Les yeux dans le vide
Ca ressemblait à du rien. Non pas que cela ne ressemblait à rien, c’était même tout le contraire : cela aurait pu être n’importe où. Dans la brume qui finissait par se lever à 11 heures du matin et qui gommait les lointains, le paysage des champs de Giverny près de l’Epte était si vide que j’ai hésité à faire la première photo. Cela valait-il la peine de saisir le rien ?
Le regard cherche un motif où s’accrocher. Quelque chose de joli. Quelque chose d’anthropomorphique, comme un arbre tout seul nous évoque la solitude, ou une rangée de peupliers fait songer à une farandole.
J’ai pensé à Monet, combien il aimait ces heures de brume. La dissolution du motif si fréquente dans ses toiles, sa banalité, son inimportance. Ce qui compte : les valeurs de couleurs, la lumière qui baigne le paysage, l’air qui enveloppe les choses. Tant de toiles de Monet ne donnent rien à voir d’autre que, nous semble-t-il, un morceau de peinture. Le motif n’est qu’un prétexte à peindre.
En plein milieu des champs que Monet a représentés, sur les chemins qu’il a dû parcourir, j’essaie de sentir ce qu’il ressentait. L’air encore doux de l’automne emplit les poumons. Il y a cette qualité de silence particulière à la nature, un silence plein de souffles, de bruissements, d’appels émis par des êtres dont nous ne comprenons pas la langue, et le ronronnement de la route au loin. Je tends l’oreille, et le silence se peuple de sons.
J’admire l’audace de Monet à se lancer dans le vide. Monet donne à voir le presque rien, et bien entendu, il y voit quelque chose. C’est mon regard habitué à ce paysage qui le trouve vide. Ailleurs, bien loin, là où l’homme s’acharne à cultiver des lopins dans les pentes les plus folles, cette terre à blé fraîchement labourée, riche et plate, donnerait sans doute à rêver…
Le Festival de Giverny
A Giverny, terre de peinture, on aime la musique. Le week-end dernier avait lieu le Festival de Giverny, une série de concerts autour de la chanson française. Le week-end prochain se tient au même endroit le festival Rock in the Barn, qui programme des groupes de musiques actuelles.
L’endroit en question, c’est une ferme au bord de la Seine, tout au bout d’un chemin de terre à travers les cultures. On passe un pont sur un bras du fleuve et on se retrouve dans Grande Ile. Au loin, le chapiteau rouge brille comme une promesse.
La ferme de Grande Ile est désaffectée depuis des années. Le bâtiment le plus grand, la grange, abrite maintenant une scène et des gradins, pour des spectacles intimistes. Tout autour de la grange, la buvette et le resto de plein air donnent au lieu un air de guinguette.
Le Festival de Giverny en est à sa 16e édition, et repose sur le talent de programmateur et l’entregent d’un habitant de Giverny : Eric Carrière, entouré d’une solide bande de bénévoles. Le succès de l’évènement doit beaucoup à son flair pour repérer les stars montantes – Yann Tiersen l’année d’Amélie Poulain, Vincent Delerm à son premier album – et faire venir des pointures, comme l’ex Supertramp John Helliwell. On y croise les artistes qui habitent le coin, tels que Yolande Moreau, Lény Escudéro ou Florent Vintrignier.
Ce dernier était là dimanche, avec la Rue Kétanou. Quand le groupe a commencé, cela faisait déjà plusieurs heures que le public était debout. Au chaud et au sec, les pieds dans la paille, confort rustique du festival normand ou l’on ne s’amuse pas à parier qu’il va faire beau.
Aux premières notes, on aurait dit que quelqu’un venait de monter le thermostat. La Rue Kétanou jouait devant une salle pleine de fans qui connaissaient les paroles des chansons par coeur. On chantait, on tanguait, on battait des mains. C’est pour ces instants de bonheur collectif qu’on vient, et les festivals ont encore de beaux jours devant eux.
Le site des pétasites
A quoi vous font penser ces feuilles de pétasites ? J’ai entendu des centaines de fois à de la rhubarbe. A des feuilles de nénuphar. A des palettes de peintre. J’ai même entendu à des pizzas, un jour où l’heure du déjeuner approchait. Mais jamais on ne m’avait dit : « Des pétasites ! Tiens ! Nous, on a des péta octets. »
Ce rapprochement inédit était venu à l’esprit d’un spécialiste des réseaux de télécommunications, et une nouvelle fois, j’ai pu m’émerveiller de la diversité des visions du monde propre à chaque visiteur de Giverny.
Un pétaoctet, donc, c’est mille tera. Un million de giga. Un milliard de Mo. Ca commence à faire un peu.
J’étais heureuse d’apprendre l’existence du pétaoctet, donc, qui vaut 10 puissance 15 octets, et dont la racine grecque ne vous aura pas échappé. Et en même temps je me suis demandé dans quelle classe on enseignait ces unités, de nos jours. Au collège ? Au lycée ? Et j’ai pensé que celle-ci devait avoir son petit succès auprès des élèves, dans la veine du grand lac péruviano-bolivien.
Les questions en suspens
Je viens d’avoir la réponse à une question que je me suis posée il y a douze ans. Une de ces innombrables questions sur le sens des mots qui traversent l’esprit en permanence quand on est petit. L’avantage d’apprendre des langues étrangères, c’est que ce questionnement continue tout au long de la vie.
Je me souviens de la première fois où ce mot est entré, avec ses points d’interrogation, dans mon vocabulaire. On m’avait recommandé les qualités des peintures Farrow and Ball, une marque anglaise au nuancier très raffiné. Parmi les noms donnés aux teintes, souvent associées à des pièces de la maison, figurait un ‘drawing room blue’.
To draw, c’est dessiner. Le bleu de la pièce à dessiner ? J’imaginais un vaste manoir victorien débordant de chambres et de salles aux attributions diverses, j’imaginais la vie des dames de la bonne société qui trompaient leur ennui par des occupations acceptables. Je n’étais qu’à moitié convaincue, mais pas assez dubitative pour faire une recherche.
Et puis hier, en parlant du petit salon d’Alice dans la maison de Monet, une dame anglaise m’a soufflé que c’était son ‘drawing room’. « Cela vient de with-drawing room, la pièce où l’on se retire », a-t-elle précisé. Quelle révélation !
