De bronze et d’ébène
C’est l’alchimie du petit matin, quand le soleil apparaît derrière la colline de Giverny et que le contre-jour transforme tout ce qu’il touche en éclats de lumière.
Les rayons vont fouiller les ténèbres, réveillant le bassin encore perdu dans ses songes.
Sous ce pinceau, les nénuphars se revêtent d’une patine couleur bronze.
Les particules suspendues entre air et eau deviennent des perles scintillantes.
La parure sera brève, mais elle recommencera demain.
Juin 2015 dans le calendrier DuMont de Giverny
Pour illustrer la page de juin de son calendrier sur les jardins de Monet, voici la photo qu’a sélectionnée l’éditeur DuMont parmi mes clichés.
J’aime beaucoup cet angle sur le jardin d’eau depuis la gauche du grand pont, avec cette allée qui part en sinuant et nous invite à la promenade.
On sent qu’on va s’avancer dans un jardin enchanté…
Les feuillages jouent de tous leurs tons, et les lupins rouges illuminent les verts de leur couleur complémentaire.
Quand on se trouve à cet endroit, on a envie de partir à la rencontre des branches caressantes du saule, et même si le regard perd la trace du chemin on devine qu’il continue jusqu’au petit pont et au-delà.
Ce petit pont à l’horizon, c’est une ancre, un point fixé au loin comme un point focal. Son japonisme répond à celui de la ligne serpentine. Ensemble ils ont un air joyeusement exotique au milieu des verts si normands.
Les arceaux de roses
L’une des joies de juin au jardin, c’est cette orgie de roses qui s’imposent partout. Au-dessus de la grande allée qui traverse le jardin de Monet, les rosiers lancent leurs tiges en courbes gracieuses, couvertes de fleurs qui ne le sont pas moins. Les couleurs alternent, rose, blanc, rouge ou beurre frais. Ce ne sont pas toujours les mêmes rosiers qui sont plantés de chaque côté de l’arceau, et c’est peut-être encore plus joli, quand les fleurs se rejoignent tout en haut et viennent mêler leurs couleurs.
Mais malgré la grâce des roses, cette allée serait un peu raide sans les floraisons incroyables qui s’élèvent des massifs. Les alliums sont encore là, accompagnés par le rose et le pourpre des pavots, et les longs eremurus aux noms étranges, quenouilles de Cléopâtre, lis des steppes ou cierges du désert. Les capucines font le dos rond le long de l’allée, prêtes à s’élancer à sa conquête. Les premiers dahlias simples s’alignent derrière, les delphiniums détachent leurs hampes bleues, tandis que les fleurs des semaines précédentes, digitales et lupins, finissent tranquillement d’ouvrir leurs derniers boutons.
Tout ce camaïeu de tons de roses s’illumine dans la lumière du petit matin, avec en toile de fond les feuillages contrastés des arbres et bambous du jardin d’eau.
Capter l’éphémère
Monet à Clemenceau, 16 mai 1922 : Deux mots pour vous prévenir que la glycine est bien près d’être à point, qu’elle sera splendide d’ici peu de jours et que votre venue ici s’impose.
Monet à Clemenceau, 22 mai 1922 : J’espérais vous voir hier, vous n’êtes pas venu, ce que je regrette fort, car la glycine n’a jamais été aussi belle et, par cette chaleur, elle ne durera pas longtemps. Tout est admirable en ce moment et cette lumière m’aveugle…
Monet à Gillet, 24 mai 1924 : Le jardin est en effet plein de fleurs en ce moment, floraison de plantes printanières qui malheureusement passe trop vite. C’est vous dire que si vous le pouvez, le mieux sera de ne pas attendre longtemps. Voulez-vous venir déjeuner le mardi 3 juin ?
Les floraisons de printemps ne durent pas, remarquait avec justesse Monet en invitant ses amis à lui rendre visite. Il est bien court le temps des tulipes, des glycines ou des iris.
En ce moment c’est l’époque des roses, et quelle fleur mieux qu’elles symbolise cette brièveté de la beauté ?
En les cadrant dans leur objectif, les visiteurs de Giverny voudraient les retenir, les empêcher de faner. Arrêter le temps.
Se souvenir de leur impression de visite, de cet instant où ils étaient au milieu des roses.
C’est un geste si impressionniste de vouloir mémoriser l’instant fugace.
Capter l’éphémère.
La roseraie de Grand-Quevilly
Le Grand-Quevilly est situé dans la banlieue sud de Rouen. Dans cette ville qui a poussé vite pendant les Trente Glorieuses, les arbres ont grandi entre les immeubles et partout, le végétal a l’air de cohabiter avec le minéral.
Tout en haut de l’agglomération, là où s’élevait autrefois le château d’eau de la commune, un trésor incroyable attend le visiteur. La ville de Grand Quevilly a planté la bagatelle de 16 000 rosiers.
