Un joyeux fouillis
Août a semé un grain de folie dans les massifs de Giverny.
Les fleurs soigneusement classées par couleurs, patiemment organisées pour être aussi différentes que possible en taille, forme, texture, s’épanouissent si joyeusement qu’elles font oublier tout l’art du jardinier et du peintre concepteur du jardin.
C’est le règne de l’exubérance, qui culminera à l’automne dans un tel épanchement floral que certains auteurs parlent de la violence du jardin de Monet en fin de saison.
On n’en est pas encore là. Pour l’instant, le mot qui vient à l’esprit des visiteurs francophones, c’est celui de fouillis.
Si je m’étonne, fouillis, vous trouvez ? ils s’empressent d’ajouter le qualificatif « organisé » au substantif dépréciatif, soit par crainte de s’être laissé aller à un crime de lèse-majesté, soit qu’ils sentent qu’il règne ici un ordre d’un autre genre que celui habituellement admis, dont la logique leur échappe mais où, qui sait, certains se retrouvent peut-être.
Ce qu’il faut de rigueur pour arriver à ce fouillis-là ! La sélection des variétés qui vont s’harmoniser, l’étiquetage minutieux des semis, la plantation savante selon la taille future des tiges, l’habile mélange des formes de fleurs…
Tout cela paraît difficile à percevoir et même à saisir. En dépit de mes explications circonstanciées, d’aucuns n’ont-t-ils pas comparé les merveilleuses floraisons impressionnistes de Giverny à une jachère fleurie ?
Inspiration, expiration, ça donne l’occasion de sentir le parfum des fleurs.
Redevenue aussi zen qu’un jardin japonais, je reconnais que les jachères fleuries présentent elles aussi un mélange de fleurs, (admirez ma diplomatie) mais que celui-ci s’obtient en mêlant les graines et en les jetant à la volée dans un champ. Ici chaque fleur est d’abord cultivée en serre puis mise en place individuellement, à la main.
Se peut-il qu’on ne fasse pas la différence entre la haute-couture et la confection, entre le pain industriel et celui du boulanger ?
Et dans quels domaines, certainement très nombreux, suis-je moi-même si peu avertie que je ne distingue pas l’exception du tout-venant ?
Après la moisson
Les balles rondes ou parallélépipédiques produites mécaniquement ont depuis longtemps remplacé les meules chères à Claude Monet. Mais leur géométrie continue à séduire les peintres.
Dans les champs de blé tout juste moissonnés, elles s’alignent à intervalles réguliers sur le chaume court, et leur blondeur s’harmonise au bleu du ciel.
Après des mois cheveux au vent, la terre s’est fait faire une coupe à ras.
Dans l’Eure, les moissonneuses batteuses terminent la récolte des dernières parcelles, dans des nuages de poussière. Les grains de blé détachés au fur et à mesure des épis s’entassent dans les remorques, tandis que les tiges, devenues paille, quitteront le champ un peu plus tard.
La paille des balles rondes deviendra sans doute litière pour le bétail. En Normandie, les élevages ne sont pas loin.
Autrefois les enfants se servaient de ces pailles, creuses et ligneuses à souhait, pour faire des bulles de savon. Il suffisait d’en demander poliment une à la fermière en allant chercher le lait.
L’odeur de la paille de blé est caractéristique, une odeur chaude et un peu irritante qui sent l’été et la moisson. Mais c’est l’odeur des foins que l’on a envie de humer à grandes inspirations, ce parfum délicieux de l’herbe qui sèche.
C’est un bonheur éphémère de juin, quand, à la faveur d’une période de beau temps, les agriculteurs fauchent les prairies et retournent plusieurs fois l’herbe coupée pour la faire sécher au soleil.
Le foin, il finira dans la mangeoire des vaches qui s’en régaleront à la mauvaise saison.
A l’époque de Monet, on en faisait aussi des meules, aux formes molles et incertaines, moins régulières que les meules de blé. Aujourd’hui, le foin lui aussi se stocke en balles rondes ou rectangulaires, d’un vert délavé plutôt que d’un blond paille.
Woody Allen à Giverny
Midnight à Giverny
Rien de tel que le cinéma pour transformer un lieu en camp retranché. Woody Allen était en tournage à Giverny vendredi dernier : barrières, police, déviation, il fallait montrer patte blanche pour rentrer chez soi.
Chez Monet, le jardin d’eau était inaccessible en fin d’après-midi. Selon le quotidien Paris-Normandie, le réalisateur n’a passé que deux heures à Giverny. Une scène assez courte et assez facile sans doute, pour laquelle les acteurs aguerris qu’il a engagés n’ont pas eu besoin de s’y reprendre à 36 fois, j’imagine.
Non, j’exagère : 32 fois seulement. Vous avez suivi les exploits de Carla Bruni pour ses débuts au cinéma sous la direction de Woody ? Trente-deux prises pour acheter une baguette de pain rue Mouffetard ! Ça n’a l’air de rien, mais ce n’est pas si facile quand vous ne l’avez jamais fait. Un vrai rôle de composition.
Heureusement, Madame Sarkozy n’est pas venue à Giverny. On aurait risqué d’avoir à fermer les jardins de Monet tout le week-end si ce perfectionniste de cinéaste lui avait demandé, disons, de jouer la belle jardinière et d’arroser un massif.
Évidemment, j’irai voir Midnight in Paris quand il sortira. Comme beaucoup de Français, Woody Allen est l’un de mes réalisateurs préférés. Bien que je ne sois pas certaine qu’il brosse un tableau très flatteur de notre capitale. Le réalisateur new-yorkais est tellement sûr de son public en France qu’il se permet des remarques un peu aigres-douces, bien faites pour plaire aux Américains. Qui aime bien châtie bien, n’est-ce pas.
En ce qui concerne Giverny, Woody est un habitué des lieux, m’a-t-on confié. C’est certainement un plus qu’il associe les jardins de Monet à un film sur Paris. Qu’il en dise du bien ou du mal, ce sera toujours une irremplaçable publicité.