S’agissant du petit salon bleu, qui fut un temps violet paraît-il, on ne saurait parler de boudoir – qui se dit ‘Boudoir’ in English, mais oui. Un boudoir, c’est une pièce intime, féminine, pas une sorte de passage au sol carrelé, avec les livres de jardinage de Monsieur sur les étagères.
Quand on se lance dans la nomenclature des pièces de la maison, on entre dans un domaine aussi compliqué que passionnant. Les usages que les gens faisaient de leur habitation n’ont cessé de varier, en même temps que les modes de vie. Selon les classes sociales, les habitudes changent, les affectations des pièces aussi. Plus on est logé grand, plus l’utilisation des pièces est codifiée. Une pièce pour recevoir le matin, orientée à l’est, une autre pour l’après-midi. Une salle pour le petit déjeuner, une autre pour le dîner. Des pièces réservées au maître de maison, d’autres aux enfants, d’autres à Madame. Cela doit encore être le cas dans les maisons très spacieuses, je suppose.
L’usage donc, à l’époque victorienne, voulait qu’en fin de repas les dames se retirent dans un salon pour papoter, tandis que les messieurs traînaient un peu à table et parlaient de politique, d’affaires et autres sujets masculins. Puis les hommes venaient rejoindre les femmes au salon. On voit que l’égalité des sexes a fait des progrès depuis cent cinquante ans.
Il reste à Giverny des traces de cette division des espaces qui prévalait aussi en France, mais la bâtisse est trop petite pour compliquer les choses à l’excès. Ainsi, le côté gauche de la maison est réservé à Claude Monet, avec l’atelier au rez-de-chaussée, sa chambre et son cabinet de toilette au-dessus, et le privilège d’une entrée privative avec escalier personnel. Comme un petit duplex. Au calme, le plus loin possible des allées et venues de la maisonnée.
Une rose bleue pour y dormir
Il y aurait lieu de s’étonner de la couleur de cette rose, qui tire tellement sur le bleu qu’elle a été baptisée « Rhapsody in blue ». Mais, et je le regrette pour les obtenteurs qui se sont donné tant de mal, ce n’est pas cela qui ravit les visiteurs de Giverny. C’est le petit escargot aux motifs de coquillage, tendrement niché au coeur de la fleur pour y rêver jusqu’à la prochaine pluie.
On ne peut s’empêcher de penser aux bébés endormis dans les fleurs mis en scène par l’Australienne Anne Geddes. L’image a quelque chose de doux qui fait plaisir à voir.
De nombreux visiteurs pointent avec amusement les escargots. Je n’ose leur demander ce qui les étonne. Est-ce qu’il n’y en a pas chez eux, parce que le terrain est trop acide, et que les escargots ont besoin de calcaire pour se faire une coquille ? Ces personnes vivent-elles dans un milieu si urbain qu’on n’y croise jamais de gastéropodes ? Ou sont-elles comme moi fascinées par leurs couleurs et leur lenteur, en un mot leur philosophie de la vie ? Ou est-ce de les voir en hauteur, et non pas au ras du sol comme on se les imagine ?
Curieusement, à force de planter des fleurs exotiques partout sur la planète, à climat égal on trouve à peu près les mêmes partout. Mais la faune reste locale. Ainsi, les visiteurs américains cherchent en vain des colibris dans les jardins de Monet. Quand je leur dis qu’il n’y en a pas en France, ils n’en reviennent pas. « Je vais vous en envoyer des miens, ils vont être ravis dans un jardin comme celui-ci ! » proposait une Californienne ce matin.
Pas de colibris, ni de papillons monarques non plus. Les asclépias, plante hôte des monarques, sont très peu butinés à Giverny. En Floride où ils poussent de façon spontanée, il paraît que les papillons les adore, toutes espèces confondues.
Des moteurs plein le pré
Faire tourner à nouveau des moteurs d’un autre âge, c’est le pari des passionnés de mécanique ancienne. A Giverny, ces derniers ont rendez-vous chaque année le premier week-end de septembre dans le pré en face de l’hôtel Baudy.
Alignées pour la parade, les machines imposantes ronronnent. Les moteurs parfaitement réglés tournent comme des horloges sans faire beaucoup de bruit : un cliquetis régulier, des pouf pouf paisibles. Il émane une douceur de leurs murmures conjugués. Ca sent l’huile chaude et le carburant, à peine les gaz d’échappement.
Pourquoi ce rassemblement de moteurs anciens à Giverny ? Parce que le village récèle un musée très particulier, qui n’a rien à voir avec la peinture : le Muséum de mécanique naturelle.
Au 2 rue Blanche-Hoschedé-Monet, non loin de la mairie, cette collection privée ouverte au public tous les jours de 14h à 18h présente des machines effarantes conçues il y a cent ans ou davantage. Dans une débauche de volants, de pignons, de courroies et de pistons, ces engins avaient tous une fonction bien définie qui libérait les hommes d’harassantes tâches agricoles. C’était la révolution industrielle et agricole. Le progrès.
Pour qui a le sens de la mécanique, ces machines agricoles du passé sont des merveilles. Pour tout le monde, elles sont un témoignage étonnant de l’inventivité humaine. Elles offrent aussi un plongeon dans le passé en suggérant les conditions du travail aux champs autrefois. C’est un peu ce que l’on ressent devant une locomotive à vapeur, en plus insolite.
C’est dingue !
Devant la maison de Claude Monet à Giverny, la grande allée qui dévale jusqu’au portail se laisse envahir chaque année par les capucines. De chaque côté, une frise de dahlias simples rose foncé fait le lien avec les massifs plus hauts installés sur les buttes latérales, où l’on reconnaît cosmos, dahlias cactus, impatiences, glaïeuls, cléomes, soleils, et même le bleu des delphiniums.
Le chef jardinier James Priest s’est inspiré des toiles de Monet pour choisir les couleurs et les volumes des fleurs plantées dans l’allée, avec la volonté de se rapprocher le plus possible de l’esprit du maître. Les bouquets de salicaires ont été fortement réduits pour diminuer l’impact de leurs masses couleur lilas. L’effet est plus lié et plus doux.
En fin d’été, la végétation atteint des tailles extravagantes à Giverny. Le jardin ne se dévoile que petit à petit à mesure que l’on avance. Quand soudain l’allée centrale apparaît dans tout son apparat, les visiteurs, qui jusque-là répétaient « C’est beau !« , se mettent à employer un autre vocabulaire.
