« On n’a pas assez de ses deux yeux pour tout voir »

Dans le jardin de fleurs de Claude Monet, septembre déploie sa folie, lançant les corolles jaunes des hélianthes jusqu’à un mètre au-dessus de la tête des visiteurs. Les dahlias, les cupheas, les tithonias, les célosies se bousculent, se pressent et se hissent les unes au-dessus des autres pour mieux voir. Elles assistent au défilé de leurs admirateurs et ne veulent pas en perdre une miette.
Dans les allées règne une soif de voir. Chacun absorbe ce fourmillement de couleurs, ces plantations si denses qu’elles donnent le tournis. Les visiteurs repèrent deci delà des têtes connues, des fleurs qu’ils savent identifier. Mais impossible de les reconnaître toutes. Même avec les meilleures applications, on y passerait trop de temps.
Le groupe que je guide à Giverny est-il sous le charme de ce foisonnement généreux et coloré ? Ce sont des personnes âgées qui se sont levées bien avant l’aube et ont fait plusieurs heures de route pour arriver. Le voyage a été deux fois reporté, il a pu enfin avoir lieu. Elles se sont pliées à toutes les contraintes sanitaires, et les voici enfin dans ce jardin inattendu.
Je me demande ce qu’elles ressentent. Jusque-là elles m’ont écoutées, polies, sans jamais poser la moindre question, presque sans réaction.
Je les regarde avec tendresse, et un peu d’admiration. Est-ce que j’aurai leur courage pour bouger encore, quand j’aurai leur âge ? D’endurer la fatigue d’un voyage pour aller voir de jolies choses ? Est-ce que, dans les mêmes conditions, je ne serai pas sonnée, la tête vide ? Je m’applique à être aussi claire que possible, à bien expliquer sans prendre de raccourci. Je crois deviner une espèce de stupeur devant l’étrangeté des plantations imaginées par Claude Monet. On est enseveli sous l’avalanche.
Nous repartons, et je les entends se dire entre elles que c’est beau, que c’est du travail, et se parler de ce qu’elles font pousser sur leurs balcons. Et puis tout à la fin, l’une d’elles me livre leur ressenti, elle a cette jolie formule si juste et qui me touche : « On n’a pas assez de ses deux yeux pour tout voir. »
Eucomis

Dans la salle-à-manger de Claude Monet à Giverny, le petit chat de céramique dort sur son coussin, près d’une plante en pot. Tout en haut de la longue tige, on aperçoit le petit toupet de feuilles caractéristique de l’eucomis, qui lui a valu le nom de plante ananas. Les fleurs s’alignent en grappe juste au-dessous, charnues et comme découpées à l’emporte-pièce, ravissantes, et feront bientôt place à des graines décoratives elles aussi.
L’eucomis a aussi sa place au jardin, où cette bulbeuse prospère à condition d’être placée en plein soleil dans un sol riche et bien drainé. Elle fleurit tard, en août ou septembre, et prend ainsi le relais d’autres bulbeuses plus précoces.
Des perles sur ma robe

Après la pluie, les fleurs rivalisent d’élégance. Elles tourbillonnent, parées de bijoux pour le bal. La rose rose fait gonfler ses jupons.

La blanche lavatère s’anime de lumière.

Le dahlia s’est mis un brillant derrière l’oreille.
Eloge de la lenteur

Visiter un jardin, c’est une invitation à ralentir. Bien sûr on peut le parcourir au pas de charge, en saisir une vision d’ensemble fugace, qui sera vite effacée. Mais pour vraiment le comprendre et l’emporter avec soi pour longtemps, il faut prendre le temps de s’apaiser jusqu’à son rythme à lui.
Un jardin vibre et bouge, tout doucement. Arrêtez-vous et regardez. Vous percevez d’abord les mouvements provoqués par le déplacement de l’air. Les feuilles s’agitent sous la brise, les rameaux de saule ondulent. Tiens ! Quelque chose remue dans ce massif : un oiseau vit sa vie sous les fleurs, à la recherche de nourriture. Un autre vient de s’envoler, laissant derrière lui une tige qui se balance.
Les bourdons et les abeilles font la cour aux fleurs. Certaines les attirent plus que d’autres et suscitent des visites répétées. Tout ce petit monde travaille avec assiduité, sans musarder ni prendre de pause.

Rapprochons-nous encore, pourquoi pas à distance d’objectif. Faire des photos d’un lieu est une bonne façon de s’obliger à y prêter attention. Et voilà tout un nouveau monde qui se dévoile, fait de déplacements imperceptibles.
Les plantes sont mues par leur énergie propre. Elles s’étirent et grandissent. Elles bourgeonnent, elles se déploient. Leurs corolles s’épanouissent. Puis elles se flétrissent et fanent. Elles sèchent ou tombent, vidées de vie.
J’aime la promesse de pétales sur le point de s’ouvrir, d’une corolle qui va bientôt se dérouler. Cette fête de l’éclosion. Et j’aime aussi la grâce qu’elles mettent à leur chute. Leur savoir-choir.

Tout est éphémère, c’est ce qui fait le prix des choses. Dans le jardin, l’eau et la lumière dialoguent avec les fleurs. Les gouttes se prélassent ou glissent, et finissent en équilibre au-dessus du vide. Instant suspendu… Celle-ci va-t-elle tomber, ou rester là jusqu’à ce que le soleil la boive ? Va-t-elle aller nourrir des racines, ou va-t-elle s’élever, vaporeuse, vers le ciel ?
Le musée Belmondo

Jean-Paul Belmondo aura-t-il un jour son musée ? L’acteur qui nous a quittés il y a trois jours est en tout cas intimement lié à celui consacré à son père, le sculpteur Paul Belmondo. Sa soeur Muriel, son frère Alain et lui-même ont fait don de plusieurs centaines d’oeuvres de l’artiste à la ville de Boulogne-Billancourt, près de Paris, où l’on peut les admirer depuis 2010 dans un étonnant écrin. Le château Buchillot, une folie du 18e siècle, a été aménagé de façon contemporaine par les architectes Chartier-Corbasson, sur le thème d’un cabinet de curiosités.