C’est un espace vert public gratuit, où l’on peut même venir avec son chien. Sur six hectares, le promeneur chemine en toute liberté entre les roses.
Chacune des centaines de variétés fait l’objet d’un panneau explicatif à hauteur des yeux. Contrairement aux roseraies classiques, on peut admirer des dizaines de plants du même rosier, ce qui permet de se faire une idée exacte de l’impact de la fleur.
Les massifs aux contours arrondis en forme de pétales regroupent plusieurs sortes de roses, en mélangeant les dernières obtentions et les roses anciennes. On ne saurait dire lesquelles sont les plus belles, les plus opulentes, les plus gracieuses ou les plus suaves. C’est une surenchère de pétales ourlés, incurvés, dentelés, qui s’empilent ou s’alignent sagement en formant la ronde, qui turbinent depuis le centre de la fleur, tourbillonnent et s’offrent au regard et aux abeilles. Et des couleurs ! Des couleurs de folie, comme par exemple le rosier Rio Samba dont « les pétales virevoltent en jupons jaunes bordés d’orange, comme au coeur d’une danse brésilienne » selon la description gentiment lyrique du cartel.
On est en ville, comme le rappelle le mobilier urbain, les jeux pour les enfants et la présence au loin d’immeubles plus hauts que les autres, qui ont la chance d’avoir leurs fenêtres sur la roseraie. Et pourtant, un samedi midi de juin, nous étions peut-être une dizaine à nous partager les 60 000 m2 de roseraie, dans un air délicieusement parfumé. Autant dire qu’on n’est pas gêné dans sa contemplation.
Broder
Un ami de Claude Monet, l’écrivain Marc Elder est l’auteur d’un très joli livre sur le maître de Giverny. D’une plume alerte et vivante, Elder retranscrit les instants les plus marquants de ses entretiens avec Monet. Beaucoup de sujets sont évoqués, de l’importance de Durand-Ruel à la personnalité de Courbet, de l’influence de Boudin à la rencontre avec Geffroy, le tout entremêlé de descriptions prises sur le vif du jardin, du déjeuner dans la salle-à-manger jaune, ou encore de la Seine.
Les sources contemporaines sont toujours très intéressantes, mais pour autant peut-on les prendre pour argent comptant ? Dans ses remerciements suite à la publication du livre en 1925, Monet écrit à Elder :
A vous, tous mes remerciements, bien que vous me fassiez dire bien des bêtises, mais cela c’est de ma faute. Je me laisse trop souvent aller à répéter tout un tas de souvenirs plus ou moins intéressants.
Réponse ambiguë. Monet est-il gêné de voir ses souvenirs exposés aux yeux de tous, ce qui est possible, ou est-ce une façon polie de signifier à Elder qu’il a légèrement enjolivé les choses, ce qui est tout aussi probable ? Si tel est le cas, comme Monet le dit lui-même, il en est le premier responsable. Selon son biographe Daniel Wildenstein, le peintre avait tendance à la fin de sa vie à livrer aux journalistes des versions revisitées de ses souvenirs.
Je crois que c’est un penchant bien humain. Tout le monde embellit les histoires à force de les répéter. Il semble même que ce soit de la répétition des récits, de leur transmission orale que soient nés les plus beaux contes.
Pour les guides qui sont amenés à redire d’innombrables fois les mêmes histoires, le risque de broder est grand, et cette fois c’est un travers. La déontologie professionnelle exige le plus de véracité possible. Mais l’exercice du métier pousse à la recherche d’effets émotionnels pour capter l’attention des auditeurs. Quelquefois la narration entraîne vers l’ajout de roses, et d’autres fois d’épines.
Le glissement du détail relevé dans la littérature vers l’interprétation personnelle est insidieux, il est très difficile d’en prendre conscience. Si je dis que Monet était un patron exigeant, je suis sûre que c’est vrai et que je peux trouver des auteurs qui rapportent cette exigence. Mais si j’ajoute que c’était un patron qui distribuait plus facilement les critiques que les compliments, je commence à donner ma propre vision de l’homme, celle que je me suis forgée au fil des lectures. Jusqu’où puis-je m’aventurer en terrain stable ? A partir de quand est-ce que je risque de déformer la réalité ? Et à quel moment entendrai-je résonner en moi un très dérangeant « mais qu’est-ce que tu en sais ?« , comme cela m’est arrivé récemment au bord du bassin alors que j’étais en train, ciel, de médire de Monet ?
Pour ne pas risquer de se laisser entraîner par sa propre verve, il faut relire sans cesse des ouvrages de référence sur le sujet abordé. Revenir aux sources. Et laisser la broderie aux brodeuses qui savent si bien faire naître sous leurs doigts des roseraies tout entières.
