L’épidémie
Une pièce de théâtre en un acte d’Octave Mirbeau prend un relief particulier en ces temps de pandémie : il s’agit de l‘Epidémie (à lire sur Gallica). On est en 1898, et pourtant l’ironie de Mirbeau est d’une actualité étonnante. Elle porte sur la gestion de la crise.
J’ai retrouvé dans mon grenier, comme déjà La 628-E8, un volume passablement explosé des Farces et Moralités parues en 1904 chez Fasquelle, envoyé par l’auteur au directeur de l’Excelsior.
Un petit texte tapé à la machine est contenu dans le livre. On dirait un article prêt à être envoyé à la composition, à moins que ce ne soit le prière d’insérer, mais ils sont habituellement imprimés plutôt que dactylographiés. Une seule phrase, mais elle cogne bien.
Toutes les pages du livre ont été découpées, preuve qu’il a été lu. C’est l’Epidémie qui ouvre le recueil.
Mirbeau a placé l’action dans la salle des délibérations du Conseil municipal, dans une grande ville maritime. Le maire a convoqué une séance secrète et extraordinaire du conseil car il vient d’apprendre qu' »une épidémie de fièvre typhoïde vient de fondre sur la ville ». Le foyer en est la caserne de l’arsenal.
– Combien de décès ?
– Hier, douze soldats sont morts… ce matin, seize.
– Ah !… Combien de malades ?
– A l’heure actuelle, on compte cent-trente-cinq malades.
Le décompte, déjà…
Les conseillers ne se sentent pas concernés par ces soldats qui meurent. Ils bottent en touche :
Nous n’avons pas à prévoir des choses qui ne sont pas encore arrivées… Si contrairement aux avis de la science, une pareille éventualité se produisait… si des symptômes alarmants et que nous n’avons pas le droit de préjuger, se manifestaient… eh bien, nous aurions toujours le temps de prendre les mesures nécessaires… Dans l’état actuel, nous ne devons pas intervenir…
Au préfet maritime qui réclame de l’eau de source et des casernes salubres, ils répliquent :
– Il est inouï, le préfet… Il est inouï…
– Si les soldats n’ont pas d’eau, qu’ils boivent de la bière…
– Si les casernes sont malsaines, eh bien, qu’ils campent…
Bref, pas de crédits. Mais un huissier apporte l’annonce de la mort d’un bourgeois, emporté par l’épidémie. C’est alors le docteur Triceps, conseiller municipal et comité scientifique à lui tout seul, qui prend les choses en main d’un ton martial :
– Nous devons lutter ! Aux circonstances douloureuses, opposons les résolutions viriles… Aux périls qui nous menacent, l’énergie qui en triomphe… Etes-vous prêts à tous les sacrifices ?
– A tous… à tous…
– Il nous faut de l’argent…
– Nous en trouverons.
– Nous en inventerons… nous en forgerons…
– Les emprunts !
– Les octrois !
– Les expropriations !
– Il faudra démolir les vieux quartiers de la ville, ces foyers d’infection…
– Nous les démolirons…
– et les reconstruire…
– nous les reconstruirons…
Suivent des mesures délirantes, et enfin :
– Nous établirons des conseils d’hygiène en permanence… des commissions de salubrité… des syndicats de prophylaxie… Des congrès médicaux. Des instituts Pastoriens…
– Votons… Guerre aux microbes ! Guerre à la mort ! Vive la science !…
– Oui, Messieurs, nous allons voter… des choses inouïes… des mesures exceptionnelles…révolutionnaires même… des sommes formidables…
– Je demande dix millions.
– Que voulez-vous faire avec dix millions ?… Non, vingt millions!
– Cinquante millions !
– Eh bien 75 millions !
– Non… Cent millions !… (Hourrah formidable)
Un très vieux conseiller émet des doutes :
– Mais où trouverons-nous tous ces millions ?
Je vous laisse découvrir la réponse du maire et des autres conseillers à cette question saugrenue.
Sur le quai de la gare
La gare de Vernon a été rebaptisée récemment Vernon-Giverny. Si vous prenez le train en direction de Paris, il faut vous placer sur ce quai. Pour aller vers Rouen et Le Havre, c’est en face. Cette partie de la ville n’a pas beaucoup changé depuis l’époque où Monet circulait à bord d’un train tiré par une locomotive à vapeur.
A l’époque, il existait une correspondance à Vernon, comme l’indique le panneau « Embranchement de Gisors à Pacy ». On pouvait prendre le petit train qui desservait la vallée de l’Epte, et dont l’une des premières haltes était Giverny. A condition de ne pas être trop pressé. Quand on possédait une belle bicyclette comme le voyageur de gauche, c’était plus vite fait à vélo.
« Giverny en photos » est paru !
Je viens de recevoir mes exemplaires auteur… Tada !
Tout juste sorti de presse, voici Giverny en photos, publié par les éditions Orep.
C’est un livre de 288 pages constitué de photos et rien que de photos ! Ou presque : quelques paragraphes d’explication au début, de temps en temps une citation en français et en anglais, et c’est tout pour le texte.
J’ai pris grand soin à sélectionner ces vues de Giverny de façon à ce qu’elles racontent quelque chose, même sans mots. La beauté des jardins de Monet à travers les heures et les saisons, leurs lumières changeantes, la coquette maison du peintre et de sa famille… Une cinquantaine de clichés sont consacrés au village lui-même.
Cela n’a pas été une mince affaire de fouiller parmi les quelque 120 000 photos que j’ai faites à Giverny au cours des dix dernières années. Ce sont mes préférées, les plus fidèles à l’esprit des lieux. Elles ont été superbement mises en page par la graphiste Sophie Youf. J’adore le résultat.
Et je suis fière que mon cher Giverny s’inscrive dans la collection de recueils de photos des éditions Orep, qui compte déjà des ouvrages tous plus beaux les uns que les autres : le Mont Saint-Michel, les châteaux de la Loire, la Seine-Maritime, l’Orne, le Cotentin, les îles Chausey… tous à 15 euros.
Giverny en photos est déjà disponible chez votre libraire préféré, vous savez, celui qui est prêt à vous commander tous les livres de la terre, celui qui vous donne l’occasion de sortir de chez vous et d’échanger quelques mots avec quelqu’un d’adorable… En plein confinement, que c’est bon…
La maison de Monet vue de dehors
Le printemps est là, même si les sites culturels doivent rester fermés… Les arbres sont de plus en plus nombreux à fleurir en ville et dans les jardins. Bonnes promenades à vous en ce week-end pascal !
