Crête de coq
La mémoire nous prend toujours par surprise. Quelquefois elle défaille au mauvais moment, mais il lui arrive aussi de nous réserver des réminiscences brutales, des flashes d’émotion inattendue qui troublent profondément.
Cette année le jardinier chef de la Fondation Monet, Gilbert Vahé, a placé l’érythrine tout près de la sortie, personne ne peut la manquer. Cette belle plante exotique demande la douceur d’une serre pour hiberner chez nous. Elle est cultivée en pot, et l’arbuste fait environ deux mètres.
C’est d’abord la taille réduite de l’arbuste en pot qui frappe ma cliente. « Je connais cette plante, s’exclame-t-elle, ça fait longtemps que je n’en ai pas vu, elle est beaucoup plus grande d’habitude ! » On sent qu’elle compare l’érythrine givernoise qu’elle a sous les yeux à l’image qu’elle a gardée dans sa mémoire. Quelque chose cloche.
Ailleurs sur la planète, l’érythrine se développe jusqu’à devenir un arbre. Quel peut bien être le référentiel de cette dame pour trouver celle-ci petite ? Son léger accent ne me permet pas de deviner son pays d’origine.
– La Bolivie ! répond-elle. On jouait avec cette plante !
En Bolivie, raconte-t-elle, l’érythrine fait huit mètres de haut. Les fillettes ramassaient les fleurs tombées : « on jouait à la marchande, on vendait nos poulets ! »
Il y a dans la vivacité de sa réponse, dans sa mélancolie aussi, quelque chose qui étreint. Il y passe comme la déchirure de l’exil, le regret de l’enfance enfuie, et en même temps la tendresse que l’adulte porte aux moments joyeux de ses jeunes années.
Saisie par le souvenir, voici cette dame installée en France depuis des décennies redevenue une petite de sept ans. Rêveuse, elle se revoit qui joue avec ses copines sans jouets, juste avec ces fleurs tombées qui ont la couleur des crêtes de coq, retrouvées par hasard dans les jardins de Giverny.
Fleurs mauves
De belles vivaces mauves forment la parure d’été de l’allée centrale du jardin de Monet.
Les plus hautes, les salicaires, aiment en général le bord de l’eau. Devant elles, les lychnis ou coquelourdes explosent de petites fleurs d’un rose intense qui contraste avec leur feuillage d’un gris duveteux. Au ras du sol, les capucines, ces jolies annuelles à feuilles rondes et fleurs orange, ont pris le départ de leur cent mètres à l’assaut des graviers.
Du temps de Monet, l’allée centrale de son jardin n’avait pas tout à fait l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui. Outre la présence de cyprès et d’épicéas de chaque côté, source de bien des disputes conjugales, on pouvait y voir aussi une large bordure formée d’iris. Seul l’intérieur de l’allée, juste sous les arbres, présentait des touffes de fleurs rose pâle.
Tous les visiteurs de Giverny peuvent s’en rendre compte cette année, s’ils vont voir l’exposition Monet au musée des Impressionnismes Giverny. Une des toiles, le jardin de l’artiste à Giverny représente la grande allée, et l’on y distingue très bien cette masse de différentes variétés d’iris.
L’effet était splendide. Alors, pourquoi ne pas avoir refait cette bordure à l’identique ? C’est un regret qu’on a surtout à l’époque de la floraison des iris, au mois de mai. Car en ce moment où ils sont défleuris, revenus à la forme d’un poireau et en train d’être taillés courts, l’explication paraît évidente. Vous imaginez la grande allée bordée de moignons d’iris pendant tout l’été ?
Monet, qui était seul à profiter de son jardin et libre d’installer son chevalet où il voulait, pouvait se permettre un aspect rebutant par-ci par-là, ce qu’il vaut mieux éviter pour le public.
Aujourd’hui, on privilégie l’esprit plutôt que la lettre. La place dévolue aux iris a donc été réduite. Monet semble d’ailleurs avoir fait évoluer son jardin de la même façon. Dans des toiles ultérieures, on voit les vivaces mauves prendre beaucoup plus d’importance à l’ombre des épicéas.
