Asclepia
Comment s’appelle cette fleur ? demande Madame. Oh, elle porte un nom à coucher dehors…
Il exagère un peu, le visiteur des jardins de Monet dont j’ai surpris la réponse évasive. Ce n’est pas bien compliqué, Asclépia. C’est une jolie fleur d’un mètre de haut qui a des feuilles allongées rappelant la verveine, et dont les boutons floraux orange s’ouvrent en petite étoiles jaunes.
La belle vient d’Amérique et peut se cultiver en pots dans les vérandas. Il faut la rentrer en hiver, elle n’aime pas les températures inférieures à 10°.
Je fais la maligne, mais j’ai appris son nom récemment, et je me le répète chaque fois que je passe devant les asclépias, histoire de ne pas l’oublier. Et pour la joie secrète de saluer les fleurs en les appelant par leur nom. Il y a une jubilation à connaître et reconnaître, à savoir distinguer. C’est ce sentiment là qui nous pousse à apprendre même là où il n’y a pas grand chose à comprendre.
Volière
Spectacle insolite : des perroquets dans le jardin de Monet ! Ils ont pris pension pour quelques jours dans la volière. Il y en a un rouge et un bleu, leur sortie a créé un attroupement devant la maison.
Bien que la volière de Monet soit située le long du deuxième atelier, à un endroit où le public n’a pas accès, on ne saurait ignorer la présence des deux oiseaux. Ils lancent des cris assez peu harmonieux, il faut bien le dire, qui portent distinctement jusqu’au jardin d’eau, de l’autre côté de la route. Et plus question de s’installer à l’ombre des tilleuls pour parler de la vie de Monet, leur voix couvre très largement la mienne. Une seule solution, attendre qu’ils aient fini de s’exprimer !
Historiquement parlant, en tout cas, ils ajoutent de la véracité au tableau formé par les poules et les dindons dans leurs enclos respectifs. Monet possédait une volière qui a vu passer de nombreux oiseaux destinés à l’amusement des enfants, qui s’efforçaient de les apprivoiser.
Poule d’eau
Après les coqs perchés en haut des airs, voici les poules d’eau… Dans le jardin de Monet, il y en a deux, venues d’on ne sait où, qui ont adopté l’étang aux nymphéas. Elles ont un joli succès auprès des porteurs d’appareils photos, avec leur bec orange et leur beau costume noir réhaussé de blanc.
Les poules d’eau ont la faculté de marcher sur les feuilles de nénuphar tant elles sont légères. Les feuilles s’enfoncent un peu dans l’eau, pas plus, comme les blocs de mousse à la piscine.
Et puis les poules d’eau ont un cri agréable, une sorte de gloussement liquide et amusant qui anime parfois la surface si paisible de l’étang.
Coq d’église
Surprise de la photo au téléobjectif : le zoom permet d’apercevoir les détails du coq de l’église, bien trop loin pour que l’oeil nu les distinguent. Celui-ci se trouve au plus haut du clocher de Vernon.
Sa simplicité m’a étonnée. Pas de détails inutiles à ces altitudes vertigineuses, la ligne est sobre, on se permet juste quelques rainures dans les plumes de la queue.
L’objet, creux, est d’un beau vert patiné, j’imagine qu’il est en cuivre, étudié pour tourner au moindre souffle de vent.
Quoi de plus fier qu’un coq ? Campé sur une éminence, fut-ce un tas de fumier, le coq est à son aise pour pousser un cocorico sonore. Il a toujours l’air d’avoir envie qu’on l’admire, ramage, plumage, je suis le phénix des hôtes de ces lieux.
On le regardait souvent, autrefois, tout en haut de l’église. La girouette permettait de se faire une idée du temps du lendemain. Les vents d’ouest sont fréquemment porteurs de pluie en Normandie. Aujourd’hui, le bulletin météo a rendu tout un savoir empirique caduc, la forme des nuages, la couleur du coucher de soleil, le comportement des bêtes.
