Des peintres au secours de la forêt
Un Chêne au Bas-Bréau, le Bodmer, Claude Monet, 1865, Métropolitan Museum of Art, New York
La forêt de Fontainebleau a été le premier site naturel protégé au monde, et cela grâce en partie à des peintres. Dès 1853, en pleine période de l’école de Barbizon, 624 hectares font l’objet d’une protection pour qu’ils puissent servir de motif aux paysagistes. C’est la « série artistique ».
Jules Janin se flatte d’avoir obtenu cette faveur de Louis-Philippe. Dans le recueil collectif « Fontainebleau, paysages, légendes, souvenirs, fantaisie » le critique raconte que
Déjà une première fois, dans les embarras d’une royauté naissante, le Bas-Bréau fut menacé ! Le roi venait de monter sur le trône que lui donnait la France, et il n’avait pas le temps de songer à ce bouquet de vieux arbres. Tout à coup il apprend (il l’a appris de la voix qui parle aujourd’hui) que le Bas-Bréau allait être livré aux bûcherons. « Ô sire ! lui disions-nous, nous savons que vos heures sont précieuses, que vos veilles sont sans relâche, et cependant accordez-nous une heure. Ecoutez les plaintes du royal Fontainebleau ! (…) Songez aux artistes que vous aimez et qui vous demandent la vie et la grâce de leurs domaines ! »
Et Louis-Philippe : « Que mes artistes se rassurent. Je veux réparer Fontainebleau comme je veux réparer Versailles. Qu’ils fassent des paysages tout à leur aise (…) »
Il était question d’abattre les chênes séculaires du Bas-Bréau, un des coins de la forêt que les peintres paysagistes préféraient, ce qui a suscité la mobilisation des artistes et des écrivains.
Monet n’a que 12 ans en 1853, il va sans dire qu’il n’est pas de ce combat. Ce n’est que bien plus tard, en 1865, qu’il peindra le chêne du Bas Bréau, avec peut-être en tête les portraits d’arbres exécutés au même endroit par Corot en 1832 et Rousseau en 1864.
Comment terrasser un dragon
Regardez bien, le truc est bon à savoir la prochaine fois où vous vous trouverez face à un dragon : pour lui faire rendre gorge à coup sûr, il faut l’attraper par les oreilles. Tirez-les en arrière, tout en maintenant les pattes du monstre sous votre pied. Le dragon ouvrira une gueule béante où vous n’aurez plus qu’à enfoncer votre épée.
Ce quadrilobe orne depuis le 13e siècle le portail des libraires de la cathédrale de Rouen, parmi 165 autres. Ceux de la partie supérieure du portail représentent des scènes bien connues issues de la Genèse. Mais les quadrilobes les plus proches des yeux du passant, tels que celui-ci, sont plus énigmatiques. De quoi s’agit-il ici ? Ce n’est pas Saint-Michel terrassant le dragon, l’homme à gauche n’a pas d’ailes, ni Saint-Georges, il n’a pas d’armure.
Est-ce une invitation au courage, à faire face à ce qui nous effraie, sans peur aucune ?
Est-ce une représentation allégorique de la christianisation ? Si c’est le cas, le valeureux chrétien fait montre de toute sa détermination à lutter contre le paganisme pour éradiquer les anciennes croyances du pays. De petits dragons se tapissent dans les coins, tâchant de se faire oublier derrière les frontières du quadrilobe.
Pour Franck Thénard-Duvivier, qui s’est longuement penché sur le sens de ces quadrilobes fantastiques, ces bas-reliefs ont une autre interprétation :
Ces images procèdent de la mise en scène du combat intérieur que doit mener l’homme pour triompher des vices et de ses instincts… animaux ! Elles traduisent une crainte diffuse, qui se précise à la fin du Moyen Age, de la « bête intérieure » (the beast within selon Joyce E. Salisbury) qui sommeille en chaque homme et qui menace d’annihiler ses capacités rationnelles et spirituelles pour le livrer tout entier aux instincts bestiaux, à la concupiscence et à la chair.
S’il glisse sur cette pente dangereuse, l’homme du Moyen Âge risque bien plus que de se faire tirer les oreilles, il pourrait y laisser son coeur.
Rue des Chanoines
A Rouen, la rue des Chanoines est l’une de ces petites merveilles qui vous enchantent quand vous découvrez une nouvelle ville. Une surprise pleine de charme qui se révèle en passant sous un porche, quand on descend de la cathédrale à l’église Saint-Maclou par la belle rue Saint-Romain.
La rue des Chanoines commence très discrètement, enjambée par un bout de maison qui ne laisse d’elle qu’une portion congrue.
En jetant un coup d’oeil sous le porche, on a vu qu’il y avait là plus que la cour privée à laquelle on s’attendait. C’est une venelle qui s’ouvre, aguichante avec ses colombages entr’aperçus.
On ose, on s’avance. Derrière le porche, la ruelle donne sur des jardinets, une verdure privative qui étonne et qui fait du bien en plein coeur de la cité.
A quoi tient le pittoresque ? C’est biscornu à souhait. Les maisons à l’âge immémorial se penchent, murmurent, sans l’ombre d’une fausse note dans les matériaux.
Il fait calme dans cette enclave. On marche sur les pavés luisants de pluie, on imagine que des chats rôdent quand il fait beau.
On est en ville, mais pas tout à fait, un peu en marge. Le temps aussi se brouille, passé et présent se confondent.
Ce n’est pas vraiment une rue, même si la rue des Chanoines le prétend, non sans une pointe d’exagération qui frôle la vantardise. Plutôt un passage créé par le temps et l’usage, un raccourci pratique pour rejoindre plus vite le portail des Libraires sur le flanc nord de la cathédrale et être à l’heure à l’office. Les chanoines, ces clercs attachés au service d’une église, passaient par là pour se rendre à leur messe biquotidienne. Ils y logeaient peut-être.
A l’autre bout, la ruelle se rétrécit brusquement, sous l’emprise d’une bâtisse imposante et plus haute que les autres. A nouveau, une allure de porche fait déboucher sur la rue Saint-Nicolas, mais ce couloir est si étroit que la rue des Chanoines est presque invisible de ce côté là.
On se faufile, on sort. On quitte l’atmosphère paisible et le temps suspendu pour l’animation d’une voie commerçante, avec cet air de contentement que donne la découverte d’une pépite réservée aux initiés. C’est un peu comme si la ville nous avait fait une confidence.