Que diriez-vous, vous-mêmes ? Les anglophones s’exclament « Awesome! » ce qui équivaut à peu près à énorme, incroyable, génial ou effarant. Une dame allemande m’a ravie en répétant « Wahnsinn! » (folie) que je me suis traduit par « c’est dingue ! »
J’adore que les visiteurs soient sensibles à la folie horticole de la fin de saison. Leurs visages émerveillés. Les étoiles dans leurs yeux, parce que c’est encore bien plus beau que ce à quoi ils s’attendaient. « J’ai déjà visité beaucoup de jardins, me confiait une visiteuse aujourd’hui, mais quelque chose comme ça, CA !!!, je ne l’avais jamais vu… »
C’est l’époque de la plénitude pour les jardins, et c’est aussi une expérience de plénitude pour les gens qui découvrent celui-ci.
Assister chaque jour à cette rivière de bonheur qui dévale la pente et vient éclabousser de joie les visiteurs, voilà qui me comble moi-même. C’est l’un des enchantements du fait de travailler dans les jardins de Monet.
Et si on se rencontrait ?
Je ne sais quelle photo choisir parmi celles prises début octobre pour vous donner envie de découvrir la furie florale de Giverny au commencement de l’automne. Quand les massifs ont l’air d’exploser de couleurs. C’est la corne d’abondance répandue, l’orgie de fleurs de toutes formes et de toutes textures. C’est tellement beau, cette opulence…
D’ici un mois, j’atteindrai le 1500e billet sur ce blog. Pas mal, non ? Je voudrais vous remercier d’être là depuis huit ans et demi, de l’autre côté de l’écran, à vous émerveiller avec moi de la magie des jardins de Claude Monet.
Chers lecteurs de Giverny News, le samedi 4 octobre après-midi, je vous propose une visite guidée des merveilleux jardins impressionnistes de Monet à Giverny. Il suffit de vous inscrire en me laissant un commentaire sur ce blog, que je ne publierai pas. Un nom ou un pseudo, un email, un portable, et si vous le souhaitez quelques mots de vous. Je vous préciserai l’horaire en retour. Si vous êtes guide, merci de me l’indiquer.
La visite guidée est offerte, mais l’entrée à la Fondation Monet reste payante. Vous pouvez acheter votre billet à l’avance en ligne ici.
Je me réjouis d’avance de cette rencontre ! A très bientôt.
Square Gérald et Florence Van der Kemp
Je crois que c’est la municipalité de Giverny qui en a lancé l’idée, mais tout le monde était d’accord, naturellement : il fallait rendre hommage au couple Van der Kemp en baptisant une voie ou une place de Giverny à leur nom. Après avoir accompli des prouesses à Versailles, le couple franco-américain a réalisé des miracles à Giverny en faisant revivre le petit paradis de Claude Monet.
De 1977 à 2008, Gérald puis Florence van der Kemp ont été les conservateurs de la maison et des jardins de l’artiste. Ils ont créé la Fondation Claude Monet, convaincu des mécènes en France et aux Etats-Unis, compulsé les archives, transformé un domaine à l’abandon en propriété de rêve, et propulsé le site parmi les jardins les plus visités au monde. Le Giverny d’aujourd’hui leur doit tout.
Le souci était ne de pas débaptiser un lieu existant, par respect pour la mémoire du village et pour ne pas changer l’adresse de certains habitants. Le choix a fini par se porter sur le joli parking fleuri et complanté situé juste en face de la maison Monet.
Autrefois, un champ de blé s’étendait là. « Le terrain a été acquis par les van der Kemp parce qu’il fallait un espace pour les voitures, rappelle Hugues Gall, directeur de la Fondation Monet. Ils ont pris le taureau par les cornes. Nous sommes dans un champ qui a peut-être d’ailleurs vu paître quelques-uns de ces bovins, » s’amuse-t-il. L’académicien à la tête de la Fondation Monet est personnellement attaché au couple. « Quand je revêts mon habit d’académicien, c’est l’habit de Gérald van der Kemp que je porte ; Florence van der Kemp a souhaité qu’il me fût attribué, » confie-t-il avec cette aisance dans la concordance des temps et la conjugaison de l’imparfait du subjonctif qui caractérise les Immortels.
Parking van der Kemp, alors ? Pour un couple si féru de jardinage, l’expression n’envoie pas franchement du rêve. La mairie a eu l’idée du mot square « parce que le terrain est carré » selon le maire Claude Landais. Abstraction faite des véhicules, il est vrai que ce lieu plein de roses et d’arbres d’ornement a quelque chose d’un parc municipal.
Mais la fille de Florence van der Kemp a une autre interprétation : « J’ai pensé que le maire de Giverny avait eu la délicatesse de choisir un mot en anglais en mémoire de ma mère », dit-elle avec finesse et émotion. Il n’a fallu à Barbara de Portago que très peu de phrases prononcées avec un délicieux accent américain pour se mettre dans la poche la petite assemblée réunie pour l’occasion. La grâce même… Pour Alix de La Rochefoucauld, petite-fille de Gérald van der Kemp, le couple de ses grands-parents était « l’emblème de l’amitié franco-américaine. » Elle en est sûre, le geste de la municipalité de Giverny leur aurait plu.
Au pas du cheval
Il n’en faut pas beaucoup pour embellir sa vie, il suffit d’oser dire oui plutôt que non. Hier, à l’instigation de l’office du tourisme, la voiture à cheval de Jean-Yves Bigarré était à nouveau à Giverny, attendant patiemment d’emmener les vacanciers de la maison Monet jusqu’à l’église, et retour.
Costumé en Normand, Jean-Yves aborde les passants d’un « Vous ne voulez pas faire un tour ? » souvent décliné. Pourquoi pas ? Moi je veux bien. Une famille nous rejoint, à la grande joie de la petite Jade.
« Marcher! » ordonne le maître. J’admire la façon dont Odilon, le cheval breton, obtempère sur le champ. De quoi faire rêver n’importe quel parent, comme devant les étonnantes facultés de la fleur obéissante.