Oublié tout là-haut, le coq déprime. Pourtant, on en veut encore ! Qu’une tempête le jette à terre et on le replace, le remplace, dûment béni et enrubanné. Et puis bien vite il retombe dans l’oubli, sans regards pour se poser sur lui.
Comble de disgrâce, le coq n’est plus tout à fait au plus haut du clocher. Le paratonnerre le nargue, juste un peu au-dessus de lui.
Reflet
S’attarder au bord de l’eau est l’un des plaisirs de l’été, quand les journées trop chaudes font rechercher la fraîcheur. (Et le propre de l’écriture est de permettre la fiction, n’est-ce pas).
A Vernon, les bords de la Seine sont colonisés par des plantes sauvages qui aiment l’eau, les saules aux feuilles argentées et les salicaires aux longues inflorescences roses, tandis que des nénuphars sauvages à fleurs jaunes s’accrochent près des berges les moins exposées au courant. C’est tout l’univers de Monet résumé dans sa version spontanée.
Les reflets mouvants qui jouent à la surface ont quelque chose d’hypnotique. Les taches de couleurs dansent, agitées deci-delà par le mouvement de l’eau, les lignes droites explosent, se fractionnent, deviennent étrangement sinueuses, dans un ballet toujours renouvelé.
Je regarde les reflets sur la Seine sous le pont de Vernon et je pense à Monet, capable de rester des journées entières à observer le jeu de la lumière à la surface de son étang, même sans pinceau à la main. Réflection support à la réflexion…
Palimpseste
Voilà, ça recommence, me suis-je dit en lisant le catalogue de l’exposition sur la Reconstruction organisée ce printemps par le musée de Louviers : il faut à nouveau que je sorte le dictionnaire pour comprendre la prose de conservateur.
Sur ce grand palimpseste qu’est l’espace urbain, où chaque époque dessine ses éléments en effaçant les éléments antérieurs, la Reconstruction tient une place majeure, au même titre peut-être que le développement des usines textiles au XIXème siècle.
Pour le coup, une fois renseignée, j’ai été émerveillée par la justesse de l’image évoquée par Leslie Dupuis, responsable du musée de Louviers : un palimpseste est un parchemin sur lequel les copistes du Moyen-Age ont gratté la première écriture pour s’en resservir.
Dans les villes, on démolit, on détruit, on rebâtit sur d’anciennes caves… La ville est un espace à trois dimensions où le temps s’inscrit comme une quatrième dimension perceptible.
Exubérance à Giverny
A Giverny, la fin d’été dresse des murailles de fleurs dans le clos normand. Les massifs donnent une impression de luxuriance, que les jardiniers s’emploient à canaliser.
Près de la Grande Allée, des roses répondent au ton de la façade. Elles sont d’un rose un peu plus soutenu car plus proche de nous. En peinture, les couleurs vives sont au premier plan, elles sont plus pâles à l’arrière-plan. On retrouve cette même règle dans la composition des massifs de Claude Monet.
Cactus
Rêve de voyages… Au jardin public de Louviers, cet étonnant parterre vous transporte instantanément bien loin des bords de l’Eure. Vous voilà dans une contrée aride où les plantes doivent livrer un combat sans merci contre la chaleur et la sécheresse.
Elles ont des airs redoutables derrière leur blindage épais, avec leurs piquants dardés, leurs aiguilles acérées, leurs tentacules bordées de dents…
Le cactus n’est pas partageur. Il tient à garder son eau pour lui seul. Dans la lutte pour la vie, il se fiche du sort des autres.
Toutes ces précautions paraissent hors de saison sous nos climats. Ici, seules les ronces et les roses ont opté pour les épines, par pure méchanceté sans doute. Quand l’eau est abondante, le climat tempéré, les plantes prennent généralement un air bonasse, à l’image de l’herbe que broutent les vaches.