Voilà, on fait partie de ceux parmi les passants de Rouen qui connaissent la rue des Chanoines, on partage avec eux ce petit secret, et on a presque l’impression d’appartenir à un club, une coterie qui sans cesse accepterait bénignement les nouveaux membres.
Pour faire partie de la Grande Confrérie des Connaisseurs de la Rue des Chanoines, c’est tout simple, il suffit d’y passer.
Fleurs indigènes
Cultiver des fleurs indigènes était le cadet des soucis de Claude Monet. A son époque, le tournant du 19e et du 20e siècle, on n’avait pas encore inventé le mot écosystème. L’étude des liens très complexes qui unissent le milieu, les végétaux, les insectes, les batraciens, les oiseaux, les animaux viendrait plus tard. On en était encore à vouloir faire tenir toute la nature dans les muséums. A classer, nomenclaturer, collectionner le vivant, à l’état mort.
Les milieux bourgeois se démarquaient de la paysannerie en disposant d’un jardin d’agrément, dévolu à la promenade et au loisir. L’affirmation de l’appartenance à la classe sociale passait par la culture de plantes qui sortaient de l’ordinaire, délicates à faire pousser, chères à l’achat, à fort impact visuel.
On retrouve ce goût de l’exotisme dans le jardin de Monet, notamment dans ses touches japonisantes.
Mais Monet était surtout un peintre, et ses choix horticoles étaient guidés par son oeil plus que par l’envie de paraître. C’est pourquoi dans son jardin les plantes les plus rares coexistaient avec les plus banales, des sauvageonnes glanées dans la nature que Monet invitait en raison de leur couleur ou de leur forme.
Parmi les plantes indigènes cultivées par le peintre, on trouve la pétasite, la molène, la centaurée, le coquelicot, la marguerite.
Tout cela perdure dans la restitution des jardins de Monet à Giverny. Quelque 4000 espèces de plantes, dont beaucoup d’exotiques, se disputent les deux hectares que couvre le jardin. Ce chois de variétés exotiques est à sa place. Mais pas forcément un exemple à copier.
Il a fallu des décennies avant de commencer à percevoir les risques liés à la perturbation de l’écosystème par l’introduction de plantes exotiques, inadaptées aux insectes pollinisateurs locaux, non soumis au contrôle naturel exercé par l’écosystème. C’est une prise de conscience récente et encore balbutiante qui fait préférer dans les jardins les plantes qui ont toujours été là, les plantes indigènes.
Qu’est-ce que ça veut dire, toujours ? Par convention on considère comme indigènes les plantes attestées avant 1492, l’année de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, le début d’échanges horticoles intenses de part et d’autre de l’Atlantique. C’est une convention qui a tout son sens d’un point de vue américain. En Europe, on aurait pu placer la barre plus tôt, avant les Croisades par exemple. Ou pourquoi pas avant l’invasion de la Gaule par les Romains, la vigne dans leurs bagages. La difficulté est de connaître le parcours d’une plante, surtout si elle n’est pas directement utile à l’homme. Comment remonter la trace d’une mousse, quand on a déjà du mal à suivre celle de l’abricotier ?
Par chance, on dispose maintenant de listes établies par des scientifiques qui recensent les plantes indigènes de façon aussi complètes que possible, avec leur degré de rareté. Pour ceux que le sujet intéresse, voici un catalogue de la flore d’Ile de France, et un inventaire de la flore vasculaire de Haute-Normandie. Vous trouverez probablement la flore de votre région, à privilégier dans les jardins privés.
Inspiration
Les verrières contemporaines de la collégiale Notre-Dame sont parmi les plus belles choses qu’on puisse voir à Vernon. Ces vitraux réalisés par Gérard Hermet et Mireille Juteau, maîtres-verriers de l’atelier Lorin à Chartres, ne sont pas figuratifs, mais suivent un thème subtil en harmonie avec la chapelle qu’ils éclairent. Par exemple, la baie de la chapelle dédiée aux morts de la Première Guerre mondiale est ornée d’une verrière aux tons bleus, baptisée Cosmos. On espère que les âmes des soldats tombés pour la France sont maintenant au ciel… à moins qu’il ne s’agisse d’un hommage aux personnes impliquées dans l’industrie spatiale, nombreuses à Vernon.
Je guidais hier un groupe majoritairement américain dans l’église, et j’avais déjà expliqué tout ceci, quand un client m’a interpellée. « D’habitude les vitraux figurent des scènes bibliques, pour les enseigner aux fidèles. Pourquoi n’est-ce pas le cas ici ? » Il avait l’air déçu.
Sa question m’a décontenancée. J’étais mal à l’aise de ce qui ressemblait à une critique de ces vitraux. Je n’avais pas su faire partager mon admiration.
Mon regard qui errait à travers la nef en quête d’une réponse s’est arrêté sur la verrière du 15e siècle, rare rescapée du décor d’origine. Les motifs principaux des quatre lancettes sont anciens, mais le bas du vitrail a été remanié au 19e siècle dans le même style. Comme dans tous les cas où on a répliqué l’ancien, il est difficile aujourd’hui de départager les deux époques.
J’en étais là de mes explications quand j’ai entrevu une planche de salut, et la réponse s’est dessinée de plus en plus clairement dans ma tête à mesure que j’avançais dans la phrase. « La décision a été prise de faire des vitraux non-figuratifs, parce que c’est le style d’aujourd’hui, pour montrer que la religion est quelque chose de moderne, d’actuel, qui a du sens pour les gens d’aujourd’hui. » J’ai vu des clients hocher la tête, et j’ai su que c’était la bonne réponse. On a pu reprendre le commentaire de l’église là où on l’avait laissé, au mausolée de Marie Maignard.
Ce qui me déconcerte, c’est que cette réponse n’est pas issue de mon intime conviction. Si je m’interroge sur la modernité de l’Eglise catholique, et même de la pratique religieuse en général, je suis plutôt habitée par le doute. L’Eglise d’aujourd’hui a-t-elle vraiment pris le tournant du 21e siècle ? Mais il y avait assez de place dans mon doute pour que s’y faufile une réponse venue d’ailleurs. Qui, quoi, me l’a soufflée ? Je vous laisse le soin de répondre si vous pouvez, selon vos intimes convictions.
Leonotis
La Queue de lion fait partie de ces plantes courageuses qui décident de fleurir très tard dans la saison, à partir de début octobre.