C’est la photo de Bébel qui accueille les visiteurs à l’entrée du musée, avec son sourire le plus ravageur. Un cahier de condoléances a été mis en place à l’accueil. Mais bien avant de devenir un des acteurs les plus populaires du cinéma français – et de tourner à Boulogne-Billancourt, justement – le petit Jean-Paul a posé pour son papa. Ce buste intime, que Paul Belmondo a sans doute fait par plaisir et par amour, est l’un des fleurons du musée. La petite bouille aux grands yeux rêveurs, les cheveux en bataille, est présentée sur la façade. Davantage qu’à l’acteur à l’énergie débordante, elle fait penser au Petit Prince.

Les oeuvres exposées sont toutes plus belles et émouvantes les unes que les autres, d’une facture classique personnelle, et l’on comprend que Paul Belmondo ait été un artiste fort recherché. Parmi les modèles féminins, je remarque Sylvia Wildenstein, la troisième épouse du biographe de Claude Monet. Elle porte la frange, une coupe au carré, l’oeuvre est datée de 1973.
Nymphéa

La naissance de Jean-Pierre Hoschedé

La signature d’Ernest Hoschedé figure en bonne place sur l’acte de naissance de son fils Jean-Pierre, soigneusement tracée d’une écriture sophistiquée. Comme il se doit, c’est lui qui déclare la venue au monde de son petit dernier. L’acte est passé à Biarritz, où la famille réside « Villa Marie ». C’est dans cette demeure qu’est né Jean-Pierre le 22 août 1877 à 11 heures trente du matin, selon les déclarations du père. Ce qui n’exclut pas la version familiale qui veut qu’Alice ait accouché dans le train : il faut bien donner une commune de naissance à l’enfant.
Une chose est sûre, le couple Hoschedé est ensemble. Leur voyage décidé dans l’urgence alors qu’Alice approche du terme de sa grossesse n’a rien d’un départ en vacances. La famille est aux abois, la faillite d’Ernest sera déclarée le lendemain de notre acte, le 24 août. Il y a un risque de prison pour dettes, leur maison, le château de Rottembourg à Montgeron, va être mise sous scellés et vendue aux enchères avec son contenu. Ils sont à la rue.
On a fait venir le médecin, du moins on peut le supposer, puisqu’un certain « Jean Henri Adéma, Docteur médecin » est témoin et signe l’acte. L’autre témoin, « Cyrille Gardères, maître d’hôtel » est selon toute vraisemblance un employé des personnes chez qui les Hoschedé logent. Selon la biographie de Claude Monet publiée par Daniel Wildenstein, ils sont accueillis par une soeur d’Alice.
Dans la marge de l’acte sont notés les deux mariages de Jean-Pierre Hoschedé. Il épouse Geneviève Costadau aux Andelys le 12 décembre 1903, puis il se marie en secondes noces à la mairie du 8e arrondissement de Paris le 13 août 1958 avec Marie-Louise Elisabeth Prieur. Jean-Pierre décède à Giverny le 27 mai 1961.
Street art à Vernon

Le prénom

L’inquiétude se lit sur le visage de la cliente : elle a perdu son mari. Il a disparu dans Giverny pendant le temps libre après la visite de la maison de Monet. Tous les autres passagers de la croisière, des Allemands, très ponctuels à leur habitude, sont déjà dans le bus, prêts à retourner au bateau.
Elle essaie de lui téléphoner. Elle tient le portable devant elle, je vois le prénom de son époux s’afficher : Adolf.
– Adolf ! Adolf ! Tu m’entends ? C’est moi !
J’ai un léger haussement de sourcil. Pas de surnom câlin, c’est assumé. Adolf il a été baptisé, Adolf elle l’appelle. Je me demande comment on vit ça, si c’est facile ou pas de porter un tel prénom, si cela a une influence sur le cours de votre vie. Pour elle en tout cas, c’est seulement le prénom de son mari. Je calcule qu’il a pu naître pendant la guerre, il approcherait des 80 ans, c’est plausible.
La communication ne passe pas. Impossible de savoir où il a été se fourvoyer. Je refais à pied tout le chemin, j’interroge les surveillants de la Fondation Monet, un message est lancé au talkie : pas d’Adolf.
Au bout de 20 minutes de recherches infructueuses, on ne peut pas faire attendre les autres passagers plus longtemps. Nous rentrons à Vernon. Les croisiéristes le savent, s’ils ne sont pas au rendez-vous et qu’ils manquent le bateau, il faut qu’ils le rattrapent à l’escale suivante par leurs propres moyens, en taxi. Après avoir déposé le groupe, je ne suis pas tranquille. Je repars faire le tour de Giverny en voiture à la recherche d’Adolf.
J’ai fini par le retrouver. A la sortie de la fondation Monet, il n’avait pas pris à gauche, comme tous les guides ne cessent de le répéter : à gauche, à gauche ! Je ne sais quel démon l’avait poussé à partir dans le sens opposé et à marcher jusqu’à l’extrême droite de la rue Claude-Monet. Plutôt que de revenir sur ses pas, il attendait à un arrêt de bus le passage hypothétique d’un véhicule de ligne. Sans argent, avec un téléphone qui ne marchait pas, et sans parler un mot de français. Le petit démon devait jubiler de l’avoir fourré dans ce mauvais pas, j’imagine.
Les Allemands sont naturellement les premiers à s’interroger sur les occurrences de ce prénom aujourd’hui ostracisé. Un chercheur lui a consacré un site entier. Il a retrouvé des porteurs du prénom nés après la guerre et leur a demandé pourquoi ils s’appelaient comme ça, comment ils le vivaient, comment ils voulaient qu’on les nomme, etc. Le site présente des portraits, très sincères et touchants, ainsi que des statistiques. J’ai été surprise de voir que le prénom a connu un déclin bien avant la guerre. Sa mode était passée, l’influence du leader politique n’a pas suffi à enrayer sa chute dès les années 1930. Il est encore donné, de façon très parcimonieuse, comme deuxième prénom le plus souvent, et pour des raisons de tradition familiale tout à fait respectables. Après tout, le petit moustachu à la mèche n’était pas le seul à le porter, il y a une centaine d’années.
[Les fleurs ci-dessus, (des rudbeckias hirta) avec leur oeil rond, m’ont paru bien illustrer la surprise, tandis que leurs pétales déchiquetés sont une image des difficultés de la vie qui nous entament sans nous anéantir.]
Coeurs sombres