Clipiclop, clipiclop. Au passage devant l’Office de Tourisme, Claire monte pour assurer le commentaire. Musée des Impressionnismes, Hôtel Baudy, la rue Claude-Monet défile. Dans la pente, Jean-Yves lance « Trotter ! » Instantanément, nous filons à belle allure. Cette impression de vitesse d’il y a cent ans, comme à vélo…
Stop stop stop ! La petite Jade est en larmes, elle a perdu une ballerine. Vite on arrête le cheval, vite on court rechercher le soulier de Cendrillon, qui reprend sa place et miracle lui va comme un gant. Jade a retrouvé le sourire.
On repart. Je poursuis ma conversation avec Jean-Yves sur les joies qu’on éprouve à exercer un métier qui donne du plaisir aux gens. Odilon et sa carriole bâchée font le bonheur des résidents des maisons de retraite, on peut même faire monter un fauteuil roulant. Une autre calèche, plus chic, sert pour les mariages. La nôtre emmène 14 personnes pour un poids de deux tonnes au total avec le véhicule.
« Reculer ! » A l’église, on fait demi-tour. La rue Claude-Monet repasse en sens inverse. Clipiclop, clipiclop. Stop stop stop ! Le cheval a perdu un fer, sans doute par sympathie pour Jade. Pas grave, dit son maître. Ca porte bonheur… Que de péripéties pendant cette paisible balade !
Bras de Seine
Il m’a fallu du temps pour comprendre le réseau hydrographique de Giverny, qui compte la Seine, son affluent l’Epte, et de multiples bras et dérivations, mais cette fois je suis sûre de moi : ce coin d’eau quasi stagnante où poussent des nénuphars, c’est un bras de la Seine. Je le sais de source sûre car je l’ai suivi de bout en bout, dimanche dernier où il faisait presque beau, depuis l’endroit où il prend naissance à Giverny jusqu’à celui où il rejoint la route. Après, il n’y a plus de mystère. Le bras finit d’enserrer Grande Ile, et retourne à la Seine.
Tandis que j’avançais solitaire le long des maïs sur un chemin impeccablement tondu, les pieds trempés, avec la vague inquiétude qu’il puisse m’arriver quelque chose, je ressentais un sentiment d’aventure oublié depuis longtemps. Comment est-il possible qu’il y ait des lieux si près de chez soi qu’on puisse y aller à pied, des chemins, des rues, des bois, que nous n’ayons jamais explorés ? On n’y pense pas. On peut y aller n’importe quand, alors on n’y va jamais. On creuse inlassablement les mêmes sillons, cent, mille, dix mille fois, et ces sillons nous empêchent de dévier vers d’autres lieux juste à côté.
Il a fallu un petit papier du journal local le Démocrate vernonnais sur la « plage de Giverny » (les guillemets ne sont pas de trop) et le souvenir d’un compte-rendu paru dans le journal municipal du village sur le nettoyage du bras de Seine pour m’aiguillonner. Changer d’aiguillage. Enfin piquée au vif de ne pas connaître ces endroits.
Une heure et demie de marche dans la nature, ça donne le temps de s’interroger sur ces étonnantes oeillères qui nous poussent si on n’y prend garde. Je ne sais pas tout de Giverny et de Vernon, loin de là, et je constate même que beaucoup d’informations m’échappent. Mais cette année j’ai décidé d’explorer ce qui est là devant, juste à ma porte, à ma portée. Ce n’est pas aussi exotique que de remonter vers les sources du Nil pour finir par un mémorable « Mister Livingstone, I presume ? » – aujourd’hui mon client m’a abordée par un « Ariane, I assume? » qui m’a fait penser à cette salutation mythique – mais tout le monde n’est pas taillé pour affronter les crocodiles.
En descendant le bras de Seine j’ai repensé à la première fois où j’ai longé sa partie ultime, de Manitôt jusqu’à la confluence avec le fleuve. Ce jour-là les animaux se montraient. Héron, rats musqués, grenouilles, canards… une vraie fête. De la vie partout.
Sortir avant la rentrée
Je ne sais pas si c’est la même chose chez vous, mais ici les opportunités de sorties se multiplient en cette fin août. Hier soir la salle des mariages de Vernon n’était pas assez grande pour contenir tous les spectateurs intéressés par une conférence sur la Libération de Vernon, intervenue le même jour que celle de Paris. Les archives viennent de révéler de nouveaux documents, en particulier un film, d’un très grand intérêt. La guerre filmée chez soi, dans ces rues et ces paysages bien connus, voilà des images tout à fait effrayantes et saisissantes.
En dehors de cette commémoration, les autres manifestations sont heureusement plus gaies. Fin août, c’est le rendez-vous annuel des cinéphiles dans toutes les salles obscures de l’Eure, avec tous les films à 3,50 euros. Parmi les avant-premières proposées, « Gemma Bovery » a pour cadre Lyons-la-Forêt. L’ennui, ce ressort essentiel de Madame Bovary, semble avoir inspiré le réalisateur.
Fin août, c’est aussi l’époque du Festival de musique de chambre de Giverny. Depuis onze ans, de talentueux jeunes artistes et des musiciens chevronnés se rencontrent pour jouer ensemble. Tous les soirs ou presque, ils proposent un concert à Giverny ou aux environs, et c’est toujours éblouissant. Le programme met chaque année un compositeur contemporain à l’honneur, présent au festival, et dont une oeuvre spécialement composée pour le festival est créée.
Fin août enfin, c’est encore un peu les vacances… Le château de Bizy s’en est souvenu en organisant une soirée aux chandelles. Une ambiance chaleureuse et intime règne la nuit dans les grandes salles du château baignées par cette lumière. Un battement de cil, et on aurait cru voir entrer Louis-Philippe.
Un mois d’août pas très doux
La buée s’accroche aux carreaux du salon-atelier de Monet. Il faisait 6° au petit matin sur les bords de l’Epte, une fraîcheur qui surprend, à laquelle on refuse de croire un 20 août. Il y a un certain dépit à s’emmitoufler déjà. Où est passée la belle saison ?
Dans les jardins, les pelouses ne cessent de pousser et les jardiniers de les tondre.
Pour les fleurs, ce n’est pas si mal. Nombre d’entre elles préfèrent la fraîcheur à la canicule, les arrosages du ciel à ceux des humains. Elles durent plus longtemps s’il ne fait pas trop chaud.
Partout, les prairies arborent fièrement une belle couleur émeraude. La Normandie est verte comme jamais en plein coeur de l’été.
Les vaches sont à la fête. Elles broutent, elles ruminent, elles recommencent. Elles me font penser à la philosophie de mon grand-père à l’égard du temps : s’il fait beau, ce sera bon pour la vigne, s’il pleut, ce sera bon pour les choux.