Georges Guynemer
« C’est une vue qui donne envie de voler. »
Aux Andelys, le panorama que l’on découvre depuis les coteaux de la Seine embrasse toute la grande boucle du fleuve et se perd à l’ouest, où l’horizon se fond dans la brume. Le ciel s’étire, immense au-dessus de cette immensité.
La phrase de ma collègue m’a fait l’effet d’une révélation. Se pourrait-il que ce paysage si grandiose ait fait naître des rêves d’envol ? En tout cas l’histoire des Andelys est étrangement liée à celle de l’aviation. A des époques différentes, trois hommes s’y sont rendu célèbres par leurs exploits aéronautiques, coïncidence étonnante dans un bourg de quelques milliers d’habitants.
C’est d’abord Jean-Pierre Blanchard, natif des Andelys, qui s’illustre en traversant le premier la Manche en ballon, en 1785. Blanchard est célébré au Petit-Andely par un monument, une rue et une plaque sur sa maison natale.
Plus près de nous, l’Andelysien Marcel Lefèvre est un héros de la Seconde Guerre mondiale. Pilote de chasse, il faisait partie du fameux escadron Normandie-Niemen qui s’est battu sur le front russe. Marcel Lefèvre est mort au combat après 14 victoires aériennes. Grâce à son frère un musée, le Mémorial Normandie-Niemen, lui rend hommage ainsi qu’à ses compagnons d’armes.
Entre les deux s’intercale un mythe. Georges Guynemer, l’as de la Première Guerre mondiale, entré de son vivant dans la légende.
Le lien de Guynemer avec les Andelys est plus ténu. Né à Paris à la Noël 1894, il a été baptisé au Thuit, commune voisine des Andelys où sa famille possédait un château et 280 hectares de terres. Si Guynemer a ressenti ici l’appel du paysage ouvert sur le ciel, cela s’est produit quand il était tout enfant : sa grand-mère devenue veuve vend le château alors que Georges n’a que six ans.
Le père et l’arrière-grand-père de Georges Guynemer étaient tous deux officiers, mais son grand-père a été un temps sous-préfet de Louviers. Sa grand-mère la sous-préfète, dont le journal nous est parvenu, qualifie Le Thuit d’endroit « le plus beau et le plus ennuyeux du monde ».
On dirait que cette beauté a agi à la manière des sirènes. Séduits par l’ampleur du paysage, Blanchard, Guynemer et Lefèvre ont appris à voler, ce qui leur a valu la gloire. Mais ils s’y sont brûlé les ailes. Tous trois sont morts trop jeunes à cause de leur passion.
Peut-être se disaient-ils que mourir dans les airs, c’est raccourcir le chemin vers le ciel.
Vernon, soleil couchant
Si les cités américaines se caractérisent par la silhouette de leurs gratte-ciel, leur skyline, on chercherait en vain, dans bien des villes françaises, l’ombre d’une tour de plus de dix étages.
Ce sont les édifices du Moyen Âge qui ressortent. A Vernon, la collégiale Notre-Dame se dresse à l’horizon, encadrée à gauche par le clocheton de la mairie, à droite par les drapeaux de la tour des Archives.
Sur l’autre rive, la Seine vient lécher les prés de Vernonnet, formant une petite plage de sable désormais accessible par un sentier de randonnée.
C’est presque l’angle choisi par Monet pour sa première vue de la collégiale, avant qu’il opte pour une série dans l’axe de l’église.
Un coucher de soleil sur un plan d’eau a toujours un effet apaisant. Les cygnes glissent, le temps s’écoule. Qu’ailleurs il y ait la guerre, des forêts qui brûlent, des gens qui souffrent, tout cela paraît difficile à croire.
Et puis, un moustique vient vous vrombir aux oreilles, désagréable messager de l’imperfection du monde.
Il est temps de rentrer.
Maximilien Luce
Après le parcours impressionniste « Au fil de la Seine » qui réunissait de nombreux maîtres ayant travaillé sur les bords du fleuve, le musée des impressionnismes Giverny revient à une exposition monographique. Jusqu’au 31 octobre 2010, c’est le peintre Maximilien Luce qui est dans la lumière.
Comme Joan Mitchell l’an dernier, Luce a un lien géographique avec Giverny, puisqu’il a fini ses jours à Rolleboise, à une dizaine de kilomètres, et qu’il y est enterré.
Mais c’est avant tout son style qui fait de lui un peintre de la lumière, et le place dans la mouvance de Claude Monet. De 18 ans plus jeune (il est né en 1858), il fait partie des néo-impressionnistes en compagnie de Seurat, Signac et Cross, tous trois ses amis.
Le musée des impressionnismes n’a eu cette fois aucun mal à réunir les oeuvres présentées, dans l’intention de retracer toute la carrière artistique de Luce. Toutes les demandes de prêts ont été acceptées, ce qui fait de la rétrospective givernoise une sorte de parcours idéal dans l’oeuvre du peintre.
A voir l’époustouflante collection de chefs d’oeuvre, la maestria de Luce dans le traitement de la lumière, on comprend le désir du musée de rendre à Luce la place qui lui revient. Comment un tel peintre a-t-il pu rester dans l’ombre, ne jouir que d’un succès relatif ?
La réponse se lit dans les tableaux, les dessins et les gravures exposés. Luce a eu le tort d’être un artiste engagé, un fervent défenseur des plus faibles, peu avare de son talent pour lutter du côté des syndicalistes ou des anarchistes, pour dénoncer les répressions de la Commune, pour faire sentir la fatigue accablée des Poilus. Pas vraiment les meilleurs prémices pour se faire un nom auprès des collectionneurs, principalement bourgeois ou aristocrates.