La Seine à vélo à Vernon
Envie de prendre l’air ? Quelques tours de pédales le long de la Seine, cela vous tente ?
L’itinéraire de la Seine à vélo, qui relie Paris à la mer, n’est pas encore aménagé pour les cyclistes sur tout son parcours. Il se compose de sections aménagées et d’autres où les vélos doivent s’insérer dans la circulation. A Vernon, une très jolie portion a été réalisée le long du fleuve. Si elle n’est pas très longue, elle offre un confort optimal et des vues superbes.
Le parcours très bucolique traverse les prés de Vernonnet. Voici leur aspect au mois de juin.
Côté Seine, le panorama est celui des motifs de Monet.
Au milieu de toute cette nature, la technologie fait son apparition. Voici l’e-Tree :
Grâce à ses feuilles en panneaux photo-voltaïques, cet arbre du futur est autonome en énergie. Il la restitue sous forme de borne à clés USB :
Ce n’est pas toujours facile pour les cyclistes de recharger leur portable ! Ici ils peuvent faire une petite pause et se désaltérer :
Des tables à pique-nique plus conventionnelles ont été prévues, où l’on peut s’abriter de la pluie comme du soleil.
L’aménagement est en cours sur la commune de Giverny. Il emprunte assez largement le tracé de l’ancienne ligne de chemin de fer : autant dire que c’est tout plat !
L’allée centrale en photos
L’allée centrale du jardin de Claude Monet était l’un des éléments les plus photographiés de sa résidence de Giverny du vivant du peintre, déjà. La comparaison des photos anciennes permet de suivre l’évolution de cette grande allée.
Sur la première, qui appartient au fond d’archives du musée Marmottan-Monet, les épicéas donnent un aspect forestier au chemin. Les floraisons s’étirent en bandes parallèles sur trois hauteurs. Les capucines rampantes dessinent des vagues sur le gravier.
La deuxième et la troisième photo dévoilent l’installation d’arceaux métalliques. Un arbre sur deux a été abattu.
Sur la quatrième photo, on voit que Monet a décidé d’étêter les arbres restants. Les troncs servent de support à des rosiers grimpants. C’est une vue printanière, les capucines dépassent à peine des bordures. De grosses touffes de pivoines marquent les pieds des arceaux.
La dernière photo est à nouveau une vue de fin d’été. Les troncs ont été éliminés et remplacés par des arceaux, donnant à l’allée l’aspect qu’on lui connaît encore aujourd’hui.
L’église de Vernon
Claude Monet – L’église de Vernon – 1883 – huile sur toile 65 x 81,4 cm
Collection particulière
Cette toile de Claude Monet a été vendue par Christie’s en octobre 2020, ce qui nous vaut le bonheur de la mise en ligne d’une image numérique de grande qualité et de commentaires en anglais de l’expert.
En juin 1883, Monet vient d’arriver à Giverny avec sa famille. Il explore les environs à la recherche de paysages à peindre, et tout porte à croire qu’il arrive à hauteur de l’église de Vernon, motif à 45 minutes à pied de chez lui, en bateau-atelier, parce que c’est plus pratique avec tout son matériel, et parce que la berge est absente de la toile.
Si vous utilisez la fonction de superzoom proposée en dessous de l’image, vous pourrez vous approcher de l’oeuvre comme si vous aviez le nez dessus. A en juger par la faible épaisseur de peinture et par la toile encore visible par endroit, le tableau semble avoir été achevé en une seule séance.
C’est ce qui lui confère sa fraîcheur et sa puissance, avec ses tons de bleus et de verts si flatteurs. Monet transcrit avec spontanéité le paysage qui s’offre à lui.
Onze ans plus tard, en 1894, il reviendra faire six toiles de la collégiale Notre-Dame de Vernon en appliquant le principe des séries.
Quand est-ce qu’on ouvre ?
La fondation Claude Monet rouvrira-t-elle à la date prévue, le 1er avril ? Bien malin qui saurait répondre à cette question. Les jardins et la maison du peintre ont dû fermer le 30 octobre 2020 comme tous les sites culturels en France. Pour Giverny, les conséquences de la décision gouvernementale étaient limitées : on était à trois jours de la fin de la saison, traditionnellement fixée au 1er novembre.
Depuis, quatre mois ont passé. Mais aucune annonce officielle ne laisse encore espérer la fin de la vie sans musées.
A nouveau, les jardiniers de Giverny s’activent pour être prêts à l’heure, sans savoir si les visiteurs seront au rendez-vous. Le grand show qu’ils préparent depuis des mois aura-t-il des spectateurs ?
Edit du 25 mars : l’Eure faisant partie des départements confinés pour 4 semaines, une nouvelle date d’ouverture vient d’être fixée au 19 avril, sous condition d’autorisation administrative.
Accès libre
Après le froid glacial de la semaine dernière, la douceur s’est installée ce week-end, pour la première fois depuis l’année dernière. Les promeneurs étaient nombreux dans la campagne, et plusieurs ont même été tentés par l’ascension de la colline qui domine la vallée de la Seine, d’où ils pouvaient contempler un panorama proche de celui représenté par Robinson.
En 130 ans, la ville de Vernon s’est étendue, mais le paysage est sensiblement le même. On repère toujours la collégiale dont le large toit d’ardoise coiffe la vieille ville, et le pont sur le fleuve, qui n’est plus fait d’arches de pierres. A droite, je crois apercevoir sur le tableau une évocation du château des Tourelles.
Theodore Robinson adorait prendre de la hauteur. Il a peint de nombreuses vues depuis les collines au-dessus de Giverny, en direction de Vernon, du village lui-même ou du val d’Aconville de l’autre côté de la Seine.
Robinson est l’un des peintres les plus importants de la colonie de Giverny, où il a séjourné longuement. Quelque années avant de s’installer dans le village, il avait étudié à l’école des Beaux-Arts de Paris ; pour y être admis, il avait dû réussir le redoutable examen de langue française. Cette maîtrise linguistique a facilité ses contacts avec Claude Monet, dont il est devenu l’ami.
