Palais de Justice
L’aile nord du palais de justice de Rouen, dite aile royale, est contemporaine du Bureau des Finances et du portail principal de la cathédrale : tous trois ont été commencés en 1509 par le même maître de l’oeuvre, Rouland le Roux.
Tandis que dans un souci d’harmonie la cathédrale est poursuivie en style « moderne », c’est-à-dire en gothique flamboyant, le bureau des Finances adopte un style « à l’antique » qu’on nommera plus tard renaissant. Pour l’Echiquier de Rouen, Rouland le Roux trouve une sorte de moyen terme. C’est un style qui mêle le vocabulaire du gothique et de la Renaissance.
Les gargouilles, par exemple, arrivent tout droit du Moyen Âge, de même que les gâbles à fleurons, les pinacles, les niches ornées de dais. Mais les ouvertures en ogive du gothique prennent ici la forme d’accolades, s’ouvrent largement pour accueillir des fenêtres à meneaux, ou deviennent fantaisistes dans la tourelle.
Et si vous agrandissez la photo, vous pourrez admirer la magnifique balustrade à la base du toit, où chaque cercle s’orne d’une rose qui ne doit plus rien au gothique.
Du grain à moudre
Cette photo est extraite de l’excellent petit recueil « Giverny en cartes postales anciennes » édité en 1992 par l’association les Amis de Giverny. On y parcourt tout le village à l’époque de Monet : c’est dire l’intérêt de ces documents.
Sur cette photo, donc, on peut observer les paysans de Giverny en train de façonner deux énormes meules dans le clos Morin, là-même où Monet a pris son motif pour la série des Meules quelques années plus tôt. On reconnaît à gauche la mairie de Giverny. Aujourd’hui, quand on se trouve au musée des Impressionnismes ou sur son parking, on est dans l’ancien clos Morin.
Ce qui frappe, c’est la dimension colossale de ces constructions éphémères. L’échelle est donnée par les deux hommes et par le cheval. La meule doit bien faire sept ou huit mètres de haut. Impressionnant, n’est-ce pas ?
L’autre aspect remarquable, c’est la netteté de la meule, sa structure architecturée. Pourquoi les agriculteurs se donnaient-ils tout ce mal ? Parce que c’était là leur trésor annuel, le blé de toute une saison.
Pour parler des toiles de Monet, il convient donc d’employer le terme de meules de blé (grainstacks en anglais) et non pas de meules de foin (haystacks). Je sais, la différence paraît un peu surréaliste aux citadins, si bien que j’avais eu déjà l’occasion de mettre les points sur les épis cet été. Mais la confusion ne date pas d’hier.
Dans « Claude Monet, ce mal connu« , Jean-Pierre Hoschedé s’étonne, à la lecture du catalogue de l’exposition Monet de 1952 à la galerie Wildenstein, de
l’ignorance de l’auteur qui, parlant de la série des Meules, appelle celles-ci « d’humbles tas de foin ». Qu’il sache donc que les meules peintes par Monet sont, non des « tas », mais de véritables constructions rondes ou carrées constituées, non par du foin, mais par des bottes de céréales, pas encore battues et justement mises en meule, encastrées les unes sur les autres, les épis tournés vers le centre, pour que les intempéries ne puissent atteindre le grain. Ces meules construites dès la moisson restent sur les champs ou près de la ferme dans l’attente des battages d’automne ou d’hiver. D’ailleurs, pour permettre cette attente, un véritable toit de chaume, un peu à la manière de celui des vieilles maisons normandes, les recouvre afin d’empêcher l’eau des pluies de pénétrer à l’intérieur de la meule.
Ces constructions deviennent rares, car les modernes moissonneuses-batteuses les rendent de plus en plus inutiles. D’autre part, rien qu’en regardant les Meules de Monet, on voit tout de suite que ce ne sont pas « d’humbles tas de foin », car ceux-ci, de dimensions réduites, toujours ronds, sont laissés simplement sur le pré, dès la fenaison, pour être rentrés le plus vite possible à la grange ou à l’étable. Excusez ce cours à l’usage des citadins ignorants de la campagne. »
Explication limpide ! Jean-Pierre Hoschedé m’est très sympathique dans ce passage, par ses talents de pédagogue, son agacement devant ce qu’il perçoit comme de la condescendance parisienne, son attachement au monde rural et son admiration pour le savoir-faire des cultivants… Il est peut-être né dans un milieu bourgeois, mais il a grandi et vécu toute sa vie à Giverny.
On comprend bien, en le lisant, les raisons qui ont poussé le propriétaire des meules peintes par Monet à vouloir les démonter au cours de l’hiver. Il y a un calendrier à respecter à la campagne, un temps pour faire les choses, et un temps où il faut qu’elles aient été faites.
Ce paysan voulait-il vraiment nuire à Monet, comme on le présente assez systématiquement dans l’histoire de l’art ? Je suis sceptique. Ce n’est pas totalement impossible, mais ce n’est pas certain non plus, pour faire une réponse de Normande.
Et je ne suis pas sûre non plus que Monet ait jugé utile de lui demander la permission de s’installer dans son champ. Tel que je m’imagine Monet, il devait volontiers se comporter en terrain conquis. J’aurais été Givernoise à son époque, je crois que ça m’aurait énervée.
Les couleurs de l’aurore
Toute la nuit a été noire, toute la journée va être grise. Mais il y a quelques instants, matin et soir, où la nature tout à coup se souvient qu’il existe des couleurs, des bleus et des violets, des oranges et des jaunes.
Cela n’envahit que rarement tout le ciel. Ce serait trop de feu et de flammes d’un coup, sans doute. Le plus souvent, les tons subtils du peintre des nuages et de l’eau se cantonnent dans un coin de l’horizon.
C’est là que le photographe vient, avec jubilation, cueillir le spectaculaire. La photo cadrée au plus près dans le lointain (je ne sais pas si vous me suivez) la photo donc sélectionne la palette chatoyante et ignore les immensités mornes tout autour.
Cette façon de mettre entre parenthèse une partie de la réalité pour mieux en pointer un élément présente, je trouve, d’étonnantes similitudes avec le métier de guide. Il s’agit, là encore, de diriger le regard de l’autre vers un détail intéressant, de donner à voir. Le zoom, en offrant des détails, remplace les mots.
