Giverny confiné
Pas un seul visiteur à Giverny pour admirer les somptueuses floraisons d’avril cette année. Les jardins de Monet resplendissent pour personne dans la belle lumière printanière. Seuls les jardiniers sont à l’oeuvre, presque au complet, mais sans l’aide des jeunes stagiaires qui renforcent habituellement l’équipe.
Ils ne sont pas démotivés, parce qu’ils aiment trop leur métier, mais on les sent déçus. Tous leurs efforts visent à éblouir le public, au terme de longues réflexions et de beaucoup de travail. Ils savourent à l’avance la magie de ce qu’ils mettent en place, comme Monet autrefois savait le faire, avec son oeil de jardinier qui anticipait les floraisons. Le printemps a fait s’ouvrir les tulipes et les pensées patiemment installées pour le grand show, mais les portes sont restées fermées.
Il flotte sur Giverny confiné une étrange atmosphère. Comme ailleurs, chacun garde ses distances. Les volets de la maison de Monet sont toujours clos. Ce sentiment de vide qui au début nous émerveillait devant les images des places de Rome ou de Paris désertes est devenu opressant. Tout comme le silence peut être assourdissant, le désert humain de nos rues – et des allées du jardin – finit par peser.
Les changements les plus visibles intervenus cet hiver dans le jardin concernent les arbres. Au rond des dames, un nouveau paulownia a été planté à la place de l’ancien, et sa taille encore modeste dégage une perspective inhabituelle. Au jardin d’eau, dans la rangée de trois saules, celui du milieu a été renouvelé. Au bout du bassin, le vieux saule planté par Monet a subi une taille sévère. Une nouvelle pelouse a été créée à la sortie du souterrain, au pied du grand cornouiller blanc.
D’autres surprises surgiront au fil de la saison, notamment parmi les rosiers. Les jardiniers seront-ils encore les seuls à les contempler ? Le printemps galope, en avance de quinze jours, tandis que la date du déconfinement s’éloigne, et plus encore celle de réouverture des musées.
Un rêve de Giverny
L’an dernier à cette date, les jardins de Monet étaient déjà ouverts depuis dix jours… La date d’ouverture a été repoussée au 1er mai, pour l’instant. Bien malin qui saurait dire si la liberté nous sera rendue d’ici-là.
Le printemps est en avance de quelques jours par rapport à l’an dernier, me semble-t-il. J’imagine l’explosion des narcisses et des jacinthes dans le clos normand désert. Les jardiniers avaient tout préparé, le jardin doit être splendide. Ils sont les seuls ou presque à profiter du fruit de leur travail.
« J’ai le spleen de Giverny, tout doit être si beau par ce temps inouï », se plaignait Monet retenu au loin par sa peinture. Pas un mot à changer.
Contagion
Le 25 février 1888, Berthe Morisot, qui signe ses courriers Berthe Manet depuis qu’elle est l’épouse d’Eugène Manet, le frère de Gustave, adresse une lettre de trois pages à Alice Hoschedé, la compagne de Monet. Le peintre givernois séjourne alors à Antibes, et Alice, qui se rend de temps en temps à Paris, a tenté de rendre visite à Berthe mais l’a manquée.
« C’est d’autant plus mauvaise chance que voici 3 semaines que je suis retenue à la maison par un affreux rhume et qu’aujourd’hui, tout à fait exceptionnellement, j’étais dehors pour quelques instants seulement. (…) J’aurais bien voulu savoir si M. Monet travaillait beaucoup dans le Midi. Je crains qu’il n’ait bien mauvais temps. Sans reproches, il nous a laissé sa grippe à sa dernière visite, nous y avons tous passé depuis à tour de rôle, et nous la subissons en souvenir de lui » (…)
Berthe Morisot fait sans doute allusion à la visite de Monet du 7 janvier, attestée par un petit mot qu’il lui écrit avant de reprendre le train pour Vernon :
Chère Madame,
Toutes mes excuses de m’être présenté chez vous avec une si triste mise, et merci de l’excellente tisane que vous m’avez donnée ; grâce à elle et au repas, je peux repartir chez moi tout à fait remis.
Votre amicalement dévoué,
Claude Monet
Monet dit sans doute vrai, car il prépare aussitôt son départ pour la Côte d’Azur, où il arrive le vendredi 13. « Malgré la date fatale, je suis arrivé à bon port, » annonce-t-il avec humour à Alice depuis Cassis.