Le tableau ci-dessus fait partie des collections de la National Gallery of Art de Washington et il est librement téléchargeable en haute résolution, selon la politique d’Open Access du musée pour les oeuvres élevées au domaine public. L’agrandissement permet de détailler chaque coup de brosse comme si on avait le tableau sous les yeux.
Le tableau préféré
De très nombreux musées sont fermés de par le monde, et leurs équipes font de gros efforts pour garder le lien avec le public privé du contact direct avec l’art. Cela passe par de petites vidéos ou des commentaires qui deviennent un peu plus personnels que d’habitude.
Ceux qu’on ne voit jamais, les employés des musées aux diverses responsabilités sont invités à présenter leur oeuvre favorite parmi les collections. Il n’est pas rare que ce soit un Monet.
Ils nous parlent avec leur coeur. Ces personnes qui ont choisi de consacrer leur vie professionnelle à l’art l’ont fait parce que l’art les touche, plus encore que d’autres. Les circonstances présentes leurs donnent l’occasion de sortir de la pure analyse stylistique, jusqu’ici la seule acceptable, pour aller vers l’émotion. Et pour éclairante que soit la première, c’est la seconde qui fait de nous des humains. Par delà les frontières et les confinements, nous voilà réunis dans notre ressenti face à la peinture de Monet.
Jusqu’où peut-on se livrer ? Qu’est-il convenable de dire ? C’est la personnalité de chacun qui le détermine. Sensibilité, empathie, humour, gratitude, fierté, on trouve tout cela dans leurs messages.
A Cleveland, Heather Lemonedes Brown, directrice-adjointe du musée et conservatrice en chef, en télétravail, a choisi le grand Monet ci-dessus dénommé Agapanthes, peint pendant la Première Guerre mondiale, parce qu’il est pour elle un exemple de chef d’oeuvre exécuté pendant une période d’isolement et de difficulté et qu’il continue d’offrir, quelque cent ans plus tard, le réconfort de l’art et de la nature à qui le contemple.
A Stuttgart, le très beau Monet peint à Giverny Prés au printemps est le tableau préféré de Nathalie Frensch, conservatrice de l’art des 19e et 20e siècle. « Ce tableau me fait toujours penser à ma grand-tante, confie-t-elle. En 2006, elle a vu pour la première fois chez nous à la Staatsgalerie « Prés au printemps ». Dans la boutique du musée, elle a acheté tous les objets avec ce motif. Depuis, elle s’est constitué presque une petite collection personnelle, de l’assiette au parapluie en passant par le linge de lit, elle a tout. »
J’adore cette petite anecdote racontée avec tendresse. Je suis cette dame subjuguée par ce Monet magnétique au point d’avoir envie de s’immerger dedans, je suis cette petite nièce heureuse d’être témoin de l’emballement de son aïeule. Au passage, voici les objets dérivés réhabilités, eux que les conservateurs considèrent souvent comme un mal nécessaire.
La directrice du musée de Stuttgart n’a pas choisi un autre tableau. Christiane Lange souligne que les Prés au printemps de Monet ont été, il y a cent ans tout juste, le premier achat des Amis du musée. « Un détail de ce chef-d’oeuvre de l’impressionnisme brillait l’été dernier sur nos supports publicitaires dans le centre ville de Stuttgart et célébrait nos fidèles Amis, à qui nous devons de nombreux achats d’oeuvres importantes depuis cette première acquisition. »
Inondations
Claude Monet avait l’art de tirer parti des caprices de la nature. L’intérêt artistique des inondations ne lui a pas échappé : il a repris ce motif à plusieurs reprises.
La lumière crépusculaire est celle du soir. Monet peint trois toiles du même endroit, dans des dominantes bleutées, mauves puis roses.
Il n’a pas eu à aller bien loin. Selon le catalogue raisonné établi par Daniel Wildenstein, cette rangée de saules parallèle à la route se trouve dans la Prairie, près du jardin d’eau. Je pense que l’un des arbres au moins a survécu, le long du ru du côté du buste de Monet.
Monet se serait donc installé plus ou moins sur le talus du chemin de fer, surélevé, où il était au sec. Devant lui, le plan d’eau immobile tend un miroir aux arbres et offre de beaux reflets.
L’équipe de Wildenstein est allée compulser les archives météorologiques :
« Des pluies considérables au cours de l’automne 1896 (20 jours en septembre, 21 jours en octobre, 12 jours en novembre, avec un total de plus de 300 mm) ont provoqué des inondations. L’Epte en crue envahit la Prairie où se trouve le rideau de saules situé à proximité de la propriété de Monet. »
On est donc probablement en décembre 1896.
Comme la Prairie de Giverny présente le même aspect de grand lac en ce moment, je suis allée chercher dans les archives de la météo les cumuls de précipitations. En 2021, les 300 millimètres de pluie ont été atteints en deux mois seulement. Après un mois de novembre assez sec (24 mm), il est tombé 166 mm d’eau en décembre 2020 et 137 mm janvier 2021. Et le début février a été bien arrosé aussi. Mêmes causes, mêmes effets.
Les registres matricules des fils Monet
Les dossiers militaires des fils de Claude Monet, Jean et Michel, ainsi que ceux de ses beaux-fils Jacques et Jean-Pierre Hoschedé, sont consultables en ligne. Ils se trouvent non pas aux archives départementales de l’Eure comme on pourrait s’y attendre, mais à celles de la Seine-Maritime. Jusqu’en 1928, l’arrondissement des Andelys, dont fait partie Giverny, ressortissait du bureau de recrutement de Rouen sud.
La recherche est très simple puisqu’il suffit de taper Monet ou Hoschedé dans le moteur du site pour voir apparaître les dossiers de la famille.
Le registre matricule donne une série de renseignements sur la personne, son éducation, ses différents domiciles et bien entendu ses états de service.
Depuis 1872, le service militaire est universel et le tirage au sort permet d’en déterminer la durée.
Jean Monet décède le 9 février 1914, il ne fera donc pas la guerre. Son dossier nous apprend qu’il a fait 3 ans de service militaire. Il séjourne à Mulhouse et Bâle en 1892, puis à Déville et Rouen, et enfin Giverny. Son passage par Beaumont le Roger n’a pas été enregistré.