Aurore sur la Seine, Vernon
Bonne année 2011 !
C’était il y a trois semaines, quand le soleil faisait fondre à toute vitesse la neige à Giverny. Chaque goutte renvoyait l’éclat des rayons solaires, tour à tour jaune, orange ou rouge. Une féerie joyeuse et discrète comme la nature sait en inventer, qu’il y ait des spectateurs ou qu’il n’y en ait pas.
En décembre, les cerisiers du Japon ont encore leurs fruits, dont la rondeur répond à celle des gouttes. Cet arbre-ci pousse au milieu du carré de pelouse entouré de pommiers en cordon, près du grand atelier de Claude Monet. A plusieurs mètres de distance, le scintillement de la lumière faisait comme des clins d’oeil à qui voulait bien les voir.
A l’aube de la nouvelle année, je forme des voeux modestes pour 2011. Je vous souhaite d’en savourer chaque minute. Je vous souhaite des moments de paix et de contemplation. Des moments de lumière et d’énergie. Des moments d’échange et de partage. Je vous souhaite de tisser des liens. A tous, une très bonne année 2011.
Nativité
La collégiale de Vernon possède encore quelques verrières anciennes, démontées en 1939 et conservées à l’abri, puis remontées après la Libération. Il n’y en a plus beaucoup, à cause surtout de la guerre de 1870, au cours de laquelle Vernon a été la cible d’obus prussiens.
Cette verrière-ci date du 15e siècle, mais elle a été fortement restaurée en 1875 dans le même style, difficile donc de distinguer ce qui est très ancien du plus récent.Au 15e siècle, l’art du vitrail est déjà vieux de plusieurs centaines d’années. En France, il explose au 13e, avec des vitraux comme ceux de Chartres, faits de petites saynètes rouges et bleues, qui se lisent comme une BD mais de bas en haut. On raconte ainsi des histoires saintes entières, pleines de rebondissements.
Ces vitraux procurent une lumière très tamisée aux églises. Au 14e, ils passent de mode. On veut de la clarté. Entre temps les architectes ont pris de l’audace, ils ouvrent des baies plus grandes, que les maîtres-verriers décorent d’immenses verrières occupées aux trois quarts par des grisailles. Au milieu, un alignement de personnages hiératiques de pleine couleur, placés sous des dais d’architecture.
Un siècle plus tard, les dais sont toujours là, mais les saints raides comme des statues ont fait place à de vrais tableaux inspirés de la peinture de chevalet. La perspective viendra au siècle suivant, avec l’arrivée de la Renaissance au 16e, les scènes historiées vont envahir toute la verrière et devenir très compliquées parfois.
Restons donc au 15e. Vous avez reconnu en un battement de cil le sujet de ce vitrail, j’en suis sûre. L’enfant couché sur la paille serait déjà une indication suffisante, confirmée par la présence du couple de parents en adoration. C’est la naissance du Christ, la Nativité.
Ce qu’il y a de bien, avec ces thèmes mille fois représentés, dont on connaît tous les détails par coeur, c’est qu’on peut s’intéresser aux variations dans le traitement du sujet. S’amuser, par exemple, des petits personnages qui animent les niches des côtés, aussi vivants que des gargouilles de Walt Disney, et qui ne perdent pas une miette du spectacle extraordinaire qu’ils ont sous les yeux. Admirer la douceur des visages de ce vitrail, l’expression des gestes. Mais très vite, les questions affluent.
Voyez saint Joseph, par exemple, figuré en homme assez âgé pour être le grand-père du petit plutôt que son, euh, beau-père ? L’artiste lui a curieusement mis les cheveux sur la moitié droite de la tête. A gauche, il est chauve. Et où est passée son auréole ?
Celle de sa femme est énorme, et toute bleue comme son manteau. Tiens ! Pas de rouge pour cette figuration de la parturiente ?
Pendant qu’on en est aux questions vestimentaires, regardez l’enfant Jésus. Là c’est carrément de la liberté artistique, puisqu’il devrait être emmailloté ! On en a froid pour lui, surtout vu l’endroit où le maître-verrier a placé les bêtes supposées lui assurer son chauffage à air pulsé !
C’est peut-être l’aspect le plus fascinant de cette verrière, cet arrière-plan, avec ce boeuf qui nous lance un regard de biais. Et l’âne, surtout ! Bouche ouverte toutes dents dehors, tête tendue vers le ciel, on dirait, cinq siècles plus tôt, le cheval du Guernica de Picasso.
L’heure des luges
Encore de la neige ! Cette fois, il en est tombé dix bons centimètres, de quoi immobiliser les voitures et mobiliser les luges.
C’était craquant de voir tous ces petits bouts se faire remorquer par les grands sur le pont de Vernon.
A quelle place aimeriez-vous être ?
C’est le premier jour des vacances scolaires.
Des centaines de bonshommes de neige ont surgi dans les jardins, dessinant autour d’eux des sillons où l’herbe réapparaît, toute verte et incongrue dans la blancheur.
Les boules volent ça et là.
Personne ne s’assoit sur les bancs publics au coussin glacé.
Les sapins de Noël municipaux n’en reviennent pas d’être givrés au naturel.
Le chasse-neige passe, et aussi la dépanneuse.
Le Bureau des Finances
C’est depuis l’une des trois fenêtres de gauche de l’ancien Bureau des Finances de Rouen que Monet a peint sa série des Cathédrales, qu’il voyait légèrement de profil juste en face de lui.
En 1892, la pièce servait de salon d’essayage au magasin de vêtements du rez-de-chaussée, tenu par Monsieur Fernand Lévy.
Le bâtiment, devenu propriété de la ville de Rouen, abrite aujourd’hui l’Office de Tourisme.
Les visiteurs n’accèdent plus à l’étage, (dommage !…) mais peuvent, mieux qu’à l’époque de Monet, profiter du magnifique décor Renaissance de la façade, avec ses arcs surbaissés et ses putti inspirés de l’Italie.
On doit le bâtiment à un architecte surdoué, Rouland Leroux, qui a beaucoup travaillé à Rouen au début du 16e siècle. Il oeuvre, notamment, au Palais de l’Echiquier (devenu Palais de Justice), et au portail de la cathédrale.
La diversité de son talent s’exprime dans ces trois monuments qui ne se ressemblent pas, alors qu’ils ont été réalisés en même temps par le même maître-maçon.