La touche de rouge
Un peu plus bas dans la grande allée, à la faveur d’un petit rayon de soleil, on pouvait observer l’effet vivifiant d’une pointe de rouge dans le tableau.
Les fleurs géantes du printemps préfigurent déjà l’été et ses immenses tournesols.
Et déjà on ressent cette impression que Monet aimait d’être immergé dans le végétal, cette orgie florale de la démesure.
Les verticales des digitales
Cette année les jardiniers de la Fondation Monet ont planté un grand nombre de fleurs de haute taille le long de l’allée principale.
Les premières à fleurir ont été les lis des steppes (eremurus blancs) et les lupins, suivis par les eremurus roses et les digitales.
Dans le petit massif voisin, des verbascums roses moins hauts mais de même forme font écho aux inflorescences élancées de la grande allée.
Vu de loin, on dirait des hachures serrées, des traits de pinceaux zébrant la toile de coups vifs au-dessous des arches souples qui enjambent l’allée.
Broderies de roses
Exposition « Deux mille et une roses » à l’orangerie du château de Bizy à Vernon du 11 au 16 juin 2015 de 10h à 17h30 (sauf lundi 15 juin, jour de fermeture du château). Visite de l’expo et du parc du château : 4 euros.
Les roses sont à l’honneur au château de Bizy à partir du jeudi 11 juin prochain, surtout celles qui naissent sous les doigts des brodeuses.
L’association vernonnaise « Deux Mille et Une Croix » va exposer ses plus belles réalisations sur le thème de la rose dans l’Orangerie du château.
Il y aura des merveilles de finesse brodées au point de croix, mais aussi de la broderie de Lunéville, un travail de perles à la façon de la haute-couture qui promet d’être époustouflant.
On pourra admirer le travail des dentellières, des créatrices de patchwork et de broderie Hardanger, qui puisent leur inspiration dans des techniques normandes, américaines ou norvégiennes.
Des ouvrages seront à gagner dans une tombola. J’ai vu quelques-uns des lots, des choses si jolies que je serais bien repartie tout de suite avec… mais il faut patienter et tenter sa chance !
Et bien sûr on pourra profiter du salon de thé, car ouvrage rime avec breuvage et papotage ! Bref une visite qui complétera agréablement une sortie à Giverny ou au château de Bizy.
L’entrée fixée à 4 euros comprend la visite de l’exposition et celle du parc du château en visite libre. La visite guidée du château est en sus.
Une visite à Claude Monet de Walter Pach
En novembre 1907, le jeune peintre américain Walter Pach n’était pas peu fier d’avoir décroché un rendez-vous avec un homme fort célèbre, le peintre Claude Monet. Un peu comme un acteur débutant qui rencontrerait aujourd’hui une star internationale à la carrière bien remplie.
Le jeune Pach allait rendre compte de son entretien avec Monet dans un article publié par le Scribner’s Magazine en juin 1908. Cet article a été traduit et réédité récemment par les éditions L’Echoppe.
Qu’apprend-on de nouveau dans ce document ? Que Pach était mandaté en mission. Il devait tâcher de convaincre Monet de venir peindre aux Etats-Unis. Ce projet tenait à coeur à l’homme d’Etat français Paul d’Estournelles de Constant.
Pas de suspense pour le lecteur du 21e siècle : nous savons que le projet n’a pas abouti. Ce qui rend tout de même l’article piquant, c’est le récit des réactions de Monet à cette proposition. Comment et pourquoi il décline l’offre.
« Je suis trop vieux pour me familiariser avec un autre pays », argumente Monet, qui ira pourtant peindre Venise dès l’année suivante.
Mais une autre raison apparaît bientôt au fil de la conversation, sous forme d’un souvenir, celui de Courbet au Salon vilipendant les orientalistes : « Ce sont donc des hommes sans patrie ! » se serait-il exclamé. Là encore, l’argument « patriotique » est démenti par les faits. Monet a beaucoup peint à l’étranger, en Italie, en Angleterre, en Hollande, en Norvège.
Et puis, doucement, la cause de la réticence de Monet se dessine. « Pourquoi les Américains viennent-ils peindre en France ? N’ont-ils pas de paysages chez eux ? Pourquoi viennent-ils faire tous ces paysages de Bretagne, peindre ces gens en costume local – toutes ces choses qu’ils ne comprennent pas ? »
Et pour être tout à fait franc, Monet aurait pu ajouter, et pourquoi viennent-ils peindre ici, à Giverny, et me spolier de paysages que je croyais pour moi seul ?
Alliums
Dans le jardin de Claude Monet, la fin mai se colore de violet et de mauve. L’époque des iris coïncide avec la floraison des juliennes des dames et des alliums.