Pour les agriculteurs céréaliers, c’est la catastrophe. Dans l’Eure, les moissons ne sont toujours pas finies et elles seront mauvaises. Les paysans n’arrivent pas à battre le blé. Le grain germe dans les épis.
Dahlia le Magnifique
Avec les dahlias, même quand on les collectionne avec passion, on est toujours loin du compte. Le genre comprend 25 000 cultivars, annoncent les sites spécialisés. Cela laisse à penser que le dahlia est facile à hybrider. De là à obtenir à chaque fois des merveilles, il y a un pas.
Ce dahlia-ci déclenche des exclamations d’admiration à Giverny, année après année. Je n’ai donc pas été surprise quand l’une des jardinières de la Fondation Monet me l’a désigné par ‘le magnifique’. « C’est son nom », a-t-elle ajouté.
L’emphase est souvent de mise dans les noms commerciaux des cultivars, mais là, le qualificatif n’est pas usurpé. On imagine bien la joie et la fierté de l’obtenteur le jour où il a vu apparaître cette tête énorme aux couleurs de feu.
Monet aimait les dahlias, il en cultivait de différentes variétés et les a peints à plusieurs reprises. Ils sont présents sous forme de bouquets, de décoration de portes pour son marchand Paul Durand-Ruel, ou encore dans des vues de son jardin dès l’époque d’Argenteuil, comme celle ci-dessous.
Ce tableau se trouve à Prague, à la Narodni Galerie. L’énorme masse des dahlias occupe presque toute la toile, mais ce ne sont pas eux que l’on voit. Derrière le flou du massif traité en petites touches de couleurs apparaît une tête féminine coiffée d’un chapeau. Le temps de s’interroger sur la disparition du reste de son corps, sur les raisons qui expliquent la présence de cette tête à cet endroit (est-elle en train de faire un bouquet ?) et l’on découvre une silhouette sur la gauche du tableau, tronquée elle aussi, sans mains ni pieds, et qui nous tourne le dos. Ou peut-être avez-vous remarqué les jeunes filles dans l’autre sens ?
Il y a un certain humour dans cette espèce de partie de cache-cache. On est loin des toilettes élégantes minutieusement décrites de Femmes au jardin, et loin des natures mortes où chaque fleur est bien reconnaissable. Ici tout vibre, scintille, papillonne à en perdre… la tête, disons.
La modernité de cette oeuvre n’a pas échappé à un collectionneur éclairé : Ernest Hoschedé, qui en a été le premier acheteur en 1877. L’année suivante sa collection est vendue aux enchères. La toile est emportée par Chocquet pour 62 francs…
On sent la jubilation de Monet à peindre cette scène. Selon son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé, le peintre aimait voir les robes blanches des jeunes filles de la maison évoluer dans les allées de Giverny : la façon de rendre les figures dans le paysage a été un de ses axes de recherche.
On connaît aussi le goût de Monet pour les plantes au faîte de l’été, quand les massifs débordent de fleurs. Cette tentation de se jeter dedans comme ces jeunes filles, de s’y fondre. Jusqu’à quel point pouvons-nous fusionner avec la nature, devenir fleur parmi les fleurs, pour reprendre une expression souvent entendue à Giverny ? Le lien entre l’homme et la nature n’a pas cessé d’inspirer le maître de l’impressionnisme sa vie durant. Peut-être même jusqu’au symbolisme des Nymphéas.
Jeunes filles dans un massif de dahlias, Claude Monet, 54×65.5 cm, 1875, Narodni Galerie v Praze, République tchèque
Nénuphars et imaginaire
Il faut bien le dire, à moins d’être l’heureux propriétaire d’une mare, dans la vie courante on ne rencontre pas des nénuphars tous les jours, si bien que l’idée qu’on s’en fait doit beaucoup à leurs représentations. Curieusement, autant il n’est pas si fréquent de voir des nénuphars en vrai et de près, autant ils figurent partout, surtout depuis que l’Art Nouveau en a fait l’une de ses plantes fétiches.
On peut bien se moquer de la façon dont les hommes du Moyen Age s’imaginaient les lions, les éléphants et les rhinocéros. Côté nénuphars, depuis nos premiers coloriages nous avons en tête que la fleur pousse au milieu de la feuille, joliment posée dessus.
Si c’est le cas, c’est le hasard, mais un hasard assez courant. Fleurs et feuilles sont indépendants au bout de leurs tiges respectives, à dériver mollement à la surface comme un bateau à l’ancre. Quand par hasard la fleur glisse dans l’encoche de la feuille de nénuphar, il lui est difficile d’en ressortir. Elle peut y passer toute sa vie de fleur. Bien épanouie, elle nous ravit par sa façon de répondre exactement à nos attentes, telle qu’on l’imagine.
La couleur des ponts japonais
Pont dans le jardin oriental du parc botanique de Haute-Bretagne
De quelle teinte sont les ponts en Extrême-Orient ? La couleur de celui de Monet ne cesse de faire débat, non seulement parce qu’il paraît plus bleuté sur les tableaux, mais aussi parce que, si c’était un vrai pont japonais, un pont vraiment japonais, il ne serait pas vert.
De quelle couleur serait-il alors ? Rouge, affirment certains. Et regardez comme c’est splendide, un pont rouge, et comme cette couleur complémentaire fait chanter les verts autour.
Mais voilà que j’ai des doutes. Des visiteurs de Giverny m’ont précisé que ce ne sont pas les ponts japonais qui sont rouges, mais les ponts chinois. J’en appelle à vous, chers amis globe-trotters, chers lecteurs de Chine, du Japon et d’ailleurs, merci de m’apporter vos lumières. Quelle est vraiment la vraie couleur des ponts authentiques de l’empire du Milieu et du pays du Soleil-Levant, et qui a influencé qui ?
C’est un débat, et ce n’en est pas un. Dans leur livre « Modes et tendances au jardin des années 60 à nos jours »*, Philippe Bonduel et Georges Lévêque analysent le goût pour le japonisme et l’exotisme extrême-oriental.