Le jardin de Monet, les iris
Claude Monet, 1900, Paris musée d’Orsay, huile sur toile 81x 92 cm
Flamboyances d’été
Le printemps avait teinté de mauve et de rose le jardin de Monet, étalant partout ses juliennes et ses pavots. L’été procède autrement. Plutôt qu’un effet de masse, c’est telle ou telle allée qui resplendit soudain, sous l’action de floraisons spectaculaires.
En ce moment, c’est la meilleure période pour voir des lis, des glaïeuls de toutes les couleurs, ou des crocosmias.
Le port du crocosmia évoque une main tendue, paume en l’air, une main de prestidigitateur qui sortirait des bouquets écarlates de nulle part, dans un jaillissement de jet d’eau. Toute cette énergie se marie à Giverny avec des jaunes, en particulier des lysimaques. Même quand le temps est couvert, l’allée des crocosmias flamboie de partout.
A quelques pas, les anthémis discutent avec des rudbéckias. Les hampes des glaïeuls aux couleurs inattendues se penchent gracieusement sur les petites allées. Les premiers soleils s’ouvrent, signe qu’on approche de l’apogée du jardin d’été. Les salicaires et les lychnis font scintiller la grande allée de taches roses, tandis que les capucines s’élancent avec détermination à l’assaut du gravier. Au jardin d’eau, les nymphéas piquent de couronnes pâles la surface de l’étang.
C’est le moment de venir à Giverny, tout autant qu’au printemps ! Ce matin, une dame bouleversée m’a dit en posant la main sur son coeur qu’elle remerciait la mairie de X de lui avoir permis de découvrir un endroit aussi merveilleux. Vous laisser prendre à votre tour par la beauté des jardins de Monet, c’est tout ce que je vous souhaite à vous aussi.
C’est normal, c’est normand !
Le soleil n’est pas toujours au rendez-vous des vacances en Normandie. Plus souvent qu’à son tour, le ciel est gris, d’épais nuages cachant le soleil.
C’est une donnée à intégrer au moment de faire vos bagages. Une fois ce principe admis, vous serez paré pour toute éventualité, assuré de la réussite de votre séjour. Vous rêviez de vous promener en sandales, ou même en tongues ? N’oubliez pas les baskets, voire les bottes en caoutchouc !
Côté intempéries, la Normandie est un peu l’annexe de la Bretagne, même si les nuages venus de l’Atlantique se sont déjà bien essorés au début de leur voyage.
Dans l’Eure, on prend tout cela avec flegme. On a été à bonne école, du temps où la Normandie était anglaise. Pour un peu, on en ferait un concours, à qui a la météo la plus variable, la pluie supérieure.
Quand même, à l’heure de l’informatique, on aimerait un peu plus d’organisation là-haut. Qu’il pleuve la nuit, par exemple. Mais ça, c’est comme faire une liste de voeux au Père Noël, on n’est pas toujours exaucé…
Aubépine
L’aubépine poudre de blanc les haies de campagne au mois de mai. On la remarque alors : il y en a partout.
Dans les jardins, elle déjoue sa banalité en devenant rose, voire rouge, et en se présentant sous forme d’un petit arbre de trois à quatre mètres.
Je ne sais pas ce que cela vous évoque, l’aubépine, quelques belles pages de Proust peut-être ? En Irlande, c’est clair pour tout le monde : l’aubépine (hawthorn) est un arbre féerique (a fairy tree). Des créatures mystérieuses y habitent.
Bien sûr, au pays de Descartes, on ne croit guère aux fées. Mais là-bas, selon la dame irlandaise qui m’a longuement parlé de l’aubépine, personne ne s’amuserait à en plaisanter.
Les paysans sont des gens terre à terre, croyez-vous. Pourtant le cultivateur irlandais qui a un buisson d’aubépine qui pousse dans son champ fera un détour avec son tracteur pour l’éviter. Pas question de l’abîmer, encore moins de l’arracher.