Avec sa boule ronde perchée tout au bout d’une interminable tige toute raide, l’allium est une fleur qui intrigue. Elle a un air d’avoir déjà été croisée quelque part, et c’est vrai : elle vient du potager. Allium est le nom d’un genre botanique qui comprend l’ail, bien sûr, mais aussi le poireau, l’oignon et la ciboulette.
Les obtenteurs ont si bien amélioré les alliums qu’il en existe une multitude de cultivars aux teintes différentes, des plus douces aux plus soutenues. Certains ressemblent à des pelotes à épingles. D’autres s’ornent de collections d’étoiles violettes. Les alliums Universe sont si gros qu’ils ont l’air de vouloir défier la Terre. D’autres, les plus curieux, fabriquent une deuxième ombelle autour de la première et atteignent des tailles respectables : jusqu’à 30 centimètres de large. Des monstres, des mutants qui captent les regards. Ah bon, ça existe des trucs pareils ? Ceux-là n’ont rien de familier, si ce n’est qu’ils évoquent ces feux d’artifices où la gerbe une fois arrivée dans le ciel explose à nouveau en une multitude de couronnes de lumière.
Les alliums sont les derniers bulbes du printemps. Ils fleurissent longtemps et charment les jardiniers par leurs multiples possibilités, qu’on recherche une ambiance romantique ou une composition nette et contemporaine. A Giverny, ils se marient avec des fleurs aux couleurs voisines, ancolies, camassias, oeillets de poètes, pour décliner toute une douce harmonie violette dans ce massif à l’est du jardin.
Symphytum
Bordure de symphytums, jardins de Bellevue, Seine-Maritime
Si vous aimez les plantes indulgentes qui vous pardonnent avec bonhomie vos maladresses et vos négligences, les plantes autonomes qui vivent leur vie toutes seules sans exiger comme un bébé qu’on s’en mêle, le symphytum est fait pour vous.
On trouve des symphytums à Giverny, en petites touches. Aux jardins de Bellevue, en Seine-Maritime, ils sont plantés en masse au pied des haies, dans le sous-bois, où ils forment un coussin compact et fleuri d’un très joli effet.
La fleur rappelle la consoude, et pour cause : c’en est.
Voilà plusieurs milliers d’années que la consoude fait disparaître les entorses (en une nuit dit-on !) et consolide les fractures, une propriété qui lui a valu son nom : consoude vient de consolidare.
Comme toutes les plantes sauvages, quand il se plaît le symphytum pousse avec vigueur. Il étire joyeusement ses stolons pour vous permettre d’être généreux avec vos amis.
Giverny en español
L’hiver dernier j’ai eu la surprise de découvrir cet éventail aux Nymphéas dans une vitrine de Séville, en Espagne. Un bel objet qui évoque la fraîcheur rien qu’à le regarder. Un peu plus loin, encore plus étonnante, c’était une robe qui arborait de haut en bas le motif des Coquelicots de Monet (musée d’Orsay). Et au musée de Séville, dans le rayon enfant de la boutique, j’ai trouvé le très joli livre « ¿Dondé está la ranita? » (Où est passée la rainette ?) de Géraldine Eschner et Stéphane Girel.
Claude Monet est très populaire en Espagne et en Amérique latine. C’est ce qui m’a encouragée à ouvrir un troisième blog sur Giverny, en espagnol cette fois.
Le deuxième, c’est celui en anglais, giverny-impression. Celui en allemand viendra peut-être un jour…
Ce sont les quatre langues dans lesquelles je guide à Giverny. J’avais depuis longtemps envie de me remettre à l’espagnol, appris il y a bien des années lors d’un séjour en Colombie. Cet hiver j’ai repris des cours pour me rafraîchir la mémoire, préparé ma visite guidée, et me voici prête à rencontrer des personnes venues d’horizons nouveaux. Je me réjouis d’avance de ces échanges avec des visiteurs d’une autre culture, riches d’autres expériences horticoles ou picturales.
Mai 2015 dans le calendrier DuMont de Giverny
La deuxième quinzaine de mai rassemble un florilège de fleurs volontiers hissées au rang de fleurs préférées, selon mes statistiques empiriques : les roses, les iris, les pivoines.
En plus de fleurir en même temps, ces chouchoutes présentent des points communs. Elles ont des pétales soyeux et colorés, parfumés souvent, et elles ne font pas dans la discrétion. Impossible de les rater, à l’inverse de petites choses tout à fait charmantes mais trop menues pour qu’on les remarque, comme les puschkinias par exemple.
D’ici quelques jours, le jardin de Monet tel qu’il est représenté sur la page du mois de mai du calendrier DuMont aura tout à fait cet aspect-là. Les iris sont déjà splendides, les pivoines et les roses commencent tout juste à s’ouvrir. Si vous prévoyez de venir, privilégiez les fins d’après-midi en semaine pour profiter d’un jardin plus tranquille.