Le portail occidental de la cathédrale est de style gothique, en harmonie avec le reste de l’édifice, bien que sa période de construction (1509 – 1526) coïncide avec les débuts de la Renaissance en Normandie.
Pour les bâtiments civils, Rouland Leroux se permet plus de liberté. Il adopte au Palais de l’Echiquier un style exubérant qui tient à la fois du gothique flamboyant et de la Renaissance. Et puis ici, au bureau des Finances, le voilà qui oublie gâbles et fleurons pour donner dans le dernier cri de la modernité, une harmonie et un décor copiés des palais italiens.
On a peine à croire que les deux chantiers, de part et d’autre du parvis de la cathédrale, soient exactement contemporains, commencés tous deux en 1509. A première vue, plusieurs décennies, au moins, semblent les séparer.
La tradition affirme qu’une console du mausolée des cardinaux d’Amboise, à l’intérieur de la cathédrale de Rouen, représente le fameux architecte. Si c’est bien lui, c’est émouvant de découvrir les traits de son visage, avec ses yeux perçants et son front haut. On le devine intelligent, et, comment dire ? pas facile. Une moustache et une barbe taillée, rousses peut-être, encadrent une petite bouche d’où devaient sortir des ordres définitifs.
Rouland Leroux n’a pas son nom sur la console, mais on dit qu’il a signé à sa manière ses créations. La balustrade du Palais de Justice est composée de cercles, où l’on peut voir des armes parlantes, la « roulante roue ». Peut-être est-ce cette même roue qu’encadrent six fois les petits putti potelés de la façade du Bureau des Finances.
Jardinage hivernal
Ce n’est pas un peu de neige qui arrête les jardiniers de Giverny. Je m’imaginais que les intempéries de la semaine passée les obligeraient à patienter à l’intérieur. J’ai été surprise de les voir travailler malgré tout dans les massifs.
« Tant que ce n’est pas gelé, c’est bon ! » Sous les arbres, ou dans les endroits les plus ensoleillés, le sol était dégagé, et deux équipes s’activaient, avec ces étroites fourches à bêcher si pratiques pour le travail de précision.
C’est le moment, encore, d’ameublir le sol, de l’amender, de planter bulbes et pensées. Peut-être pas le meilleur moment, celui que vous choisiriez en tant qu’amateur, si comme moi vous préférez le jardinage quand la température est clémente. Mais un moment acceptable pour les plantes.
Le timing est serré à Giverny, l’hiver, bien qu’il dure cinq mois, passe vite. Et le temps manque toujours pour faire tout, c’est-à-dire ce qu’idéalement il faudrait faire.
Les jardiniers travaillent sans relâche, mais ils vivent dans ce regret de ne pas pouvoir faire aussi bien qu’ils le voudraient. Le jardin a beau être sublime, leur oeil y décèle toujours quelque chose qui aurait dû être fait, comme un reproche, une frustration.
C’est un perfectionnisme à la Monet, le perfectionnisme de l’engagement et de la passion.
Giverny sous la neige
Le village de Giverny enneigé a fait l’objet d’un reportage au journal télévisé de TF1 mercredi soir. Si vous l’avez manqué, vous pouvez le voir en ligne pendant quelques jours encore sur le site de la chaîne. C’est le 20h du 8 décembre, chapitre 7 je crois, au sujet des Yvelines et de l’Eure.
L’équipe de télé n’a pas filmé à la Fondation Monet, voici donc une petite photo de complément prise hier matin. Comme vous le voyez, le manteau neigeux est joli mais pas très impressionnant ! La vallée de la Seine et son microclimat y sont sûrement pour quelque chose.
Et puis, le soleil radieux a fait fondre la neige à toute vitesse. A 10h, des volutes de vapeur s’élevaient de partout, du bassin, mais aussi des massifs les mieux exposés, et les bambous, bruyants comme à leur habitude, gouttaient lourdement à côté du pont japonais.
C’était déjà trop tard, selon les jardiniers unanimes pour me dire qu’au lever du soleil le spectacle était fantastique. Impossible de se blaser de Giverny, vous voyez, même quand on y travaille tous les jours !
Ce n’est pas grave, c’était « tout de même bien beau », pour parler comme Monet. Et il y a de bonnes chances pour qu’il reneige cette année. On n’est même pas encore en hiver.
Une belle année pour le MDIG
Près de 200 000 visiteurs ont parcouru les galeries du musée des Impressionnismes en 2010 ! On s’est bousculé pour voir les deux belles expos qui se sont succédé à Giverny, l’Impressionnisme au fil de la Seine, suivie de Maximilien Luce.
Beaucoup de facteurs étaient réunis cette année, la qualité des oeuvres présentées bien sûr, une large communication, l’impact du festival Normandie impressionniste, la mise en place du billet couplé avec la Fondation Monet, et la météo clémente qui a donné envie de se rendre à Giverny…
Mais il a aussi fallu composer avec les facéties d’un volcan ou les pénuries de carburant, et relever le défi de faire découvrir un peintre méconnu. C’est pourquoi le nouveau record de 187 523 entrées établi par le jeune musée est susceptible d’être battu dans les années à venir. Et peut-être même dès l’année prochaine, car le programme des expos 2011 à Giverny sera somptueux : d’abord Bonnard en Normandie, du 1er avril au 3 juillet, puis La Collection Clark à Giverny, de Manet à Renoir du 12 juillet au 31 octobre 2011.
Pierre Bonnard ! Je vois déjà vos yeux qui brillent. Le merveilleux peintre a habité Ma Campagne à cinq kilomètres de Giverny pendant un quart de siècle, et fréquentait Claude Monet en voisin. Il avait aussi une maison à Trouville. Une soixantaine d’oeuvres offriront un panorama de son travail pendant toute cette période où les paysages du val de Seine et de la côte normande, sa vie quotidienne et sa femme Marthe lui ont inspiré une peinture foisonnante.