Au fil de l’exposition, la personnalité de Luce transparaît. Autant Monet s’immerge dans le paysage, la représentation de la nature, autant Luce n’a d’yeux que pour l’homme. C’est un merveilleux portraitiste. Et même dans ses paysages, la présence humaine est quasi constante. Il s’enthousiasme pour le Paris haussmannien en pleine effervescence de construction, tout comme pour les aciéries du Pays Noir belge, qui lui donnent l’occasion de décrire avec lyrisme la beauté de l’effort humain.
Ce n’est qu’à la fin de sa vie que, retiré à Rolleboise, il retrouve une certaine sérénité pour évoquer la douceur des bords de Seine.
La couleur de l’eau
Comme la peinture, le cadrage photographique soustrait l’environnement du motif à la vue pour ne conserver qu’une petite portion subjective du décor.
L’oeil qui, dans le paysage, éprouve des difficultés à faire abstraction de la globalité et à se focaliser sur un endroit précis, se voit contraint d’oublier tout le reste.
Comme la peinture, la photo révèle ce qui se donnait à voir.
Prenez la couleur de l’eau, par exemple. Un jour de beau temps, difficile de ne pas s’imaginer qu’elle est bleue. Dans tous les espaces dégagés comme la mer, l’eau s’offre en miroir du ciel.
Il en va autrement dans le bassin de Claude Monet à Giverny. Les grands arbres qui l’entourent se reflètent à la surface, et la variété des couleurs de leurs feuillages est multipliée par les différents effets de lumière de la journée.
Il en résulte une infinité de colorations possibles autour des nymphéas, qui peuvent baigner dans le bleu, l’argenté, le noir, le gris, le vert émeraude, le roux, le jaune… et même dans cet étrange vert doré des branches de saule en plein soleil.
Un motif en vérité si changeant qu’il méritait bien l’infinie patience de Monet à le représenter encore et encore, dans ses déclinaisons de tons les plus spectaculaires ou les plus douces.
Patineur de bassin
A cause de ses pattes effilées, le Gerris est couramment appelé araignée d’eau. Des esprits plus observateurs ont remarqué qu’il n’avait que six pattes, et l’ont plus justement nommé patineur. Pour les anglophones, c’est un très romantique pond skater, un patineur de bassin.
En ce moment les Gerris vivent leur vie à la surface du bassin aux nymphéas de Claude Monet, et la plupart des visiteurs de Giverny ne leur prêtent pas la moindre attention.
Cependant, s’ils s’arrêtaient un instant pour contempler leur danse, ils auraient lieu d’être étonnés.
Car le Gerris semble défier les lois de la physique les plus évidentes, tout en s’appuyant sur d’autres, plus méconnues bien qu’elles fassent partie de nos expériences quotidiennes.
D’un mouvement brusque et saccadé qui rappelle vaguement celui de la brasse, le Gerris avance à la surface, et provoque à lui tout seul des ondes circulaires si nombreuses qu’elles en arrivent à troubler les reflets de l’étang.
Comme les oiseaux qui volent dans le ciel ou les mouches qui déambulent au plafond, le Gerris, l’air de rien, réalise sous nos yeux ébahis ce prodige dont nous sommes bien incapables, hommes de peu de foi que nous sommes : marcher sur l’eau.
C’est que, au royaume de la pesanteur, il ne joue pas dans la même cour que nous.
A notre échelle, il ne pèse rien. Mais à la sienne, il a un poids, bien sûr, assez lourd pour creuser la surface sous ses pattes, assez léger pour ne pas s’y enfoncer, grâce à la tension superficielle.
Ah ! qu’il nous est difficile de ressentir cette force de cohésion de l’eau, si fine, si légère ! Mais ses effets nous entourent. C’est elle qui arrondit les gouttes d’eau au lieu de les laisser s’étaler et se disperser partout, elle qui les retient accrochées sous la rambarde, elle qui permet de former des bulles de savon.
Les molécules d’eau, comme aimantées les unes aux autres, agissent à la manière d’un film à la surface du bassin. La faible pression exercée par le poids du Gerris ne suffit pas à percer le film.
Et cela n’a rien à voir avec le fait de flotter ou non. Pour subir la poussée d’Archimède, il faut être immergé dans le liquide. Le Gerris, avec ses pattes waterproof super-hydrophobes, en plus de marcher sur l’eau, il est fichu de garder les pieds au sec.
Emporté par la foule
La catastrophe de Duisbourg vient de douloureusement remettre en lumière l’ambivalence humaine face à la foule. Qui saurait résister à l’attraction qu’exerce un rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes ? Si tant de gens se pressent là, c’est qu’il s’y passe quelque chose de bon pour moi ! raisonne obscurément un coin reculé de notre cerveau.
Il y a une espèce de joie animale, grégaire, à se frotter à nos congénères agglutinés, qu’on retrouve dans la chanson de Piaf.
Les chroniqueurs du 19e siècle qui décrivent l’affluence au Salon emploient cette expression : « on se portait », image d’une foule si dense que les pieds ne touchent plus le sol. Zola a des accents semblables pour raconter les grandes ventes du blanc dans Au bonheur des dames.
Et en même temps, qui n’a jamais éprouvé une angoisse soudaine en réalisant que sa liberté de mouvement se trouvait entravée par la présence physique des autres, que ce soit dans les bouchons ou au milieu d’un attroupement ? L’angoisse de l’étouffement peut pousser à faire n’importe quoi d’irrationnel, juste pour sortir de là.
La même ambivalence s’exerce parmi les visiteurs de Giverny. Ils veulent à tout prix venir, parce que tout le monde leur a dit que c’était bien, parce que c’est si célèbre, un truc qu’il faut avoir vu. Et à peine sont-ils là, qu’ils s’aperçoivent que pas mal d’autres personnes ont eu la même idée.
Leurs sentiments sont alors très mêlés. La présence des autres est une sorte de gage qu’ils ont bien fait de venir, mais en même temps ils souhaiteraient jouir du lieu en solitaire. Si l’affluence est trop grande, s’exprime de la déception, une forte frustration qui va parfois jusqu’à la colère.
Et vous, aimez-vous les bains de foule ? Les aimiez-vous à vingt ans ?