Mais la tisane miracle de Berthe n’a pas l’air de fonctionner quand c’est elle-même qui la prend. On l’imagine toussant et mouchant sans fin pendant des semaines… Fin février, Alice relaie bien entendu l’accusation pas très aimable de Berthe Morisot, et Monet se fend d’une lettre depuis Antibes, datée du 10 mars 1888 :
Chère Madame,
J’ai appris que vous aviez été malade et que peut-être j’en avais été la cause. Je serais bien heureux d’apprendre que tout le monde est bien à présent, mais je veux croire que le terrible hiver que vous avez eu est la vraie cause de cette vilaine grippe. (…)
Aussitôt, Berthe, sans doute radoucie par le retour de la santé, lui répond le 14 mars qu’il n’a pas à avoir de remords pour elle :
Le mauvais temps et les années sont seuls causes de mes maladies : je deviens une vieille dame à bronchite. Enfin, me voici de nouveau sur pied et en bataille réglée avec mes toiles. (…)
Rhume, grippe, bronchite… Mirbeau de son côté se plaint régulièrement d’influenza. Les correspondances d’artistes sont pleines de détails sur leur santé, et l’on voit que les maladies contagieuses ne les laissaient pas tranquilles.
Trop de vie sociale, sans doute… Cela aurait été plus sage de rester confiné dans un atelier…
Monet à l’Atelier des Lumières
L’Atelier des Lumières est logé dans une ancienne fonderie du 11e arrondissement de Paris, transformée en « centre d’art numérique ». Dans cet espace autrefois industriel, le spectateur est plongé dans des projections de tableaux sélectionnés autour d’un thème.
Le spectacle présenté en ce moment (jusqu’au 3 janvier 2021) propose des reproductions d’oeuvres de Monet, Renoir, Matisse, Signac, Dufy, Chagall… peintes sur les rives de la Méditerranée, mais aussi dans le nord de la France.
La mouvance des oeuvres, la mise en avant de détails, la musique, l’immersion dans la couleur contribuent au charme de l’expérience.
C’est très sympa pour tout le monde, y compris pour les bébés. Ils n’ont pas peur du tout, au contraire, ils sont, comme les adultes, totalement fascinés.
Je vous aime parce que vous êtes vous
Au 19e siècle, au début du 20e encore, les hommes osaient se dire leur amitié avec des mots forts. On est surpris aujourd’hui en lisant leurs correspondances de ces déclarations profondes, passionnées, tellement sincères.
Les mêmes mots dans la bouche ou sous la plume de nos contemporains seraient-ils possibles ? Il me semble que non. A notre époque où l’impudeur la plus grossière est de mise, cela ne se dit pas. La déclaration d’amitié serait prise pour de l’homosexualité. Notre époque fait une place aux gays, elle n’en fait plus aux amis qui dépassent le stade de bons copains. L’amitié féroce de Monet et Clemenceau existe certainement encore, mais elle n’a plus droit de cité.
Impossible de leur imaginer une attirance physique l’un pour l’autre. Ce qu’éprouvent Clemenceau et Monet n’est pas de ce registre. C’est un lien d’admiration réciproque, de confiance, de fraternité.
Et Clemenceau n’a pas peur des mots. Le 23 décembre 1899, en remerciement du tableau Le Bloc que lui a offert Monet, il glisse : « je voulais vous embrasser et vous dire une fois de plus que je vous aime. »
« Je vous aime, » encore, le 13 octobre 1921.
Et puis, le 22 avril 1922, Clemenceau écrit à Monet cette belle déclaration qui fait penser à Montaigne et La Boétie : « Je vous aime parce que vous êtes vous, et que vous m’avez appris à comprendre la lumière. Vous m’avez ainsi augmenté. Tout mon regret est de ne pas pouvoir vous le rendre. Peignez, peignez toujours, jusqu’à ce que la toile en crève. Mes yeux ont besoin de votre couleur et mon coeur est heureux. Je vous embrasse. «
Epiphanie
Si vous aviez l’habitude d’utiliser le mot Epiphanie pour désigner la Fête des Rois et rien d’autre, vous avez peut-être remarqué que ce terme est devenu de plus en plus courant. Il est désormais très souvent employé comme un équivalent de révélation ou d’illumination. Bref, chaque fois que la vie nous offre une compréhension soudaine de quelque chose, même dans les circonstances les plus prosaïques.
Cet usage nous vient peut-être de l’influence de l’anglais, qui emploie epiphany de façon banale et à tout bout de champ. En français, le Larousse juge encore le terme littéraire.
Claude Monet, à la fin de sa vie, se souvient encore d’avoir connu une épiphanie. Il se garde bien d’employer ce mot, naturellement. Il dit : « ce fut tout à coup comme un voile qui se déchire. J’avais compris, j’avais saisi ce que pouvait être la peinture. »
Cette minute décisive dans la carrière de Monet, c’est à Eugène Boudin qu’il la doit. Ils se rencontrent au Havre. C’est l’été, Claude a 17 ans, le coup de crayon leste et pas grand chose à faire. Boudin l’invite à aller peindre sur le motif avec lui.