Bureau de poste
Comment décoreriez-vous un bureau de poste, si cette tâche vous incombait ? Celui de Louviers, reconstruit après la guerre, est orné d’un bas-relief tout en hauteur, placé dans l’angle du bâtiment.
C’est l’ancien conseiller municipal R. Delamarre qui l’a exécuté en 1954. Il représente Iris, messagère des déesses de l’Olympe en compagnie de quelques oiseaux qui évoquent peut-être les pigeons voyageurs.
Au-dessous, des cavaliers et des voitures à cheval figurent les relais de poste de l’Ancien Régime.
Tout en bas une noble dame, la plume à la main, termine un courrier. La citation qui l’accompagne aide à l’identifier :
Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus…
Ce sont les premiers mots d’une savoureuse lettre de la marquise de Sévigné où elle raconte la mésalliance de Mademoiselle, cousine du roi.
Dans les villes de l’Eure bombardées pendant la deuxième guerre mondiale, la reconstruction s’est faite selon une charte que l’on a volontiers qualifiée de régionaliste, par opposition à l’option moderniste adoptée au Havre, par exemple, où dominent les grands ensembles.
Dans l’Eure les urbanistes de l’après-guerre ont voulu conserver le caractère des petites villes en imposant un nombre limité d’étages, des toits en pente couverts de tuiles ou d’ardoises, et en recommandant d’utiliser la brique pour souligner les chaînages des façades.
On commence tout juste à s’intéresser à cette architecture de la Reconstruction. Si elle n’est pas dépourvue de raideur, elle présente toutefois des réalisations harmonieuses dans le droit fil du style Art Déco qui prévalait quelques années plus tôt.
Un nouvel emploi pour sarco
En visitant le beau jardin public ancien de Louviers, je suis restée stupéfaite devant ce spectacle. Vous avez reconnu ce qui sert de pot de fleurs ?
J’essaie de me convaincre que les jardiniers ou les édiles ont eu raison. Allons, un peu de terre et d’eau ne risque pas d’abîmer ce sarcophage mérovingien. Quelle plus belle image que de voir naître, de nos cendres, des fleurs ?
J’essaie, mais il y a dans la désinvolture du remploi du cercueil quelque chose qui me choque. Cette façon de poser le couvercle à cheval sur le côté comme une boîte de chocolats. Regardez donc ce qu’il y a à l’intérieur, surprise !
Voilà, c’est un objet qui a treize siècles environ, et qui encombre notre époque. Que faire des témoignages du passé quand ils ne sont pas dans les musées ?
Que vaut-il mieux, laisser ce sarcophage comme échoué dans un coin de parc, ou le détourner en le fleurissant, oublier sa vocation première pour lui attribuer une fonction purement décorative ?
Toujours cette lancinante question du patrimoine. Comment vivre aujourd’hui entourés de ce que nous ont légué les siècles passés ?
Jardin de peintre
Ce qui rend les jardins de Giverny uniques, c’est d’être l’oeuvre d’un peintre. Monet avait la passion du jardinage autant que celle de la peinture. Il était très fier de son jardin qu’il considérait comme son plus beau chef-d’oeuvre, un tableau vivant créé à même la nature.
C’est en ce moment qu’on s’en rend le mieux compte : Monet utilisait les fleurs comme des touches de couleur, telles des coups de brosse sur la toile.
Ce grand coloriste prévoyait à l’avance les mélanges de couleurs qui sortiraient de ses semis. De la profusion de fleurs de teintes voisines naît une vibration colorée, la même que celle qui émane de ses toiles impressionnistes.
Limace
Je fais beaucoup de progrès en anglais ces temps-ci. Par exemple, j’ai appris à dire une limace : a slug.
Ca se prononce sleug, et rien que de le dire on fait déjà une grimace de dégoût.