C’est peut-être pour ça que le léonotis a pris la précaution de se vêtir d’un petit pull duveteux, mais c’est une protection illusoire.
Le premier coup de gel emportera la plante.
Dans son pays d’origine, l’Afrique du Sud, le leonotis est vivace et forme de beaux buissons.
A Giverny, il atteint une taille déjà impressionnante de près de deux mètres.
Il est cultivé pour sa floraison tardive, son allure étonnante en forme de candélabre, et son bel orange éclatant.
D’aucuns lui prêtent aussi des effets psychotropes dus à la léonurine.
Si vous tenez à votre santé, il est préférable de le considérer comme toxique.
Pour les jeunes enfants, il vaut mieux caresser une sauge leucantha qu’un leonotis.
La Flore de l’abbé Toussaint
Une main anonyme a rajouté le prénom du bon abbé sur le livre : Anatole. En 1906, l’abbé Toussaint, curé de Giverny, publie un ouvrage dicté par sa passion pour les plantes. C’est une flore des plantes locales qui s’intéresse à leurs divers noms botaniques et vernaculaires.
Le livre s’intitule « Etude étymologique sur les flores normandes et parisiennes comprenant les noms scientifiques, français et normands, des plantes indigènes et communément cultivées ». La mention qui suit, « Extrait du Bulletin de la société des Amis des sciences naturelles de Rouen, 1er semestre de 1905 » laisse supposer que le texte a déjà été publié et fait l’objet d’une nouvelle édition sous forme de livre.
L’ouvrage fait partie de la bibliothèque du New York Botanical Garden, qui l’a acquis en 1930. Entre temps, il a appartenu à un certain Mr Squier, à qui l’auteur l’a dédicacé d’un banal Bon souvenir. Est-ce lui ou le destinataire qui a rajouté la date à l’anglaise, May 23rd 1908 ?
C’est en faisant une recherche qui n’avait rien à voir avec Giverny que j’ai eu la surprise de tomber sur cet ouvrage dont l’auteur m’est familier pour ses liens amicaux avec Claude Monet. Dès les premières lignes, l’abbé Toussaint m’est sympathique : enthousiasme, lyrisme, poésie, amour des fleurs… et humour !
L’étude des plantes est une de celles qui charment et intéressent le plus. Un botaniste seul peut se rendre compte des jouissances que cette science offre à ses adeptes. La vue est flattée par la merveilleuse beauté de petites fleurs que souvent on foule aux pieds sans les regarder ; le tissu lui-même des feuilles et des fleurs vu au microscope, cet instrument qui enlaidit tant de choses, est un prodige d’arrangement et souvent une féerie de couleurs. L’intelligence s’arrête étonnée devant ces êtres si bas dans l’échelle de la nature, et cependant si prodigieusement organisés dans leurs plus infimes détails. Mais je n’ai pas à faire ici l’éloge de la botanique ni à écrire une longue préface, ne serait-ce que pour cette bonne raison qu’on ne lit jamais les préfaces.
Les pages qui suivent seraient un peu fastidieuses à lire d’affilée, c’est plutôt un ouvrage de référence qui s’utilise comme un dictionnaire, une compilation des auteurs de l’antiquité et de flores récentes.
Quelquefois l’abbé paraît carré, sûr de lui. D’autres fois, il hésite, comme pour l’anémone, la fleur du vent.
« Plante qui pousse au moment des grands vents, ou parce qu’on la trouve exposée au vent, ou parce qu’elle ne s’ouvre que sous le souffle du vent. »
J’aime bien cette place faite à différentes interprétations, parmi lesquelles chacun peut faire son choix. Et j’aime aussi cette connaissance du milieu rural qui permet à l’abbé de décrire, par exemple, l’usage de la clématite. Celle-ci se nomme en normand
« bois à fumer » : les enfants coupent les tiges entre les noeuds et s’en servent pour fumer.
A la toute fin du livre, une liste assez longue est titrée d’un pluriel plein d’humilité : errata. Avec beaucoup de scrupule, l’abbé a recensé les coquilles et inexactitudes de sa flore, et n’a pas résisté à l’envie de la compléter encore un peu. Quelle belle personne !
La ligne de chemin de fer à Giverny
De gauche à droite, la locomotive à vapeur stationnée devant la gare de Giverny, le pont sur l’Epte et le moulin
L’un des attraits de Giverny, qui a scellé son succès auprès des peintres impressionnistes, est d’avoir été accessible par le train.
La première ligne ferroviaire de France entre Paris à Rouen dessert Vernon dès 1843. Un quart de siècle plus tard, les grandes lignes établies, on s’occupe d’en construire des petites, tout un réseau de voies secondaires qui s’enfonce profondément dans la campagne.
Giverny est accessible en train dès le 15 juillet 1869, date de l’inauguration du tronçon Gisors – Gasny – Giverny – Vernonnet.
Puis un pont ferroviaire métallique est construit au-dessus de la Seine, à Vernon, et ouvert au trafic le 15 mai 1870. Il subsiste des traces de cette voie ferrée près de l’ancienne caserne, de part et d’autre de l’avenue de Rouen.
La guerre franco-prussienne freine à peine les travaux de construction de la ligne, qui s’étend jusqu’à Pacy-sur-Eure à partir du 1er mai 1873.
Quand Monet arrive à Giverny, exactement dix ans plus tard, il peut donc très facilement se rendre à Paris, à Rouen, à Dieppe, ce qu’il ne manquera pas de faire tout au long de son séjour dans le village.
Il pourrait tout aussi bien explorer les paysages verdoyants de la vallée d’Eure en vue de motifs à peindre. Mais apparemment cela ne l’a pas tenté, pour une raison inconnue.
Le déclin de la ligne ferroviaire Gisors-Pacy s’amorce quelques années après la mort du peintre. Le tronçon vers Pacy est fermé au trafic voyageur en 1939, et on ne peut plus prendre le train en gare de Giverny à partir du 1er mars 1940.
Le pont ferroviaire, détruit pendant la guerre, ne sera pas reconstruit. Des trains de marchandises circulent encore jusqu’au 1er juillet 1964 de Gasny à Vernonnet, et puis c’est vraiment fini. On démonte la voie en 1970. Elle deviendra une voie verte quelques années plus tard.