Voilà pour le printemps. La deuxième partie de la saison promet d’être un régal elle aussi. 70 toiles issues de la prestigieuse collection du Sterling and Francine Clark Art Institute de Williamstown, au Massachusetts, vont traverser l’Atlantique. Parmi elles, une vingtaine de Renoir ! et des Manet, Monet, Sisley, Pissarro, Morisot… Et un peu de préimpressionnisme, Corot, Gérôme, Millet…
Les Clark étaient à la fois très riches (héritiers des machines à coudre Singer) et francophiles : Madame Clark, née Francine Clary, était une actrice française. Ils ont rassemblé avec passion les oeuvres d’art, et l’expo givernoise présentera quelques fleurons de leur collection.
Pierre Bonnard Paysage normand, 1920 Colmar, Musée Unterlinden © Adagp Paris 2010
Face à la cathédrale
L’urbanisme de la ville de Rouen est ainsi fait : impossible de voir la façade ouest de la cathédrale en entier avec un certain recul. Le parvis est trop étroit, 50 mètres environ, par rapport à l’ampleur du monument. A Paris ou à Chartres au contraire, la majesté de l’édifice peut être contemplée de loin.
Si la vue d’ensemble se dérobe à Rouen, la disposition des lieux permet en revanche un face à face unique avec le monument, depuis les maisons qui l’entourent. En 1892, Claude Monet, désireux se se lancer dans une série de différentes vues du massif occidental, se cherche donc une fenêtre en vis-à-vis de la cathédrale.
Pour venir à bout de son projet, qui comportera 28 toiles et auquel il travaillera pendant deux saisons, le peintre va occuper successivement trois endroits.
La première fenêtre est dans l’axe de la cathédrale, à l’emplacement de l’actuel magasin Etam. A l’époque de Monet, c’est là que se dresse l’immeuble de « la Grande Fabrique », avec au rez-de-chaussée une chemiserie dont le propriétaire, J. Louvet, prête pendant quelques jours l’appartement vide du premier étage à Monet.
Deux tableaux seulement nous en sont parvenus, et Monet a trouvé moyen d’essayer la vue depuis deux fenêtres différentes. Arrivé le 12 février, Monet doit déjà déménager le 25. Il ne peut rester plus longtemps chez Louvet, car des ouvriers ont débarqué pour effectuer des travaux dans le logement. Monet ne l’ignorait pas, mais il pensait en avoir rapidement fini…
Monet déniche aussitôt, dans l’urgence, un autre endroit d’où peindre. Il s’agit du premier étage de l’actuel office de tourisme. C’est alors le salon d’essayage d’un magasin de vêtements dont le propriétaire se nomme Fernand Lévy.
Un salon d’essayage ! Voilà de quoi faire travailler l’imagination des amateurs de détails croustillants ! Il est curieux de voir comment, selon son tempérament, chacun s’empare de la chose.
On sait que des clientes ont fini par se plaindre de la présence de cet homme dans le salon d’essayage. On sait que le collectionneur rouennais Depeaux a prêté un paravent pour isoler Monet. On sait que, de retour l’année suivante pour terminer ses toiles, Monet s’est vu opposer un refus formel de M. Lévy d’utiliser sa fenêtre.
Que s’est-il passé exactement ? Lilla Cabot Perry, voisine américaine de Monet à Giverny, qui nous a laissé ses souvenirs, édulcore l’anecdote. Pour elle, Monet peint depuis
la fenêtre d’une boutique de modiste juste en face de la cathédrale. A peine avait-il bien commencé à travailler à sa série des cathédrales, la modiste vint se plaindre amèrement de ce que ses clientes refusassent d’essayer les chapeaux en présence d’un homme, et qu’il lui fallait donc aller peindre ailleurs puisqu’il perturbait son commerce. Monet n’était pas homme à se laisser intimider et il la persuada de le laisser travailler derrière une sorte de cloison le séparant du reste de la boutique, formant ainsi un petit réduit où il n’avait jamais plus d’un mètre de recul par rapport à sa toile.
Est-ce Madame Perry qui, par puritanisme, a transformé les robes en chapeaux ? Est-ce Monet, en lui racontant l’anecdote, qui a opéré le glissement, pour rendre l’histoire plus absurde et gagner son auditrice à sa cause ?
Dans une lettre à Alice du 2 avril, Monet raconte :
Le marchand de nouveautés chez qui je travaille m’a demandé tantôt de ne plus venir l’après-midi, que cela gênait les clientes qui venaient : je ne lui ai pas caché ma désolation, lui offrant mille, deux mille francs, ce qu’il voudrait, et il veut bien me tolérer encore quelques jours, mais je vois bien que cela le gêne. »
Pour Daniel Wildenstein, l’histoire peut s’analyser ainsi :
Les clientes chic de l’après-midi apprécient médiocrement la présence de cet homme barbu qui leur tourne le dos et dont le regard paraît osciller d’un mouvement régulier de pendule, entre la façade de la cathédrale et un chevalet sur lequel une toile, à chaque fois, reçoit quelques touches nouvelles. Un paravent obligeamment prêté par le collectionneur François Depeaux, qui fréquente assidûment le peintre, met fin à une tension du reste tardive et sans influence majeure sur la série des Cathédrales peintes chez le marchand de nouveautés.
Il est vrai que Monet rentrera quinze jours plus tard à Giverny, épuisé et dégoûté provisoirement de son motif.
Quel type de vêtements les dames en question venaient-elles essayer dans le salon ? Probablement rien qui risque de choquer les bonnes moeurs. Selon Michel de Decker, M. Lévy est marchand de nouveautés, c’est son épouse qui tient un magasin de lingerie dans la rue aux Juifs. D’où l’inscription des Lévy dans la rubrique « lingerie et nouveautés » de l’Almanach de Rouen, qui a fait trotter les imaginations.
Une légende veut que le paravent utilisé pour cacher Monet ait présenté un trou… Voilà qui paraît bien invraisemblable quand on connaît la concentration de Monet au travail, sa fièvre face au motif, son obsession de peindre.
Monet revient l’année suivante à Rouen avec ses toiles inachevées. Mais cette fois, Lévy est catégorique, il ne prêtera plus son salon. Monet se rabat alors sur une maison située deux numéros plus bas, d’où la cathédrale apparaît davantage de profil. C’est l’étage du commerçant Edouard Mauquit, où Monet se fait construire un enclos de planches autour de l’embrasure d’une fenêtre qu’il laisse ouverte. Il va passer deux mois dans cet espace confiné, et y peindre la majorité des toiles de la série.