Pour illustrer à quel point la croyance dans le caractère magique de l’aubépine est ancrée, ma cliente m’a raconté une histoire assez incroyable. Dans la maternelle de son village, une aubépine pousse dans la cour de l’école. C’est plein de piquants très pointus, l’aubépine. Les ballons finissent toujours par atterrir dedans, et les enfants se griffent à aller les rechercher.
En conseil d’école, tout le monde était d’accord : l’aubépine devait disparaître (it must go). Mais quand il s’est agi de trouver quelqu’un pour l’arracher… Personne, non personne n’a voulu risquer de… De quoi ? On ne sait pas vraiment, mais sûrement les fées allaient se venger terriblement, car personne, non personne n’a accepté de.
Au final on a taillé sévèrement l’aubépine.
Mais déjà, elle repousse.
A tous les étages
Bien qu’il ait été sévèrement élagué cet hiver pour cause de branches creuses, le vieux saule qui ferme le bassin de Claude Monet ne s’est pas départi de sa majesté. Les arbres centenaires ont un côté noble qui donne du caractère à n’importe quel jardin.
Cela vient peut-être de leur taille tellement plus haute que la nôtre. Ils font un lien entre le sol et le ciel, créant l’indispensable axe vertical.
Mais Monet n’aurait pu se satisfaire d’un aspect de parc à l’anglaise. Il lui fallait s’immerger dans le végétal. il a donc planté fleurs, arbustes et arbres les uns au-dessous des autres, en strates, pour que l’oeil rencontre pétales et feuilles partout où il se pose.
Le chemin qui fait le tour du bassin s’inscrit dans une luxuriance végétale qui atteint son apogée en été.
Pour les jardiniers, le tour de force consiste à faire fleurir des rosiers ou des arbustes à l’ombre d’arbres devenus immenses depuis l’époque de Monet, et qui ont tendance à écraser de leur imposante stature les plantes placées au-dessous d’eux.
Ombre et lumière
Planter des fleurs de couleur claire dans les taches d’ombre, c’est l’idée de Monet pour éclaircir les zones les plus sombres de son jardin.
Sous les ifs, tout en haut de la grande allée, et sous chacun des épicéas abattus ultérieurement, il plantait des fleurs blanches. Ici les impatiences blanches sont en mélange avec des rouges, pour l’harmonie avec les pélargoniums.
Ces derniers sont d’un rouge vif dans les massifs ombrés et d’un rouge rosé au soleil, ce qui accentue l’effet d’ombre et de lumière.
Le chemin de la Seine
Le trésor est au pied de l’arc-en-ciel, dit-on. Ici, il a pris la forme de cette double rangée de piquets tout neufs au milieu du pré. Ils bordent le chemin qui vient d’être ouvert au public et qui mène de la route de Giverny jusqu’à la Seine.
Juste au niveau du panneau indiquant la sortie de l’agglomération de Vernon, un petit parking a été aménagé côté colline. En face, les prés s’ouvrent maintenant aux promeneurs.
Ce fond de vallée était autrefois un chapelet d’îles séparées par de minces bras du fleuve. Les terrains sont d’un seul tenant maintenant, mais le dessin de ces anciennes voies d’eau se lit encore dans le relief du chemin, tout en creux et en bosses.
De chaque côté, des prés à vaches, des rangées de saules, des trembles qui frissonnent, bavards. En dix minutes à peine on atteint le bord de l’eau.
La prairie se termine en escarpement. En contrebas, la Seine lèche de minuscules plages sableuses. C’est un joli coin pour se prélasser un moment, ou déballer son pique-nique au soleil.
On peut, de là, regagner Vernon par la berge (l’inverse est également possible au départ du pont, derrière le stade), ou préférer revenir sur ses pas. Le retour offre des points de vue inhabituels sur la côte Sainte-Catherine et le mont d’Heurgival (qui dériverait d’Or git val, le val où git de l’or : un arc-en-ciel a dû s’arrêter par là autrefois !).