Source : comité d’usagers de l’Ouest francilien
Pauvre Rutebeuf
La visite de Vernon, en particulier de la Tour des Archives, est l’occasion d’évoquer Rutebeuf. Le trouvère a, dit-on, écrit le plus célèbre de ses Poèmes de l’infortune emprisonné dans le donjon.
Que sont mes amis devenus que j’avais de si près tenus, et tant aimés ?… Des vers mis en musique par Léo Ferré en 1955 et repris par de multiples interprètes. Joan Baez a même fait franchir l’Atlantique à la chanson dix ans plus tard.
L’été dernier France Info a diffusé chaque jour une chronique musicale, « La face cachée des tubes ». Dans celle consacrée au « Petit cheval » de Paul Fort chanté par Georges Brassens, il est question de censure, et l’on apprend que Léo Ferré lui aussi a vu sa chanson signée Rutebeuf censurée, en raison de la présence d’un mot scandaleux :
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient le vent m’évente
L’amour est morte.
« C’est un cul du 13e siècle, mais on n’a pas le droit de passer ce cul-là à la radio », note Bertrand Dicale, le chroniqueur de France info.
C’est le week-end et il s’annonce pluvieux, voilà donc l’occasion idéale de réécouter ces émissions toutes plus passionnantes les unes que les autres. Ou de vous intéresser à Paul Fort, pas aussi sage qu’il n’y paraît, qui nous a laissé des vers impérissables et non moins humides sur une autre forteresse euroise, celle de Château-Gaillard aux Andelys.
La pluie tombe infinie. Les horizons s’enfuient.
Où vont-ils ces coteaux, ces coteaux sous la pluie
Qui portent sur leur dos ces forêts qui s’ennuient ?Où donc est Andely, Andely-le-Petit ?
Son coteau ? Son château ? Je les voyais tantôt.
Les horizons s’enfuient. La pluie tombe infinie.Du côté des forêts qui donc réapparaît ?
Ce géant, est-ce lui ? Est-ce toi, vieux château
Qui va courbant ton dos sous neuf siècles d’ennui ?
La pluie tombe infinie.
Bon week-end !
Viorne obier
Après avoir offert de très jolies fleurs blanches au printemps, la viorne obier (viburnum opulus) nous régale en ce moment de ses ravissantes grappes de baies rouges. Le régal est surtout pour les yeux, parce qu’il semble que ses fruits réputés toxiques sont âpres et n’ont rien d’exquis.
Il existe plusieurs sortes de viorne obier, la plus courante étant la « boule de neige », un nom qui évoque instantanément l’aspect printanier de l’arbuste, couvert de boules de fleurs blanches (viburnum opulus roseum). Une autre variété, et je crois que c’est celle que j’ai photographiée à Giverny, a des grappes de fleurs plus plates, qui évoquent certains hydrangéas (viburnum opulus compactum).
Je ne voudrais pas vous lasser avec trop de botanique. Ce n’est qu’un fil qu’on tire, et qui ramène toujours à l’humain. Sur la page encyclopédique de la viorne obier, on apprend que
L’obier joue un grand rôle dans la tradition slave. Son nom russe, калина (kalina) est, sous sa forme hypocoristique, à l’origine de la célèbre chanson Kalinka (littéralement « petite baie d’obier »).
Un clic plus loin, vous saurez que l’adjectif hypocoristique s’emploie pour un mot transformé avec une intention tendre, affectueuse, tel que chienchien ou fifille, ou encore quantité de surnoms.
Le surnom hypocoristique a fait fureur au début du 20e siècle. Proust en a parsemé sa Recherche, et la famille Monet n’a pas fait exception. Dans « Le jardin de Monet« , best-seller pour enfants qui met en scène la petite Pomme (Linnéa), l’auteur révèle que Blanche Hoschedé Monet était appelée Lan-Lan par les petits. Lan-Lan ! L’ange bleu, voilà qui a quand même une autre allure !
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Dahlia
Vous aimez les dahlias ? C’est le moment de venir les admirer à Giverny, dans toute leur extraordinaire variété de couleurs et de formes. Ils éclatent de gaieté, pas du tout gagnés par la mélancolie de l’automne qui vient.
Les jardins de Monet ne sont pas les seuls à décliner les dizaines de variétés différentes de dahlias, toutes plus belles les unes que les autres. J’ai photographiés ceux-ci dans le jardin du musée des impressionnismes Giverny, particulièrement spectaculaire en cette période de l’année.
Vous y verrez le jardin blanc déborder d’anémones du Japon, et de petites meules s’élever dans la prairie.
Le triomphe des Meules
Claude Monet, Meule, soleil couchant 1890-91, Museum of Fine Arts, Boston
La série des Meules revêt une importance particulière dans la vie de Monet, car elle est, de l’avis même du peintre, sa première série à proprement parler. Et c’est elle qui a fait de lui, enfin, un peintre reconnu.
Auparavant, Monet avait déjà exécuté des tableaux aux thèmes identiques, mais si l’on ose dire, sans savoir qu’il faisait une série. Selon ses souvenirs confiés au soir de sa vie au duc de Trévise, c’est en observant la lumière changer à la surface des meules que lui serait venue l’idée de répéter exactement le même motif et le même cadrage, en faisant varier uniquement l’éclairage, c’est-à-dire les couleurs.
L’exposition de cette série de Meules a lieu dans la galerie Durand-Ruel en 1891. En quelques jours, tout est vendu. Le succès qui a si longtemps boudé Monet ne le quittera plus.
Voilà les faits sur lesquels les sources s’accordent. Les faits un peu bruts, sans fioritures. Pour faire passer le message, les guides comme les journalistes ont besoin de donner de la chair à ces faits. Il faut trouver le détail qui accroche l’attention et facilite la compréhension.
Je crois que c’est à l’expo de Louviers dans le film de Philippe Piguet, descendant d’Alice Hoschedé et historien de l’art, que j’ai entendu cette petite anecdote : le public faisait la queue pour entrer dans la galerie où les Meules étaient exposées. N’est-ce pas une image très parlante du succès ? Le signe que Monet et ses Meules faisaient le buzz, pour parler contemporain ?