J’ai passé un week-end de grande inquiétude, sans nouvelles de mon fils qui séjourne à Duisbourg cet été. Heureusement, il n’est resté que cinq minutes à la Love Parade, parce que, Dieu soit loué, il n’aime pas beaucoup la musique techno.
L’entrée du temple
Au début du mois de juillet, le rosier qui couvre l’arceau à l’entrée du jardin d’eau de Claude Monet est en pleine floraison.
C’est la porte du jardin, un effet renforcé par les deux grands frênes qui montent la garde de l’autre côté du petit pont.
Est-ce la proximité des bambous, qui donne à ce coin du jardin un petit air asiatique ? Pour la visiteuse japonaise que j’accompagne, une image s’impose :
– On dirait l’entrée d’un temple shinto, dit-elle.
L’arceau couvert de roses lui évoque un torii, ce portique rouge aux bords relevés qui sépare le monde des hommes du domaine sacré.
Ignorance avouée
La question surgit, inattendue, et vous laisse sans voix. C’est un point de détail que vous avez oublié, ou une interrogation que vous partagez mais à laquelle vous n’avez vous-même pas encore trouvé de réponse. Comment avouer que vous ne savez pas ?
Quand j’ai débuté, j’étais anxieuse à l’idée d’être placée dans cette situation embarrassante, d’autant plus que les questions ne cessaient de me surprendre. Depuis, j’en ai entendu des milliers, et à Giverny j’en viens presque à souhaiter de nouveaux questionnements.
Sur les autres sites, ce n’est pas encore le cas. Quand la question à mille euros tombe, me voilà donc face à mon ignorance, et face à mon client. Que faire ?
C’est un sujet qui revient souvent dans les discussions entre guides. Et chacun a sa façon de traiter la question, selon sa personnalité.
La plus simple, la plus honnête, est de reconnaître qu’on ne sait pas. On peut le faire avec un brin de contrition, ou avec superbe, d’un « alors là, aucune idée ! » définitif qui balaie la question d’un revers de manche.
On peut aussi réfléchir tout haut, tenter de cerner la réponse en rassemblant des bribes d’informations. « Quelle différence d’âge y avait-il entre Alice et Monet ? » me lance dans des calculs compliqués. En général, le questionneur est vite gêné de vous donner tant de mal, la réponse ne lui importait pas tant que ça.
Mais certains guides répugnent à dire je ne sais pas, comme si leur crédibilité devait s’en trouver affectée. Plus ou moins sans s’en rendre compte, les voilà qui inventent une réponse satisfaisante.
Tous les parents font cela aussi, n’est-ce pas ? Et en général cela n’a aucune importance, car la question elle-même n’en avait pas. « Il y a combien de jardiniers aujourd’hui dans les jardins de Monet ? » Dame, qu’ils soient 8 ou 10 ou 12, qu’est-ce que cela change ?
A Giverny, le nom des fleurs est le piège favori des visiteurs. Certains on un talent spécial pour vous dénicher les plus inconnues au bataillon, espérant, supposant que vous saurez non seulement les identifier, mais encore les nommer dans leur langue. « Il y a 4000 sortes de fleurs différentes dans ces jardins, c’est mon excuse pour ne pas les connaître toutes ! » me paraît une justification suffisante.
Une guide citadine m’a raconté qu’elle préfère prendre les devants, annoncer tout de suite qu’elle n’y connaît rien en plantes et que ce n’est pas la peine de lui demander quoi que ce soit. Après avoir ainsi botté en touche en brandissant avec panache son mépris pour le monde végétal, elle embraie sur l’impressionnisme, la vie de Monet, et la visite se passe très bien.
Cela peut être frustrant pour les visiteurs aux mains vertes, mais pas pour tous. Certains ont une aversion totale pour la botanique. « Je craignais que la visite guidée consiste à nous donner les noms de chaque fleur ! » m’a dit un jour une dame avec soulagement.
Enfin, il reste les solutions radicales. Une amie parisienne qui guide au Louvre, un endroit où il est tout bonnement impossible de tout savoir, et où la visite est soumise à des contraintes horaires, m’a fait rire en me confiant qu’elle serait tentée de déclarer abruptement : « les questions ne sont pas comprises dans la visite ! » Surprenant de la part d’une personne douce et chaleureuse ! Mais si c’est pour s’entendre demander combien ça vaut, un tableau comme ça, voilà une posture à laquelle on ne peut manquer de souscrire…
Histoires d’objets
D’un bout à l’autre de ses 374 pages, ce gros livre consacré aux merveilles disséminées un peu partout dans les églises ou les édifices publics de l’Eure est un régal.
L’intrigante photo de couverture n’est pas celle d’une gargouille. Elle avait déjà servi d’affiche à une expo, et je me demandais bien ce que signifiaient ces espèces de tuyaux sortant de la gueule de la bête. La réponse se trouve, bien entendu, dans un des chapitres du livre, celui consacré aux superbes statues gothiques de la collégiale d’Ecouis.
Le dragon est en train d’avaler sainte Marguerite, et ce sont les plis de sa robe, magnifiquement ciselés, que l’on voit disparaître dans la gueule du monstre, tandis que la sainte, orante, jaillit de son dos dans le même temps.
Un des mérites de l’ouvrage est de prendre le temps de présenter vraiment les objets, souvent illustrés par plusieurs grandes photos, angles différents, détails. Le commentaire approfondi, signé par deux conservatrices, Valérie Péché et Sylvie Leprince, d’une grande clarté et d’une richesse informative passionnante, m’a captivée !
Le livre n’a rien d’un catalogue d’objets classés. Les auteurs ont choisi de ne présenter qu’une sélection d’oeuvres, toutes intéressantes, significatives, et situées dans l’Eure. C’est en effet le Conseil général qui est à l’origine du projet.
Du vitrail à la peinture d’histoire, des albâtres aux cloches de Corneville, dix-neuf thématiques ont été retenues. Elles brossent un tout petit aperçu de l’immense patrimoine du département, qui figure parmi les dix premiers de France en nombre d’objets classés ou inscrits monuments historiques, plus de 3000 au total.