« Le jardin japonais est tellement pittoresque qu’il ne peut s’intégrer nulle part, sauf au Japon. Paradoxalement, c’est pourtant ce qui lui permet de figurer… partout, avec deux tendances principales : le faire figurer dans un jardin clos, (…) ou l’européaniser. »
Vouloir copier fidèlement le Japon, « ne serait-ce que pour des raisons purement climatiques, c’est de toute façon une mission impossible, l’Europe, à la différence du Japon, ne connaissant pas les moussons. »
Quoi qu’on fasse, beaucoup de plantes ne se plairont pas, il faudra adapter. Là encore, comme dans la restitution contemporaine de jardins du passé, c’est l’esprit qui importe, « le graphisme et les lumières comptent plus pour la vision purement paysagère souhaitée dans ce cas ».
Cette distance-là, c’était bien le goût de Monet. Dans ses créations horticoles et picturales, l’artiste s’inspire avec beaucoup de liberté des modèles japonais. En dépit des bambous, son jardin reste européen et même normand. Ses Meules qui adoptent les compositions données au mont Fuji par les artistes japonais, ne revendiquent rien du Japon. Elles restent des meules. Dans ce contexte, quelle importance peut avoir la couleur du pont ?
*Un régal, ce livre ! (éditions Ulmer) Les merveilleuses photos de Georges Lévêque illustrent magnifiquement le propos de Philippe Bonduel. On retrouve nombre de visions familières, par exemple pour le style années 60 « les massifs incrustés comme au scalpel dans un tapis vert sans défaut » ou encore « la supposée rocaille faite de vivaces perdues dans un éboulis de moellons ». On chemine à travers les tendances pastel et mixed-border, potager fleuri, vers le goût d’aujourd’hui pour la Prairie américaine et la conscience écologique. Que réservera demain ?
Visiter des jardins
Jardin botanique du château de Vauville, Manche
Je rentre d’un voyage d’une semaine en Basse-Normandie et en Bretagne, une semaine à visiter des jardins. Parce que pour mieux cerner l’unicité de celui de Monet j’ai aussi besoin d’en découvrir d’autres, créés à d’autres époques, avec des intentions différentes, où le végétal est mis en scène autrement ; parce que les jardins ne se visitent pas en hiver, et qu’année après année il devenait plus frustrant de passer toute la belle saison à travailler en continu sans aller admirer ce qui pousse ailleurs, je me suis offert le luxe d’une semaine de congé en été pour ce « voyage d’études ».
Il y a eu de la griserie, de l’émerveillement, de l’admiration pour la créativité humaine qui sous-tend ces jardins, pour les prouesses horticoles. De la déception aussi, parfois. Et partout, des parcs quasi vides de visiteurs, même dans les lieux les plus réputés.
C’est agréable, habituée comme je peux l’être à louvoyer entre les promeneurs dans les allées étroites de Giverny. Et en même temps, je ressens une profonde injustice. Pourquoi Giverny, et Giverny seulement ? C’est l’effet grand homme, l’effet nymphéas. Ailleurs, les jardins sont plus vastes, plus variés, plus époustouflants peut-être, mais ils n’ont pas été peints par le père de l’impressionnisme. Et tous, nous allons d’abord vers ce que nous connaissons, vers l’image déjà vue, dans un musée, un magazine, un reportage ou un livre d’enfants, une carte postale reçue ou une brochure publicitaire, voire un panneau sur l’autoroute.
Libre de faire mon choix parmi tous les jardins possibles dans ce coin de France, j’ai tendu l’oreille à ces désirs de visites nés il y a plusieurs décennies parfois. Aller voir des jardins, c’est aussi devenir visiteur de jardin, et en me glissant dans ce costume-là, en savourant le plaisir de la première fois, du vieux rêve qui se réalise, je comprends et partage ce que ressentent mes clients à Giverny.
Bruxelles, une capitale impressionniste
Les deux affiches présentées côte à côte par le musée des Impressionnismes Giverny résument bien les émotions qui attendent les visiteurs de la nouvelle exposition, « Bruxelles, une capitale impressionniste » à voir jusqu’au 2 novembre 2014 : de magnifiques paysages baignés d’une lumière vibrante et vaporeuse, des portraits qui vous happent et ne vous lâchent pas.
A gauche, c’est celui de la jeune Marguerite van Mons, regard perdu dans le vague, exécuté par Théo Van Rysselberghe en 1886. A droite, un détail de La levée des nasses d’Emile Claus (1893).
Pas moins de dix musées bruxellois ont prêté des oeuvres, dont le musée d’Ixelles, partenaire de l’exposition, et aussi ceux de Gand, Charleroi, Anvers… D’autres chefs-d’oeuvres belges viennent d’Espagne ou encore de Suisse pour ce rendez-vous à Giverny, où leurs retrouvailles célèbrent le bouillonnement culturel qui anime Bruxelles au temps de l’impressionnisme.
Dans cette découverte d’artistes peu familiers au public français, les Boulenger, Morren, Hagemans, Albert, Charlet, Ensor, Meunier, Stevens… on retrouve les thèmes et les techniques familières de l’impressionnisme, mais aussi des aspects jamais évoqués par Monet et ses amis. Et c’est particulièrement cette innovation d’avant-garde qui retient, séduit ou dérange.
Car les sujets choisis sont parfois douloureux ou dénonciateurs, deuil, condition ouvrière, condition paysanne, avec ces regards captés par les peintres qui ont traversé les décennies pour venir nous interpeller aujourd’hui. Ces gens morts depuis longtemps nous fixent avec tout le poids de leur vie dans leurs yeux, dans leurs épaules. Derrière l’image idyllique d’un monde de loisirs à la campagne véhiculée par les impressionnistes surgit comme une claque la réalité sociale du XIXe siècle. C’est comme si on lisait du Zola, et ça secoue.
Lotus et Nymphéas
Début avril, l’eau très claire du bassin de Monet permet d’observer la partie immergée des nénuphars. C’est l’époque où la plante se réveille après sa pause hivernale, à la faveur d’une eau moins froide.
Au bout de tiges d’une longueur variable, les feuilles apparaissent, traversent l’eau et viennent flotter à la surface. Telle est la particularité du nymphéa, il flotte, si bien qu’il s’adapte aux variations de la hauteur d’eau. Quand l’eau baisse, le nénuphar flotte plus loin de ses racines, comme une chèvre qui aurait droit à une longe plus grande autour du piquet. Quand l’eau monte, le nénuphar flotte droit au-dessus de ses racines.