A propos de l’expo de 1891, je n’ai pas pu trouver confirmation de l’anecdote dans mes ouvrages de références. Daniel Wildenstein révèle que peu de journaux se sont fait l’écho de cette petite expo d’une vingtaine de toiles, ce qui a tendance à infirmer l’hypothèse d’un buzz médiatique. Pierre Assouline, dans son livre sur Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes, zappe carrément l’expo pour se focaliser sur le marché américain. Gordon résume l’impact de l’exposition en un « succès spectaculaire ». Marianne Alphant cite quelques-uns des critiques, surtout pour regretter qu’ils n’aient pas compris l’importance de l’évènement, derrière leurs éloges à courte vue. Mais Philippe Piguet dispose de sources non publiées encore, notamment de très nombreuses lettres d’Alice. C’est peut-être là qu’il a puisé cette image.
La nouveauté des Meules, c’est qu’elles s’entendent comme un tout, et qu’il faut les voir ensemble pour les comprendre. La nouveauté, ce sont ces couleurs outrées, irradiantes, dans cet effet de contre-jour voulu par Monet. La nouveauté, c’est l’absence d’intérêt du motif en tant que tel, ni un monument, ni un paysage, juste un tas de gerbes, qui laisse toute sa place au sujet réel du tableau, la lumière changeante.
Si Monet a fait le buzz, ce n’est sans doute pas seulement à cause des médias. C’est peut-être l’effet du bouche à oreille, du bruit qui court qu’il va y avoir du neuf, du sensationnel.
Une lettre de Pissarro à son fils antérieure au vernissage laisse entendre que « tous les amateurs ne demandent que des Meules ». Trois jours après l’inauguration, il confirme un peu amer, lui qui ne vend rien : « tout est vendu, dans les trois à quatre mille chaque ». La cote de Monet ne fera que s’envoler.
Physostegia
Le nom de cette plante est un peu compliqué et donne envie de le noter pour s’en souvenir, car le physostegia est une fleur amusante. Oui, marrante, pas seulement jolie avec ses quantités de bractées roses du plus bel effet. Une fleur avec laquelle on peut jouer.
Les anglophones l’appellent fleur obéissante (obedient flower), et chez nous, pour faire simple, on la qualifie de cataleptique.
La catalepsie, souvenez-vous, c’est la perte de la contraction volontaire des muscles de l’organisme. Le corps s’arrête en plein mouvement et reste figé.
Bon, vous serez gentils de ne pas toucher les fleurs dans les jardins de Monet, on est trop nombreux, elles seraient trop sollicitées. Mais dans un jardin moins fréquenté vous pourrez essayer. Déplacez une ou plusieurs bractées autour de la tige, elles restent exactement là où vous les mettez. La fleur prend la position que vous lui donnez. On a l’impression de la sculpter, de faire de la pâte à modeler…
D’accord, à décrire ce n’est pas très convaincant. Pour tout savoir sur le physotegia, vous pouvez aussi aller voir cette petite vidéo. Le pépiniériste s’excuse presque en disant que ça amuse les enfants. Allons donc ! Il n’y a pas d’âge !
Lumières sur la cathédrale
Il fait nuit plus tôt maintenant, ce qui a permis d’avancer l’horaire des spectacles de lumières sur la cathédrale de Rouen à 22h. Les non-rouennais peuvent ainsi profiter plus facilement de la magie. Si vous voulez y aller, il vous reste jusqu’au 29 septembre.
C’est un peu comme avant un feu d’artifices, mais en moins prévisible. Sur le parvis, on attend dans la nuit close et la douceur du soir, au milieu des autres spectateurs, avec peut-être en mémoire le souvenir de Rouen aux pixels, le précédent spectacle qui rendait hommage à Monet et à l’héritage de l’impressionnisme.
Celui-ci, Première impression, évoque aussi le célèbre mouvement de peinture et se joue avec humour et poésie de ses poncifs. Les barques glissent sur la façade, les nymphéas fleurissent, une jeune femme se balance sur une escarpolette… On se laisse emporter dans l’enchantement et la fraîcheur, jusqu’au tableau final de la cathédrale coloriée par les enfants.
Le second spectacle, Jeanne(s), est dédié à Jeanne d’Arc et aux prénommées Jeanne. Là encore, si l’on ne sait rien de l’histoire de l’héroïne, on ne comprend pas, mais comme elle n’a pas de secret pour les spectateurs, les images jouent sur la connivence.
C’est beau, bourré d’inventions et de surprises, et tellement bien fait que l’illusion de mouvements est saisissante. Comment font-ils pour que la façade pleine de reliefs de la cathédrale accepte si bien de servir d’écran ? Ses pierres dialoguent merveilleusement avec les images.
Les super pouvoirs de Monet
Claude Monet, coucher de soleil à Pourville, 1882, huile sur toile, Musée Marmottan-Monet, Paris
Claude Monet avait une perception exceptionnelle de la couleur. On connaît le mot de Cézanne : « Monet, ce n’est qu’un oeil, mais bon dieu quel oeil ! » Il percevait les moindres modifications de la luminosité, la variation de l’intensité des couleurs à mesure que le soleil montait dans le ciel, presque minute par minute. Il était aussi capable de distinguer des nuances si voisines qu’un oeil ordinaire les confond.
Cet après-midi j’étais en train de décrire ses « super pouvoirs » à des visiteurs venus d’Australie, quand l’un d’eux m’a demandé ce qu’on savait de la santé mentale du peintre. Car ce portrait le faisait beaucoup penser à l’un de ses amis, atteint de trouble bipolaire, qui se targue de voir beaucoup mieux les couleurs que le commun des mortels.
L’hypothèse de trouble bipolaire concernant Monet a été avancée par certains auteurs. Le peintre connaissait une alternance de périodes de grande productivité artistique, d’euphorie, de surmenage, puis soudain de crises de doute, d’inactivité et de dépression. La vision des couleurs serait-elle un bénéfice collatéral de la maladie ? J’ai voulu le vérifier, et voici ce qu’on peut lire à la page 20 d’une brochure d’information destinée aux malades :
Les patients souffrant de troubles bipolaires présentent vraisemblablement en dehors des épisodes aigus une hypersensibilité et une hyperréactivité émotionnelle (Henry et coll, 2001) propices à la création artistique. Au cours des états maniaques ou hypomaniaques, ils présentent souvent une hypersensorialité (perception plus vive des couleurs, meilleure écoute musicale) associée à une accélération des processus idéiques et une augmentation de l’estime de soi qui lève les inhibitions et favorise le passage à l’acte de la production artistique.
Portes ouvertes chez Bonnard
C’est la nouveauté des Journées du Patrimoine à Vernon : ce week-end, l’ancienne maison de Pierre Bonnard, La Roulotte, ouvre pour la première fois ses portes au public. Ses nouveaux propriétaires ont acheté la maison l’an dernier par coup de coeur et admiration pour l’artiste.