Une fois arrivé au parking, la voie verte s’étire au pied de la colline pour prolonger la promenade vers Giverny ou vers Vernon.
Monet et la Suisse
J’aime bien ces coins du bassin de Monet où il paraît un peu sauvage, et où chaque fleur de Nymphéa semble plus précieuse encore.
On se croirait devant un plan d’eau naturel comme la Suisse en a tant.
J’ai guidé une délégation suisse ce matin, ce qui m’a donné l’occasion de réviser les connexions qui existent entre Claude Monet et la Confédération Helvétique.
C’est une des règles d’or du métier, il faut essayer d’adapter le commentaire au public. Imaginez que vous soyez au Japon, si vous êtes Français la moindre minuscule anecdote relative à la France va vous faire tendre l’oreille, tandis que de longs développements sur la généalogie des empereurs du Japon, certes plus essentiels à la compréhension de l’histoire locale, vous assommeront.
Monet a beaucoup voyagé à travers l’Europe, et, s’il a visité la Suisse, il n’y a apparemment rien produit. D’où un silence quasi général de ses biographes sur des vacances helvétiques qui n’ont guère marqué l’histoire de l’art. On trouve néanmoins mention de ce voyage sous la plume de Daniel Wildenstein, qui ne saurait rien omettre. Monet part à Saint-Moritz avec Michel et les enfants de feu Suzanne et Théodore Butler à la mi-février 1913.
Le peintre, enthousiaste, envoie des cartes postales à toute la famille et se promet de revenir l’année suivante peindre en Suisse, « dans cet admirable pays. » Malheureusement, il ne mettra pas ce projet à exécution, sans doute à cause de la guerre.
En revanche, les musées suisses regorgent de belles oeuvres, et des collectionneurs privés se sont intéressés à la production tardive de Monet, encore accessible dans les années 1950. Ce qui suscite des expositions régulières et importantes, comme celle de la Fondation Beyeler à Bâle à l’automne dernier.
Ce serait toutefois indélicat de rappeler le vol du Champ de coquelicots près de Vétheuil qui s’est produit à Zurich début 2008.
Et excessif de chercher, dans l’Académie Suisse où Monet a perfectionné sa technique quand il était un jeune artiste parisien, un lien quelconque avec le petit pays alpin. L’Académie Suisse tire son nom de son fondateur, Charles Suisse, qui permettait à des peintres peu fortunés de travailler avec des modèles vivants, sans leçons d’un maître. C’était tout ce qu’il fallait au caractère rebelle de Claude Monet.
Temps fort
Le jardin de Monet à Giverny est en perpétuelle évolution au rythme des saisons. Les floraisons spectaculaires se succèdent à date fixe, prévisibles. Pour le photographe qui souhaite les immortaliser, pourtant, l’affaire n’est pas si simple.
Imaginons par exemple que vous vous mettiez en tête de faire une photo de la tonnelle de l’embarcadère au moment où elle croule sous les roses, parce que c’est si joli, ce reflet qui lui fait écho dans l’eau, repris en fugue par le feston des astilbes.
Vous essayez de prévoir le jour optimal, celui où les fleurs seront les plus épanouies mais pas encore fanées. Puis vous guettez le ciel, en espérant que le temps variable de Giverny vous ménage quelques heures de soleil dans la période adéquate.
Ce n’est pas gagné, mais parfois cela arrive. Vous vous précipitez à Giverny, pour découvrir que la tonnelle est à l’ombre, ou qu’une équipe de télévision vous a devancé et occupe interminablement les lieux, à moins que ce ne soient les touristes qui passent en flot ininterrompu sous les arceaux fleuris.
Patience, votre heure finira par venir. Il suffit d’avoir le temps.
Inversement, il arrive que tout soit parfait, un de ces instants magiques où le jardin est vide, la lumière délicieuse et où les fleurs semblent ne fleurir que pour vous.