Arrivé au terme de son travail, Monet, qui n’a pas versé un sou à Mauquit pour l’utilisation du local, remercie l’aimable commerçant d’un « j’ai fini » accompagné d’un ballotin de bonbons et d’une poupée défraîchie pour sa petite fille.
Cette anecdote rapportée au Journal de Rouen par le commerçant meurtri (et sans doute déçu de ne pas se voir gratifié d’un tableau) me semble plus révélatrice de la personnalité de Monet que celle d’un voyeurisme supposé. Avec son geste condescendant et un peu mesquin, Monet a fait une erreur dans l’évaluation de la classe sociale de Mauquit. Lui-même se considère comme un grand bourgeois, et les services qui lui sont rendus par des personnes moins distinguées ne suscitent chez lui que peu de reconnaissance. Cette pingrerie écorne un peu son image, il faut toutefois la replacer dans le contexte du 19ème siècle.
Ci-dessus : « Le Portail (soleil) », Claude Monet, 1892-1893, Cathédrale de Rouen, huile sur toile 100x65cm, The metropolitan Museum of Art, New York. Vue prise depuis l’actuel office de Tourisme.
Monet au Grand Palais
Exposition Claude Monet au Grand Palais, Paris, jusqu’au 24 janvier 2011
Si vous avez l’intention de visiter l’exposition Claude Monet qui se tient jusqu’au 24 janvier à Paris, et que vous n’avez pas de carte coupe-file, voici le conseil des gardiens pour éviter de faire la queue trop longtemps : venez à 19h30. Les galeries du Grand Palais sont ouvertes en nocturne tous les jours jusqu’à 22h (sauf mardi fermeture à 14h et jeudi à 20h). A 19h30, selon les surveillants, l’attente ne dépasse pas une demi-heure.
Le conseil de venir le matin n’est pas judicieux si vous n’avez pas de billet ou de coupe-file, il peut y avoir, toujours selon les gardiens, plus de 4h d’attente.
L’achat des billets en ligne n’a plus l’air possible apparemment.
Que vous dire de l’expo elle-même ? Si vous aimez l’entretien en tête à tête avec les chefs d’oeuvre, la rêverie contemplative devant la toile, ce sera peut-être un peu difficile, surtout dans les premières salles. L’accrochage y est dense, l’espace étroit, les visiteurs tout frais écoutent encore religieusement les audiophones, et les tableaux, tous différents, prennent plus de temps à voir que les séries. Ne vous découragez pas, ça va mieux après, et surtout à l’étage en dessous.
Outre la rétrospective aussi exhaustive que possible de la carrière du peintre, l’expo s’attache à montrer comment Monet a aimé « revisiter » les lieux où il avait peint, des côtes normandes à Vétheuil, de Londres à la Hollande.
La mise en parallèle d’oeuvres de jeunesse avec celles de la maturité révèle toute l’évolution de son style. Il y a dans ces toiles à motifs répétitifs, non seulement une étude des lumières du temps qu’il fait, mais aussi l’expression du temps qui passe.
Cette conjugaison culmine en apothéose dans l’infinie rêverie des Nymphéas. Juste avant la sortie, (logique !) c’est bizarrement la salle qui retient le moins le public, plus enclin à passer du temps devant des paysages et des figures que devant ce non-sujet. C’est pourtant l’une des rares où l’on peut enfin s’asseoir, et voir néanmoins quelque chose.
Enfin, si l’expo suggère la visite de l’Orangerie, elle m’a eu l’air de faire soigneusement l’impasse sur le musée Marmottan, qui présente ses 136 Monet dans la totalité de ses salles, sur trois étages. On a beau les avoir déjà vues presque toutes, c’est toujours un bonheur, et là, il y a tout de même moins de monde.
A l’heure où blanchit la campagne
Avec sa tête penchée qui paraît sur le point de choir, cette sphynge située dans le jardin de la maison Vacquerie à Villequier me fait penser à Léopoldine. Peu importe qu’elle n’ait sans doute qu’une vague ressemblance avec la fille de Victor Hugo, au visage fin et doux, lui aussi, selon les portraits d’elle qui nous sont parvenus.
Peu importe, car la légende et les idées reçues règnent en maître autour de sa fin tragique.
Nul ne l’ignore, Léopoldine s’est noyée dans la Seine le 4 septembre 1843, à Villequier, à 500 mètres de la maison de ses beaux-parents, dans le naufrage du bateau où elle avait pris place avec son mari.
L’histoire de ce fait-divers nous paraît familière à cause du poème si célèbre des Contemplations, « Demain dès l’aube… », où Victor Hugo, s’adressant à l’être aimé, lui décrit le pèlerinage qu’il va entreprendre le lendemain pour se rendre, on ne l’apprend qu’à la fin, sur sa tombe.
Douze vers émouvants, efficaces, d’une grande maîtrise stylistique. Il s’en dégage une première idée fausse : Hugo était un familier de Villequier, qui ne pouvait s’empêcher d’aller régulièrement se recueillir sur la tombe de Léopoldine. En fait, il a attendu trois ans après le naufrage avant de se décider à venir pour la première fois dans le village des bords de Seine, où il ne s’est rendu qu’à quatre ou cinq reprises.
Et puis, allez savoir pourquoi, le prénom de Léopoldine reste lié à un mot qu’on n’emploie pas tous les jours : le mascaret.
L’occasion était-elle trop belle de passer de la leçon de poésie à la leçon de géographie ? L’école de la république nous a fourré dans la tête que la barque dans laquelle se trouvait la fille d’Hugo avait été renversée par la grosse vague venue de la mer qui, les jours de grande marée, remontait le fleuve jusqu’à Pont-de-l’Arche, bien en amont de Rouen.
Pure invention. Le récit circonstancié qu’on peut lire sous la plume d’Alphonse Karr, ami des Hugo et présent à Villequier, dans le Siècle du 9 septembre 1843, bat en brèche cette version. « Entre deux collines s’élève un tourbillon de vent qui, sans que rien n’ait pu le faire pressentir, s’abat sur la voile, et fait brusquement chavirer le canot. » Une embarcation de course toute neuve, peu stable, mal lestée de cailloux emportés au dernier moment.