Voilà des années que je grillais de voir l’intérieur de cette propriété privée, qui figure si souvent sur les tableaux de Bonnard entre 1910 et 1938.
Les murs n’ont pas changé, ni la vue sur le val de Seine. La terrasse et le gros tilleul sont toujours là. Tout le long de la maison court toujours la balustrade si typique de l’époque. A l’intérieur, pourtant, on ne retrouve pas grand chose, la maison a été modernisée.
On se console avec une belle expo sur le hameau de Vernonnet où se dresse La Roulotte. Ce hameau se dénommait les Fourneaux du temps où on y fabriquait de la chaux. Avec l’arrivée du train et la mode du canotage et de la villégiature en bord de Seine a surgi un hôtel style pension de famille. L’hôtel dénommé « A ma campagne » a donné son nom au hameau.
Le terme bien en vigueur au début du 20e siècle désigne selon le Larousse de 1928 une « propriété rurale, habitation de plaisance ». pour ceux qui n’avaient pas les moyens de posséder une résidence secondaire, le petit hôtel de Vernonnet pouvait en tenir lieu. Où allez-vous cet été ? Je vais à ma campagne…
Nymphéa de septembre
Cette fois l’été ne reviendra plus.
Septembre a ouvert la porte, entamé un passage.
Il reste encore des traînées de tiédeur, l’illusion de la chaleur vibrante qui régnait il y a huit jours à peine. Mais on sent bien que le coeur n’y est plus.
Le soleil se fatigue un peu plus tôt chaque jour.
Au milieu de tout le vert, la métamorphose a commencé.
Et tandis que la lumière irradie encore les fleurs de nymphéas en lampions, leurs feuilles glissent doucement vers l’automne, déployant des ocres et des orangés pour réchauffer le reflet bleu du ciel dans le bassin de Claude Monet.
La grenouille qui se prend pour un taureau
Photo : grenouille rieuse dans le bassin de Monet
Le dernier roman de Katarina Hagena, « l’Envol du héron », met en scène une bestiole assez inquiétante : la grenouille-taureau. (Katarina Hagena, rappelez-vous, « le Goût des pépins de pommes », déjà un million trois cent mille exemplaires vendus, le film sort en Allemagne le 26 septembre, il a l’air bien).
Quand je dis une bestiole, c’est une façon de parler. L’animal peut atteindre les deux kilos, il est très carnassier et dévore tout sur son passage, n’hésitant pas à avaler un canard tout cru.
Dans son pays d’origine, la Floride, la grenouille-taureau se nourrit de jeunes caïmans, tandis que les adultes deviennent prédateurs du batracien. Ailleurs aux Etats-Unis et en Europe, pas de prédateurs, si bien que la bête prolifère et se répand à raison de cinq kilomètres par an.
Je ne crois pas qu’il y en ait déjà en Normandie, même si le froid n’a pas l’air de l’arrêter, puisque l’Allemagne est touchée par l’invasion. Mais il m’est revenu en lisant le roman d’Hagena que de nombreux visiteurs américains de Giverny, en entendant coasser nos grenouilles, m’ont demandé s’il s’agissait de bullfrogs. Ils n’y mettaient aucune espèce d’inquiétude, et je ne sais s’il faut l’attribuer à la banalisation de la bête sur leur territoire ou à leur indifférence pour les périls écologiques.
Selon un rapport du Muséum d’histoire naturelle, on trouve en Normandie 17 sortes d’amphibiens. Six espèces de tritons, et des espèces qui ressemblent à des crapauds : l’alyte accoucheur, le pélodyte ponctué, le sonneur à ventre jaune, plus le crapaud commun et le crapaud calamite, et enfin cinq sortes de grenouilles, verte, rieuse, agile, rousse, verte de Lessona, et la rainette des arbres.
Le rapport expose les limites et les difficultés du recensement des amphibiens, mais il semble que la grenouille rieuse gagne du terrain depuis les années soixante-dix, par pollution génétique. Elle s’accouple avec les populations locales de grenouilles, et les descendants lui ressemblent.
A Giverny, au printemps, il y en a beaucoup, même si la grenouille rieuse (marsh frog) n’est pas la seule des espèces présentes dans le bassin de Monet. Le concert des grenouilles offre plusieurs voix. Je suis allée écouter les chants de chacune en ligne, mais c’est la seule que j’ai identifiée à coup sûr. L’affaire se corse car il semble que chaque espèce dispose de plusieurs coassements pour différentes situations, un peu comme les oiseaux.
Le Dr Rebière
On doit à Rodolphe Walter, principal collaborateur de Daniel Wildenstein pour le catalogue raisonné de Claude Monet, d’avoir enquêté sur la personnalité de Jean Rebière, le médecin du peintre, et de lui avoir rendu un hommage mérité. En 1986, Walter publie à la Bibliothèque des Arts une monographie qui lui est consacrée, « Le médecin de Claude Monet, Jean Rebière ».
Personne ne se souvient pourquoi ce Rémois est venu s’installer aux confins ouest de l’Ile de France, à Bonnières. Mais quand il s’y établit en 1887, il n’a pas encore achevé ses études, et il va faire toute sa carrière dans le petit bourg proche de Giverny, jusqu’à son suicide en 1930, un geste qui met fin à ses souffrances dues au cancer de la prostate.
Selon les nombreux témoignages recueillis par Walter, Rebière a laissé l’image d’un homme au physique agréable, excellent cavalier, au diagnostic sûr, au dévouement sans limite. Il n’avait au fond qu’un seul défaut, celui de se laisser envahir par une mère abusive qui, après avoir perdu son mari et son deuxième fils, n’avait plus que lui et entendait bien le garder pour elle seule. Rebière est donc resté célibataire. Ses malades étaient toute sa vie.
A l’aube de la Première Guerre mondiale, Rebière est nommé chirurgien-chef de l’hôpital auxilliaire de Bizy, à Vernon. Il organise cet hôpital de cent lits et s’occupe d’en former les infirmières, avant de prendre en charge les hôpitaux de Rosny et Villarceaux.