La plupart des espèces de nymphéas ont des fleurs qui flottent, elles aussi. Mais certaines variétés se distinguent par leurs fleurs dressées au-dessus de l’eau, à la manière des lotus.
Claude Monet a bien failli avoir des lotus dans son bassin. A peine son étang creusé, le peintre a passé en 1894 une commande à Latour-Marliac, pépiniériste au Temple-sur-Lot, pour peupler son nouveau jardin de plantes aquatiques. Parmi celles-ci, on trouve cinq pieds de lotus et six de nénuphars.
Le lotus, de son nom botanique le Nelumbium, a une magnifique feuille vert clair toute ronde, connue pour repousser l’eau. La fleur est plus renflée que le nymphéa et renferme un genre de fruit en forme de pomme d’arrosoir, un classique des bouquets secs.
Monet était tenté par les lotus, mais il en a raté la culture. A-t-il suivi à la lettre les conseils prodigués par le pépiniériste ? Celui-ci lui écrivait avec la facture : »Les nelumbium peuvent très bien être cultivés en plein air dans le département de l’Eure, ainsi qu’il est dit dans le catalogue. Les rhizomes doivent être plantés horizontalement et à peine recouverts de vase dans le bassin destiné à les recevoir. Ils ne doivent pas être immergés à plus de 50 centimètres de profondeur. »
Selon le professionnel avec qui j’en ai parlé hier, les lotus requièrent au contraire 80 cm d’eau au minimum. On en restera donc aux Nymphéas, mais aux couleurs habituelles seulement, du blanc au rose et au jaune. Les bleus, des exotiques essayés aussi par Monet, sont impossible à réussir sous le climat de Giverny.
La poupée qui sent bon
Deux petites filles et leurs poupées se promènent dans les jardins de Claude Monet.
Au moment où je les croise, la plus grande qui a peut-être huit ans est en train de frotter le visage de sa poupée avec un brin de lavande.
– Comme ça, ça me fera un souvenir, dit-elle, aussitôt imitée par sa petite soeur.
Va-t-il pleuvoir dans l’Eure ?
Faut-il ou non prendre un parapluie ? Si vous devez sortir, un service internet de Météo France est capable de répondre à cette question avec une grande précision. Il s’appelle « Va-t-il pleuvoir dans l’heure ? » et définit pour chaque commune la nature et la quantité de précipitations pour les 60 prochaines minutes. On sait s’il va pleuvoir, quand, et combien.
Quand on a goûté à ces performances d’exactitude, il est difficile de s’accommoder des prévisions plus vagues qui concernent le temps pour la journée, surtout en cas de « rares averses », « averses éparses » ou « averses localisées », sans parler des « risques d’orages ». Ce côté p’têt ben qu’oui p’têt ben qu’non a quelque chose d’exaspérant même en Normandie, où pourtant l’on est champion de la réponse de Normand, paraît-il. Pluie ou pas pluie, le problème est le poids du parapluie. Que pariera-t-on ?
Cette semaine, il a fait bien chaud dans l’Eure. Je marchais dans les jardins de Monet en me demandant si le temps allait se dégrader quand j’ai remarqué le chuchotis de l’arrosage automatique. J’en ai conclu avec optimisme que les jardiniers pariaient sur le maintien du beau temps. Je présumais qu’ils avaient des sources météorologiques plus précises que les miennes.
Pas si sûr. En fait, m’a expliqué l’un des jardiniers, à Giverny, quand on n’est pas absolument sûr qu’il va pleuvoir, on préfère arroser quand même. Une plante qui a soif est stressée, et certaines mettent quinze jours à s’en remettre. C’est de l’arrosage préventif.
Merveille de l’automatisme qui permet d’arroser sans effort ! Les fleurs de Monet, si bien chouchoutées, restent zen quel que soit le temps. Quand l’arrosage demande du temps et de la peine, l’arroseur est plus enclin au pile ou face.
Photo : système d’arrosage automatique à Giverny
Les souvenirs de Vollard
Autant le dire tout de suite, on ne trouve pas grand chose sur Claude Monet dans les savoureux « Souvenirs d’un marchand de tableaux » d’Ambroise Vollard. Le livre regorge de détails sur le métier tel qu’il se pratiquait à l’époque, raconté sous forme d’anecdotes légères qui dénotent un naturel d’une incroyable bonhomie. Vollard a été proche de Cézanne, de Renoir, et de beaucoup d’autres, et en ce qui concerne ces peintres, il livre des impressions de première main.
Vollard n’était pas le marchand de Monet, un rôle plutôt tenu par son voisin de la rue Laffitte Paul Durand-Ruel. Il a toutefois connu Monet :
Le premier jour de mon exposition Cézanne, je vis entrer un homme barbu, de forte corpulence, qui avait tout à fait l’air d’un gentleman farmer. Sans marchander, mon acheteur pris trois toiles. Je pensai que j’avais affaire à quelque collectionneur de province. C’était Claude Monet. Je devais le revoir plus tard, lors de ses passages à Paris. Ce qui frappait, chez un peintre aussi célèbre, c’était son extrême simplicité et la fervente admiration qu’il témoignait à son vieux camarade des temps héroïques de l’impressionnisme, à Cézanne, encore si méconnu.
Vollard a même rendu visite à Monet à Giverny. Combien de fois ? Une seule sans doute, car ses souvenirs sont imprécis :
La maison était grande, mais les murs disparaissaient sous les toiles des camarades de l’artiste. Comme j’observais que, des tableaux d’une qualité si rare, on n’en voyait pas souvent de pareils chez les amateurs les plus réputés :
– Et pourtant, me répondit Monet, je ne prends que ce que l’on veut bien me laisser ! La plupart des toiles que vous voyez là trainaient à l’étalage des marchands. En quelque sorte, je les ai achetées pour protester contre l’indifférence du public. »
L’attitude du maître à l’égard de ses camarades a frappé son visiteur, au point de lui faire voir des tableaux d’autres artistes partout. Or ils étaient consignés dans la chambre de Monet. Ailleurs, on voyait surtout des estampes japonaises… que Vollard a zappées.
Un autre souvenir omis par Vollard, c’est Monet levant les bras et s’écriant à son arrivée : « Au voleur ! au voleur ! » Pas très aimable comme accueil, mais caractéristique de la tension qui pouvait régner entre un artiste et les marchands d’art. Je crois que c’est Jean-Pierre Hoschedé qui rapporte ce trait.