Cette frénésie de classement apparaissait déjà au niveau des paysages, on la retrouve dans le mobilier. Je ne sais s’il y a ou non un rapport.
Les auteurs ont habilement choisi des oeuvres très connues, telles que la châsse Saint-Taurin, ou des artistes dont le nom est familier, comme François Décorchemont, et d’autres qui le sont beaucoup moins. On se promène un peu partout dans le département, et de préférence dans les petites communes. La plupart des objets sont visibles, motivations supplémentaires pour des balades de découvertes à deux pas de Giverny !
J’ai ainsi eu la surprise de remarquer enfin une oeuvre de Quentin Varin dans un recoin de la collégiale des Andelys, où pourtant je guide, après avoir lu une analyse détaillée du tableau… Le livre aide à voir, mais aussi à comprendre, et à ce titre il n’est pas indispensable d’envisager une visite dans le coin pour l’apprécier.
Enfin, cerise sur le gâteau, le grand peintre Gérard Garouste, qui habite l’Eure, a contribué à l’ouvrage en mettant en mots son ressenti face aux objets présentés, d’où le titre, regards croisés.
Histoires d’objets, regards croisés sur le patrimoine mobilier de l’Eure, Silvana Editoriale, 38 euros
Bébé à la campagne
J’ai été, il y a quelques années, une fidèle lectrice d’Enfant Magazine. Aussi n’est-ce pas sans nostalgie que j’ai parcouru l’exemplaire que m’a gentiment adressé la journaliste Agnès Barboux.
Au mois d’avril, Agnès m’a téléphoné. Elle préparait un papier sur une journée à la campagne avec un enfant de zéro à quatre ans, et elle avait déjà pensé à toute une liste de conseils à donner aux jeunes parents, de la pharmacie d’urgence à la check list de la voiture. Il ne lui manquait que quelques suggestions sur ce qu’on peut faire dans la nature, ce qui n’est pas facile à imaginer quand on est citadine jusqu’au bout des ongles !
C’est grâce à la rubrique « une journée à la campagne » qu’Agnès est tombée sur mon blog.
L’article devait paraître dans le numéro de juillet. J’ai réuni mari et enfants pour un brainstorming improvisé. Voici le résultat de nos cogitations. Vous lirez dans Enfant magazine comment Agnès s’en est inspirée pour son papier, et j’espère que cette énumération vous rappellera à vous aussi de bons souvenirs.
Petites choses à faire avec des petits en balade à la campagne :
Dans les chemins :
– laisser une coccinelle courir sur la main de l’enfant pour sentir ses chatouillis, comme la bêbête qui monte ! On dit que les points représentent l’âge de la coccinelle, c’est faux mais c’est amusant de les compter.
– avec un bouton de coquelicot, on fait une petite danseuse : on ouvre le bouton et on écarte les pétales. Au milieu, le pistil et les étamines, tout noirs, feront la tête, il ne reste qu’à rabattre les pétales en forme de jupe. Le bouton réserve des surprises car les pétales ne sont pas toujours écarlates, certains sont roses, chaque petite danseuse a sa personnalité.
– Observer les différentes étapes de l’évolution du coquelicot : d’abord bouton, puis ouverture de la fleur, puis perte des pétales…
– regarder l’immensité d’un champ de blé, qui s’étend jusqu’à l’infini pour produire la farine dont on fera le pain et les gâteaux !
– Faire un bouquet avec des fleurs de pissenlits en graines, souffler dessus très fort et regarder le vent emporter les petits parachutes.
– se rouler dans l’herbe dans une pente (avec des vêtements à toute épreuve !) Vérifier d’abord que l’herbe est bien sèche.
– regarder le paysage au loin avec des jumelles.
– observer les fourmis en train de transporter des feuilles ou de la nourriture vers la fourmilière.
– reconnaître les hirondelles qui sillonnent le ciel, elles ont le ventre blanc et la queue en V. Si elles volent haut dans le ciel, il fera beau demain !
– Regarder le coucher de soleil, puis les étoiles.
Dans les bois :
-construire une cabane en rassemblant des branches mortes autour d’un arbre. La photo souvenir de tous les trappeurs devant la porte de la cabane s’impose !
– Regarder les bébés arbres pousser sous les chênes, et comparer avec l’arbre adulte à côté. Un jour, le petit arbre sera aussi grand que le grand !
– s’il a plu, chercher des traces d’animaux. On peut essayer d’identifier les empreintes avec un livre.
Au bord d’un ruisseau :
– Fabriquer des radeaux avec des petites branches de bois mort longues comme le doigt, attachées avec des élastiques (ou de simples coquilles de noix). Les regarder descendre le courant, prendre de la vitesse, se coincer, repartir… est tout à fait captivant !
– remonter jusqu’à une source et regarder l’eau sortir de la terre.
– chercher des beaux cailloux à collectionner.
– guetter les libellules et les papillons.
– au bord d’un lac, faire des ricochets avec des pierres plates.
– pique-niquer, bien sûr !
Les fidèles de Giverny
La chaleur caniculaire des derniers jours vide le Clos normand de tous ses visiteurs. Le jardin de fleurs de Monet, en plein soleil, est bien trop chaud pour qu’on ait envie d’y rester, alors qu’il fait bon au bord de l’étang aux Nymphéas, à l’ombre des grands arbres.
Concentrés dans la moitié du jardin, les visiteurs s’étonnent de se retrouver si nombreux. Ils questionnent sur la fréquentation, n’en reviennent pas des 480 000 visiteurs en sept mois, et se posent inévitablement la question : qu’est-ce qui fait venir tout ce monde à Giverny ?
Les raisons de l’affluence tiennent à une multiplicité de facteurs qui, pris isolément, ne suffiraient pas à l’expliquer, mais qui se conjuguent tant et si bien que la visite des jardins de Monet devient incontournable.