Je trouve ça injuste pour ces pauvres limaces. Elles n’ont pas choisi d’avoir à se traîner pour avancer, de devoir produire pour ce faire toute cette bave qui nous répugne. Elles n’ont pas choisi d’avoir un régime alimentaire qui nous les fait détester. Slug.
Bien sûr, je suis comme tout le monde, les limaces me dégoûtent de façon irrationnelle. Pourtant il y en a de jolies en livrée tigrée, d’autres d’un roux qui n’a rien à envier à celui des écureuils. Elles aiment la pluie, elles sont humbles et voraces. Ca rime avec limace, tous les jardiniers en savent quelque chose.
A l’opposé nous avons une affection guère plus justifiée pour d’autres petites bêtes aux noms charmants : les coccinelles, les libellules, les hirondelles. Pourtant je suis sûre que si on allait y voir de près… Vous trouvez ça ragoûtant, vous, de se nourrir de pucerons ou de moustiques ?
Il n’y a pas plus goulu que les hirondelles en matière de mouches en tout genre. Les hirondelles, les grandes nettoyeuses du ciel : en anglais une hirondelle se dit a swallow, le même mot que le verbe avaler.
Oxalis
D’où viennent les idées ? Qu’est-ce qui fait que d’un seul coup, on se tape le front en se disant « mais c’est bien sûr ! » ?
Au printemps dernier, des amis irlandais m’ont offert une oxalis dans un joli panier en terre cuite. Je n’en avais jamais vu de semblable et j’ai été étonnée et ravie de leur choix si original : c’est une variété à feuilles pourpres qui produit des fleurs bleu pâle.
Comme toutes les oxalis, les feuilles se replient autour de la tige et en leur milieu, ce qui leur donne l’air de pliages habiles, à la façon des origamis japonais.
Voilà des mois que cette oxalis est sur l’appui de la fenêtre, et ce matin je viens d’avoir une illumination. Si nos amis irlandais ont été séduits par cette plante en particulier chez le fleuriste, c’est parce qu’elle devait leur rappeler le trèfle, le fameux trèfle irlandais !
Saint-Patrick qui a évangélisé l’Irlande avait l’habitude d’expliquer la sainte Trinité en montrant un trèfle. Cette feuille est devenue l’emblème national, et il est de bon ton à la Saint-Patrick d’en porter un à la boutonnière.
J’imagine que si mes amis étaient Ecossais, ils auraient privilégié des fleurs en forme de chardons, tandis que des Anglais auraient été attirés par des roses. Nous aurons sous peu l’occasion de réviser ce langage des fleurs un peu particulier, coupe du monde oblige.
En attendant, je bichonne mon oxalis, promue au rang de symbole irlandais. Il s’en trouve aussi dans le jardin de Monet, du côté de la cuisine et de l’enclos aux dindons, où j’ai pris cette photo. Elles forment un joli parterre à l’ombre. L’oxalis aime bien la fraîcheur. Cette année, elle est servie.
Giverny en été
Tout comme les visiteuses qui se promènent dans ses allées, le jardin de Monet à Giverny a mis sa robe d’été.
Les fleurs de printemps ont quelque chose de fragile et de frêle. Celles d’été d’apparence plus robuste s’étalent dans une luxuriance et une explosion de couleurs, où les camaïeux de jaunes répondent aux dégradés de violets.
C’est beau, les fleurs d’été. Dans les massifs les couronnes de pétales disposés autour d’un coeur règnent en maître, des zinnias aux hélianthus et aux rudbéckias, en passant par les reines-marguerites, les oeillets d’Inde et les cosmos. Elles alternent avec les fleurs qui s’ouvrent comme de petites bouches, les sauges, les verveines ou les balsamines.
Regarder attentivement une plate-bande givernoise est une leçon de biodiversité. Les jardiniers mêlent tellement de variétés différentes qu’on a tout loisir de s’émerveiller devant l’inventivité de la nature.