« J’achetai une boîte de peinture, dit Monet, et nous voilà partis pour Rouelles, sans grande conviction de ma part. Boudin installe son chevalet et se met au travail. Je le regarde avec quelque appréhension, je le regarde plus attentivement, et puis ce fut tout à coup comme un voile qui se déchire : j’avais compris, j’avais saisi ce que pouvait être la peinture ; par le seul exemple de cet artiste épris de son art et de son indépendance, ma destinée de peintre s’était ouverte. »
L’adolescent encore tout imprégné de l’académisme appris au lycée découvre, en regardant peindre Boudin, qu’on peut représenter les choses tout simplement telles qu’on les voit, avec leurs vraies couleurs. Une révélation.
Douceur givernoise
En ce début d’année, permettez-moi de vous offrir un peu de douceur avec cette jolie tartelette en forme de fleur faite avec amour par le boulanger-pâtissier de Giverny. La boulangerie, un ancien restaurant, est assez vaste pour qu’on puisse déguster les spécialités sur place, et celle-ci tient ses promesses !
Je vous souhaite de vous créer beaucoup de moments de douceur en cette année 2020, autour des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches… Vive les merveilles de la nature !
Les fontaines de Bizy
Les cartes postales anciennes donnent une idée de ce que pouvait être le parc du château de Bizy, à Vernon, au début du siècle dernier. Sur celle-ci, la date d’oblitération du timbre est bien lisible : 23 février 1908. La photo a donc été prise au plus tard à la belle saison de 1907, ou peut-être plusieurs années auparavant. On est à la Belle Epoque, qui coïncide avec la belle époque du château tel qu’il se dresse encore aujourd’hui.
La demeure rasée à la Révolution a été reconstruite par un banquier au 19e siècle. Le corps de logis date de 1866. Mais les jeux d’eau sont antérieurs. Conçus au 18e siècle, ils avaient été remis en état et fonctionnaient fièrement, comme cette photo l’atteste.
Cette fontaine est aujourd’hui à sec. Les canalisations sont remplies de calcaire, les désobstruer est très onéreux.
L’affaire n’est pas simple car l’eau provient de sources en amont autrefois canalisées vers le château. L’eau traversait le parc par gravité, selon une perspective des plus classiques. Elle surgissait tout en haut dans la fontaine de Neptune, cascadait sur les degrés d’un escalier d’eau, sortait par la gueule de monstres marins, disparaissait sous les écuries, réapparaissait dans le pédiluve, pour s’engouffrer à nouveau en sous-sol sous le château et jaillir joyeusement au milieu de la pelouse.
Le Deuxième Guerre mondiale a sonné le glas des fontaines. Certaines sont timidement remises en eau, sans la puissance d’autrefois. Il ne reste plus à Bizy que son surnom de petit Versailles, et à son parc le souvenir d’une gloire enfuie.
Camélia d’automne
Il faudrait sans doute un odorat très performant pour s’écrier en passant à proximité de ce camélia : « Ca sent quoi ? » Mais de fait, la fleur du Camellia sasanqua est délicatement parfumée quand on plonge le nez dedans, d’une fragrance qui rappelle le jasmin.
Le camélia, cet arbuste magnifique aux larges feuilles vernissées et aux fleurs aux coloris superbes, est associé au tout début du printemps. J’ai été ravie de découvrir qu’il en existe des variétés qui fleurissent en automne, et qui plus est parfumées.
Cette photo a été prise la semaine dernière dans les jardins Albert Kahn à Boulogne-Billancourt, du côté de la forêt vosgienne. Merci à Nicole Boschung, spécialiste du jardin parfumé, qui m’a appris leur nom amusant, si facile à mémoriser.
Monet à Belle-Ile-en-Mer
A l’automne 1886, Claude Monet quitte soudainement Giverny et met le cap sur la Bretagne, avec l’intention de la visiter en touriste. Mais ce qui devait être un grand périple tourne court. A Belle-Île, le peintre est happé par le paysage de la côte sauvage. Il se fixe dans le hameau de Kervilahouen, à un kilomètre des falaises, et peint sans relâche pendant plus de deux mois.
Rien n’a changé sur ce littoral, hormis la construction d’un centre de thalasso. Ce sont les mêmes landes couvertes de végétation rase, épineux et bruyères, qui laissent le regard filer au loin. Le phare de Goulphar troue toujours l’obscurité de ses éclairs décalés de 3 et 7 secondes. Surtout, la côte rocheuse est identique dans ses moindres détails, effaçant comme par enchantement les 133 ans écoulés.