Arrêt sur image
C’est le temps si court où les trois glycines qui ornent le pont japonais de Claude Monet sont en fleurs, en même temps. La précoce et les deux tardives se rencontrent à la façon de l’équipe de nuit relayée par l’équipe de jour (ou l’inverse). Le chassé-croisé des juillettistes et des aoûtiens.
On voudrait faire durer l’instant, s’éterniser sur cette image. Mais la nature tourne les pages du livre à notre place et à son rythme à elle, trop lentement à notre goût en hiver, bien trop vite à la belle saison.
C’est un peu triste de voir les moments les plus magiques s’effacer, mais c’est toujours pour laisser la place à d’autres. Et l’avantage de ce livre-là, c’est qu’on le relit chaque année.
Le texte est le même et pourtant changé. 2015 aura été une très belle année pour la floraison des arbres, par exemple. Qui sait si 2016 sera aussi généreuse ?
Le texte est le même mais la pièce est interprétée par une troupe différente, parfois brillante et parfois décevante, à l’image de la météo.
Le Chardonneret par Donna Tartt
C’est un livre où l’histoire d’un tableau s’enchevêtre à celle d’un adolescent : Donna Tartt, dans son ample roman (1100 pages en Pocket !) explore avec finesse de nombreuses thématiques essentielles et profondes : le hasard, le deuil, le sens de la vie, l’ambivalence des relations humaines, la relativité du bien et du mal… L’ensemble est sombre, pessimiste, et je dois dire que je ne partage en rien le nihilisme du narrateur, alcoolique, drogué et désespéré. Si j’en parle ici, c’est parce que le seul personnage lumineux du roman, la mère du héros, est une esthète dont l’enthousiasme vis-à-vis de la peinture m’a touché.
En visite dans une exposition, elle commente pour son fils plusieurs oeuvres de peintres hollandais. Voici par exemple ce qu’elle dit de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, un tableau qui lui « flanquait la trouille » quand elle était petite :
Le consensus autour de ce tableau est qu’il traite de la raison et des Lumières, de l’aube de l’investigation scientifique, tout cela, mais à mes yeux ce qui donne la chair de poule, c’est de voir comme ils sont polis et formels, grouillant autour de la table de dissection comme s’il s’agissait d’un buffet à un cocktail. Cependant, tu vois ces deux types perplexes là-bas au fond ? Ce n’est pas le corps qu’ils regardent – c’est nous. Toi et moi. Comme s’ils nous voyaient debout devant eux – tout droit débarqués du futur. Eberlués. « Qu’est-ce que vous faites ici ? » C’est très naturaliste. En revanche (du doigt elle traça en l’air les contours du cadavre) le corps n’est pas peint de manière naturaliste du tout, si tu observes bien. Il s’en dégage une incandescence bizarre, tu vois ? On dirait presque l’autopsie d’un alien. Regarde comme il illumine les visages des hommes penchés sur lui. Comme s’il générait sa propre lumière ? Rembrandt lui donne cette qualité radioactive parce qu’il veut attirer notre oeil vers ça – que cela nous saute aux yeux. Et ici (elle pointa la main écorchée) tu vois comme il attire l’attention dessus en la peignant si grande, complètement disproportionnée par rapport au reste du corps ? Il l’a même retournée, et du coup le pouce est du mauvais côté, tu le vois ? Eh bien, il n’a pas fait cela par hasard. La peau sur la main est enlevée – on le remarque tout de suite, il y a quelque chose qui ne colle pas – mais en retournant le pouce il rend l’image encore plus étrange ; de manière subliminale, et même si nous n’arrivons pas à cerner pourquoi, nous enregistrons que quelque chose est de travers, faussé. C’est très astucieux.
Des commentaires d’oeuvres comme celui-ci, je pourrais en écouter pendant des heures… Je vous laisse découvrir son analyse du Chardonneret de Fabritius, qui donne son titre au roman, et les regards portés sur cette oeuvre et sur la peinture en général par les différents protagonistes de l’histoire.
Azalées
Dans le jardin d’eau de Claude Monet, la floraison des azalées, à cheval sur avril et mai, est un des moments les plus colorés de l’année. L’hiver dernier, les jardiniers ont créé de nouvelles zones de terre acide et planté plusieurs dizaines d’azalées supplémentaires, ainsi que des érables du Japon de différentes espèces. Le but : augmenter l’intérêt printanier du jardin d’eau et souligner son caractère japonisant.
Ces massifs nouveaux dévoilent leurs merveilles en ce moment pour la première fois, et les visiteurs découvrent de nouvelles harmonies de couleurs et de formes dans des endroits du jardin qui passaient un peu inaperçus jusque là. Le massif que voici se trouve à l’entrée du jardin d’eau, au débouché du passage souterrain sur la gauche, où il prend le relais des cornouillers plus précoces.