Les massifs qui ne dépassaient pas la hauteur du genou au printemps s’étalent maintenant juste sous les yeux. Dans la grande allée, les fleurs se balancent bien au-dessus des têtes, à plus de deux mètres de hauteur. C’est le moment de jouer à cache-cache dans les allées, masqué par les masses de feuillages et de fleurs.
Effet d’abyme
Les drapeaux et autres oriflammes ont un effet déco immédiat dans une ville. C’est facile et ça ne coûte pas cher pour beaucoup d’effet, avec ces étoffes colorées qui claquent au vent.
Il y a quelques années, la ville de Vernon s’en est avisée, et a décidé de mettre en place des hampes à drapeaux au sommet de la Tour des Archives.
C’est très pratique pour les automobilistes qui traversent le pont sur la Seine : ils voient tout de suite de quel côté le vent souffle, aussi bien qu’avec une manche à air.
Bref ! La question s’est donc posée de savoir quels drapeaux on allait installer en haut de la tour. Vous pouvez voir vous-même quelle configuration a été retenue : l’Europe, la France, la Normandie. L’idée était de situer Vernon dans la hiérarchie des territoires administratifs, qui s’emboîtent comme des poupées russes.
Mais alors, me diront ceux qui suivent, pourquoi n’y a-t-il pas de drapeau de Vernon ?
Ce n’est pas parce qu’il n’existe pas. On aurait pu mettre, au choix, les armes de la ville qui remontent au 13e siècle, ou le logo nettement plus récent.
Non, la réponse est dans la photo. Regardez bien le drapeau français sur l’agrandissement. Vous le voyez ? Il s’effrange. Ca souffle fort, là-haut. Les drapeaux ne résistent pas très longtemps.
Si la ville ne s’est pas représentée au même titre que la Région, l’Etat ou l’Union, c’est une question de budget. Les drapeaux de la Normandie, de la France et de l’Union européenne se trouvent tout faits à des prix abordables ; mais la ville aurait dû faire faire spécialement le sien, ce qui revient plus cher.
La mise en abyme à la cime de la tour reste incomplète, mais personne n’y prête attention. Quand le vent souffle, il est prudent de prendre plutôt garde à son chapeau. Il pourrait tomber.
Sarcophage
Il n'y paraît pas, mais voici un objet précieux. C'est un sarcophage
mérovingien gallo-romain (voir commentaires). Précieux pour la connaissance de l'histoire normande, s'entend. Car il reste bien peu de renseignements sur cette période du haut Moyen Age qui va du 6e au 8e siècle, quand régnait la dynastie de Mérovée. Les Vikings ont saccagé toutes les archives des monastères lorsqu'ils ont envahi la Normandie, entre la mort de Charlemagne et le traité de Saint-Clair sur Epte en 911.
Tout porte à croire que cela n'allait pas fort en Normandie à cette période. Dans l'Eure, on a retrouvé des cimetières mérovingiens surtout le long des cours d'eau et sur le plateau du Vexin. Des secteurs entiers, cultivés à l'époque gallo-romaine, semblent vides de peuplement au temps des Francs. Les historiens émettent l'hypothèse qu'ils sont retournés à l'état de friche et de forêt, une hypothèse corroborée par une autre donnée : dans ces zones vides d'habitat mérovingien, les noms de lieux d'origine scandinave sont nombreux. Cela laisse penser qu'ils ont été défrichés à nouveau quand les Vikings se sont installés en Normandie.
Ce sarcophage mérovingien découvert à Vernon se trouve maintenant dans un petit square au bord de la Seine, à l'arrière de l'église. Il a été taillé dans un même bloc de pierre et doit être fort lourd.
Son absence de décor donne peu d'indications, et pourtant, la pierre raconte toujours quelque chose. En l'examinant de près, on reconnaît dans le calcaire les morceaux de silex caractéristiques de la pierre de Vernon. Ce petit détail m'a touchée comme un lien entre les Vernonnais d'il y a 1500 ans et ceux d'aujourd'hui, aux prises avec le même matériau local.