J’ai suivi le chemin que prenait Monet, une route maintenant, jusqu’au choc de me trouver face à son motif. Pour qui vient de Giverny, de son paysage calme et verdoyant, l’émotion de ce chaos de roche et de mer est intense. Monet n’est pas que le peintre des bords de Seine, c’est aussi l’homme des falaises de Seine-Maritime. Il a dû retrouver à port Goulphar le caractère colossal des portes d’Etretat.
L’à-pic est vertigineux. S’il y a une pente, elle est très abrupte. Souvent le plateau s’arrête à la verticale à cinquante mètres au-dessus des flots tumultueux. Pas l’ombre d’une barrière, d’une matérialisation du danger. Un pas de plus et c’est le grand saut et la mort assurée. Comme si cela ne suffisait pas, un vent intense ne cesse de souffler.
A quarante-trois ans, Monet est intrépide. Sur place, en recherchant les emplacements où il se tenait pour peindre, on mesure la folie de son entreprise. Car il arrive que le point de vue précis soit pour ainsi dire inaccessible, quelques mètres plus bas dans la pente. Il est probable que Monet cherchait à éviter le vent, mais comment faisait-il pour descendre, avec son matériel, et pour peindre là pendant des heures ? On sent un homme qui a passé son enfance à parcourir les falaises du pays de Caux. Il est insensible à la peur.
Avec l’aide d’un pêcheur du pays, Poly, Monet arrimait son chevalet et sa toile avec des pierres pour braver le vent. La pluie aussi ne l’a pas épargné, et finalement la tempête. Et Monet peint sous la pluie, et Monet peint la tempête…
Transparences
Voici revenu le beau mois d’octobre, une merveille à Giverny. Le soleil est plus bas sur l’horizon ; le matin ou en fin de journée, ses rayons éclairent les pétales comme autant de petits lampions accrochés dans les massifs exubérants des jardins de Monet.
On dit que c’est un effet que Monet aimait. Il privilégiait les fleurs simples pour avoir le plaisir de voir la lumière passer à travers.
Monet fan de Cézanne
Monet possédait une belle collection de tableaux impressionnistes exécutés par ses amis : Morisot, Caillebotte, Pissarro, Renoir figurent en bonne place, mais l’artiste le plus représenté est Paul Cézanne.
Monet admirait tellement Cézanne qu’il achetait ou faisait acheter des oeuvres du maître d’Aix auprès de son marchand Ambroise Vollard ou en vente aux enchères. Il a fini par posséder une quinzaine de toiles.
« Le Nègre Scipion » peint par Cézanne vers 1867 est l’une de ses acquisitions que Monet aimait le plus. Selon Marianne Mathieu et Dominique Lobstein, commissaires de l’exposition « Monet collectionneur » au Musée Marmottan en 2017-18 et auteurs du catalogue, Monet achète la toile à Vollard le 7 décembre 1895 pour 400 francs.
A supposer que rien n’ait changé pendant les quarante ans qui ont suivi le décès de Monet, l’oeuvre était accrochée dans le cabinet de toilette du peintre. C’est en tout cas là que Durand-Ruel l’a vue lors de l’inventaire établi après la mort de Michel Monet en 1966.
Il est vrai que placer une figure d’homme torse nu était approprié dans une pièce où Monet devait se trouver lui aussi plus ou moins dénudé. Pièce intime par excellence, le cabinet de toilette était tout de même montré aux visiteurs qui avaient le privilège de découvrir la collection privée de Monet. C’est ainsi que Clemenceau s’est laissé convaincre par Monet du talent de Cézanne en voyant « le nègre Scipion ».
Ce chef-d’oeuvre fait partie maintenant de la collection du Museu de Arte de Sao Paulo au Brésil. On a pu l’admirer cet été à Paris au musée d’Orsay dans le cadre de l’exposition « le modèle noir de Géricault à Matisse ».
Destination Vernon
Le programme des animations de l’été à Vernon a fait l’objet d’une affiche qu’on a pu voir un peu partout dans la ville. Le dessin fait la part belle à l’emblème de Vernon, le Vieux Moulin. Le panneau ci-dessus se trouvait tout près du site lui-même. On aperçoit le moulin à l’arrière-plan de la photo.
Comme beaucoup de Vernonnais, j’ai tout de suite aimé cette affiche pleine de joie de vivre. Elle est signée Raphaël Delerue. Dans une interview accordée au Démocrate vernonnais, le graphiste avoue adorer le côté sexy des pin-ups des années 50-60. Ses créations mettent en scène « un homme et une femme, le début d’un histoire d’amour… » dans un cadre qui caractérise une ville.