Le glaïeul d’Abyssinie (Gladiolus murielae) est en pleine floraison à Giverny. Les jardiniers de la fondation Monet en ont planté des quantités dans la grande allée entre les glaïeuls roses, impossible de les rater. Ils étonnent par leur légèreté et le contraste de leurs pétales tantôt ronds, tantôt pointus. Leur coeur sombre leur confère une profondeur mystérieuse. Comme une plongée dans un abysse.
Si comme moi vous ne situez pas trop l’Abyssinie, vous serez heureux d’apprendre que cette région se trouve dans la corne de l’Afrique, au nord de l’Ethiopie. Se retrouver sous notre ciel normand doit faire un petit choc à ces glaïeuls, mais ils ont l’air de s’en accommoder.

D’autres fleurs présentent ce contraste coloré d’un centre très foncé entouré d’un bord très clair. Dans l’infinie palette des pétunias et des surfinias, les jardiniers de Giverny ont sélectionné ceux-ci. Les variétés très sombres, presque noires, sont à la mode, la bordure claire a l’avantage de bien les faire ressortir sur le feuillage.

Enfin, c’est toujours une joie de retrouver le Ketmie d’Afrique, alias hibiscus trionum, ou fleur d’une heure. Elle fait partie de la grande famille des mauves et la brièveté de sa floraison (quelques heures quand même) est compensée par le nombre de ses boutons. Son coeur sombre animé de doré la rend aussi hypnotique que les yeux de l’être aimé.
Les villes en jaune

L’usage généralisé du GPS a rendu obsolète celui des cartes routières. Il est si pratique de se laisser guider, n’est-ce pas ? 😉 Dans notre monde pressé, cet instrument n’a pas son pareil pour nous emmener rapidement d’un point à un autre. Mais que l’on n’ait d’autre objectif que de musarder, et voilà notre navigateur dérouté. Ses fonctions supposées révéler les points d’intérêt sont décevantes. Dans ce cas, rien ne vaut le bon vieil atlas routier.
Peut-être avez-vous le même dans un recoin de votre voiture, épaisse couverture rouge et reliure à spirales. Il accuse quelques années, mais qu’importe, ce qui vous intéresse ne change guère : les localités pleines de charme.
Je voudrais profiter de ces lignes pour remercier les concepteurs de la carte, qui ont pris la peine d’évaluer l’agrément touristique non seulement des grandes villes, mais aussi des petites bourgades. Sur mon atlas, les noms des villages et des bourgs pittoresques nichés au bord de l’eau ou dans la verdure sont indiqués sur un fond jaune.
Qu’importe le prétexte, quitter l’autoroute pour une conduite plus détendue, profiter d’un déconfinement, organiser un road-trip à moto en mode slow tourisme, trouver un but de promenade de week-end avec mamie… les villes en jaune tiennent leurs promesses. Je ne cesse de m’étonner qu’il y en ait tant dont je n’ai jamais entendu parler, des petits bijoux patrimoniaux et tranquilles qui vous offrent avec bonhomie leurs façades et leurs églises, leurs ruelles tortueuses et les fleurs de leurs jardins.
Dans notre coin, on ne sera pas surpris de voir Giverny et Vernon être indiqués en jaune, tout comme Les Andelys, La Roche-Guyon ou Lyons-la-Forêt. En regardant de plus près, on trouve inévitablement des villes qui n’ont pas eu ce privilège et l’auraient sans doute mérité. C’est le cas de Gaillon, à mon avis. Mais dans l’ensemble la sélection est fiable.
Regardez autour de chez vous, et vous aurez peut-être la surprise de découvrir des noms jamais entendus, et plus encore d’aller voir ce qu’ils cachent. C’est l’occasion de changer d’itinéraire. Nous arpentons toujours les mêmes routes, et quelquefois le changement de département ou de région constitue une barrière psychologique dont nous n’avons même pas conscience. Repérez une ou mieux plusieurs localités en jaune et lancez-vous… Quand vous serez au fond de la campagne, votre GPS sera content d’avoir un nom à se mettre sous la dent.
Août ou la gloire des potagers

Le coeur de l’été marque le moment de l’opulence des potagers, celui d’une abondance que l’on voudrait sans fin. Pour les châteaux ouverts au public qui ont maintenu cette tradition d’un jardin nourricier, il existe bien des façons de rendre celui-ci aussi beau que généreux. Le potager du château de Villandry en est sans conteste l’un des exemples les plus aboutis.
Plus près de Giverny, à la Roche-Guyon, le jardin du château aligne ses fruitiers et ses rangs de légumes. Les cardons sont de la fête. Ils s’élancent dans les hauteurs, bien au-dessus des têtes des promeneurs, qu’ils étonnent par le contraste de leurs feuilles dentelées et piquantes avec la grâce délicate de leurs houppettes mauves.
Visites théâtralisées de Giverny

Ce sourire lumineux, c’est celui de ma collègue Marie Dereux. Ou plutôt de ‘Blanche Hoschedé-Monet’, puisque Marie a décidé de se glisser dans la peau de la belle-fille de Claude Monet pour donner un angle inattendu à sa visite guidée de la fondation Monet. Elle a passé les longues heures de confinement à se fabriquer plusieurs costumes, des bottines au chapeau fleuri, et à sélectionner des citations. « J’ai dû tout réécrire », constate-t-elle, « pour coller avec la date que j’ai choisie ». C’est Claude Monet par un témoin de son temps, presque comme si vous y étiez.
Pour changer des jardins de Monet, Marie organise aussi des visites du village sur le thème de la colonie impressionniste. Cette fois, elle est Louise, une chambrière de l’hôtel Baudy, à qui rien n’échappe de la vie de ses pensionnaires ou des villageois. Un avant-goût ? C’est ici.