Ceux qui nous ont précédés en ces lieux il y a quinze siècles ont eu le projet d'enterrer dignement l'un des leurs. Ils ont extrait les monolithes d'une carrière située sur la rive opposée, les ont creusés, ils leur ont fait traverser le fleuve pour venir inhumer le corps à l'intérieur de la cité, tout près d'une église aujourd'hui disparue.
Fenêtre de jardin
Sommes-nous dedans ou dehors ? Inutile de mettre des carreaux à la fenêtre… Au Jardin Plume, ce drôle de mur marque la limite entre le potager et le verger. Le rosier grimpant qui le recouvre donne l’illusion d’un toit, et le banc placé devant renforce cette impression d’être face à un bout de maison.
Comme le peintre, l’art du paysagiste est d’apprivoiser l’oeil, de lui donner des lignes où s’appuyer, des points d’entrée pour s’approprier ce qui s’offre à la vue. La fenêtre attire le regard comme un aimant. Au jardin comme au mur, nous aimons bien que le paysage soit serti dans un cadre.
Instinct grégaire
Avez-vous remarqué que les vaches aiment se tourner toutes dans le même sens pour brouter ? On dirait qu’elles obéissent à l’une de ces grandes lois mathématiques qui régissent l’univers :
Soit un ensemble nommé troupeau constitué d’un nombre n de bovins, n étant supérieur à 1. Démontrez que ces bovins sont des bipoints orientés tous dans le même sens. En déduire que cette prairie est un champ vectoriel.
L’instinct grégaire est sans doute cette loi. Mettez-vous cinq minutes dans la tête d’une vache. Ca y est ? Vous êtes un placide ruminant ? Alors vous comprenez : quand vous vous trouvez au milieu d’un pré, avec toute cette herbe qui s’offre à vous de tous les côtés, cela vous inquiète de devoir choisir où aller brouter. C’est si apaisant de mettre une partie de son cerveau en sommeil et de suivre tranquillement quelqu’un qui décide à votre place. Certaines vaches sont des meneuses, et cela arrange la plupart des autres.
Et les humains ? Et nous Français, réputés si frondeurs, avons-nous ou non l’instinct grégaire ?
Nous aurons le temps d’y repenser la prochaine fois que nous serons pris dans un bouchon sur la route des vacances, les capots tous orientés dans le même sens.
Jardin Plume
Le nom est déjà toute une promesse de légèreté duveteuse. A une cinquantaine de kilomètres de Giverny en direction de Rouen, le Jardin Plume fête ses dix ans, un laps de temps qui lui a permis de s’en faire un, de nom, des deux côtés de la Manche et jusqu’au Japon. Et pourtant, il a encore tout un charme champêtre qui donne au visiteur l’impression d’avoir le privilège de le découvrir, au bout de son chemin de terre. On se gare face au champ de maïs, on pousse un portillon dans la haie, et on traverse le miroir. Tout devient soudainement léger, coloré, harmonieux.
Plusieurs espaces à thèmes se succèdent, jardins des saisons, verger, potager fleuri, et jardin plume en tant que tel, un délicat et savant mélange de graminées de tous poils et de fleurs aux couleurs éclatantes…
Ses créateurs sont aussi pépiniéristes, une façon de faire partager leur passion pour les merveilleuses graminées qui enchantent leur domaine.
En ce moment, le jardin d’été est en pleine gloire, avec ses hautes haies de buis parfaitement taillées qui contiennent l’exubérance des fleurs estivales aux teintes de feu.
Mais c’est le jardin plume qui m’a le plus retenue. Dans les allées au gazon aussi fin qu’un green, c’était un délice de marcher pieds nus. Il soufflait une petite brise qui faisait onduler les herbes comme des vagues, et ces masses mousseuses brillaient dans le soleil en tissus précieux, évoquant des sensations tactiles de frôlements et de caresses.