A quel moment exactement Rebière devient-il le médecin de Monet, qui ne demeure pas dans le canton de Bonnières mais près de Vernon, une ville où exercent plusieurs praticiens ? Une lettre de Monet de 1918 évoque Rebière pour la première fois, mais la rencontre des deux hommes remonte sans doute déjà à plusieurs années. Walter émet un hypothèse : l’excellent généraliste bonniérois a pu lui être recommandé par son chauffeur Sylvain, dont la femme est originaire de Bonnières.
C’est au moment où la santé de Claude Monet décline, à la fin de sa vie, que le rôle du Dr Rebière devient plus important. Outre sa présence sur place en « back-up » des médecins parisiens dépêchés par Clemenceau au chevet de l’artiste pour soigner sa cataracte, il diagnostique chez Monet en août 1926 une lésion et un engorgement à la base du poumon gauche.
Il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, c’est, selon les mots de Blanche Hoschedé Monet, « un mal qu’on ne peut guérir ». Cette affection pulmonaire incurable décelée suite à une radio effectuée au cabinet du médecin, ronge Monet pendant de longs mois. Ses forces déclinent, son moral aussi, « il souffre parfois beaucoup ». Selon Walter, « Rebière semble avoir décelé un cancer du poumon (…) comme l’atteste la présence d’une tumeur » évoquée par Clemenceau dans une lettre à Blanche à la fin octobre. Ce diagnostic ne surprend guère en raison du tabagisme de Claude Monet.
De courtes rémissions permettent cependant à Monet de reprendre les pinceaux, à toutes petites doses, comme il en fait mention dans une lettre du 4 octobre 1926. Il s’éteint deux mois plus tard, le 5 décembre 1926. Rebière, présent à l’enterrement, soutient Clemenceau durement éprouvé par la perte de son ami.
En souvenir de Claude Monet, Rebière reçoit un tableau, un paysage avec des arbres. Cette toile « sera arrachée de son cadre et volée pendant la dernière guerre. » Triste point d’orgue…
Les couleurs de la rentrée
Plus que des souvenirs proprement dits, la rentrée scolaire réveille des sensations et des émotions d’enfance. Odeurs de cuir et de plastique, toucher du papier des cahiers qu’on ouvre et dont on appuie sur la tranche pour la marquer, et le stylo encore inconnu à la main qui s’applique à tracer les premières lignes…
Des sensations de neuf, de début, d’appréhension et d’attente mêlées, du sérieux et du festif tout à la fois, et cette impression un peu mélancolique de laisser les beaux jours derrière soi et d’entrer, en même temps qu’en classe, dans l’automne.
Impossible d’ignorer la rentrée scolaire. Toute la jeunesse d’un pays se plie à son calendrier, et avec elle ses parents. C’est sans doute cette énergie de la reprise qui m’a poussée à m’y associer par un acte régressif : tailler des crayons de couleur.
Vous vous souvenez comme c’était beau, les boîtes de couleur neuves, les crayons alignés dans leurs alvéoles offrant un arc-en-ciel de nuances qui contenaient tous les dessins possibles ?
Voici le reliquat des générations successives de boîtes de crayons utilisées au fil des années par mes quatre écoliers. Des séries de douze couleurs le plus souvent, dont beaucoup ont disparu, formant un ensemble disparate qui n’a que vaguement l’apparence des boîtes les plus fastueuses où logent 48 crayons.
Le désamour pour une couleur se lit dans la présence en nombre de crayons presque intacts, et à l’inverse la prédilection pour une teinte est marquée par l’usure ou l’absence des crayons correspondants. Sans grande surprise, c’est le rouge et l’orange qui ont toutes les faveurs : un seul malheureux rescapé ! Les bleus moyens ont disparu eux aussi, en revanche le rose n’a guère tenté mes garçons, et il reste assez de marron pour toute une forêt.
Avec la peinture, les contraintes liées à l’utilisation de couleurs ne sont pas les mêmes, puisqu’elles dérivent toutes des couleurs primaires, et que l’utilisation de couleurs prêtes à l’emploi ne s’impose pas. Monet trouvait que la question de savoir quelles teintes il employait était sans grand intérêt. L’essentiel étant d’avoir un panel de base et surtout beaucoup de blanc. Ses notes chez le marchand de couleurs atteignaient de coquettes sommes, souvent réglées directement par Paul Durand-Ruel, qui comptait bien vendre les tableaux produits.
On est frappé, sur les photos de Monet au travail qui nous sont parvenues, par la dimension considérable de sa palette, et la quantité de brosses à sa disposition dans des pots. Pourquoi autant ? J’imagine que c’était pour en avoir des propres tout au long de la journée, et les nettoyer toutes ensemble le soir. Si vous êtes peintre et que vous y voyez une autre raison, merci d’avance pour vos explications.
Louviers : Paysages d’eau
Stanislas Lépine, Paysage (détail), 1869, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay
A l’origine du mouvement impressionniste figurent huit expositions parisiennes, qui s’échelonnent de 1874 à 1886. Monet, dont le tableau « Impression, soleil levant » va involontairement donner son nom au mouvement, a participé aux quatre premières et à la septième de ces expositions.
L’histoire a retenu les noms des plus grands peintres qui ont présenté leurs oeuvres au jugement du public : Claude Monet bien sûr, Pissarro, Renoir, Caillebotte, Sisley, Degas, Morisot, Cézanne, Cassatt, Gauguin, et enfin Seurat et Signac.
Mais ces peintres ne sont pas les seuls à avoir osé braver les moqueries en adhérant à la « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc. » Au total, 56 artistes ont présenté plus de 1700 oeuvres lors de ces huit expositions impressionnistes.
Le musée de Louviers propose actuellement une intéressante exposition dans le cadre du festival Normandie Impressionniste. A côté de quelques oeuvres de peintres majeurs, l’entrée gratuite permet d’admirer de bien belles choses signées par des artistes tels que Bracquemond, Lebourg, Lépine, Béliard, Bureau, Cals, Colin, Guillaumin… qui tous ont participé aux expos impressionnistes fondatrices.
A travers leurs tableaux et gravures, on respire l’air du 19e siècle, on perçoit leur audace et leur retenue, et le côté avant-gardiste de Monet, au sein même de ce groupe novateur.
C’est une savoureuse découverte, et l’on en vient à rêver d’une exposition, disons en 2024, pour les 150 ans du mouvement, qui reconstituerait la réunion d’oeuvres d’origine…
Piéride du chou
En été, quand de nombreux papillons volettent dans les allées du jardin de Monet, l’effet est ravissant. Souvent ils sont blancs tachés de noir, surtout à proximité de la Grande allée.