Ce jour-là, comme par hasard, vous n’avez pas votre appareil. Ou votre batterie est à plat.
Ou, en ce qui me concerne, je suis là pour travailler et non pour photographier, et je vois mes clients faire distraitement des photos merveilleuses, tout en me prêtant une oreille plus distraite encore.
Moulin Rouge
Je sais que je vais faire des envieux.
J’ai guidé une danseuse du Moulin Rouge. Ravissante, bien sûr, et charmante de surcroît.
C’est rare que les clients me disent quel métier ils font, et en général je m’abstiens de leur poser la question. Peut-être que, s’il n’avait pas fait une température caniculaire, je ne l’aurais pas su.
Je lui expliquais que c’était exceptionnel en Normandie, c’est pourquoi il y a peu d’endroits climatisés. « Le Moulin Rouge non plus n’est pas climatisé ! » s’est-elle exclamée. L’info m’a un peu surprise, la clim est peut-être en panne ? Ça doit être dur de danser par cette chaleur.
Les derniers pavots étalaient leurs robes de soie. « On dirait des danseuses ! » ai-je suggéré. « C’est vrai, a-t-elle souri, dans le final j’ai un costume rose avec des lumières qui s’allument, c’est tout à fait comme ça ! »
Hémérocalles
Les Hémérocalles, Claude Monet, Musée Marmottan-Monet, Paris. Vers 1914-1917. Huile sur toile, 150x140cm
Les toiles tardives de Claude Monet conservées au musée Marmottan à Paris n’étaient pas destinées à être vendues.
Monet les a peintes pour se faire plaisir, si l’on peut dire, ou plutôt pour répondre à cette passion de la peinture qui l’animait depuis toujours.
Quand Monet s’enthousiasme, c’est une urgence de peindre qui lui fait saisir ses brosses et écraser les tubes de couleurs sur la palette.
On retrouve quelque chose de cet élan créateur dans les Hémérocalles, une toile d’assez grandes dimensions exécutée pendant la Première Guerre Mondiale. C’est une époque où Monet s’enferme dans son grand atelier et peint avec acharnement malgré le poids des ans, pour tâcher d’oublier l’angoisse de la guerre.
La composition des Hémérocalles est d’une grande simplicité. Une touffe d’hemerocallis orange se détache au bord du bassin, dont la rive parcourt le tableau en oblique, découpant deux zones de couleurs différentes. Pas de perspective, de point de fuite, juste un effet de plongée indiquant que les fleurs sont en contrebas du spectateur. Toute la force du tableau vient de l’extraordinaire vigueur qui le parcourt. Les fleurs d’hémérocalles ne sont pas, comme au naturel, sagement découpées sur l’arrière-plan. Elles jaillissent en éruption volcanique, taches incandescentes projetées au-dessus de la masse des feuilles. Des feuilles qui semblent douées de vie, prêtes à sortir du cadre pour venir danser sur le parquet du Musée des Impressionnismes Giverny, où la toile est exposée jusqu’au 15 août.
Tout tourbillonne, des coups de pinceau bleus s’enroulent sur l’or du bassin. De quoi s’agit-il, de reflets du ciel, du vent ? Ou juste de la matérialisation de l’incroyable énergie de celui qui se voit comme un vieillard aux forces faiblissantes ?
Le silence des signes
Je n’avais jamais guidé de sourds. L’expérience s’est révélée d’une richesse extrême.
La première chose qui m’a frappée, c’est le silence. Les ados papotaient et plaisantaient en langue des signes dans un calme absolu. Communiquer sans déranger les autres, quelle merveille ! Cela évoquait les gestes des moines pour ne pas rompre leur voeu de silence.
Quand nous parlons, nous diffusons notre message à toutes les oreilles aux alentours, qu’elles soient tournées vers le locuteur ou non. La langue des signes en revanche impose que celui à qui l’on s’adresse vous regarde signer. Il peut à tout moment décider de rompre la communication en regardant ailleurs.