Le souffle de la terre
Enfin un vrai temps d’été… Il a fait si chaud hier que le crépuscule était tentant pour la balade. Je me suis aventurée dans la colline à la recherche d’un point de vue, dans l’espoir de faire une jolie photo de la ville dorée par le soleil couchant.
Le chemin, assez large, grimpe sec, puis sinue au flanc de la colline comme un balcon. Il desservait autrefois les carrières de pierre.
Même sous les arbres, l’air restait d’une grande douceur, sûrement plus de 25 degrés. Hélas, pas l’ombre d’une trouée. Partout des arbres bouchaient la vue. La déception me poussait à aller de plus en plus loin, bien que le soleil fût couché. Et soudain, l’air est devenu glacial. L’effet rappelait ce que l’on ressent à la mer quand on est pris dans un courant froid. Un froid brusque et intense tout à fait angoissant.
Il suffisait de regarder du côté de la colline pour comprendre d’où venait ce courant d’air. Une entrée de carrière s’ouvrait à une vingtaine de mètres comme une bouche sombre. C’était l’haleine de la colline, fraîche comme une cave, rendue sensible par la température extérieure élevée.
Bizarrement, comprendre n’a pas suffi à me rassurer. C’est une chose étonnante que la peur. Il n’y avait aucun danger, mais le souffle venu des profondeurs de la terre un soir d’été donnait un intense sentiment de malaise. Le froid de la tombe, peut-être.
Le poids des ans
Les maisons anciennes en colombage tiennent par habitude, dit-on, même quand les bois ont vieilli, qu’ils ont souffert de l’eau et ne sont plus aussi résistants qu’ils l’étaient à la construction.
Tout a travaillé, s’est courbé, tordu, penché, a glissé peut-être. Mais la maison ne risque pas de s’écrouler pour autant.
Celle-ci, malgré son air d’avoir une scoliose, défie les ans depuis cinq ou six siècles. Elle se trouve tout près de la collégiale de Vernon au dessus d’un petit square. La maison du Temps Jadis, siège de l’office de tourisme et qui penche sérieusement elle aussi, se trouve juste à côté.
Les fenêtres ont été récemment rénovées, ainsi que le toit et l’enduit. Mais on a beau faire, la charpente révèle l’âge du bâti, tout comme sa forme bizarre, étroite et tout en hauteur.
Au Moyen-Age les maisons étaient calquées sur le découpage des parcelles extrêmement étroites. On se serrait à l’intérieur des murs de la cité. Comme à New-York, toutes proportions gardées, il fallait construire des étages pour récupérer sur la hauteur la place qui manquait au sol.
Ombrelle
On ne voit plus guère cet accessoire de mode indispensable à l’époque de Monet, quand les femmes voulaient à tout prix éviter de hâler leur visage.
Aujourd’hui, le bronzage donne bonne mine. Mais les plus romantiques des visiteuses de Giverny l’utilisent encore pour se protéger de la grande chaleur et des coups de soleil.
Cela leur donne un certain charme qui n’aurait pas déplu à Monet. L’ombrelle est un élément essentiel de plusieurs de ses tableaux, comme les deux « Essais de figure en plein air » du Musée d’Orsay.
Visitation
Chaque fois que je vais à Gisors, ce magnifique vitrail en grisaille et jaune d’argent, dont voici un détail, me fascine. Il faut un peu le chercher, il est tout en haut du choeur de l’église sur la droite.
Cette verrière classée, de l’école de Fontainebleau, représente des épisodes de l’enfance du Christ et de la vie de la Vierge. Entièrement réalisée en grisaille et jaune d’argent, elle date de 1545.
La Visitation, épisode important de l’évangile de Luc, est un thème inlassablement repris dans l’iconographie religieuse. Deux femmes se font face, Marie, jeune et belle, et sa cousine Elisabeth, « déjà avancée en âge ». Souvent elles se touchent, s’étreignent, ici elles se tiennent la main.