Les azalées jaunes que l’on voit à l’arrière-plan figurent parmi les fleurs les plus délicieusement parfumées que je connaisse. Celles-ci diffusent à distance, mais ailleurs elles poussent le long de l’allée, et je ne peux résister au bonheur d’y plonger le nez chaque fois que je passe à côté. Une vraie addiction.
Ah ! Le parfum ! C’est parfois ce que les visiteurs retiennent en priorité de leur visite, devant l’expérience visuelle ou auditive. Il est vrai que cette griserie de baigner dans les senteurs délicieuses des glycines ou des iris s’offre rarement aux citadins. Elle fait de la visite de Giverny, cet espace si coloré qui est avant tout conçu comme un lieu pour l’oeil, un moment intense pour les mal-voyants également.
Psst ! Les premiers nymphéas sont en fleurs depuis le 10 mai ! Des blancs surtout, j’en ai compté près d’une vingtaine aujourd’hui.
Pavot bleu de l’Himalaya
A l’heure où un séisme sans précédent fait tourner avec consternation tous les regards vers le Népal, les pavots bleus de l’Himalaya commencent paisiblement leur floraison en Normandie. J’ai photographié celui-ci aux jardins de Bellevue, en Seine-Maritime, qui s’est fait une spécialité de cette fleur.
En langage botanique, le pavot bleu de l’Himalaya se nomme Meconopsis Betonicifolia, c’est-à-dire le Meconopsis dont les feuilles ressemblent à la bétoine.
La culture de cette fleur est réservée à des jardiniers aguerris qui sauront lui donner le terrain qu’elle aime, la protéger des courants d’air et lui assurer la bonne dose d’ensoleillement et d’humidité, avec le dévouement du Petit Prince pour sa Rose.
Je crois en avoir vu l’an dernier à Giverny. Y en aura-t-il encore cette année ? Réponse dans quelques jours, car ici les pavots sont pour la plupart encore en boutons.
Evolution du jardin
Il y a des instants où la lumière offre un supplément d’âme aux choses. Ce matin à neuf heures, après la grande douche du lever du jour, le jardin de Monet étincelait. Un rayon de soleil tournait le coin des bambous, ébouriffait les grappes mauves de la glycine au-dessus du pont japonais et venait caresser la spirée tout juste fleurie. C’était léger comme un baiser sur la joue d’une mariée, tout ce blanc qui cascadait en voile, et la petite touche rouge des ancolies en guise de fard à lèvres.
A l’époque de Monet, il n’y avait là ni ancolies ni spirée. Monet affectionnait l’herbe autour du bassin, tout simplement. Face à l’opulence du jardin de fleurs, le jardin d’eau était dépouillé, sobre, et comparé à celui d’aujourd’hui, presque nu. Une pivoine par-ci par-là, un trépied à rosiers, quelques agapanthes et autres iris… Mais pas, ou si peu, d’arbustes, de massifs fleuris, de couleurs. Pas de masses végétales en dehors des branches des saules. Rien n’entravait le regard. La vue s’offrait dégagée sur le pont et sur les nymphéas, car Monet voulait les peindre.
Qu’on peigne ou que l’on photographie, il est bien difficile aujourd’hui de retrouver exactement les motifs de Monet depuis la berge. Car petit à petit une surenchère végétale s’est mise en place, dans une espèce de peur du vide. Que faire pour émerveiller les visiteurs, si difficiles à éblouir de nos jours ? Comment offrir un intérêt printanier au jardin d’eau, alors que les nymphéas sont des fleurs d’été ? Les jardiniers plantent. Le jardin d’eau déborde de merveilles.
En ce moment fleurissent les splendides azalées, les cornouillers, les glycines, les spirées, les premiers iris, les berbéris, les rhododendrons, tant d’autres encore, tout cela au-dessus de tapis de pensées, de giroflées, de myosotis, de tulipes multiples, de pétasites, de sceaux de Salomon… Et oui, j’en suis témoin à chaque pas dans le jardin, c’est un enchantement. Les visiteurs, et plus particulièrement les visiteuses ne cessent de le répéter, c’est beau, c’est beau…
Alors faut-il regretter les infidélités au jardin d’origine ? Je ne le crois pas. Tout jardin évolue, et même du vivant de Monet, il n’a cessé de changer. Le pont par exemple s’est vu doter d’une pergola de glycines. Ce n’est plus le jardin d’un homme mais de 600 000 personnes. L’évolution des conditions implique l’évolution des plantations.
Il faut planter pour le public, oui. Mais que souhaite le public ? Il a des désirs contradictoires. Etre ébloui de fleurs et reconnaître les motifs des tableaux qu’il a vus : des nymphéas, le pont en gros plan.