J’étais curieuse de les identifier. Avec l’appareil photo en guise de filet à papillons, c’est facile, pour peu que l’un d’entre eux veuille bien se poser quelque part.
Le Larousse des papillons permet de reconnaître la plupart des espèces de nos contrées, puisqu’il en recense 320 (il en existe beaucoup plus, mais la plupart sont nocturnes et moins colorées que les diurnes). Il suffit de repérer les couleurs principales, et si possible d’avoir aussi une idée du recto des ailes.
Parmi tous les papillons noirs et blancs qui se ressemblent peu ou prou, en comparant l’ornementation, la forme, avec l’oeil d’un enfant qui joue au jeu des différences, j’ai fini par identifier sans doute possible le papillon givernois. C’est tout bonnement une piéride du chou, un des lépidoptères les plus courants.
Le commentaire proposé par le guide confirme : « Si le vol de la piéride du chou est agréable à voir dans un jardin, l’espèce est surtout connue pour ses chenilles grégaires qui – ce n’est pas rare – ravagent les feuilles de choux et autres plantes apparentées. »
Que fait donc cette piéride dans un jardin de fleurs, sans l’ombre d’un gros chou à l’horizon ? L’encadré qui précise ses plantes-hôtes, c’est-à-dire celles sur lesquelles elle vient se reproduire, éclaircit le mystère. Ses grassouillettes chenilles pouvant mesurer quatre centimètres de long adorent aussi… les capucines.
Est-ce pour consoler les jardiniers victimes de la voracité de ces chenilles ? Une petite note livre une histoire atroce. La piéride du chou est souvent elle-même victime d’un parasite qui « pond dans le corps de la chenille. Après avoir consommé ses organes internes, il en sort pour se nymphoser dans un cocon jaune sur le corps de sa victime.«
La pauvre bête, elle finirait par avoir notre sympathie.
Les fleurs de Monet
Trente ans après la mort de Claude Monet, son beau-fils Jean-Pierre Hoschedé a rédigé un livre de mémoires dans lequel il dresse une liste des plantes cultivées par le peintre dans son jardin de Giverny. Pour l’établir, Jean-Pierre Hoschedé s’est servi, dit-il, du « catalogue d’un horticulteur très connu », histoire de prouver « que les plantes de Monet n’étaient nullement spéciales ».
Liste des plantes cultivées par Monet :
Plantes vivaces : Anémones du Japon, aster, aquilegia, aubrietia, acanthe, aconit, anchusa, bocconia, centaurea, campanule, delphinium, doronicum, echinops, eryngium, érigeron, gaillarde, helenium, hélianthus, hémérocallis, iris, glaïeuls, crocus, héliopsis, lupin, plumbago, rose trémière, rudbeckia, statice, thalictrum, pivoine, verbascum, hypericum, phlox, lilium, papaver, penstemon, gentiane, narcisse, tulipe, sauge, leucanthemum, hydrangea, rosier, pancratium, géranium, dahlia simple et à collerette, polygonum.
Toutes ces plantes se retrouvent aujourd’hui dans les jardins de Giverny, sauf me semble-t-il l’étrange bocconia, le superbe pancratium et les gentianes.
Jean-Pierre Hoschedé poursuit sont énumération par la liste des annuelles semées par Monet :
Plantes annuelles : Pois de senteur, capucine, coquelicot simple, reine-marguerite simple, eschscholtzia, digitale, ipomée, malope, muflier, tabac à fleurs, pavots simples, soucis simples, glaucium, lavatère.
Ces deux listes ont constitué une base de travail pour la restauration des jardins, cela va de soi. Mais elles ne sont pas les seules archives dont on dispose, ce qui laisse apparaître des manques. Où sont passés les oeillets et les haricots d’Espagne bien visibles sur les photos des massifs de géraniums devant la maison ? Et les papyrus immortalisés par Lilla Cabot Perry ? Les clématites, les agapanthes et les chrysanthèmes peints par Monet ? Les giroflées et les jacinthes observées par Mirbeau ?
Le plus dérangeant, ce n’est pas cette liste lacunaire, finalement. Non, c’est plutôt la liste suivante, celle des plantes bannies du jardin de Monet.
Plantes exclues : coleus, pétunia, reine-marguerite double, amarante, balsamine, canna, cinéraire, héliotrope, réséda, immortelle, oeillet d’Inde, oeillet de poète, véronique, coréopsis, ageratum, myosotis, calcéolaire.
On voudrait tant ne pas croire Jean-Pierre Hoschedé. Monet, rejeter certaines fleurs ? Avoir de l’aversion pour les charmants oeillets de poète ? les éclatants coréopsis ? On peine à le croire. On se demande sur quoi s’est fondé son beau-fils. Et on n’a aucune envie de priver la restitution du jardin de l’apport de ces belles fleurs supposément interdites.
D’ailleurs, la plupart d’entre elles figurent dans les massifs ou les potées de Giverny, parfois même en grande quantité. Allez ! Même s’il s’avérait que Monet ne pouvait les souffrir, je suis sûre que, là où il est, il est devenu beaucoup plus conciliant et qu’il n’en tient pas rigueur aux jardiniers du temps présent.
Les Jardins Agapanthe
L’adorable village de Grigneuseville se trouve en Seine-Maritime, entre Rouen et Dieppe. C’est là, dans l’humidité du pays de Bray, que s’épanouissent les plantes des Jardins Agapanthe.
Le concepteur de ce jardin, Alexandre Thomas, est architecte-paysagiste, et on est ici chez lui. Son jardin personnel est aussi sa vitrine professionnelle, bien sûr, mais il va bien au-delà d’un jardin-témoin ou d’un exercice de style. On y sent de la passion et de l’imagination, de la poésie et du lyrisme à tous les détours de sentier.
C’est un jardin qui s’explore, dans une délicieuse impression de dédale et de surprises.
On se faufile entre des masses végétales exubérantes, du vert qui prend toutes les formes possibles, au travers de végétaux venus de tous les continents. Certains intriguent, d’autres se laissent reconnaître.
Partout, des buis et des ifs taillés structurent le jardin, qui s’orne de mobilier ancien et de potées.
On pousse des portails art nouveau vénérables, on descend dans des minis vallons, on suit des chemins d’eau… Et, chance insigne, les jardins agapanthe font aussi pépinière. Attention, le coffre risque d’être trop petit !
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