Toutes deux portent un enfant. Elisabeth est enceinte de Jean, le futur Jean-Baptiste. Son mari Zacharie et elle, couple jusque là stérile, n’y croyaient plus. Et voilà que grâce à l’intervention divine, cette vieille femme va enfanter. Marie apprenant l’heureuse nouvelle est accourue chez sa cousine. Quand elles se rencontrent, Elisabeth sent l’enfant bouger dans son ventre, et toutes deux expriment leur joie par des louanges.
L’opposition entre la jeunesse et la vieillesse est un thème qui était bien fait pour inspirer les artistes. Regardez avec quelle finesse ceux-ci ont modelé les deux visages.
Elisabeth porte une coiffe qui rappelle celle des Normandes. Mais la scène dans son ensemble est marquée par la Renaissance, avec des éléments de décor antiques.
L’utilisation de sépia ou de marron pour dessiner les décors était classique, le jaune d’argent – mélange de sel d’argent et d’ocre jaune délayé – donne une luminosité extrême à la verrière.
Le jardinier de Clemenceau
Par le plus grand des hasards, j’ai rencontré la petite-fille du jardinier de Clemenceau. C’est une dame qui n’est plus toute jeune, mais dont l’énergie pourrait faire envie à pas mal de monde. Comme elle a de qui tenir, voici le beau jardin qu’elle s’est créé dans un petit village normand.
Son grand-père se nommait François Rousseau et officiait dans le château que Georges Clemenceau possédait à Bernouville, près de Gisors. Quand Clemenceau y séjournait, il ne manquait pas de rendre visite à Monet à Giverny, à moins que ce ne soit Monet qui ne se déplace.
Quelques souvenirs de famille : Clemenceau arpentait le jardin avec son jardinier et lui désignait du bout de sa canne l’emplacement où il fallait planter les arbres.
L’épouse du jardinier, très dévouée, faisait office de gardienne. Elle s’occupait de faire prendre sa tisane au Tigre, et elle avait bien du mal à le localiser dans la propriété tant il ne tenait pas en place.
Ce n’est qu’en 1908 que Clemenceau a acheté le petit château bourgeois de Bernouville, assorti d’une ferme. La présence de Monet à une vingtaine de kilomètres a sûrement compté dans l’affaire.
C’est aujourd’hui une propriété privée. L’étrange de l’histoire est que je suis passée souvent à Bernouville sans jamais faire le lien avec Clemenceau. Il y a tant de noms de villages qui se ressemblent en Normandie, et la finale gallo-romaine -ville, pour villa, la ferme, fait qu’on a tendance à tous les confondre. Quelle surprise de faire le rapprochement entre le réel, ce village que j’ai traversé bien des fois, et quelque chose qui était abstrait jusque là, le domaine de Clemenceau. Le lieu cesse d’être sans histoire, banal, le voici soudain riche de tout ce vécu qui l’inscrit dans le cours d’une histoire plus vaste.
Quelle est la surface du jardin de Monet ?
Voilà une question qui m’embarrasse quand des Français me la posent, car je connais la réponse en acres : le clos normand fait près de trois acres et le jardin d’eau en fait deux, ce qui fait un total approchant les cinq acres.
Et en mètres carrés, ça donne quoi ?
L’internet étant équipé de convertisseurs très efficaces, il suffit de se poser la question pour trouver la réponse : le jardin de Monet mesure au total 2 hectares, ou si vous préférez, pour comparer avec les jardins que vous connaissez, 20 000 mètres carrés. Environ 8000 mètres carrés côté bassin aux nymphéas et 12 000 devant la maison.
Pour un parc public, ce n’est pas immense, mais pour un jardin privé ! Surtout fleuri avec une telle minutie !
Monet a franchi le pas des ambitions dépassant celles d’un simple particulier quand il a embauché toute une équipe de jardiniers. Ce sont des moyens que tout le monde n’a pas.
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