Les trois autres jeunes gens de la famille ont tous fait leur service, puis participé à la guerre de 1914-18, et cela sans blessure enregistrée dans leur dossier. Il faut dire que la conduite automobile, une compétence rare à l’époque, leur a valu d’être incorporés au train des équipages motorisés, service automobile. C’est le cas de Michel et de Jean-Pierre. Jacques, qui travaille à la société d’aluminium française, n’entre dans la coloniale qu’en 1917. Son dernier domicile enregistré est à Saint-Servan, près de Saint-Malo.
La fiche de Michel Monet nous livre des détails sur sa santé. D’abord ajourné pour raison de santé (faiblesse ! ) il est finalement incorporé en 1900 et passe deux ans sous les drapeaux. Le 5 février 1904 il est réformé temporairement pour fracture du fémur droit et hydarthrose du genou droit. Un an plus tard, le genou n’est pas remis. Enfin, il est réformé en raison d’un raccourcissement de sa jambe droite suite à la fracture de la cuisse.
Cela ne l’empêche pas d’être mobilisé, jugé apte, et incorporé, on l’a vu, pour conduire les véhicules motorisés, à partir de mars 1915.
Lumière
Les romans biographiques offrent parfois des fulgurances que les biographies classiques ne permettent pas. C’est le cas de Lumière par Eva Figes, ou plus près de nous, de Deux remords de Claude Monet par Michel Bernard.
Lumière est paru en 1983 en Grande-Bretagne et a été soigneusement traduit par Gilles Barbedette. Le texte, assez court (115 pages), a quelque chose d’expérimental qui déroute. De fines descriptions de la luminosité rythment chaque heure d’une journée dans la vie des Hoschedé-Monet, peu après le décès de Suzanne en 1899. On passe de la perception de l’un à celle de l’autre, en essayant de deviner de qui il est question. On cherche désespérément une histoire, alors qu’il n’y en a pas, et c’est peut-être cela qui dérange le plus : le livre ne raconte pas, il décrit.
Et cela, Eva Figes le fait avec brio. La lente progression de la lumière du jour puis son déclin, heure par heure, influence tous les protagonistes. Mais derrière ce parti très impressionniste – admirable mais un peu ennuyeux selon certains lecteurs – se profile une analyse minutieuse des relations entre les personnes, de leurs émotions, ressentis et solitudes. Figes s’y entend pour nous faire comprendre le côté patriarcal de la famille, la place des femmes, des enfants, des employés, et bien entendu de Claude Monet.
Il en impose. Il écrase tout le monde. Mais lui-même est tout entier à sa peinture et à sa famille, avec le poids de la responsabilité. Et chacun vit dans sa bulle, son monde, avec ses espoirs et ses attentes. Figes nous fait entrer dans leurs pensées les plus secrètes.
Elle a tout compris de Marthe, par exemple, l’aînée des enfants Hoschedé. Si Theodore Butler se remarie avec elle, ce n’est pas (seulement) parce qu’elle est la plus âgée et celle qu’il convient de caser in extremis. C’est parce qu’elle s’est, en tant qu’aînée, toujours occupée des plus jeunes, et que c’est donc avec naturel qu’elle a pris en charge les enfants de sa soeur décédée. Elle sait s’y prendre avec les petits, mieux sans doute que Blanche ou Germaine. Et Butler lui est reconnaissant de s’occuper de ses enfants.
Aujourd’hui, les veufs n’ont plus pour habitude de chercher une remplaçante à leur épouse parmi ses soeurs, mais c’était banal il y a 120 ans. C’est le mérite d’Eva Figes de nous plonger dans la mentalité de l’époque et d’avoir fait de son petit livre bien plus qu’une étude impressionniste de la lumière.
Le cadastre de Giverny
Les archives de l’Eure ont mis en ligne une foule de documents accessibles en quelques clics, notamment le cadastre napoléonien. A Giverny, cette cartographie systématique du territoire national a été opérée bien après la chute de l’Empire, puisque le plan de la commune parcelle par parcelle date de 1836.
C’est un demi-siècle plus tôt que la période qui nous intéresse, celle de Monet et de la colonie impressionniste. Le cadastre napoléonien offre donc un compte-rendu très détaillé du village avant les constructions résidentielles de la fin du siècle, qui ont accéléré sa transformation.
Voici une vue du quartier du Pressoir où Claude Monet et sa famille s’installeront en 1883. Sa propriété s’étend actuellement de la ruelle Leroy à la ruelle de l’Amsicourt, les deux petites voies plus ou moins verticales sur le dessin. Autour d’une grande parcelle blanche, on aperçoit plusieurs parcelles saumon et, le long de la rue principale et de la ruelle de l’Amsicourt, des formes grises et roses. Selon les légendes des couleurs du cadastre, les rectangles gris sont des maisons d’habitation, les bâtiments roses sont plutôt d’usage agricole. La couleur saumon indique un jardin. Le blanc pourrait être un champ ou une prairie.
Les bâtiments présents sur la future propriété de Monet vont faire l’objet de bouleversements. Plusieurs seront rasés pour reconstruire du neuf. Monet, au départ, ne possède pas toutes les parcelles, il en fera l’acquisition à mesure que l’occasion s’en présentera.
Un autre élément frappant de ce cadastre, c’est le tracé de la rue principale du village, dénommée ici rue de Haut. Elle bifurque à la hauteur de la ruelle Leroy pour partir à l’ascension de la colline, vers la ferme de la Côte. Plusieurs bâtiments seront rasés pour permettre la continuation de la voie tout droit, à travers le clos Morin. Je n’ai pas encore trouvé la date exacte de ces travaux, au début du 20e siècle. Quoi qu’il en soit, quand Monet peint ses Meules dans le clos Morin, il faut qu’il passe par le haut ou par le bas.
Côté jardin, de Monet à Bonnard
Le musée des impressionnismes Giverny annonce déjà sa prochaine expo, qui devrait ouvrir le 1er avril. Elle concernera les jardins impressionnistes ! Je m’en réjouis car j’adore et le thème et la période, et c’est la promesse d’un très agréable moment dans les galeries du musée givernois. Mais tout de même, comment les commissaires, Cyrille Sciama, le directeur du musée, et Mathias Chivot, spécialiste des Nabis, vont-ils s’y prendre pour éviter un air de déjà vu ?