Présences
Dans ce métier fait de rencontres, on ne sait jamais à quelles émotions s’attendre. Chaque visiteur vient avec tout ce qu’il est et reçoit à sa façon le lieu. Giverny est un lieu fort, assez puissant pour avoir su autrefois stabiliser un Monet jusqu’alors nomade et pour aujourd’hui attirer comme un aimant des visiteurs de toute la planète.
Je ne crois pas que ce soit Giverny en tant que tel qui soit à l’origine de ce magnétisme, mais plutôt l’alliance entre Monet et le lieu, tout comme l’alliance entre deux êtres qui se sont bien trouvés peut être puissante et féconde.
Cette force-là rend humble. Face à l’attraction exercée par le bassin aux Nymphéas, le guide est peu de chose. Un petit catalyseur peut-être.
Chacun arrive avec tout ce qu’il est, ses souvenirs et ses rêves, et ce désir de venir à Giverny souvent très ancien. Quand l’émotion déferle, elle me touche moi aussi, pour ma plus grande joie.
Il y a quelques jours je venais de parler des séries de Monet, notamment celle de la cathédrale de Rouen, quand cette évocation a rappelé à ma cliente un souvenir d’enfance. La directrice de son école religieuse avait emmené les élèves voir une exposition de ces Cathédrales, dans l’espoir de faire partager son admiration pour Monet aux écolières. Enthousiasme de la directrice, indifférence des petites… Un souvenir qui paraît drôle à ma cliente avec le recul, surtout quand elle essaie de transmettre ses émerveillements à ses petits-enfants pas forcément conquis. « Je garde d’excellents souvenirs de cette école », conclut-elle avec un sourire rayonnant.
A cet instant, il se passe quelque chose d’étonnant. Je sens sa joie entrer en moi, un frisson de chair de poule me parcourt, et je lui dis en souriant : « Cette dame est là avec nous, elle est très heureuse que vous soyez venue ». Ma cliente remarque qu’elle aussi a la chair de poule. C’est une expérience que nous ne sommes pas près d’oublier toutes les deux, je parie.
J’hésitais à en parler ici, et sans doute je ne l’aurais pas fait, quand quelques jours plus tard une histoire un peu semblable s’est reproduite, m’incitant à partager. Deux soeurs en larmes sur le pont japonais. « Maman aimait tellement Monet ! Elle aurait tellement aimé être ici ! » Elle était avec nous, bien sûr.
Astilbes et reflets d’astilbes dans le bassin de Monet
Alice et Claude
Voilà déjà cinq fois que Philippe Piguet vient donner lecture des lettres de son arrière-grand-mère Alice Monet à sa grand-mère Germaine Salerou. La lecture se passe à Giverny dans le salon-atelier de Monet, où des chaises sont installées après la fermeture, et c'est un moment rare.
Philippe Piguet est historien de l'art. Il a réuni environ 800 lettres familiales dont il prépare la publication. 640 pages dactylographiées concernent la vie de Monet, et le plus difficile, le plus douloureux est de faire des coupes pour que l'ouvrage ne devienne pas un énorme pavé. Le titre envisagé est "Monet au quotidien".
Les lettres déjà publiées par Philippe Piguet dans son "Monet à Venise" et ses lectures donnent une idée de la richesse de cette correspondance, qui fourmille de détails de première main, en particulier sur le moral fluctuent de Monet.
Tantôt Monet s'enthousiasme, et déclare que son jardin est "bien plus beau à peindre que tous les Vétheuil". Tantôt il doute, "il ne s'en prend qu'à lui-même, à sa vieillesse, à son impuissance." (C'est Alice qui souligne). Les mots d'anxiété, d'abattement, de découragement, de tristesse reviennent en leitmotiv dans les lettres d'Alice pendant de longue semaines, à son grand désespoir.
Ce n'est pas seulement le fait de devoir composer avec les périodes dépressives de son mari qu'elle trouve désespérant. C'est aussi parce que dans ces moments-là Monet ne travaille pas. Il ne produit rien. Il lui arrive même de détruire des toiles, lacérées à coups de couteau et jetées au feu.
Or Alice, elle, ne doute pas. Elle sait que Monet a du génie. Elle n'est heureuse que lorsqu'il peint. Selon son arrière-petit-fils, "Alice a convaincu Monet qu'il était dans l'Histoire. Elle a contribué à faire de lui le grand peintre qu'il est." Et à mesure qu'ils avancent tous deux en âge, elle a le sentiment aigu que le temps est compté. Elle trouve malheureux de voir passer les jours et les semaines sans que Monet ne se saisisse de sa palette.
Son intuition est juste, surtout en ce qui la concerne. Quand elle s'éteint en 1911, il reste à Monet quinze ans à vivre, qu'il emploiera à son chef-d'oeuvre absolu, les Grandes Décorations. Alice ne soupçonnait pas l'apothéose à venir, les Nymphéas de l'Orangerie. Selon Philippe Piguet, "ce qui fait la dimension universelle de Monet, ce n'est pas "Impression, soleil levant", ce sont les Nymphéas".
Podophyllum
C’est la première fois que je vois cette curieuse plante dans le jardin d’ombre de Monet. Chaque année quelques nouveautés font leur apparition, pour intriguer les jardiniers les plus chevronnés qui viennent visiter Giverny.
Cette vivace porte le nom botanique de podophyllum, ce qui est assez transparent : une feuille en forme de pied, ou plutôt d’empreinte de pied… et déjà j’imagine les dinosaures en train de marcher pesamment à travers le jardin.
J’ai eu plus de mal avec le nom de la variété, spotty dotty, un nom qui met invariablement un sourire sur le visage des visiteurs anglophones. Spotty, à pois. Dot, c’est le point. A pois et à points ? La redondance n’est pas si drôle que ça.
Le dico livre un autre sens. Dotty veut dire zinzin, c’est quelqu’un qui a un grain. Soit podophyllum zinzin à pois, plutôt rigolo comme nom.
J’en étais là quand cette semaine j’ai revu Dorothy, une photographe habituée des jardins de Giverny où elle aime faire des gros plans de fleurs. Dorothy est Dottie pour les intimes.
Le podophyllum est supposé faire des fleurs blanches cireuses cachées sous les feuilles, et cela devrait être pour maintenant ou en juillet. Espérons que celui-ci se montre coopératif. Les Dorothy ont bien droit à un petit bouquet…
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