tandis que maintenant, le passant cherche l’angle précis sous lequel le tableau est peint.
Capter le regard

1916-1919 Musée d’Orsay (Paris)
Ce matin-là, la visite des jardins de Monet avait commencé un peu poussivement. Je guidais une petite famille avec deux enfants, deux garçons de 9 et 13 ans qui avaient l’air assez ennuyés d’être là. Ils fixaient obstinément leurs pieds, façon de dire que les fleurs, la peinture et Claude Monet les laissaient indifférents, qu’ils n’étaient là que par la volonté de leurs parents, et qu’ils n’avaient guère envie de coopérer. J’ai mis aussitôt leur bouderie sur le compte des écrans. Quand on est plongé avec passion dans un monde virtuel, c’est dur de revenir platement au monde réel.
De bon gré ou non, il fallait bien faire cette visite. Quand il y a des enfants, je m’adresse à eux et non à leurs parents, sinon les plus petits décrochent. Il faut les faire participer, leur raconter des histoires à leur portée, trouver des analogies qui leur parlent, leur montrer des images. Petit à petit, l’aîné à bien voulu répondre à mes questions. Le petit continuait à faire le timide. Et puis tout à coup, alors que je leur présentais dans un livre un tableau des nymphéas, la remarque a fusé :
– On l’a vu hier au musée !
Parmi les centaines de toiles de nymphéas de Monet, le hasard avait voulu que l’éditeur ait choisi les Nymphéas bleus du musée d’Orsay, où ils étaient allés la veille en famille. Quel oeil ! Après ce coup d’éclat du benjamin, l’atmosphère est devenue plus joyeuse.
Au bout d’une heure, pourtant, la maman m’a prise à part. « Ils souffrent d’autisme tous les deux », m’a-t-elle révélé. « L’un va dans une école spécialisée, l’autre à l’école du quartier avec une assistance. »
J’étais stupéfaite. Tout a pris sens d’un coup, la difficulté que j’avais à capter leur regard, leur difficulté à formuler des réponses à mes questions… Ce que j’avais mis sur le compte de la bouderie était un trouble du comportement. Alors que je pensais qu’ils n’avaient pas envie de coopérer, ils faisaient tout leur possible.
« Je ne m’en serais jamais doutée, ai-je dit à cette maman, et pourtant j’ai quatre garçons. Ils sont bien ! » Nous nous sommes regardées toutes les deux, dans un moment d’intense communion. On pouvait lire dans ses yeux l’amour qu’elle portait à ses enfants, et le poids au quotidien du défi que la vie lui avait envoyé. Tout à coup j’ai réalisé la générosité folle d’offrir à ces deux enfants un voyage en Europe, de l’autre côté de la planète : ils arrivaient d’Australie. J’avais devant moi l’Amour Maternel. « Vous aussi, vous êtes bien », ai-je ajouté en lui touchant le bras. Quand je me suis tournée à nouveau vers la grande allée pour enchaîner sur les futures capucines, je me suis aperçu que j’avais des larmes plein les yeux.
Le lendemain c’était la journée de l’autisme, ce qui m’a poussée à partager ceci. Ces troubles du comportement sont encore peu familiers de ceux qui ne sont pas directement touchés. Nous avons du chemin à faire pour aller vers le respect, la considération et l’empathie à l’égard des autistes et de leur entourage.
Cette histoire est aussi la preuve qu’on ne devrait pas faire de suppositions. On n’a pas toutes les clés. On passe son temps à essayer de deviner pourquoi les autres agissent de telle ou telle façon, pour savoir où nous en sommes de notre lien avec eux, mais ces suppositions sont sans valeur, quand on voit à quel point on peut se tromper.
Monet par Manet
13 décembre 2019 / 4 commentaires sur Monet par Manet
Staatsgalerie de Stuttgart, Allemagne
Les peintres Monet et Manet étaient proches non seulement par leurs noms presque semblables, mais aussi par la solide amitié qui les a liés. En 1874, Claude et son épouse Camille résident à Argenteuil, au bord de la Seine, et adorent passer des heures sur l’eau dans le bateau-atelier bricolé par Monet, une barque dotée de quelques planches qui forment une cabine.
C’est ainsi que Manet les représente sur cette toile exécutée sur le vif. Où se tient-il lui-même ? Sur la berge ? Les gris dominent, comme s’il voulait rendre l’idée de l’ombre qui règne sous l’auvent. Monet peint, sans doute l’un de ses chefs-d’oeuvre de la période d’Argenteuil. Camille a l’air d’avoir apporté un ouvrage pour s’occuper, si vaguement esquissé qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’une broderie, d’une tapisserie ou d’autre chose. Elle n’est pas assez absorbée pour ignorer le regard de Manet sur elle. Derrière on devine les flots de la Seine.
Une autre toile également conservée en Allemagne offre un plan plus large et un angle différent. On reconnaît le store à festons au-dessus du couple, le chapeau de paille porté par Monet. On peut supposer que les deux oeuvres ont été faites le même jour. Mais laquelle en premier ? Et pourquoi changer de style entre l’une et l’autre ? Manet voulait-il expérimenter une nouvelle technique ?
La facture est moins rapide, sauf pour la silhouette de Camille. Celle de Monet concentré sur son travail tranche au milieu de tout ce bleu. Le noir a presque déserté le tableau, signe de l’influence de l’impressionnisme sur Manet.
J’aurais bien aimé savoir ce que les deux amis se sont dit en regardant leurs toiles respectives à la fin de la journée.