Comme dans les affiches de la Belle-Epoque, le vélo et le canotage sont mis en avant, propositions de loisirs pour se la couler douce en val de Seine… En regardant bien, on voit que la jeune femme promène son chien et son chat dans le panier de son vélo, détail improbable mais qui fait sourire. L’humour de l’artiste est contagieux, tout comme le sourire de ses personnages.
La mairie de Vernon
Cette façade orientée au Nord-Est restera à l’ombre tout l’hiver. Mais pour l’instant, le soleil se lève encore assez loin pour éclairer la mairie de Vernon en début de matinée.
L’hôtel de ville a été construit en 1895 par un maire nommé Adolphe Barette, qui trouvait la précédente maison commune trop modeste à son goût. Il souhaitait un monument plus à même de représenter le pouvoir civil face au pouvoir religieux symbolisé par l’église. La collégiale de Vernon est située juste en face sur la même place.
Le style néo-classique est bien dans le goût de l’époque, et pourtant la mairie a fait polémique en son temps. Ses détracteurs la qualifiaient « d’énorme pâté ». Presque aussi profonde que large, il est exact qu’elle occupe tout un pâté de maison. Les bâtiments préexistants ont été impitoyablement rasés pour lui faire place.
Le gisant d’Aliénor
Impossible lors de la visite de Château-Gaillard aux Andelys de ne pas évoquer la figure de la mère de Richard Coeur de Lion, Aliénor d’Aquitaine. Cette femme hors du commun a beaucoup compté dans l’éducation et la vie de son fils, notamment en lui transmettant son goût des lettres.
J’avais grande envie d’aller à Fontevraud, la nécropole des Plantagenêt, parce que c’est là que repose Richard Coeur de Lion, duc de Normandie et roi d’Angleterre, bâtisseur de Château-Gaillard. Son squelette du moins. Son coeur est dans la cathédrale de Rouen, où il en reste paraît-il encore 80 grammes soigneusement embaumés et placés dans un coffret de plomb.
Mais c’est le gisant de sa mère que j’ai adoré. En ce mois d’août, allongée près de son époux, on la croirait à la plage. Elle est en train de lire le livre qu’elle tient dans ses mains. Cette attitude nous la rend tellement proche et familière, elle qui est morte en 1204. Aimait-elle vraiment lire couchée, comme nous aujourd’hui ? L’abbaye de Fontevraud précise qu’Aliénor a elle-même demandé à être figurée un livre à la main, pour marquer son érudition.
Je crois pour ma part qu’elle avait peur de s’ennuyer dans l’au-delà, et qu’elle a voulu s’assurer d’emporter de la lecture…
Monet par Yazz
L’effigie d’une ressemblance parfaite surprend le regard des passants dans la rue Claude Monet de Giverny. Pour un peu on la croirait dotée de vie, en train de traverser la muraille comme dans le conte de Marcel Aymé.
Monet je crois aurait apprécié d’être noyé dans la vigne vierge à observer les gens. Des figures dans le paysage, aurait-il analysé.
Cette oeuvre de street art est signée Yazz, alias Yann Guignabert, sculpteur et peintre givernois qui expose avec Fabienne Bonneau dans sa galerie « Le jardin d’Eden » rue du Milieu à Giverny. C’est un artiste engagé et profondément humain, comme le révèle son projet « Toujours vivants ».
Après la canicule
La Normandie respire, après un épisode caniculaire sans précédent cette semaine. 41 °C à Giverny, c’est la première fois depuis toujours.
41 °, c’est dix degrés de plus que nos températures estivales d’il y a quelques années à peine. Le bouleversement climatique semble s’accélérer de façon préoccupante.
Pour les humains comme pour les fleurs, il est très difficile de survivre longtemps dans cette fournaise. Pour y faire face, il faut l’adaptation d’une succulente ou d’un cactus, ou l’expérience des hommes du désert.
Heureusement, le souffle brûlant venu du Sud ne s’est pas attardé trop longtemps sur les massifs givernois. Le jardin accuse le coup, certes, mais il reste beaucoup de fleurs magnifiques à admirer, des lis, des soleils, des dahlias, des glaïeuls… Le jardin d’été déroule ses harmonies colorées à hauteur des yeux.
Effet de plumes
La visite de jardins est parfois l’occasion de changer son regard sur le monde. A Giverny, certains visiteurs m’ont confié qu’auparavant ils n’avaient jamais prêté attention aux reflets dans l’eau. D’autres découvrent l’extrême variété du règne végétal en détaillant la composition des massifs. On peut aussi s’ouvrir à une esthétique nouvelle, une façon de concevoir un jardin qui sort des sentiers battus.