Selon le site du musée, ils proposeront un éclairage inédit sur la « sensibilité face au jardin, entre émotion personnelle et réclusion. » Les sections auront pour thèmes « l’espace, les silences, les jeux, le jardin luxuriant, le jardin clos et le retour à l’impressionnisme. » Alléchant, n’est-ce pas ?
C’est la belle toile de Claude Monet prêtée par le lycée Monet de Paris, souvent vue à Giverny, « Nymphéas avec rameaux de saule » qui sert d’affiche à l’exposition. Au moins un autre Monet sera là aussi, venu de Montpellier, « Jardin en fleurs à Sainte Adresse ». En ces temps incertains, et après l’expérience cruelle de l’expo sur le plein air de l’an dernier, le musée n’en dévoile pas plus sur les oeuvres qu’on peut espérer voir. Attendons.
Quelques flocons sur Giverny
La carte de Météo France avait un aspect original ce matin : elle annonçait de la neige ( 2 à 4 centimètres, ne nous emballons pas ) pile sur notre petit coin de France. Juste là et pas ailleurs : ni sur les Alpes, ni sur les Pyrénées, le Massif central, les Vosges ou le Jura, bref partout où il est normal qu’il neige en ce moment.
Les prévisionnistes avaient bien calculé. A l’heure du déjeuner, de gros flocons se sont mis à tomber, de ceux qui couvrent le paysage de blanc et vous collent le nez à la fenêtre d’excitation.
Le temps d’enfiler un manteau, c’était déjà fini. La température est redevenue positive et la neige s’est immédiatement mise à fondre. Ce soir, il ne reste plus un flocon sur les prés.
Angelina Baudy
Parmi tous les personnages inspirants de Giverny, visionnaires, passionnés, engagés, talentueux, Angelina Baudy tient une place à part. Cette femme du 19e siècle a su faire fi des limitations imposées au genre féminin à son époque et se comporter en véritable entrepreneur.
Rendons justice à son époux Lucien Baudy, représentant en machines à coudre et mercerie en gros, qui l’a laissé faire et certainement encouragée et soutenue dans ses projets. Cela mérite d’être souligné, à l’heure où tant de maris faisaient peser leur autorité sur leur épouse. On a l’impression qu’Angelina a eu carte blanche pour engager des travaux considérables. Témoins de la bonne entente du couple, les initiales LB ornent toujours la façade de l’hôtel Baudy. Le L ne signifie pas Lucien mais Ledoyen, le nom de jeune fille d’Angelina.
L’histoire commence au printemps 1886, quand un grand gaillard barbu pousse pour la première fois la porte de l’épicerie-buvette d’Angelina Baudy, un modeste établissement où les gars du coin se retrouvent pour boire le coup. Le barbu cherche une chambre, mais il ne parle pas le français et Angelina ne comprend pas un mot à ce qu’il lui demande. Est-il insistant ? Le prend-elle pour un rôdeur ? Toujours est-il qu’elle lui montre la porte. L’histoire, tant de fois répétée par la suite, est devenue un mythe. Certains narrateurs, qui ont peut-être exagéré sa réaction pour dramatiser l’anecdote, prétendent qu’Angelina met Metcalf dehors.
Ce n’est que le lendemain, quand l’Américain revient avec son matériel de peintre, qu’elle percute. Elle sait ce que c’est, Monet est installé depuis trois ans dans le village et peint en plein air. Son visiteur est artiste ! Il cherche à se loger !
C’est à cet instant que la personnalité d’Angélina se dévoile. La Givernoise aurait pu passer son existence à tenir sa petite épicerie-buvette, mais cette rencontre va changer le cours de sa vie et bouleverser celle du village. La jeune femme a un sens aigu de l’hospitalité. Généreusement, elle laisse sa propre chambre à Willard Metcalf, elle lui prépare des repas, à un prix modique. Le peintre est enchanté. Il promet de revenir avec des amis.
L’année suivante, en 1887, ils sont six, et c’est là qu’elle m’épate le plus : Angelina comprend le potentiel commercial de l’engouement des artistes étrangers pour le village. Son sens de l’accueil va révéler l’entrepreneuse.
Elle ose. Elle se lance. Elle a la foi dans son projet. Elle a confiance que ces messieurs vont revenir année après année. Bref, elle fait construire.
Douze chambres, puis d’autres encore. Des verrières au nord éclairent les combles où les peintres pourront travailler. Et un atelier est bâti dans le jardin.
Comment finance-t-elle ces travaux considérables ? Quel argent familial ou emprunté investit-elle ? C’est un pari risqué. Heureusement, le succès est au rendez-vous. Le mot circule, les artistes affluent. Angelina est attentive à leurs besoins. Elle est l’hôtesse parfaite.
Ses registres et notes d’hôtel, dont une partie nous est parvenue, révèlent l’identité des clients, leur nationalité, mais aussi la liste de leurs dépenses à l’hôtel Baudy : consommations, articles de toilettes, de mercerie ou de bonneterie, matériel de peinture venu des établissements Lefebvre-Foinet à Montparnasse, etc. Dans ce village perdu, ils ne manquent de rien. Et quand le mal du pays se fait trop fort, Angelina leur cuisine des recettes américaines : des haricots façon Boston, de la salade de crevettes à la mode de Kansas City, de l’omelette californienne, des côtelettes à l’anglaise, du pudding à Noël, le tout arrosé de bière, de whisky ou de champagne « Widow Cliquot »…
Et peu à peu les murs de l’établissement se couvrent de toiles, laissées en paiement ou en cadeau. Il y a une grande générosité chez cette femme, un coeur immense doublé d’un sens de l’action.
Elle ne s’arrête pas là. Veuve à 46 ans, la voilà seule aux commandes de l’entreprise familiale, secondée par son fils et sa belle-fille. L’ancienne remise à machines à coudre est transformée en salle de bal. Le potager alimente la cuisine, l’eau du toit alimente le bassin du potager… Le jardin devient un parc. On vient au Baudy pour téléphoner, se faire conduire en carriole à Vernon, jouer au tennis, faire la fête le soir, organiser un banquet pour le dimanche, prendre un verre, acheter du papier et des plumes… Angelina accueille les désirs des autres et y répond sans attendre. Elle a l’art de passer à l’action.