Les quatre occupants de la barque périssent dans le naufrage. Évidemment, puisqu’on ne savait pas nager à l’époque, n’est-ce pas ? Encore une idée reçue. Le mari de Léopoldine, Charles Vacquerie, était, nous dit Karr, un excellent nageur. Il a tenté tout ce qu’il a pu pour sauver sa jeune épouse. Il reparaît sur l’eau, appelle à l’aide, replonge, remonte pour crier… Hélas, les témoins de cette scène ont cru qu’il jouait !.. Désespéré, épuisé, il finit par se laisser couler pour rejoindre Léopoldine dans la mort, alors qu’il aurait pu se sauver.
Alors, d’où sort cette histoire de mascaret ? C’est sans doute que, pour tous ceux qui n’avaient pas eu connaissance des détails du drame, la dangereuse vague était l’explication allant de soi, la plus plausible. Des dizaines de bateaux chaviraient chaque année en aval de Rouen à cause de la barre.
Explication qui peut être écartée sans hésitation. Outre le récit de Karr, on sait aujourd’hui qu’à l’heure du naufrage, 13h, il n’y avait jamais de mascaret à Villequier, et que le coefficient de marée du 4 septembre 1843 était faible. Mais ce drame emblématique en raison de la gloire de Victor Hugo, devenait l’occasion d’un discours de prévention sur la dangerosité du fleuve. Aujourd’hui, il ne sert plus à rien de guetter l’arrivée de la vague sur les bords de la Seine. Le mascaret a disparu depuis cinquante ans, suite à l’endiguement des berges.
Vue d’oiseau
Ce n’est pas la roche de Solutré, mais j’aime bien, de temps en temps, faire la grimpette qui mène au sommet de la colline de Giverny.
Comme à Château-Gaillard où la vue donne envie de voler, le regard survole, tel un oiseau, les vallées de la Seine et de l’Epte.
Rien de spécial dans ce paysage doux, fait de prés, de champs, de bouquets d’arbres d’où émergent des maisons, et cela pourrait sembler presque banal, s’il n’y avait dans l’air quelque chose de léger, et dans le ciel ces couleurs pâles, tendres et indéfinies, qui donnent à certains jours de ce pays un charme si particulier.
Cette photo a été prise il y a un mois, au coeur de l’automne, et l’on devine que les terres brunes offriraient au printemps la vision de plaines toutes ensoleillées de colza.
On est ici aux confins de l’Ile de France. La colline où nous sommes est dans l’Eure, tandis que le village où mène cette route toute droite, Limetz-Villez, est situé dans les Yvelines.
La limite, c’est la rivière d’Epte, quelque part au milieu des arbres.
Bêtisier
Les guides de Normandie ont été sollicités pour livrer les questions les plus stupides, les commentaires les plus idiots des visiteurs étrangers sur les plages du Débarquement ; le but est d'en faire un bêtisier appelé à un grand succès auprès du public anglo-saxon, qui a le sens de l'auto-dérision.
Comme je ne guide pas les plages, je ne suis pas directement concernée. J'aurai sans doute du mal à résister à la lecture d'une telle compilation, d'autant que mes collègues rapportent des réflexions qui valent leur pesant de cacahuètes. Ainsi, l'un d'eux raconte qu'il a entendu, à la pointe du Hoc, un touriste admiratif lancer : "c'est bien imité !"
Mais il y a quelque chose dans le principe qui me dérange. Je respecte les clients, même les moins vifs, et mettre en exergue leurs bourdes me gêne. Des sottises, tout le monde en dit tôt ou tard, je ne suis pas la dernière.
Pour moi, la question qui m'a le plus interloquée m'a été posée à Château-Gaillard, devant le magnifique panorama des Andelys.
Je guidais un groupe qui effectuait une croisière fluviale, et nous étions en train d'admirer le méandre de fleuve, quand l'un des participants me demande quel est le nom de la rivière là en bas.
– C'est la Seine, Monsieur.
– Et… elle est navigable ?
– Oui, vous naviguez dessus !
Je me sais capable de telles sorties. Il suffit de suivre son idée, de ne pas bien entendre la réponse. Soyons charitable.
Non, le plus irritant, ce n'est pas le malentendu, l'incompréhension. De l'avis général, le pire du pire a un nom : le boute-en-train.
On ne le croise pas systématiquement, mais si par hasard un joyeux drille s'est glissé dans votre groupe, malheur !
Le boute-en-train a un répertoire de fines plaisanteries, qui vous faisaient rire à l'école primaire. Evoquez-vous la glycine qui orne gracieusement la passerelle de Monet ? Le boute-en-train ne peut s'empêcher de lâcher le navrant "il vaut mieux pisser dans la glycine que glisser dans la piscine !" Il s'en trouve toujours autour de lui pour pouffer. Le boute-en-train a son public.
Vous lui lancez un regard éloquent. Comme un gamin, il se croit obligé d'expliquer, "allez ! Je blaaague !"
A Rouen, mes collègues n'en peuvent plus d'entendre la si spirituelle boutade sur Jeanne d'Arc, "vous ne m'avez pas crue, vous m'aurez cuite !" Ils ont de l'entraînement pour répondre qu'elle est bien bonne, sur un ton qui en dit long.
Pourquoi ces interventions intempestives sont-elles si exaspérantes ? Ce n'est pas, ou pas seulement, le conflit de leadership. C'est que le guidage tient beaucoup de l'art du conte. Les efforts du guide tendent à plonger dans le passé, à recréer la logique d'une époque. La magie est fragile comme un château de cartes, elle repose sur une patiente évocation, une ambiance mise en place. Une lourdeur malvenue, et tout s'écroule.
Comme un vitrail
La belle page de l’automne se tourne à Giverny.
Le vent des derniers jours a arraché les feuilles les plus jolies.
Il y a deux semaines à peine, elles formaient une matière colorée et translucide où les rayons du soleil jouaient comme dans un vitrail.
Sur la surface aqueuse du bassin de Monet, l’illusion vitrée était totale.
L’automne, grand illusionniste, a fini son tour.
Il ne reste plus qu’à battre des mains, un peu déçu par cette fin trop rapide.
Comme la floraison des cerisiers au printemps, le grand show est bref.
S’il durait, la magie n’y perdrait-elle pas un peu ?
Dans la rue Claude Monet
A deux pas de la maison de Monet, le musée des Impressionnismes Giverny fait déborder son jardin jusque dans la rue.