C’est le cas d’une visite au jardin Plume, qui s’est fait une spécialité de l’utilisation des graminées, bien avant que tout le monde ne s’y mette. Le jardin Plume est situé à l’est de Rouen, en pleine campagne, à Auzouville-sur-Ry. Sylvie et Patrick Quibel y travaillent la lumière, mêlant la légèreté des herbes et beaucoup de fleurs aux couleurs franches. Cette broderie subtile est contenue par une forte structure de haies et de buis taillés.
Si pour vous les herbes sont des mauvaises herbes, le jardin Plume vous fait changer d’avis. Les graminées ont une manière à nulle autre pareille de s’emparer des rayons du soleil. C’est d’un attrait irrésistible.
Avec de telles images dans la tête, on se prend à regarder autrement les bords des chemins. Je suis allée me promener au nouveau quartier Fieschi à Vernon, une ancienne caserne en cours de reconversion en zone résidentielle. Dans les terres remuées par les engins de construction, des plantes sauvages prospèrent.
Camomille, achillée, tanaisie, vesce, chardon se mêlent, tandis qu’il ne reste que les capsules des coquelicots. On dirait un jardin, oui, dense et lumineux, offert gracieusement à l’admiration par l’Eté.
Toute cette beauté spontanée est menacée. Demain peut-être une pelleteuse viendra excaver par ici, sans considération pour les simples. Cette menace qui pèse sur elles a quelque chose qui me touche, comme une image de notre monde en sursis.
Les plantes savent-elles que leur vie est en danger ? Je me figure que oui. C’est dans leur nature d’être à la merci des voraces et des piétineurs. Cela ne les arrête pas, au contraire. Il y a dans l’énergie qu’elles mettent à vivre, à fleurir, à fructifier, à se ressemer pour continuer à se reproduire une foi extraordinaire. Essayons toujours ! semblent-elles dire. Nous verrons bien si nous parvenons à nos fins, confier à la terre nos gênes pour que la vie se poursuive. Elles sont heureuses, elles profitent de l’été, de la chaleur du soleil. Pour l’instant tout va bien.
A Gerberoy
C’était quand, la dernière fois que vous vous êtes dit que vous aviez une chance insensée ? Le coup de bol énorme qui vous emplit de joie, le cadeau fabuleux de l’univers ?
Pour moi c’était dimanche dernier.
En fin de journée, une envie de bouger, de profiter de la température agréable avant la canicule… Mon époux suggère Gerberoy. Je m’enthousiasme : c’est le moment des roses, le village doit être magnifique.
Gerberoy est à une bonne heure de route de Giverny, dans l’Oise, au milieu d’une campagne idyllique. Des prés, des champs, des bosquets, des vallons, des clochers. Nous arrivons à six heures du soir.
L’heure est douce, la lumière belle, les roses parfaites, le village plus ravissant que jamais. Tout est d’un charme inouï. On marche dans un monde à part, presque irréel.
Nos pas nous conduisent vers le jardin du peintre Le Sidaner, un lieu que je souhaite ardemment connaître. Mais ce ne sera encore pas pour cette fois vue l’heure tardive.
Tiens ! la porte est ouverte. Il y a du monde à l’intérieur. Je m’avance, j’aurai au moins vu l’entrée… La gardienne alors prononce ces mots magiques : « Entrez, ce sont les Soirées romantiques, la visite est gratuite et c’est ouvert jusqu’à huit heures ce soir ! La propriétaire est en train de faire un commentaire dans le jardin blanc. »
J’ai fait tout le tour de cette merveilleuse propriété dans un état d’extase et de ravissement absolu. Il y a une grâce très particulière dans ce jardin, une grâce qui ressemble à celle des tableaux d’Henri Le Sidaner. Si vous êtes dans le coin, surtout si c’est le moment des roses, allez-y, ne manquez pas ce havre de délicate poésie florale. Que ce soit une Soirée romantique ou pas, le romantisme est garanti.
Nid de mésanges
Les mésanges ont la réputation de nicher n’importe où, dans les boîtes aux lettres, les poches d’épouvantail et autres endroits incongrus. Elles font mine de craindre les humains, mais c’est pour mieux revenir au plus près l’instant d’après. J’ai eu ce mois-ci le plaisir de voir un couple de mésanges s’installer dans le nichoir posé sur le rebord de la fenêtre face à mon bureau, à moins d’un mètre de moi.