Une autre visite théâtralisée du village de Monet est proposée par Chloé Savart, elle aussi guide-conférencière voisine de Giverny. Chloé se présente comme ‘l’arrière petite-fille d’un jardinier et de la femme de chambre de Monet’. Elle raconte avoir retrouvé des lettres dans son grenier, échangées par son aïeule (imaginaire) et une Parisienne, qui retracent la vie du peintre et de ses proches dans la maison rose.
Vêtue de la jupe de sa propre arrière-grand-mère Gisèle, Chloé fait revivre la Belle Epoque à Giverny. Pour cette visite interactive dans les rues du village, Chloé utilise de nombreux objets : chevalet portable, pinceaux, palette, tube de peinture, huile… Une promenade impressionniste idéale pour les enfants à partir de 5 ans, qui plait aussi aux adultes.
Des meules au musée de Giverny

D’un motif de Claude Monet à l’autre… Après la floraison, la prairie de coquelicots et de bleuets du musée des Impressionnismes Giverny est fauchée, et le foin est façonné en meules. Le travail se fait à la main, à l’ancienne. Il dure toute une journée. Le musée en fait un petit événement annoncé dans ses supports de communication.
Les jardiniers du musée confectionnent des sortes de tipis en bambou pour ménager un espacé aéré au milieu de la meule et faciliter sa construction. Il faut éviter que l’herbe sèche pourrisse, car les meules vont rester plusieurs mois dans le pré et inspirer peintres et photographes.
C’est exceptionnel pour du foin de rester si longtemps dehors : d’habitude les agriculteurs se dépêchent de le mettre au sec. Quand Monet peignait des meules de foin, il fallait qu’il fasse vite. Ce n’est qu’avec les meules de blé, qui se dressaient dans les champs jusqu’en hiver, qu’il a pu prendre la temps de capter de nombreux effets. Mais c’était une autre paire de manches de les ‘meulonner’, comme l’explique Jean-Pierre Hoschedé.
Devant vous
Elle est Américaine, mais son humour est très anglais. Kathryn Marshall est une artiste qui se glisse dans la peau de personnages ayant un ascendant sur les autres – présentateur télé, prof de yoga, ou, en l’occurrence, une guide – pour ses performances, délicieusement décalées. Je ne voudrais pas trop vous en dévoiler pour vous laisser le sel de la découverte, tout comme le public, assez médusé. Je viens de découvrir sa performance d’il y a cinq ans au château de la Roche-Guyon, où je guide aussi (mais pas du tout de la même façon !!).
Devant vous fausse visite guidée de la Roche-Guyon par Kathryn Marshall
Ce qu’elle choisit de montrer et tout ce qu’elle passe sous silence interrogent en creux notre propre lecture du lieu. Qu’est-ce qui est digne d’intérêt ? Et pourquoi ? Quel est l’arbitraire du guide dans le choix de ce qu’il donne à voir, et quelle part tiennent les attentes implicites du public ? Et par quelle cécité passons-nous à côté de quantité de détails ?
Et puis, dans un tout autre registre je lui trouve une ressemblance curieuse avec la duchesse d’Enville, le personnage gravé devant lequel elle se tient dans la pièce peinte en rouge. Qu’en pensez-vous ?
Laisser faire

Nul ne sait pourquoi le sens des mots se met parfois à dériver. Compliqué a remplacé difficile, pour une raison obscure. Le dimanche soir, où l’on peut s’attendre à ce que l’autoroute A13 soit saturée, « le retour de Giverny vers Paris sera compliqué « . En fait non. Il sera long. Il demandera de la patience, mais il n’y aura pas de problème à résoudre.
Dans la façon de s’adresser aux autres, une nouvelle courtoisie s’est imposée. Les surveillants de Giverny sont des maîtres de cette politesse contemporaine. Il vaut mieux, car les contrôles à l’entrée sont devenus fastidieux. Il y a quelques années, il suffisait de tendre son billet pour justifier que vous aviez acquitté le droit d’entrée, le gardien en déchirait un bout, et c’était tout. Puis est venue l’époque des attentats et l’opération Vigipirates, toujours d’actualité. On s’est mis à contrôler les sacs des visiteurs.
Etes-vous comme moi totalement blasé de ces contrôles ? Cela ne me fait plus ni chaud ni froid. Mais souvenez-vous, au début, comme c’était choquant et intrusif. C’est personnel, le sac. Pour mieux faire passer la chose, les surveillants ont appris à ne pas brusquer les visiteurs. « Je vais procéder à un contrôle visuel de vos sacs », disent-ils. Pas de forme impérative. Pas de « veuillez présenter vos sacs ouverts, s’il vous plaît ». Ni même de fausse question, du genre « voudriez-vous me montrer votre sac, s’il vous plaît ? » L’habileté de la tournure est d’utiliser la première personne, le je. Il n’y a plus de demande, plus de prière. Voilà ce qui va se passer dans le futur proche. Vous comprenez qu’il faut ouvrir votre sac, sans qu’on vous l’ait explicitement demandé. Vous restez le maître de vos actions.
Avec l’arrivée de la pandémie, l’entrée à la fondation Monet s’est vue conditionnée à deux étapes supplémentaires : la vérification du port du masque et l’arrosage obligatoire des mains au gel hydroalcoolique. Depuis un an, tous deux sont entrés dans nos habitudes. Pour le premier, simple rappel de la loi : « le port du masque est obligatoire pendant toute la visite ». Pour le second, « un petit coup de gel » est proposé avec le sourire. Pas tout à fait du ton avec lequel on propose un verre de vin, une interrogation engageante mais que vous pouvez décliner ; plutôt du ton d’une évidence qui ne laisse pas de place à l’espoir d’avoir une chance d’y couper.
Depuis quelques jours, les surveillants doivent faire preuve d’encore plus de diplomatie : en plus des contrôles précédents, ils doivent s’assurer que les visiteurs sont munis d’un pass sanitaire valide. Le pass est exigé, il faut absolument que les visiteurs le présentent. Les surveillants emploient donc la façon contemporaine de donner des ordres poliment : le laisser faire. « Je vous laisse me présenter votre pass sanitaire », disent-ils. Vous avez remarqué ? Cette formule absurde a le vent en poupe. Elle m’a frappée l’an dernier, alors que, à la faveur du déconfinement, j’étais allée acheter des chaussures. La patronne, derrière sa caisse, aboyait « je vous laisse mettre du gel » à chaque personne qui entrait dans le magasin. Evidemment. Elle n’allait pas nous en frotter les mains elle-même. On allait y arriver tout seul.
J’y ai repensé tout à l’heure, quand la pharmacienne m’a dit « je vous laisse me suivre ». Cela ne me serait pas venu. Je suis de la vieille école, celle qui aurait dit « voulez-vous me suivre, s’il vous plaît ? » Un voulez-vous purement rhétorique, certes, qui pour adoucir l’ordre vous fait croire que vous choisissez une action. J’ai donc choisi, de mon plein gré, de la suivre, tout comme les visiteurs de Giverny acceptent de se soumettre aux contrôles. Dans cette société de plus en plus contrainte, on ne nous a jamais laissé faire autant de choses.
Reliées