Du printemps à l’automne, une profusion d’iris, de fuchsias, d’asters se dressent ou dégringolent le long de la chaussée, offrant une haie d’honneur colorée aux passants.
A la mi-octobre, le spectacle est plus impressionniste que jamais, et même, néo-impressionniste.
Les petites têtes blanches des asters n’ont-elles pas l’air de répondre aux touches pointillistes de Maximilien Luce, dont l’exposition vient de s’achever à Giverny ?
Paysage d’eau
A propos de ses vues du bassin aux nymphéas, Claude Monet utilisait l’expression « paysages d’eau ». Où est-il allé la pêcher ? Existait-elle auparavant, ou l’a-t-il forgée ?
Lui qui avait vécu à Londres, je me demande s’il aurait peut-être subi une influence de l’anglais. C’est si simple et si pratique en anglais, il suffit d’accoler le suffixe -scape, et on a tous les paysages (landscapes) de la terre : des seascapes (marines), des cityscapes (vues de villes) et bien sûr des waterscapes, des paysages d’eau.
On est parfois surpris par les titres choisis par Monet. Ses ponts japonais se nomment Bassins, par exemple. Comme s’il y avait la volonté de décaler la perception. Vous croyez voir un pont en gros plan ? Mais non, c’est plutôt un détail du bassin.
Mais le terme de bassin est-il bien choisi ? Jean-Pierre Hoschedé est d’avis qu’il faudrait, pour être correct, parler de pièce d’eau. Mais, précise-t-il, c’est Monet lui-même qui a utilisé le mot bassin, et ensuite, le nom est resté.
Les visiteurs se heurtent aux mêmes difficultés quand il s’agit de nommer le plan d’eau. Tantôt c’est un étang, tantôt un lac, parfois une banale mare. Ma dénomination préférée, c’est quand même celle que lui ont décernée des ados : la piscine de Monet. Je me demande d’où ils venaient, ceux-là. C’était drôle, et un peu triste en même temps. Pauvreté du vocabulaire, pauvreté des expériences.
Abstraction faite du motif
Par temps calme à Giverny, la surface de l’eau est un miroir parfait qui dédouble les formes, entre les îlots de nymphéas.
Mais si le vent vient brouiller la surface du bassin de Monet, le motif disparaît.
Il ne reste que la couleur qui éclate en fragments juxtaposés. On dirait des coups de pinceaux sur la toile.
Ce qui était le reflet de l’embarcadère aux roses et du liquidambar rougeoyant devient un tapis de taches à l’harmonie subtile, mélange de tons chauds et froids.
Claude Monet a passé des années de sa vie à scruter la surface de son étang.
Rien d’étonnant à ce qu’il soit arrivé de la sorte aux confins de l’abstraction.
La nature lui offrait sans cesse le spectacle du passage du motif au non-motif, du figuratif à l’abstrait.
Fermeture
Cette fois ça y est, la saison 2010 est finie. La fondation Monet et le musée des Impressionnismes Giverny ont fermé leurs portes au public.
A l’intérieur, les équipes vont continuer à s’activer pour préparer la prochaine saison. Réouverture le 1er avril 2011, ça paraît encore loin mais les cinq mois passent vite tant il y a à faire.
Dès demain le bruit du marteau piqueur troublera le calme du village : il faut desceller les bancs de bois pour les rentrer.
Les jardiniers, de leur côté, s’empresseront de mettre à l’abri les plantes d’orangerie, avant de dépouiller les massifs, selon l’expression consacrée. Depuis qu’il a gelé, il leur tarde d’arracher les restes de fleurs et de faire place nette.
Pour moi, c’est le début des vacances, le temps du repos, des projets, des bonnes résolutions et du travail pour soi, à un autre rythme. Après avoir tant parlé pendant des mois, je me réjouis du luxe de me taire. Ceux qui font un usage professionnel de leur voix me comprendront.
Couleurs d’automne
Toute la vallée de la Seine a brusquement roussi. Voici les couleurs qu’elle arborait cet après-midi à Vernon. Le château des Tourelles jouait à cache-cache derrière les arbres de l’île du Talus, et le soleil en faisait autant avec les nuages !
Très réduit depuis le dragage de la Seine, l’îlot a joué un rôle important par le passé, puisque le pont de Vernon y prenait appui. On y habitait, on y pêchait, on y avait même mis les malades avant que Saint-Louis ne s’en émeuve.
C’est là, au pied de l’arche marinière, que les chevaux de halage hissaient à grand peine les bateaux qui remontaient le cours du fleuve, d’où son autre nom d’île aux chevaux.
De toute cette splendeur passée, il ne reste plus qu’un bout de quai en train de s’écrouler dans l’eau, tandis qu’une végétation spontanée à l’étonnante diversité est venue conquérir le restant d’île tout à fait sauvage aujourd’hui.
Fin de saison
Les soubresauts du thermomètre sont imprévisibles. Cette année encore les fleurs fragiles ont perdu la bataille contre le froid plus tôt qu’à l’accoutumée. C’était l’histoire de rien du tout, deux degrés peut-être, quelques heures de gel, un temps un peu trop beau à la fin de la nuit. Le jardin de fleurs de Claude Monet n’est plus que l’ombre de lui-même. Les squelettes piteux des tithonias, des dahlias, se dressent foudroyés au milieu d’autres plantes plus rustiques qui luttent encore vaillamment, les asters, les sauges, les roses même.
Tout en haut du jardin, la maison de Monet a revêtu sa robe de feuillage rouge, comme un écrin de velours pour les merveilles qu’elle recèle.
Si le jardin de fleurs est presque entièrement à terre, bruni, vaincu, le jardin d’eau est plus somptueux que jamais. Lui d’habitude si vert se pare subitement des teintes les plus éclatantes, dans le flamboiement des liquidambars, des érables ou des saules. C’est comme si les couleurs chassées du clos normand s’étaient réfugiées autour du bassin, envolées vers les cimes pour mieux plonger dans les reflets de l’étang.
Souvent la brume du petit matin vient tempérer de douceur tout cet éclat, et c’est une atmosphère irréelle qui règne autour du paysage créé par Monet. Quand le soleil rasant émerge derrière la colline, ses rayons viennent dorer les vapeurs mouvantes, dans un spectacle à couper le souffle.