Quand elle s’éteint en 1942, si elle se retourne sur sa vie, elle doit avoir le sentiment que celle-ci a été riche et remplie. Et si elle n’a pas vraiment fait fortune, elle a vécu intensément, avec générosité. Un accomplissement qui va de pair avec, sans nul doute, le souvenir de s’être bien amusée.
Sur le caveau familial, elle apparaît comme Mme Lucien Baudy, selon un usage assez répandu où l’identité de la femme disparaissait derrière celle de son mari.
Ethnobotaniste
Avez-vous déjà lu un livre sur les champignons ? De la première à la dernière page, sans le lâcher, tellement il est palpitant ? Oui, un livre palpitant sur les champignons, cela paraît un oxymore, surtout si l’on n’est pas tellement accro à la cueillette dans les sous-bois, et pourtant c’est possible : Sophie Lemonnier l’a fait.
Cette ancienne givernoise exerce le métier peu banal d’ethnobotaniste : elle étudie les relations entre les hommes et les plantes. Il y a de quoi faire, si l’on veut préserver la mémoire de savoirs qui se perdent avec la disparition des aînés.
En commençant à enquêter dans les Cévennes où elle vit maintenant, elle s’est aperçue que parmi toutes les plantes, les champignons tenaient une place à part. Elle est allée à la rencontre d’une trentaine de Cévenols et Caussenards mycophiles et elle leur a tendu son micro.
L’un des charmes de son livre, c’est la multiplicité des transcriptions audios, avec toute la saveur de l’oralité. Classées, organisées, présentées avec bienveillance, elles se répondent et se complètent d’un intervenant à l’autre, révélant des masses de connaissances issues de l’expérience. Par exemple la réponse à ces questions zappées par les guides d’identification des champignons : qu’est-ce qui les fait sortir ? Quand ? Et où chercher ? Saviez-vous par exemple qu’une averse de grêle, « c’est de l’or » ?
Au pays du cèpe, les gens en connaissent un rayon en champignons, ils peuvent en parler pendant des heures. J’ai dévoré leurs témoignages, fascinée par leur intimité avec les bolets ou les morilles. Ils savent les trouver, les cuisiner, les conserver. Ils ont des milliers de souvenirs de cueillettes dans leur mémoire. Sophie Lemonnier complète cette transmission par ses propres recherches de scientifique. Elle nous explique les différentes familles de champignons, elle retrouve des légendes dont ils sont l’objet… Comparé à la sécheresse des guides d’identification, ce livre-ci est plein à craquer d’humain, et c’est si bon !
« Les champignons, une cueillette de saveurs et de savoirs entre Causses et Cévennes » par Sophie Lemonnier, éditions des îlots de résistance, 28 euros
Eclat
Une nouvelle décoration de Noël a fait son apparition à Vernon cette année. Les six lettres lumineuses accueillent les passants au rond-point de Vernonnet, celui qui se trouve à l’extrémité du pont sur la Seine et permet de se rendre à Giverny. En la découvrant, j’étais partagée entre une joie enfantine (c’est joli !) et une réaction soulagée de contribuable : heureusement qu’on ne s’appelle pas Amfreville-sous-les-Monts ou Saint-Etienne-du-Rouvray, ai-je pensé.
En cette année où les distractions sont rares, les villes ont fait des efforts de déco pour les fêtes, comme chaque année certes, mais nous y sommes d’autant plus sensibles.
Evreux se distingue avec un immense sapin devant l’hôtel de ville. Il se compose d’une structure métallique garnie de 230 petits sapins. Une parure garantie écolo : les sapins sont produits dans l’Eure, à quelques kilomètres d’Evreux, sans pesticides, et seront broyés en copeaux après l’hiver.
Malgré le couvre-feu, il nous reste près de trois heures pour profiter des illuminations. Je me suis promis de faire une chasse photographique des plus belles, à la nuit tombée, pour découvrir les nouveautés et retrouver celles déjà aperçues les années précédentes.
Je vous souhaite de saisir vous aussi toutes les occasions de vous émerveiller. Bonne fin d’année !
Claude Monet en Playmobil
Depuis leur création en 1974 par l’Allemand Hans Beck, les Playmobil ont investi tous les thèmes susceptibles de plaire à des enfants, voire à des adultes. J’ai tout de même été surprise et amusée de constater l’existence d’une figurine Monet, eh oui ! Ou peut-être même deux, un Monet âgé et un Monet jeune. Car la figurine du peintre « Belle Epoque » proposée actuellement par la marque porte la barbe, le béret et présente une certaine smilitude avec le maître de Giverny.
Monet partage l’honneur d’avoir été « playmobilisé » avec plusieurs autres artistes, dont van Gogh et Picasso, ce qui n’est pas très étonnant, et le moins attendu Albrecht Dürer, probablement le plus célèbre des peintres allemands.
Playmobil a cessé de produire son Claude Monet en 1993 je crois, et depuis la cote de l’artiste n’a cessé de monter, en figurine tout comme sur le marché de l’art. Vendue au départ pour quelques francs, la boîte livrée dépasse maintenant la coquette somme de 100 euros.
Une idée de cadeau
Bien sûr, il y a les puzzles des tableaux de Monet et d’autres génies de la peinture… Mais pour changer, pourquoi ne pas faire transformer l’une de vos plus belles photos en petit jeu de patience ? Les prestataires sont nombreux sur le net, et c’est amusant de se glisser dans la peau d’un concepteur, à se demander quelle image se prêtera le mieux au jeu. Si vous aussi avez été traumatisé par les grandes zones unies, vous ferez attention à ce qu’il n’y ait pas trop de ciel…
Quelques jours après la commande, on reçoit sa boite, et on a l’impression que le facteur vous apporte un cadeau pour vous, même si vous avez l’intention de l’offrir. Il a l’attrait de la pièce unique personnalisée.
Les propositions ne manquent pas pour transformer des photos en objets. Le puzzle a l’avantage d’occuper un petit moment, si confinement et couvre-feu se prolongent…
Marie Bashkirtseff par elle-même
Ce nom me disait quelque chose : dans son exposition « Portraits de femmes », en 2016, le musée de Vernon présentait plusieurs toiles de Marie Bashkirtseff, une peintre morte quelques jours avant ses 26 ans, terrassée par la tuberculose, en 1884. Avec une vie aussi brève, l’artiste n’a pas eu le temps de laisser beaucoup d’oeuvres à la postérité, d’autant qu’un certain nombre d’entre elles ont été détruites par les Nazis, m’apprend Wikipédia.