La plus évidente, qui attire les voisins, les Franciliens et les Normands, est toute simple : le clos normand et le bassin aux Nymphéas sont de magnifiques jardins. C’est un but de promenade consensuel, qui plaît à tout âge. Même si on est déjà venu, on y revient avec plaisir.
Les férus de jardinage, pour leur part, sont attirés par les plantations, les variétés originales, l’organisation des massifs. Peu d’entre eux, pourtant, savent que le jardin est en lui-même une oeuvre impressionniste composée par Claude Monet.
Mais de beaux jardins, il y en a beaucoup d’autres. Ceux-ci jouissent d’une notoriété sans pareille grâce aux meilleurs des ambassadeurs, les tableaux que Monet en a fait . Quand on a vu ses Nymphéas, si on apprend que leur modèle existe toujours et se visite, on a envie de le voir en vrai.
Avoir été le motif obsessionnel des toiles de Monet donne à la visite du jardin du peintre une coloration culturelle, propre à séduire les particuliers comme les organisateurs de voyages. Percera-t-on, au bord du bassin de Monet, le secret des Nymphéas ?
Dans le même registre, les fidèles qui font le pèlerinage à Giverny, selon le mot de Gérald van der Kemp, viennent découvrir un lieu de mémoire. Plongeon dans le 19e siècle, dans le quotidien familier du peintre… Dans la maison, tout est tellement identique à l’époque du maître qu’on croirait presque entendre les pas de Monet, rentrant déjeuner à l’appel de l’horloge du salon.
C’est peut-être cela, au fond, le mystère de Giverny, un lieu à la beauté inépuisable, un jardin qui a une âme.
Belles à croquer
Cette année, j’ai goûté les hémérocalles. L’an dernier, j’avais appris qu’elles étaient comestibles juste un peu trop tard. Le temps que je me décide et elles étaient toutes fanées. Cette fois-ci, donc, j’ai guetté leur floraison de l’oeil dont le jardinier couve ses salades, avec une gourmandise anticipée.
Celles qui ourlent somptueusement la rivière à Giverny ne me tentent pas. Je les regarde s’épanouir et défleurir sans l’ombre d’un regret : le jardin de Monet n’a rien d’un jardin bio. Mais dans le mien, le temps de la récolte est venu, une récolte amusante, pour laquelle il n’est pas besoin de se baisser.
Mon informatrice avait comparé le goût de l’hémérocalle à de la laitue iceberg. Le mieux, pour se rendre compte, était de les servir ensemble. Sur un lit de ladite laitue, en compagnie d’oeufs mimosa, l’hémérocalle flashe dans l’assiette de tout son orange lumineux, de toute sa grâce insolite.
Va-t-on oser la déguster ? Porter la fourchette et le couteau, les dents sur une fleur a quelque chose de sacrilège. On a le sentiment d’enfreindre une règle, celle qui veut que les fleurs sont faites pour être regardées seulement. On se lance, avec cette arrière-pensée héritée des champignons, est-ce vraiment comestible et sans danger ?
La texture croquante rappelle en effet la laitue, mais le goût est plus fin, un peu sucré. Rien à voir avec le piquant des capucines.
Va-t-on en reprendre ? Je crois que non, elles sont tout de même plus sympa à admirer dans le jardin. Même pas envie d’essayer les intéressantes recettes d’hémérocalles farcies trouvées sur le net.
Mais je m’amuse, maintenant, à surprendre les visiteurs de Giverny que je guide : vous savez que ça se mange ? c’est croquant et doux comme de la laitue iceberg ! Ils me regardent avec étonnement. Peut-être que dans quelques jours, c’est ce détail, cette envie d’expérience sensorielle qui leur restera de leur visite à Giverny, plutôt que les rebondissements dans la vie de Claude Monet.
La roseraie de Giverny
Au temps des roses, le jardin de Claude Monet devient une roseraie. Partout, elles s’enroulent à des trépieds, pendent aux arceaux, forment des arbres, courent sur la pergola, s’alignent sur la clôture, s’élancent à l’assaut des saules, ou bien se nichent, opulentes ou minuscules, dans les massifs.
A toutes ces formes différentes, rosiers grimpants, lianes, buissons, tiges, nains, pleureurs, s’ajoutent les multiples apparences de la fleur, simple, double, chiffonnée à l’ancienne ou superbement ourlée. Le tout décliné dans un festival de couleurs somptueuses, du blanc au violet, du jaune au vermillon.
La capacité du rosier à prendre de multiples apparences n’a d’égale que celle du jardin lui-même à se métamorphoser.
En avril, c’était un champ de tulipes. En mai, une prairie superbement fleurie. En juin, le voilà devenu roseraie.
C’est le moment où le clos normand dans toute sa gloire se montre généreux, quand les roses débordent des clôtures et s’offrent à la vue des passants, et que le vent porte au loin leurs effluves délicats et puissants.
Et puis, dès que les rosiers seront défleuris, d’ici quelques semaines, on oubliera les roses. Leurs feuillages se fondront dans le décor, en contrepoint vert aux fleurs d’été, les belles géantes estivales qui feront leur entrée en scène.
Liseron
Pris sur le fait en plein élan, le boa constrictor des plantes est à l’oeuvre. La tige du liseron s’est enroulée autour de l’iris et continue sa course vers la feuille qui le surplombe.
Ravi d’avoir trouvé un endroit où s’accrocher, le liseron se prépare à s’y entortiller, pour mieux poursuivre son chemin. Où s’arrêtera-t-il ?
Au début, le liseron n’a pas l’air bien méchant, avec sa tige en bout de ficelle de rien du tout. Pour un peu, on l’inviterait dans le jardin, séduit par le charme de ses fleurettes en coupelles blanches et roses. Mais ses feuilles en forme de flèche devraient inciter à la méfiance. Le liseron a des intentions conquérantes. Et il est rapide.
Sous ses allures chétives cette vivace cache une vigueur d’athlète, des ruses infinies pour s’étendre, une détermination sans faille.