Ménager des vues tout en fleurissant les berges avec naturel et subtilité, c’est le défi que doivent relever les jardiniers d’aujourd’hui.
Vie sauvage
La vie sauvage arrive à s'inviter dans les jardins au coeur des villes, alors a fortiori à la campagne. Ce matin ces deux canards venus d'on ne sait où avaient pris leurs quartiers dans l'étang aux Nymphéas de Monet. Resteront-ils ? Ce n'est pas sûr qu'ils apprécient l'agitation du lieu. En attendant ils posaient comme de vrais pros pour les visiteurs.
Aux petites heures du jour, c'est un héron qui vient parfois prendre son déjeuner. Il est le bienvenu pour limiter la prolifération des grenouilles.
Samedi dernier, un intrus plus inattendu a nécessité l'intervention des gendarmes. Un chevreuil un peu perdu s'est introduit dans le jardin d'eau, par le ruisseau semble-t-il. Paniqué de se retrouver coincé par les grillages qui l'entourent, il courait en tous sens à la recherche d'une issue. Les forces de l'ordre ont fermé la route pendant quelques minutes, les surveillants ont ouvert la grande porte du jardin, celle qui sert à faire passer le matériel de jardinage, et le chevreuil a fini par trouver comment s'échapper. Il a bondi vif comme l'éclair en direction de la prairie.
Personne n'a l'air de se souvenir qu'un pareil incident se soit déjà produit. Serait-ce une première ? Les chevreuils sont plutôt d'un naturel craintif… Celui-ci était sûrement un amateur d'art passionné d'impressionnisme, qui avait envie de brouter les nymphéas de Claude Monet…
Bouquetière
Dans la salle-à-manger de Claude Monet à Giverny, un vase vient de reprendre du service à l’occasion de la floraison des tulipes. Le dessus du vase présente une surface percée de trous dans lesquels on glisse les tiges des fleurs, qui restent ainsi élégamment disposées.
Les commissaires-priseurs donnent indifféremment le nom de bouquetière ou de pique-fleurs à ce type d’objet, mais ni l’un ni l’autre ne le définissent dans le dictionnaire, ni chez Robert, ni chez Larousse.
En cherchant dans les dictionnaires anciens, c’est plutôt le masculin que l’on trouve, sans grande précision : « bouquetier n.m. Vase à mettre des fleurs ». La bouquetière était la dame qui confectionnait et vendait des bouquets dans la rue. Pique-fleurs se réduit aujourd’hui à un « accessoire placé au fond d’un vase pour maintenir les fleurs dans la position choisie », et le mot est absent des dictionnaires anciens.
Puisqu’il faut choisir, c’est bouquetière qui a ma préférence, car c’est le plus gracieux. L’idée de piquer des fleurs ne m’a jamais beaucoup plu.
La bouquetière de Monet est un modèle qui s’accroche en applique, ce qui est assez classique. L’originalité est de la fixer sur un miroir, afin de multiplier les fleurs et de magnifier l’effet. Je suppose que l’idée est de Monet, car le miroir en vis-à-vis dans la pièce est lui aussi équipé d’un bouquetier.
Glycine
Portail fleuri de glycines, rue Claude Monet, Giverny
Dans les rues de Giverny, les glycines sont en fleurs en même temps que les lilas. Partout des grappes mauves dressées, d’autres pendantes, et une odeur envoûtante qu’on perçoit à distance.
Les glycines « de ville », bien exposées sur les murs des maisons, ont toujours un peu d’avance sur celles qui ornent le pont japonais de Monet. Je crois que l’ombre dispensée par le hêtre pourpre et les bambous n’y est pas pour rien. Le bassin, avec son importante masse d’eau froide, doit retarder un peu la floraison lui aussi.
Qu’importe ! Les glycines du jardin d’eau fleurissent quand ailleurs les autres sont fanées. La première vient de s’ouvrir, et le pont ourlé de grappes violettes ou blanches va offrir un motif à de jolies photos pendant les semaines qui viennent.
Rosa Bonheur
Marie-Rosalie Bonheur, dite Rosa Bonheur – Lapins (détail. Cliquez pour voir l’oeuvre) vers 1840. Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, sa ville natale.
Le musée de Vernon présente jusqu’au 20 septembre 2015 une exposition intitulée « Rosa Bonheur, l’éloge du monde animal« . La raison : le musée Poulain, outre l’impressionnisme, est aussi spécialisé dans l’art animalier. Le prétexte : les collections vernonnaises comportent une étude de paysage de Rosa Bonheur, qui aimait s’inspirer de lieux réels pour placer ses animaux en situation. Un bronze, le Bélier couché, figure également dans les collections.