Le livre paru en 1933 aux éditions de la Madeleine est un curieux amalgame d’extraits du journal de la jeune femme, qu’elle entreprend dès ses douze ans, et de ses lettres envoyées anonymement à Guy de Maupassant. Elle s’en explique auprès de l’écrivain, alors qu’ils sont sur le point d’interrompre leur brève correspondance :
Pourquoi vous ai-je écrit ? On se réveille un beau matin et l’on trouve qu’on est un être rare entouré d’imbéciles. On se lamente sur tant de perles devant tant de cochons.
Si j’écrivais à un homme célèbre, un homme digne de me comprendre ? Ce serait charmant, romanesque, et qui sait, au bout d’une quantité de lettres, ce serait peut-être un ami, conquis dans des circonstances peu ordinaires. Alors on se demande qui ? Et on vous choisit.
Marie est tout entière dans ces quelques lignes. Aujourd’hui, on la qualifierait de surdouée. Son journal nous livre les mouvements incessants de sa pensée. Les fées se sont penchées sur son berceau et elle en a conscience. Elle se sait supérieurement intelligente, jolie et talentueuse, ce qui lui donne ce ton de supériorité arrogante.
Pourquoi contacte-t-elle le romancier sans dévoiler son identité ? C’est peut-être qu’elle voudrait être sûre d’être recherchée pour elle-même et non pas pour son nom, sa fortune ou sa figure. Mais elle déchante vite :
Vous ne me valez pas, a-t-elle le front d’écrire à Maupassant. Je le regrette. Rien ne me serait plus agréable que de vous reconnaître toutes les supériorités, à vous ou à un autre. Pour avoir à qui parler.
Autre trait agaçant de son caractère, elle est capricieuse ; elle ne sait pas ce qu’elle veut. Elle ne se sent jamais bien là où elle se trouve. Et puis, je la soupçonne d’être parfois méchante, avec le goût de faire des farces aux gens et de se moquer.
Elle est dévorée d’ambition et de vanité. « Je suis admirable et je m’adore », lance-t-elle à son journal. Elle rêve d’être connue, célébrée. Elle veut épouser un homme riche et vivre en grande dame. Elle raffole de la toilette. Se montrer. Bref, avec un tel narcissisme Marie Bashkirtseff n’est pas forcément quelqu’un qu’on aurait aimé avoir pour amie… jusqu’à ce qu’on découvre sa sensibilité extrême qui fait qu’on lui pardonne tout. C’est cette sensibilité qui la fait s’ouvrir à la question sociale. Elle adopte le style naturaliste. Son mentor : Jules Bastien-Lepage, dont le musée de Vernon possède une très belle toile :
Le catalogue de l’exposition Portraits de femmes du musée de Vernon dit sobrement qu’elle « admire Bastien-Lepage et devient son amie ». Admirer, elle ? ce serait trop tiède. Elle l’adule. Son amie ? Elle l’aime, elle en est folle, elle ne pense qu’à lui. « Jules Bastien-Lepage est mon dieu ! », s’épanche-t-elle dans son journal. Faut-il y percevoir une pointe d’auto-ironie ? Non :
Bastien est un pur génie, Vélasquez peignait comme lui ; mais ce n’était qu’un peintre intelligent, tandis que Jules Bastien est un sublime artiste.
Il a aussi le bon goût d’être son contemporain, et il lui plaît : « Son portrait à lui est absolument un chef-d’oeuvre. »
J’ai bien peur, en attendant, que ma peinture ressemble à la sienne, note-t-elle avec lucidité. Je copie la nature très sincèrement, je sais ; mais tout de même, je pense aussi à sa peinture.
Pourvu cependant que mon tableau, Les Deux Gamins, ne ressemble pas trop à son Pas Mèche, un véritable chef-d’oeuvre !
L’air de famille entre son travail et celui du peintre lorrain est indéniable…
Mais deux obstacles vont empêcher l’idylle : Jules Bastien-Lepage a déjà une femme dans sa vie. Et son frère Emile en pince pour Marie, si bien que Jules s’interdit de lui rafler la belle artiste sous le nez.
C’est la mort qui les réunira. Marie et Jules s’éteignent à quelques jours d’écart, après s’être souvent rendu visite au cours des semaines qui précèdent leur agonie. Jules a 36 ans, il est célèbre. Marie est en passe de le devenir : l’Etat vient de lui acheter un tableau pour le musée du Luxembourg. Elle n’aura pas eu le temps d’exprimer tout son talent de sculptrice et d’écrivaine.
Balade automnale à Giverny
Et la barque des jardiniers était amarrée à l’embarcadère, si tentante…
Immersion
26 janvier 2021 / 4 commentaires sur Immersion
Claude Monet, Nymphéas avec rameaux de saule, 1916-1919 – Lycée Claude Monet de Paris, en dépôt au musée des impressionnismes Giverny
Claude Monet n’a pas cessé d’innover tout au long de sa vie, à mesure que sa perception du monde et sa conception de la peinture évoluaient. Vers 1916-1919, date supposée d’exécution de ses Nymphéas avec rameaux de saule, il peint son bassin de Giverny depuis 20 ans déjà, et il continuera d’expérimenter avec ce motif unique jusqu’à sa mort en 1926.
La toile
La toile est de taille imposante : 1,80 m de large, 1,60 m de haut. Accrochée à quelques dizaines de centimètres du sol, le bord supérieur dépasse la tête du spectateur qui la contemple, tandis que les côtés sortent de son champ de vision. C’est le principe de l’immersion : une oeuvre tellement grande que vous plongez dans la peinture en oubliant le reste du monde.
Que montre cette toile ? Des feuilles étroites attachées à des tiges pendantes, où un oeil habitué à la promenade le long de plans d’eau paysagés reconnaît tout de suite des rameaux de saule pleureur.
Ce n’est pas l’idée de Monet de nous donner à voir un saule pleureur. Ce qui l’intéresse n’est pas l’arbre, mais l’expérience de voir à travers ses rameaux. Ils strient le paysage, arrêtent le regard sur eux en même temps qu’ils laissent deviner l’arrière-plan. On les voit et on voit à travers.