A vrai dire, cette petite maison est surtout la mangeoire des oiseaux, où j’aime les regarder venir se nourrir en hiver. En ce moment, la nourriture abonde, la mangeoire est délaissée. Mais il y a quelques semaines, les mésanges sont venues visiter l’appartement témoin. Elles ont dû peser le pour et le contre. Enfin, malgré la présence intermittente d’humains à proximité, elles ont décidé de s’installer.
J’ai adoré les voir arriver le bec empli de matériaux pour aménager un nid douillet, comme des poils d’écureuil du plus beau roux. Et puis, le ballet a cessé. Elles couvaient.
Un beau jour, on a entendu une petite voix qui pépiait à l’intérieur du nichoir. Puis plusieurs. Les parents se sont mis à multiplier les allers-retours. Ils revenaient le bec débordant de nourriture, mais s’ils me voyaient derrière la fenêtre, ils n’osaient plus s’approcher du nid. J’ai tiré les rideaux pour ne pas les déranger.
Postée un peu loin, à l’extérieur, je les ai guettés avec l’appareil photo. Comme les oisillons, j’attendais leur retour.
Et puis soudain, un matin, plus un bruit, plus un oiseau. Envolés. Grands. Partis. J’ai rouvert les rideaux. Je me demande si le couple va revenir faire une deuxième couvée.
L’adolescence de Monet
Claude Monet ne parlait jamais de son enfance à ses proches. Non pas qu’elle ait été particulièrement difficile, pour ce que l’on en devine, mais sans doute parce qu’il s’y attachait trop d’émotion : l’adolescent a perdu sa mère alors qu’il venait d’avoir seize ans.
La parution en 2007 du catalogue de l’exposition « The Unknown Monet » par James Ganz et Richard Kendall (image ci-dessus) a levé un coin du voile qui recouvre les années de jeunesse du peintre. Pour la première fois, de nouvelles archives ont été exploitées : le Grand Journal du Comte Théophile Beguin-Billecocq.
Haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Beguin-Billecocq a séjourné en tant qu’hôte dans la maison des Monet à Ingouville. Des liens se sont tissés entre son beau-frère Théodore Billecocq et le jeune Claude, qui se sont fréquentés pendant plusieurs années par la suite. Théodore avait trois ans de plus que Monet.
Beguin-Billecocq tenait son journal au quotidien. A la fin de sa vie, il a décidé d’écrire ses Mémoires, une sorte de résumé des épisodes les plus marquants, en s’appuyant sur ses notes écrites au fil du temps. Il a donné le nom de Grand Journal à ce récit.
L’existence de ce document était connue, mais, conservé en collection privée, il n’était pas accessible aux biographes de Monet. En 2007 pourtant, Ganz et Kendall ont obtenu de le consulter. Ils en ont publié des extraits traduits en anglais. Le texte initial en français reste toujours auréolé de mystère.
Qu’apprend-on sous la plume de Beguin-Billecocq ? Que le jeune Claude était complètement fou de dessin. Chaque petit morceau de papier qui lui tombait sous la main était voué à se transformer en croquis. Il avait une préférence pour les papiers anciens faits avec du chiffon. Claude dessinait tout ce qui lui plaisait, maisons, arbres, bateaux, personnages… Il était d’une nature joyeuse, aimait les bons mots, et avait un esprit indiscipliné qui exaspérait son père. Selon Beguin-Billecocq, Adolphe Monet traitait son fils de « sauvage américain », de bon-à-rien qui perturbait la classe en dessinant des caricatures sur ses cahiers. Le comte, en revanche, n’avait que bienveillance pour Claude Monet. Il appréciait sa fantaisie, son sourire espiègle, son appétit de vivre, son intelligence et sa curiosité. Il trouvait que c’était un bon garçon.
Ils se rencontrent donc à l’été 1853, et l’hiver suivant Claude vient passer la Noël et le Nouvel an à Paris chez les Billecocq. Il a treize ans, on le reçoit comme un membre de la famille. En 1855, on retrouve mention de la présence de Monet pendant les vacances d’été de la famille à Nemours, près de Fontainebleau.
Pendant deux mois, Claude (qui s’appelle encore Oscar) et Théodore sont inséparables. Ils font de longues promenades à cheval dans les allées immenses de la forêt de Fontainebleau, sous la conduite d’un maître d’équitation. On ne peut s’empêcher de penser au futur « Déjeuner sur l’herbe » de Monet en lisant la description des repas qu’ils emportent : pâtés, pain, fromage, vin. Ces détails proposent une toute autre lecture de l’oeuvre, considérée en général comme une réponse au scandaleux Déjeuner sur l’herbe de Manet. Cette dernière interprétation reste certainement vraie, mais on peut aussi voir dans le choix du thème du pique-nique dans les bois l’envie de Monet de retranscrire en peinture des souvenirs enchantés de son adolescence.