Si vous en avez l’occasion, ne manquez pas la visite guidée gratuite proposée le premier dimanche du mois à 15h. L’intérêt de l’exposition est décuplé par l’évocation de la personnalité hors du commun de l’artiste.
Si la peinture de Rosa Bonheur est passablement passée de mode – des animaux traités avec un admirable réalisme – en revanche la femme qu’elle a été reste un modèle pour celles d’aujourd’hui. Avec doigté, elle a su vaincre les préjugés de son époque et fait voler en éclats toutes les limites alors imposées à son sexe (elle est née en 1822).
Rosa Bonheur travaillait avec puissance. Très jeune elle a obtenu la reconnaissance officielle et l’indépendance financière qui l’accompagnait. Elle allait dans les abattoirs procéder à des dissections pour mieux comprendre l’anatomie des animaux qu’elle peignait. Elle portait le pantalon grâce à une autorisation préfectorale de travestissement qu’elle faisait renouveler tous les six mois. Elle vivait en concubinage avec une femme. Elle fumait. Elle montait à cheval à califourchon et non pas en amazone. Elle voyageait. Elle enseignait… Elle est même devenue l’une des premières femmes décorée de la Légion d’honneur.
Rosa Bonheur vivait dans une grande demeure près de Fontainebleau entourée d’animaux, y compris un couple de lions. Le mâle était en cage mais la femelle apprivoisée se promenait en liberté. Une photo étonnante montre l’artiste allongée côte à côte avec le fauve.
En 1889, à l’occasion de l’exposition universelle de Paris, Rosa Bonheur rencontre Buffalo Bill en tournée en Europe avec le Wild West Show. Elle est émue par la cause des Indiens : proche de la nature comme eux, elle ressent le tort qui est fait à ce peuple par « le Blanc usurpateur ».
Ce qui fait rêver dans sa personnalité, c’est son assurance que tout est possible. Rien ne l’arrête, elle peut tout faire, et elle a l’énergie de tout faire. Quel charisme elle devait avoir !
Pas vraiment féministe, Rosa Bonheur ne se bat pas pour ses soeurs (on n’a qu’à faire comme elle, sans doute ! Où est le problème ?) mais pour les animaux. Pour elle, il est évident qu’ils ont une âme. Elle transcrit cette conviction en avance sur son temps dans ses tableaux, en attachant une grande importance à leur regard.
Tulipe viridiflora
« Les tulipes, c’est bientôt fini ! Il faut se dépêcher de faire des photos ! » m’a dit le jardinier en me voyant l’appareil à la main. Il y avait un peu de regret dans sa voix. Tout ce travail, toute cette beauté, bientôt naufragée par l’avancée de la saison.
Les tulipes viridiflora seront parmi les dernières. La plupart ont muté de variétés tardives, et elles sont connues pour leur exceptionnelle résistance : jusqu’à trois semaines de floraison.
Viridiflora, en latin de jardinier, c’est à fleur verte, une caractéristique qu’on ne peut pas rater. Ce sont les Martiennes des tulipes, avec ce faux air d’extra-terrestres qui les fait remarquer.
Toutes les tulipes viridiflora sont ornées d’une belle trace de pinceau verte qui contraste avec leur couleur de base. On a l’impression qu’elles ont des sépales, ou que la tige se poursuit le long de la corolle, ou même que des feuilles se glissent autour des pétales. Alors que sur la plupart des tulipes la délimitation entre la tête et le cou est nette, avec les viridifloras on ne sait plus très bien où l’une et l’autre s’arrêtent, ce qui crée dans le regard une hésitation, une incertitude qui a son attrait. C’est joli avec du rose ou du jaune, par exemple, et super frais avec du blanc comme ici.
Je crois qu’il s’agit du cultivar Spring Green, ou si ce n’est pas le cas, d’un autre qui lui ressemble drôlement. Spring Green a l’avantage de se naturaliser et de refleurir plusieurs années de suite, dit-on.
On trouve des viridifloras dans plusieurs des grandes catégories de tulipes, les plus étonnantes étant peut-être les tulipes perroquet viridiflora.
Le jardin du musée des impressionnismes
A ne pas rater si vous venez à Giverny voir l’expo Degas, la Fondation Monet ou pour toute autre raison, le jardin du musée des impressionnismes arbore en ce moment des floraisons spectaculaires.
Ce « jardin remarquable » s’étire tout en longueur devant les façades du musée.
Décomposé en chambres de couleurs, il fait traverser successivement un très charmant jardin blanc, un jardin noir plus inquiétant, puis les couleurs primaires, cyan, jaune, magenta, pour aboutir enfin à ce parterre étourdissant qui mêle les couleurs. « On en prend plein les yeux ! » disent les visiteurs.
Ce serait dommage de manquer ce joli spectacle, mais il faut penser à s’aventurer derrière les haies bien taillées qui délimitent les carrés.
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