Hier matin j’ai guidé une famille dans les jardins de Monet. Arrivés au bout du bassin, mes clients se sont livrés à la traditionnelle séance photos devant les Nymphéas et je me suis éloignée de quelques pas en attendant. J’étais debout au bord de l’étang, rêveuse, les yeux perdus sur la surface, quand j’ai senti une main fine se glisser dans la mienne. C’était l’aînée des enfants, une fillette de dix ou onze ans. « J’ai besoin de tenir la main de quelqu’un en regardant ça, » a-t-elle soufflé tout bas à travers son masque. « Ca vous ennuie ? »
J’étais émue moi aussi, du coup. « J’adore ça ! » l’ai-je encouragée. Et puis après, surtout plus un mot pour ne pas briser cet instant qu’elle avait créé. Nous avons rêvé à deux en regardant la brise jouer entre les nénuphars. Puis nous avons fait quelques pas main dans la main jusque sous le saule, et nous avons attendu les autres. Je sentais sa paume contre la mienne, en ces temps où les adultes ne se serrent plus la main. Je la devinais submergée par la beauté du jardin, attentive à son émotion. En train de vivre un moment fort, un souvenir pour plus tard, peut-être.
La parenthèse s’est refermée, la visite a repris son cours. Mais cette petite main disparue a laissé son empreinte dans la mienne. Si je ferme les yeux, ou si je contemple le bassin de Monet, du côté du petit pont, je la sens encore palpiter dans toute sa fraicheur d’enfance. Elle me dit ce que cette petite fille sait encore d’instinct : que la beauté du monde nous relie. Et que les moments d’émotion se vivent dans le partage et dans le lien.
La piscine d’été

Je ne voudrais pas laisser croire qu’il fait souvent un temps de chien dans notre coin du val de Seine. Cette semaine, quand je suis passée devant ce panneau, le ciel était exactement tel que décrit par le dessinateur de l’affiche 2021 de Destination Vernon, à croire que les nuages avaient posé pour le dessin. Le genre de ciel « travaillé », comme disent les graphistes, celui que les logiciels de retouche d’images vous proposent pour remplacer d’un clic votre ciel uni supposé être d’un ennui total.
Cette année, ce n’est plus le Vieux Moulin qui est mis à l’honneur, mais la rive gauche, celle du centre ville. L’illustrateur a représenté l’endroit même où se passent la plupart des animations, le site de l’ancienne piscine d’été en bord de Seine.
Ah ! La piscine d’été ! C’est un souvenir cher au coeur des Vernonnais. Dans l’élan de la Reconstruction de l’après-guerre, elle avait été creusée en bord de Seine, près des tilleuls immortalisés par Monet dans les vues de la collégiale de Vernon. On les aperçoit sur la gauche du dessin. C’était là que l’on venait faire trempette dans la Seine jusqu’aux années 50, un lieu connu comme la Plage de Vernon. Y installer la piscine flambant neuve faisait sens.
La piscine d’été, non couverte, ne fonctionnait qu’à la belle saison. Les années caniculaires, elle faisait le plein, les étés frais, seuls les plus mordus allaient grelotter au bord du bassin. Elle avait son pendant, la piscine d’hiver installée près du lycée, couverte et sans espace extérieur.
La piscine d’été était dotée d’un plongeoir d’où les plus intrépides pouvaient sauter dans l’eau après une chute de 4 mètres. Je ne me souviens plus de sa couleur, sans doute béton brut, ou ivoire, un ton auquel on ne fait pas attention. Le cadre était splendide, l’emplacement accessible à pied. Mais la modernité de l’équipement n’a pas duré. Dans les années 1990, on rêvait d’espaces nautiques, de toboggans aquatiques… Des fissures sont apparues dans le bassin, construit sur un terrain meuble. Une dernière fête nautique a marqué la fin de la piscine d’été. Les Vernonnais vont maintenant se baigner dans un complexe couvert où les baies s’ouvrent sur des pelouses, hors de la ville.