Sa tige, comme une tête chercheuse, bat les alentours en quête d’un point d’appui. Quand elle en rencontre un, malheur ! Elle s’y emberlificote à plaisir, trouvant dans les autres plantes le maintien ligneux qui lui fait défaut. Et que je te serre, et que je t’enserre, mieux qu’avec des serres.
Sous ce garrot, la brave plante qui a accueilli le liseron chancelle. Est-ce ainsi qu’on la remercie de son hospitalité ? Elle subit, la pauvre, de toute la passivité des créatures du règne végétal, dépourvues de bras pour repousser, de dents pour mordre, de jambes pour flanquer des coups de pieds, et même de voix pour crier leur colère. Les plantes souffrent en silence. Leur détresse est muette, sauf à les observer d’un peu près.
Et des observateurs, ce n’est pas ce qui manque dans les jardins de Monet. « Vous avez du liseron ? » s’enquièrent les visiteurs, qui ne tardent pas à s’apercevoir que oui.
Ils s’imaginaient sans doute que par quelque merveille due au professionnalisme des jardiniers de Giverny, à leur vigilance sans faille, le liseron aurait disparu du jardin de Monet, en même temps que les pucerons, les limaces et les escargots.
Cela ne se peut, n’est-ce pas. Même le paradis a son serpent.
Pétales
C'est l'été aujourd'hui, mais pas encore tout à fait les vacances. Dans le jardin de Monet, les enfants en voyage scolaire qui jusqu'ici avaient souvent des questionnaires à remplir, désormais se promènent. Ils inventent des jeux, invariablement les mêmes, alors que ce ne sont jamais les mêmes enfants.
Impossible de traverser le passage souterrain reliant les deux jardins sans faire houhouhou ! Loups ou fantômes, ils ne savent pas trop eux-mêmes, mais l'amplification de leur voix les emplit de joie.
Dans les allées, la promenade devient quête. Partout de petites mains s'emplissent de pétales tombés. Ces merveilles d'hier, ces beautés déchues deviennent pour quelques instant encore de précieux trésors dans les yeux des enfants.
Sous les roses
A Giverny, quand il a plu, les roses grimpantes ont l’air de s’égoutter, tête à l’envers, comme des verres après la vaisselle.
C’est tout le jardin repu, soif étanchée, qui s’assèche, dans une satisfaction presque palpable.
L’air humide se gorge de senteurs fraîches.
Dans l’allée des clématites, les roses ont succédé aux rideaux de dentelle aériens, tout juste défleuris.
A l’étage en-dessous, elles s’étirent sur des supports à peine inclinés, à la façon de stores tendus pour tamiser les rayons du soleil. Leurs bouquets de couleurs tendres font oublier les lianes sarmenteuses des clématites, dépourvues de charme désormais.
Dans le jardin de Claude Monet, c’est le temps des pavots, des hémérocalles, des alliums encore.
Les jardiniers travaillent dur pour installer les fleurs d’été, encore frêles, qui prendront bientôt de l’ampleur. C’est le moment de venir à Giverny pour y puiser des idées sur la façon de composer des massifs impressionnistes, avant de les adapter à son propre jardin.
Vue du premier atelier
Comme un tableau plus grand que les autres, la fenêtre du premier atelier de Monet découpe un coin de son jardin de Giverny.
Sous le rideau de la vigne vierge apparaissent à l’arrière plan les murs couverts de végétation du deuxième atelier.
Devant, la tache violette du rosier « lavender dream » fait vibrer tout ce vert, en écho aux floraisons de la petite roseraie sur la droite.
A gauche, la grappe blanche de l’eremurus apporte son accent vertical.
Tout est prêt. Le paysage a pris la pose pour se faire peindre.
Jusqu’aux lignes des carreaux qui dessinent un quadrillage pour faciliter le travail de l’artiste…
La Seine au fil des peintres
Déjeuner au bord de la Seine, Gaston Balande, 1914 huile sur toile 140 x 160 cm, Association des Amis du Petit Palais, Genève
Tout comme le musée des impressionnismes de Giverny, le musée de Vernon célèbre jusqu’au 25 juillet la Seine, telle qu’elle a été représentée par les peintres impressionnistes et leurs successeurs.
La belle expo qui investit la plupart des salles du musée nous entraîne tout au long du fleuve, de Mantes-la-Jolie jusqu’au Havre.
Chaque salle est dédiée à une portion du parcours, ce qui permet de faire dialoguer les peintres qui se sont attachés à rendre les mêmes paysages.
Les deux Monet des collections permanentes du musée de Vernon n’ont pas été intégrés à l’exposition à proprement parler, puisqu’ils ne représentent pas le fleuve, mais une vue de Nymphéas et une autre de la côte normande. Rien n’empêche d’aller les admirer en même temps, bien entendu ! En revanche les deux Bonnard y figurent, aux côtés d’oeuvres de Signac, de Vallotton et de Boudin.
Mais, si l’expo de Vernon présente quelques noms célèbres, elle vaut surtout pour les peintres qui le sont moins. Beaucoup d’artistes très talentueux sont restés méconnus tant les plus grands de leur époque leur ont fait de l’ombre. Il devait être bien difficile d’être un peintre contemporain de Monet, de Renoir ou de Cézanne !
L’expo propose donc de belles découvertes hors des sentiers battus, pourrait-on dire. L’oeuvre de Balande choisie pour illustrer l’exposition, par exemple, est merveilleuse de fraîcheur. C’est un hymne aux belles journées d’été au bord de l’eau, presque une publicité pour tous les plaisirs qu’elles offrent. Cette image d’insouciante félicité date de 1914, et rien n’y laisse présager l’horreur imminente…
Le catalogue de l’exposition, rédigé par François Lespinasse, spécialiste de l’école de Rouen, propose de précieuses notices biographiques sur des peintres encore peu documentés, ce qui en fait un ouvrage de référence.