Monet s’est placé devant le saule, au bord de son bassin. Le tronc n’est pas figuré car il est derrière le peintre, dans son dos. Ce parti renforce l’effet d’immersion : nous aussi, nous voilà si près des branches que nous ne voyons pas d’où elles partent.
Les rameaux sombres contrastent avec un fond bleu ciel magnifique qui les met en valeur. L’harmonie de tons froids, la forme souple des feuilles de saule font tout le charme du tableau. Il en émane un grand calme.
Les branches de saule sont si présentes sur la toile qu’il faut un instant avant de remarquer un autre motif confiné au bas et aux côtés de la composition : des formes arrondies et vertes.
Le titre
Je me demande si, sans le titre Nymphéas avec rameaux de saule probablement donné après la mort de Monet, un spectateur non averti comprendrait. Le peintre n’a fait qu’esquisser la forme des feuilles de ses chers nymphéas. Pas une fleur. Titre d’ailleurs trompeur, puisqu’il aurait été plus exact de dire « Rameaux de saule avec nymphéas ». Les nénuphars sont clairement à l’arrière-plan. Faire passer les nymphéas en premier, c’est inscrire la toile dans la production artistique de Monet, évoquer implicitement les célèbres séries, souligner la présence du motif fétiche de l’artiste.
Les Nymphéas
Pour ses contemporains, pas de problème de compréhension : la Belle Epoque semait des nénuphars partout. C’était l’une des fleurs à la mode, à l’égal de la glycine ou de l’iris. Elles ont été largement exploitées comme motif décoratif de l’Art nouveau, qui faisait la part belle au végétal. L’amateur d’il y a un siècle n’a pas d’hésitation, ces formes rondes sont des feuilles de nénuphars.
Une fois que son regard a capté les nymphéas, le spectateur reboote. La présence des feuilles de nénuphar lui impose une nouvelle analyse de ce qu’il voit. Les nymphéas sont des fleur aquatiques. Leurs feuilles flottent à la surface de l’eau. L’arrière-plan bleu n’est donc pas le ciel comme il le croyait mais son reflet. La petite zone blanche sur la gauche devient un reflet de nuage. Tout en bas, les lignes plus ou moins verticales figurent le reflet des rameaux de saule eux-mêmes.
Monet rompt avec les règles traditionnelles de la peinture de paysage. Il n’a pas représenté les bords du bassin, ni l’horizon, ni le ciel. Immersion, encore : nous sommes si près que nous ne les voyons pas. Notre oeil boit le contraste des couleurs et des formes jusqu’à ce que nous nous sentions fondus dans cette nature que le peintre aimait tant. Pour mieux nous faire plonger dans l’eau du bassin, Monet en a redressé le plan à la manière des estampes japonaises. Pas de perspective, la surface de l’eau semble parallèle au plan des feuilles de saule.
La signature
Claude Monet n’a jamais signé Nymphéas avec rameaux de saule. Il avait l’habitude de poser son paraphe sur les tableaux qui quittaient son atelier pour cause de vente ou d’exposition, et qu’il considérait comme terminés. Ceux qui étaient encore chez lui n’avaient pas besoin d’être identifiés. Ce n’est qu’après sa mort que son fils Michel Monet a fait fabriquer un tampon d’atelier rappelant la signature de Claude Monet et qu’il l’a apposé sur toutes les oeuvres non signées dont il a hérité. Sur ce vaste tableau, le cachet paraît d’une petitesse disproportionnée.
Le cadre
Claude Monet considérait-il sa toile comme finie ? Voulait-il y travailler encore ? Impossible de trancher. Il n’a pas jugé bon de fignoler les contours du tableau, qui laissent apparaître la toile par endroit, discrètement encadrée d’une large baguette aux tons ivoire. Ce cadre n’entre pas en concurrence avec l’oeuvre et ne lui impose pas de limitation brutale.
Tout porte à croire que l’encadrement date de l’époque où le tableau a quitté Giverny pour être accroché à un endroit assez inattendu : aux murs d’un lycée parisien.
L’histoire du tableau
En 1954, Michel Monet, le fils du peintre, fait don de cette toile à l’établissement auquel on veut donner le nom de lycée Claude Monet, qui doit être inauguré l’année suivante. Il est situé dans le 13e arrondissement, près de la place d’Italie.
Michel Monet a 76 ans. Il possède encore beaucoup de tableaux de son père, surtout des grands panneaux décoratifs de Nymphéas qui peinent à trouver acquéreur. Les oeuvres de Claude Monet, en particulier les plus tardives, n’ont pas la cote qu’elles atteignent aujourd’hui. Elles ont connu une longue désaffection du public et des collectionneurs dès la mort de l’artiste. En 1954, le rebond s’amorce tout juste, les Suisses en particulier manifestent un nouvel intérêt pour Monet. Ce n’est qu’en 1955 que l’acquisition par le Museum of Modern Art de New York d’immenses panneaux du bassin aux nymphéas marquera un retour en grâce du maître de Giverny, considéré désormais comme précurseur de l’art abstrait.
Donc, au moment du don des Nymphéas avec rameaux de saule, le cadeau n’est pas démesuré. C’est un contre-don adapté à l’honneur de voir le nom de son père porté par un établissement scolaire, pour la première fois sans doute (mais pas la dernière !).
Depuis, la situation a quelque peu changé. Les Monet ont pris des valeurs stratosphériques et on imagine bien que la présence d’une telle oeuvre dans le bureau du proviseur pose un problème d’assurance et de sécurité. Nymphéas avec rameaux de saule est depuis plusieurs années en dépôt au musée des impressionnismes Giverny, pour le plus grand plaisir du public qui peut désormais l’admirer.
Les élèves de la cité scolaire Claude Monet ne sont pas privés d’art pour autant. Leur établissement possède une collection impressionnante d’oeuvres dues à de respectables artistes tels que le prix de Rome Jean Dupas, l’académicien Jean Bouchaud, une extraordinaire tapisserie d’Aubusson de René Perrot, (elle m’a scotchée, allez voir) et une série de quatre vasques monumentales au pied des escaliers.
Avoir la chance de côtoyer des oeuvres d’art au quotidien pendant ses années de scolarité, c’est aussi cela, l’immersion…