Depuis 2014, le site a été aménagé pour la flânerie en bord de Seine. Le bassin a été comblé, remplacé par un miroir d’eau en pavés gris où des traits blancs évoquent les anciennes lignes d’eau. Un siège de maître nageur, haut perché, surveille cet espace où personne ne risque plus de se noyer. Le plongeoir a été conservé. On lui a retiré son échelle et il a reçu une peinture rouge éclatante qui en fait une oeuvre d’art urbain un peu spéciale. Des jets d’eau intermittents animent la surface, à la joie des jeunes enfants. Quand ils s’arrêtent, le miroir reflète avec équanimité le ciel du val de Seine dans toute sa variété, qu’il soit bleu, gris ou parcouru de nuages floconneux.
Averse

Hier, j’ai fait l’expérience de l’ironie du ciel, cet humour de là-haut dont on ne comprend pas vraiment la finalité, mais qui laisse l’impression que quelqu’un s’amuse à nos dépens.
Je guidais une auteure allemande qui prépare un roman ayant pour cadre Giverny.* Cette fois-ci, pour changer, pas de meurtre mais plutôt des romances, avec la famille Monet en toile de fond. Nous venions de commencer le tour du bassin aux nymphéas quand il s’est mis à pleuvoir. Bientôt, des trombes d’eau se sont déversées sur le jardin.
Il aurait été raisonnable d’aller se mettre à l’abri, comme tous les autres visiteurs. Mais le temps pressait, nous avions plusieurs lieux à repérer ensemble dans le village. Nous nous sommes lancées bravement sous la cataracte, dans le jardin déserté.
Accrochées à nos petits parapluies, nous écoutions d’énormes gouttes tambouriner sur nos têtes. Rester au sec relevait de l’illusion. Ma cliente, qui s’était levée à cinq heures du matin et avait fait toute la route depuis l’Allemagne, était hilare. Rien n’aurait pu doucher sa joie d’être là. Extatique, elle ne cessait d’exprimer son éblouissement devant la beauté du lieu.
L’averse s’acharnait sur l’étang, brouillant tout reflet. C’était d’une beauté sauvage incroyable. Je rêve de photographier cela un jour. Je ne crois pas avoir jamais vu pleuvoir comme ça sur Giverny.
Des nappes liquides ruisselaient sous la porte de la route à la façon d’une piscine à débordement, sauf que nous étions du côté du déversoir. Ce n’étaient plus des flaques dans les allées, mais un pédiluve continu dans lequel nous pataugions, les chaussures trempées.
C’est là que j’ai ressenti l’ironie du ciel. Ah ah ! tu prétendais que le jardin était si bien drainé qu’il était difficile d’y trouver une flaque ? Regarde un peu le beau miroir que je te fais dans les allées ! Ah ah ! Tu as fait 800 kilomètres et tu te faisais une fête d’être là, regarde comme je vais te la gâcher !
Au bout d’une vingtaine de minutes, les nuages sombres se sont éloignés, remplacés par des nuées plus claires, et la pluie a fini par se tarir. Un soleil apaisant a fait son apparition. Soudain, la lumière est devenue sublime, comme une réconciliation. Je n’ai pas pu résister, j’ai sorti moi aussi mon téléphone. Il a fait ce qu’il a pu.
Alors, l’humour du ciel ? On n’est pas sûres d’avoir compris la blague, mais on a bien ri quand même.
*Claire Paulin, Blanche Monet und das Leuchten der Seerosen (Ullstein)
Quelle chance, il pleut !

Pour le chasseur d’images, la pluie offre des ressources que le temps sec n’a pas : il peut observer les métamorphoses dues à l’eau. Traquer les perles d’argent des gouttes, cueillir les ronds dans l’eau, s’émerveiller de la brillance nouvelle des feuilles.
Voici le reflet des bambous dans une toute petite flaque, car le sol est si bien drainé dans les jardins de Monet qu’elles ne sont ni grandes ni nombreuses. J’étais en train de soigner la mise au point, qui se dérobe dans les reflets, quand un surveillant de notre éden impressionniste m’a remarquée, de dos, dans cette position inconfortable. « Vous cherchez quelque chose, Madame Cauderlier ? » a-t-il volé à mon secours.
Je cherche le bonheur, et je l’ai trouvé. Il ne me faut pas grand chose : un peu de pluie dans les jardins de Monet.
Cendrillon

Les pavots ont un incroyable pouvoir évocateur. Quand ils sont dans toute leur majesté, ils font penser à des danseurs et danseuses qui tourbillonnent. Même dépourvus de leurs pétales, il leur reste un air de tête perchée au bout d’un très long cou, à la manière d’une marotte.
Ces derniers jours, la pluie les a flétris. J’ai surpris celui-ci, non moins touchant dans son habit chiffonné et taché. C’est Cendrillon, qui pense qu’elle va rester au logis pendant que les autres vont au bal.
Une expo Côté jardin

Monet et Bonnard vivaient à 5 kilomètres l’un de l’autre, sur la même rive de la Seine, et cultivaient chacun leur jardin. C’est le prétexte à une très belle exposition proposée jusqu’au 1er novembre 2021 par le musée des Impressionnismes Giverny. Côté jardin, de Monet à Bonnard met en parallèle la thématique des jardins vue par les impressionnistes et par les Nabis. Si proches dans le temps, en cette fin du 19e siècle, ils ont des sensibilités et des techniques picturales diamétralement opposées, avant de se rapprocher au début du 20e siècle, selon la règle du balancier.
Les tableaux prêtés viennent de France ou des pays limitrophes, sans doute pour faire échec aux difficultés d’acheminement liées à la pandémie. Pas de révélation de chefs-d’oeuvres venus de fort loin, donc, mais une découverte de beaucoup de joyaux qui méritent cette mise en lumière. Du côté des artistes femmes, j’ai admiré les belles toiles de Marie Bracquemond, lumineuses et énigmatiques, tout en regrettant l’absence totale de Berthe Morisot. Comme d’habitude, ces dames sont plutôt du côté des modèles. Une large section leur est consacrée.
Alors que Sisley n’a guère peint les jardins, dans le camp des impressionnistes, c’est surtout Pissarro qui est à l’honneur avec des toiles chatoyantes. Mais l’étonnement est plutôt du côté des Nabis. Pour eux qui se sont construits en opposition à l’impressionnisme et voulaient sacraliser à nouveau la peinture, le jardin est un espace de connexion avec la nature où peuvent circuler les fées, les dieux et les nymphes (chez Roussel ou Ranson), un théâtre d’apparitions religieuses chez Denis. Vuillard et Bonnard sont plus ancrés dans le réel, mais une réalité poétisée par leur sensibilité. Techniquement, ils rejettent la touche vibrante des impressionnistes au profit d’aplats tantôt saturés de couleurs, tantôt contenus dans un subtil jeu chromatique de tons éteints. Il y a beaucoup de finesse dans leur analyse, et il faut prendre le temps d’observer l’originalité et souvent la tendresse de leurs transcriptions.