Pivoine
Tous les amoureux des pivoines l’ont noté, ces fleurs magnifiques attirent les fourmis, au point qu’une visiteuse de Giverny m’a raconté qu’enfant, ignorant leur nom, elle les appelait des fleurs à fourmi.
A partir de cette observation, chacun y va de son hypothèse pour expliquer l’appétence singulière des petites bêtes pour les grosses fleurs.
Elle les mangent ! s’indignent les uns. Elles y élèvent des pucerons ! paniquent les autres.
Point du tout.
Les yeux les plus affûtés auront remarqué les gouttes qui perlent sur les bourgeons tout gonflés des pivoines. Ce n’est ni un reste d’arrosage ni un reliquat de rosée, mais une sorte de sève que sécrète la pivoine avant de s’ouvrir.
Je n’ai pas encore osé goûter, mais il paraît que ces gouttes ont la saveur du sirop. Vous imaginez, par rapport à la taille d’une fourmi ? Une montagne de délices ! De quoi les faire accourir de loin !
Elles arrivent donc, en rangs serrés, comme les enfants à la fête foraine au stand des guimauves et des nougats. Et de se repaître de sucre, mmmm !
Seulement, il leur faut se dépêcher. Avec la chaleur de juin, les boutons de pivoines s’ouvrent vite, et alors, plus de nectar.
Au milieu des fleurs volumineuses, mousseuses, et sèches, on voit les fourmis errer de pétale en pétale, comme si elles cherchaient le pays de cocagne qui était encore là hier, et qui aujourd’hui a disparu.
Elles ont l’air désemparées, désorientées, dépitées.
Mais peut-être que c’est mon tour de conclure de travers.
Un cadeau chat-rmant
Si Gérald van der Kemp dit vrai, ce chat de céramique a dû entrer dans la vie de Monet dans les toutes dernières années de son existence. L’homme qui a fait revivre la propriété de Monet affirme, dans le premier opus de la brochure « Une visite à Giverny », que le bibelot a été offert au maître de l’impressionnisme par Pierre Sicard.
D’où tient-il cette information, d’un document ? d’un témoignage verbal ? Mystère. Mais l’affaire semble plausible, et il ne l’a certainement pas inventée.
Pierre Sicard, né en 1900 et mort en 1980, est un peintre post-impressionniste qui a aimé, au début de sa carrière, prendre pour motif le Paris des Années folles, des cabarets de Pigalle aux représentations plus gourmées de l’Opéra. Ami de Jean Renoir, le cinéaste fils du peintre Pierre-Auguste Renoir, lui-même ami intime de Monet, il n’est pas impossible qu’il se soit vu invité un jour à Giverny.
J’imagine la scène. « Tu viendras avec nous dimanche chez Claude Monet ! », lui a annoncé Jean Renoir, et voilà le jeune Pierre Sicard, peut-être impressionné, intimidé, fébrile, face à un problème épineux : quel cadeau apporter au patriarche de Giverny ?
Dans le genre casse-tête, celui de la fête des mères, c’est de la rigolade à côté. Bien sûr, on peut toujours se rabattre sur les présents les plus conventionnels, les fleurs et les gourmandises. Pierre Sicard écarte cette solution de facilité. Il ne veut pas donner l’image d’un homme sans imagination.
Connaissant le penchant de Monet pour le japonisme, ses pas le mènent vers un marchand spécialisé dans les objets orientaux. Pas facile de choisir une estampe, le maître en a déjà tant, et il a le goût si sûr… C’est alors que Sicard avise un chat de faïence qui paraît dormir sur une étagère. Il sourit. Le voilà, son cadeau ! Il lui donnera l’occasion d’une pointe d’humour : ce chat-là ne fera pas de mal aux massifs de fleurs si chers à Claude Monet !
Qu’a pensé Monet en déballant le paquet ? A-t-il rapproché l’animal endormi des chats figurés sur certaines estampes japonaises de sa collection, discret chat regardant par la fenêtre, énorme chat d’un décor de théâtre ?
Peut-être que les oreilles roses du minou ont capté des cris de surprise et d’admiration. Nul doute que Blanche Hoschedé Monet l’a trouvé adorable avec son petit noeud.
Bref, le chat a été adopté. Il a trouvé sa place dans la maison, peut-être d’abord dans l’atelier, aujourd’hui dans la salle à manger de Monet, où il continue de dormir du sommeil du juste pelotonné sour son coussin rose, pile à la hauteur des yeux des enfants.
Inaccessible
Depuis que les nénuphars ont recommencé à fleurir, le bassin de Monet a retrouvé son aspect coutumier.
Chaque jour de nouvelles fleurs apparaissent, à la faveur d’une eau qui dépasse désormais les 16° fatidiques.
Les moins frileux sont les blancs, premiers à montrer leurs corolles, puis viennent les roses et les jaunes, les pêche, les crème, tout un camaïeu de couleurs douces piquetées au milieu de l’eau.
A quoi tient la magie des Nymphéas ? Pourquoi fascinent-ils autant ?
Une visiteuse de Giverny m’a révélé leur secret. Avec le léger sourire de quelqu’un qui s’excuse presque de proférer une évidence, elle m’a dit :
– Le charme des nénuphars, c’est d’être une fleur inacessible. Personne ne peut la cueillir.
Petite allée à Giverny
Si Claude Monet a dessiné de fines allées au milieu de ses parterres fleuris, c’est pour qu’elles se fassent toutes discrètes.
Quand on se trouve au bas du jardin, les lignes droites dirigent le regard vers le lointain, en une perspective impeccable.
Mais dès qu’on regarde le Clos normand de profil, elles disparaissent.
Ne reste que cette impression d’une mer de fleurs, d’une prairie où pousseraient les espèces les plus délicates.
Les iris font en ce moment l’essentiel du spectacle, soutenus par les pivoines, les giroflées, les premières roses.
Monet devait aimer s’avancer parmi les fleurs jusqu’à mi-corps, comme au temps d’Argenteuil, quand il peignait sa femme et son fils noyés dans une prairie de coquelicots.
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