A l’été 1856, Claude fait un séjour de deux semaines avec les Billecocq aux Menuls, dans les Yvelines, et découvre Monfort l’Amaury, la vallée de Chevreuse, les Vaux de Cernay et la forêt de Rambouillet. A la fin de l’année, il est à nouveau à Paris chez ses amis pour les fêtes. Il est même enrôlé pour jouer dans des pièces de théâtre de salon, malgré sa timidité.
C’est la fin des années heureuses. Fin janvier 1857, la mère de Claude décède brutalement, à 47 ans. Il a seize ans. On le devine accablé de chagrin. C’est sans doute à ce moment qu’il se déscolarise. En mars, ses amis Billecocq l’invitent à nouveau, à l’occasion d’une pendaison de crémaillère. Monet ne laisse rien paraître de son chagrin. Billecocq se souvient qu’il a beaucoup fait rire l’assemblée par son interprétation des rôles comiques. C’est le début de l’enfouissement de l’émotion de son deuil sous un masque social. Elle ne refera plus surface.
Au bord du Ru de Giverny
Après avoir laissé à sa gauche le cours principal de l’Epte, passé le moulin de Cossy (alias moulin Balkany) et longé la prairie, le Ru de Giverny entre dans le jardin aquatique de Claude Monet. Il ne ralentit pas pour autant son cours rapide. Sans flâner, il fait le tour du bassin, ignorant superbement les nénufars chers au peintre.
Ce sont des fleurs vivaces qui bordent ses berges. Le long du Ru poussent des lis d’un jour, des rhododendrons, des iris des marais ou des pétasites – impossible de toutes les citer. Si le bassin offre des reflets somptueux, l’eau courante répond à l’eau dormante. Le Ru apporte son mouvement.
Des iris à perte de vue
C’est le moment, celui auquel Monet écrivait à ses meilleurs amis – Clemenceau, Geffroy – pour les inviter à venir voir le spectacle des iris. Récemment renouvelés, ils offrent un panel incroyable de variétés toutes plus opulentes les unes que les autres, dans des coloris inattendus, comme cette merveille au premier plan.
Les iris d’aujourd’hui s’habillent de couleurs chaudes, orange, jaune, mordoré, bordeaux, et se déclinent du blanc au noir, unis ou bicolores, mouchetés de petits points, striés de fines lignes… Une splendeur. Si vous ne jurez que par les plus classiques, mauves ou bleus, vous ne serez pas déçu non plus.
Au bassin, les iris japonais plantés l’an dernier ont commencé à fleurir. De culture délicate car ils requièrent un sol inondable, leur forme gracieuse et leurs couleurs pâles nous sont moins familières. Ils ornent avec élégance les berges du bassin où les nénuphars roses sont en train de faire leur apparition.
Monet par Manet
13 décembre 2019 / 4 commentaires sur Monet par Manet
Les peintres Monet et Manet étaient proches non seulement par leurs noms presque semblables, mais aussi par la solide amitié qui les a liés. En 1874, Claude et son épouse Camille résident à Argenteuil, au bord de la Seine, et adorent passer des heures sur l’eau dans le bateau-atelier bricolé par Monet, une barque dotée de quelques planches qui forment une cabine.
C’est ainsi que Manet les représente sur cette toile exécutée sur le vif. Où se tient-il lui-même ? Sur la berge ? Les gris dominent, comme s’il voulait rendre l’idée de l’ombre qui règne sous l’auvent. Monet peint, sans doute l’un de ses chefs-d’oeuvre de la période d’Argenteuil. Camille a l’air d’avoir apporté un ouvrage pour s’occuper, si vaguement esquissé qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’une broderie, d’une tapisserie ou d’autre chose. Elle n’est pas assez absorbée pour ignorer le regard de Manet sur elle. Derrière on devine les flots de la Seine.
Une autre toile également conservée en Allemagne offre un plan plus large et un angle différent. On reconnaît le store à festons au-dessus du couple, le chapeau de paille porté par Monet. On peut supposer que les deux oeuvres ont été faites le même jour. Mais laquelle en premier ? Et pourquoi changer de style entre l’une et l’autre ? Manet voulait-il expérimenter une nouvelle technique ?
La facture est moins rapide, sauf pour la silhouette de Camille. Celle de Monet concentré sur son travail tranche au milieu de tout ce bleu. Le noir a presque déserté le tableau, signe de l’influence de l’impressionnisme sur Manet.
J’aurais bien aimé savoir ce que les deux amis se sont dit en regardant leurs toiles respectives à la fin de la journée.