Huile sur toile, 130 x 162,5 cm. Paris, musée d’Orsay
Pierre Bonnard est bien représenté par des toiles majeures. L’on ne peut qu’être surpris par le grand écart stylistique de Crépuscule, tellement nabi, avec Le Grand Jardin peint seulement trois ans plus tard, grande fresque verte du jardin familial de son enfance. C’est le propre des plus grands de savoir se renouveler, dans leur recherche permanente de donner à voir.
La Magie de Giverny est paru !

Voilà un livre dont je suis très fière ! Les éditions Orep viennent de publier La Magie de Giverny – Une année dans le jardin de Claude Monet. Il est composé d’une sélection de billets de ce blog que j’ai retravaillés pour restituer l’ambiance du jardin de Monet au fil des saisons. Les tout meilleurs, les plus jolis, ceux qui décrivent le mieux les mini évènements qui jalonnent le passage des semaines. Avec mes photos préférées, soigneusement choisies.
Le passage de l’écran au papier a demandé de l’inventivité à Sophie Youf, la graphiste, pour la mise en page. C’est assez rare pour le souligner, les éditions Orep ont l’habitude de collaborer avec les auteurs tout au long de l’élaboration du livre. Le résultat correspond au projet que l’auteur avait en tête, en mieux. J’aime beaucoup, en particulier, les polices de caractères qu’elle a trouvées, et l’équilibre et la variété dans la succession des pages.
La touche en plus, ce sont les petits dessins qui émaillent le texte. J’en avais envie depuis le début, pour donner au livre de la légèreté et une texture différente de celle des recueils de photos. Mais je ne sais pas dessiner… Sophie a commencé par chercher ce qui existait en ligne ; elle a trouvé des fleurs, des oiseaux, qui restaient assez impersonnels. Cela aurait pu être n’importe où… C’est finalement mon amie Véro Stark, artiste allemande elle aussi envoûtée par Giverny, qui a bien voulu dessiner de nombreux détails du jardin d’après mes photos.

Ce procédé a conféré d’un seul coup beaucoup de véracité aux dessins. J’adore le rendu et la façon dont ils dialoguent avec les textes. On a l’impression d’être dans les jardins un carnet de croquis à la main. « Pour Monet, je suis toujours là ! « m’a dit Véro. Je vous invite à aller admirer sur son site les très beaux pastels qu’elle a faits de Giverny. (en bas de la page, cliquez pour agrandir). Elle a une façon moelleuse de dessiner absolument magnifique. Pendant que vous y serez, jetez aussi un coup d’oeil à ses portraits d’animaux. Un tel talent, ça me scotche.
Ce qui est mieux que le blog aussi, c’est la qualité des photos dans le livre. Elles sont beaucoup plus belles que ce que je vois à l’écran, et ça, c’est une surprise. L’ouvrage est imprimé en France, les presses d’aujourd’hui sont d’une performance inconnue jusque là.
Vous pouvez commander La Magie de Giverny directement aux éditions Orep ou auprès de votre libraire préféré.
Il compte 96 pages et coûte 18 euros. Le site de l’éditeur présente plusieurs doubles pages intérieures en plus de la couverture, et il existe même en anglais. (the website) , not the book so far, unlike Giverny en photos that is bilingual 😉 )
Edit 30 April 2022: The Magic of Giverny is now available! The book has been translated to English!
Potée bleue

A Giverny, le goût du bleu se décline aussi en potées où les jardiniers marient avec finesse les nuances, les formes et les textures.
Gilbert Vahé, dans son livre Le jardin de Monet à Giverny – Histoire d’une renaissance avance une explication au penchant du peintre pour les couleurs azurées. Selon le chef-jardinier historique de Giverny, cet engouement lui serait venu à Bordighera, en Italie, où l’artiste a peint dans les jardins de M. Moreno. Le lieu, célèbre pour sa collection de palmiers, était également planté de citronniers et d’orangers. Monet, qui le décrit pour Alice, note ce détail : « en place de l’herbe, des violettes de Parme ; le sol est absolument bleu ».

Je ne doute pas de son émerveillement devant le fameux jardin Moreno. Mais je pense que cet éblouissement face au sol couvert de fleurs bleues ne faisait qu’éveiller l’écho d’une émotion déjà vécue : celle de la floraison des jacinthes sauvages. Comment Monet, qui écumait la campagne depuis ses plus jeunes années, n’aurait-il pas déjà connu le choc délicieux que donne la vue de ces étendues de fleurs spontanées dans les sous-bois, qui fleurissent comme un tapis bleu aux premiers jours du printemps ?