Eglise de Giverny
La restauration de l’église de Giverny se termine. Depuis un mois, il est à nouveau possible de visiter l’intérieur de l’édifice, où les derniers travaux portent sur des fresques mises à jour à l’occasion de cette campagne de restauration complète. Des angelots peints sur la voûte de l’autel de la Vierge sont en train de retrouver leur fraîcheur du 17e siècle.
C’est la dernière tranche d’une remise en beauté de la petite église entreprise il y a trois ans. On a vu successivement le clocher, la toiture, les murs extérieurs se métamorphoser. Les entreprises hautement qualifiées ont remplacé, nettoyé, rejointoyé… Puis est venu le tour de l’intérieur, avec notamment une belle voûte en bois toute neuve au-dessus de la nef.
Le coût total avoisine le million d’euros. C’est une lourde charge pour la collectivité, mais l’ancienneté de l’édifice, son intérêt touristique aussi le justifient. L’église sainte Radegonde n’est pas un pur joyau de l’art roman ou gothique, mais elle offre le charme des églises de village, un mélange de traits architecturaux intéressants, d’histoire et d’intimité. Pour beaucoup de visiteurs, c’est l’occasion d’entrer dans une église villageoise, alors que la plupart sont fermées. C’est la déclinaison à petite échelle de la foi qui animait les bâtisseurs de cathédrales, à l’usage d’une communauté de paysans.
D’ici la prochaine saison, les échafaudages auront sans doute disparu. Les admirateurs de Claude Monet qui viennent se recueillir sur sa tombe dans le petit cimetière pourront à nouveau pousser la porte du sanctuaire pour découvrir ce lieu où, un beau jour de juillet, Monet avait conduit sa belle-fille Suzanne à l’autel.
Nymphéa bleu et or
Quelle fleur extraordinaire que le nénuphar !
Je n’ai pas retouché cette photo, la voici telle qu’elle a été saisie par l’objectif une fin d’après-midi d’octobre à Giverny.
Dans le reflet doré du saule pleureur, les feuilles vernissées des nymphéas captent la couleur du ciel et deviennent étrangement bleues, offrant une harmonie inattendue.
Comment ne pas partager la fascination de Claude Monet pour ces fleurs étonnantes, aussi changeantes que des caméléons ?
Auguste Vacquerie
11 janvier 2011 / 2 commentaires sur Auguste Vacquerie
Voyez, à droite, le portrait d’Auguste Vacquerie exécuté par Monet. On retrouve son modèle ci-dessous dans le Panthéon des gloires contemporaines, ou Panthéon Nadar, un « poster » best-seller de 1854 dû au crayon de… Nadar. Oui, Nadar, le célèbre photographe aux talents multiples, au caractère généreux, fougueux, à la vie mouvementée digne d’un roman de Dumas.
Nadar a commencé comme caricaturiste, lui aussi. La notoriété lui est venue avec la publication en quatre grands feuillets lithographiés d’un cortège imaginaire composé de centaines d’hommes célèbres de l’époque. En voici un détail, à gauche.
Parmi tous les lecteurs qui se bidonnent de voir les personnalités guignolisées, figure le jeune Monet, qui lit sans doute par-dessus l’épaule de son père. Il n’a que treize ans.
Monet a repéré parmi tous ces peoples une tête qu’il connaît : celle d’Auguste Vacquerie. Il la copie d’un trait sûr. Mais la charge de Monet est un peu plus appuyée, plus sèche, on n’y retrouve pas cette humanité qu’y a mis Nadar.
J’ai photographié ces documents à la Maison Vacquerie – Musée Victor Hugo de Villequier, surprise de voir qu’il existait un lien, ténu certes, mais attesté, entre ces deux géants de la littérature et de la peinture, Hugo et Monet.
Ce trait d’union, c’est ce fameux Auguste Vacquerie que voici.
Si le nom de Vacquerie vous dit quelque chose, c’est sans doute parce que son frère Charles a épousé la fille de Victor Hugo, Léopoldine, avec laquelle il a péri dans un accident de bateau qui ne devait rien, on l’a vu, au mascaret.
J’imagine qu’Auguste s’est culpabilisé de leur fin tragique : c’est lui qui les avait fait se rencontrer. Quelques années plus tôt, alors qu’il était étudiant à Paris, Auguste s’était payé le culot d’envoyer des vers à Victor Hugo, auquel il vouait une immense admiration. Hugo s’est montré plus que sympa avec son jeune fan : il l’a invité à dîner chaque semaine, en compagnie du copain d’Auguste, un certain Paul Meurice.
C’est peut-être vers cette époque que Monet le rencontre, ou même avant. Là, on se concentre, c’est un peu plus compliqué. Auguste Vacquerie est le fils d’un armateur du Havre. Sa soeur Marie-Arsène (charmant prénom !) vit au Havre et fréquente une autre famille d’armateurs, les Lecadre. C’est chez les Lecadre qu’habitent les Monet. Marie-Jeanne Lecadre, la « tante Lecadre » de Monet, est la demi-soeur du père de Claude.
Tout exilé de coeur qu’il soit, Auguste Vacquerie vient quand même parfois faire un coucou à sa soeur au Havre, qui, sans doute, en profite pour le sortir un peu dans le monde.
Marie-Arsène a un fils qui les accompagne chez les Lecadre. Il se nomme Ernest, et, en plus d’être copain avec Claude et son frère Léon, il tombe amoureux de, puis épouse Marie-Armande Lecadre.
Tout au long de sa vie, Monet va entretenir une correspondance avec cette cousine. Le musée de Villequier présente l’une de ces lettres envoyées de Giverny, parmi de nombreuses autres qui font état d’invitations réciproques à Giverny et à Villequier, maison de campagne des Vacquerie. Il n’est pas impossible que Monet y soit venu en visite.
Peut-être que cette connexion étonnante entre les deux familles serait restée dans l’ombre sans le travail du conservateur du musée de Villequier qui a imaginé de présenter ces différents documents. Je crois y reconnaître, sans en avoir la preuve formelle, la patte de Sophie Fourny-Dargère, actuelle conservatrice de Villequier et des maisons Corneille de Rouen et Petit-Couronne. Madame Fourny-Dargère est l’auteur d’une monographie sur Claude Monet, et elle a laissé un souvenir impérissable à Vernon, dont elle a dirigé le musée pendant près de vingt ans.