Certes, il n’en parle nulle part. Mais quand on vit à la campagne, cela va de soi. L’année est rythmée par les rendez-vous de la nature, qu’ils réjouissent l’oeil ou le palais. Autour du Havre, dans les bois de Vétheuil ou la forêt de Saint-Germain-en-Laye, il avait forcément eu déjà cette expérience.
A Giverny, il y a cent-trente et quelques années, je l’imagine gravissant la pente du bois du Gros-Chêne pour aller saluer les belles demoiselles à clochettes. Celles que j’ai prises en photo sont sûrement les descendantes de celles qui formaient des lacs bleutés chaque début avril devant les yeux de Monet.
Quand Elle passe
10 octobre 2021 / 2 commentaires sur Quand Elle passe
C’est un tableau de Monet qui ne cesse de nous interroger, de nous émouvoir, et avec lequel le peintre lui-même n’était pas très au clair.
Dans la biographie de Claude Monet publiée par Daniel Wildenstein, le rédacteur, Rodolphe Walter, n’en fait pas des tonnes. Lui d’habitude si précis se contente de quelques mots :
Et sans indiquer d’où est tirée cette citation, le biographe se contente de donner entre parenthèse le numéro du tableau dans le catalogue raisonné (543).
La notice du catalogue ne nous en dit pas beaucoup plus :
Au passage, la toile n’est pas si petite : 90 x 68 cm. C’est le format des bouquets de fleurs que Monet peint cet été-là, peut-être le seul qu’il avait sous la main.
Monet s’était confié à Georges Clemenceau, sans que rien ne nous prouve qu’il ait été jusqu’à lui montrer le tableau. Voici les propos que rapporte le Tigre dans le livre qu’il a consacré à son ami, Claude Monet – Les Nymphéas, paru en 1928 :
Sous les dehors d’une citation, on reconnaît le style de Clemenceau. Monet ne pense pas si compliqué, il a une façon de s’exprimer plus directe et plus simple. Mais l’idée générale est de lui, et peut-être des bouts de phrases ici ou là.
Il aime Camille, il l’a toujours aimée : au moment de son décès, elle lui est toujours très chère, il y est si profondément attaché. Cela n’exclut pas l’hypothèse qu’il la trompe peut-être depuis deux ans avec Alice, la chair est faible, mais il est également permis de penser qu’il lui est resté fidèle jusqu’au bout.
Tandis qu’il la veille, le voilà tenaillé par une envie de peindre. Clemenceau nous décrit l’espèce de déformation professionnelle qui fait observer les variations de la couleur à Monet. Il parle d‘inconscience, de réflexes. La citation de Wildenstein fait état d’une obsession.
Monet a un peu honte de lui. Il a le sentiment qu’il n’aurait pas dû. Qu’il commet une forme d’indécence. De quelle nature ? Il devrait être éploré, incapable du moindre mouvement, or il ne pense qu’à peindre. Le même sentiment de gêne le prendra bien plus tard pendant la Première Guerre mondiale, quand il s’excusera de s’intéresser à de petites recherches chromatiques pendant que d’autres se battent au front. Quelle vanité que la peinture, quand la mort passe.
C’est indécent aussi parce que Camille a été très souvent son modèle, et qu’il lui impose de poser encore pour lui, alors qu’elle n’est plus là pour lui donner son consentement. Il lui vole son image. Voilà des mois qu’il ne la peint plus, elle est trop malade. Mais comme il a aimé le faire ! Dès la première fois, dès la Femme à la robe verte, Il a adoré cela, la regarder et la faire renaître sur la toile, sous ses doigts. Il sait que c’est sa grâce à elle qui a transformé de nombreux tableaux en purs chefs-d’œuvre.
C’est aussi à ce bonheur-là qu’il faut dire adieu, cette complicité du couple : tu poses, je te peins, tu es le sujet, je suis l’artisan du tableau. Je le crois dans une douleur extrême, si grande qu’il lui faut de l’action pour s’anesthésier. Son sentiment de perte est très profond, et peut-être repense-t-il au chagrin éprouvé à la disparition de sa mère, quand il avait 16 ans. Ces sentiments si intimes, il ne sait pas les extérioriser. Le chagrin le submerge, et c’est alors que lui vient cette idée de la peindre encore, une dernière fois. Une planche de salut pour ne pas se noyer de tristesse. L’obsession de la couleur a bon dos.
Parmi les sentiments indicibles qui l’assaillent, figurent aussi sans doute une part de culpabilité et une pointe de soulagement : enfin, elle ne souffre plus. Voilà des mois que Camille endure le martyre, qu’elle est dans une faiblesse complète. Des semaines qu’elle ne mange plus rien. Monet a vécu tout cela avec un sentiment d’impuissance, incapable de soulager la douleur de sa femme, trop pauvre pour faire venir souvent le médecin. A-t-elle été assez bien soignée ? Aurait-il pu faire mieux ? On ne perd pas son épouse à 32 ans sans révolte contre le sort et sans se poser des questions.
Et puis, par moment, il n’est pas impossible que Monet ait ressenti une forme d’apitoiement sur lui-même. « Plaignez-moi, mon ami », dit-il à Clemenceau. De quoi faut-il le plaindre ? Pour la galerie : d’être obsédé par la peinture jusqu’à l’indécence. Au fond de lui : de son infinie tristesse d’avoir perdu si tôt son épouse chérie, celle qu’il a choisie en dépit du désaccord et du rejet de son père Adolphe Monet, celle qui lui a donné deux fils, et qui l’aimait tendrement.
Pourquoi, alors, est-il resté si peu de témoignages de Camille, aucune lettre envoyée ou reçue, une seule et unique photo ? On ne sait pas comment elle pensait, comment elle s’exprimait. A nouveau la biographie de Daniel Wildenstein est tout à la fois laconique et catégorique :
J’aimerais bien savoir ce qui lui fait dire cela. D’où tient-il l’information ? S’agit-il de sa conviction personnelle ? J’ai déjà remarqué dans la biographie de Wildenstein une certaine misogynie à l’égard d’Alice. La pauvre ne trouve guère grâce à ses yeux, au point de lui faire tordre la vérité. Selon le biographe, Alice exigeait une lettre quotidienne de Monet quand il partait en voyage… C’est oublier un peu vite que Monet lui aussi en exigeait une d’elle, et que la missive avait intérêt d’être longue et tendre.
Pour en revenir aux lettres de Camille, je ne crois pas qu’Alice ait demandé à Monet de les détruire : pourquoi aurait-elle été jalouse d’une morte ? Dont, qui plus est, elle avait été l’amie ? A mes yeux, cela n’a pas de sens. Je pense que c’est Monet lui-même qui a décidé de les détruire, comme plus tard il brûlera les lettres d’Alice, en pleurant. Parce que pour lui le deuil passe par là. Quand la femme que l’on a aimée passe de l’autre côté du miroir, chacun fait ce qu’il peut.