Pour le guidage, il importe que chacun voie très bien l’interprète. Il faut aussi éviter de parler en marchant ou en montrant des choses : on ne peut pas avoir les yeux partout.
En revanche la vue porte mieux que la voix. Quelqu’un assis sur un banc à plusieurs mètres suivra très bien les signes, tandis qu’il aurait du mal à vous entendre.
Autre avantage majeur : les bruits extérieurs ne gênent plus. Plus besoin de chercher un endroit calme. Oubliés, les camions sur la route, la tondeuse, les pleurs des bébés, le coq qui cocoricote ! Seule la vue compte, les sons sont effacés, beaucoup de nuisances en même temps.
Les handicapés nous challengent. Quand un sens leur manque, ils développent d’autres ressources en compensation. Comment perçoivent-ils le monde ? Il nous faut faire un effort pour imaginer les implications du handicap, essayer de comprendre et de s’adapter. Nous pousser à voir les choses sous un autre angle, c’est le beau cadeau qu’ils nous font.
Champ de coquelicots
Faites pousser un champ de coquelicots à Giverny, à côté d’un parking, et voilà ce qui arrive : une nuée de paparazzi vient immortaliser le spectacle !
Monet reste associé à sa célèbre toile du musée d’Orsay où l’on voit son épouse Camille et leur petit Jean avancer au milieu d’une prairie envahie de coquelicots. Le tableau s’appelle « Les Coquelicots à Argenteuil ». Inutile de dire qu’il n’a pas été peint à Giverny.
En revanche, Monet a bel et bien représenté ce champ-ci, ou un autre pas loin. La ressemblance avec la toile « Champ aux coquelicots » de l’Art Institut de Chicago est frappante, même si Monet s’est avancé pour peindre le champ de coquelicots dans l’autre sens, avec la colline de Giverny à l’arrière-plan.
Quelle joie de retrouver ce motif de Monet ! Et coup de chapeau à l’agriculteur qui a pris l’initiative de ne pas trop traiter son blé, pour que les coquelicots s’y développent. Car il y a du blé entre les coquelicots ! Les fleurs sont venues toutes seules de surcroît.
Les agriculteurs façonnent le paysage en donnant leur couleur à tout un patchwork de parcelles, jaune colza, bleu lin, vert maïs, assemblées par des haies et des chemins. Un manteau multicolore lancé par un géant sur les épaules des collines, digne de la haute-couture.
Dimensions de la maison de Monet
Ce ne sont pas toujours les questions les plus simples auxquelles il est le plus facile de répondre. Mais j’ai enfin trouvé la bonne personne à qui demander les dimensions de la maison de Monet. Celle-ci mesure 43 mètres de long par 5 mètres de large.
Sur deux niveaux, on obtient 430 mètres carrés, auxquels il faut rajouter un bout de grenier qui a servi de chambre.
430m2, cela semble spacieux à première vue, mais pour loger dix personnes c’est tout de suite moins excessif. D’autant qu’un grand bout de cet espace, le premier atelier, est réservé à l’usage professionnel.
Surtout, à l’arrivée des Monet-Hoschedé à Giverny, la maison est nettement plus petite. C’est Monet qui a poussé les murs en ajoutant une extension de chaque côté. Ce faisant, il a déséquilibré la forme générale de la maison, démesurément longue pour sa profondeur. A l’étage, avec toutes les pièces en enfilade et le plancher de bois, on se croirait sur le pont d’un bateau.
Le raccord entre la maison d’origine et les extensions est encore lisible dans la taille des fenêtres. Le maître de la lumière les veut plus grandes que celles d’origine. Sur la photo, la fenêtre de gauche fait partie du corps principal de la maison, celle de droite a été dessinée par Monet. Habilement, les petits bois reprennent la forme des fenêtres voisines plus étroites, pour garder une harmonie. On remarque toutefois la taille plus grande des persiennes, et même un changement dans les garde-corps. Monet recherchait la simplicité.
A l’intérieur, la différence est notable. Les nouvelles pièces créées par Monet sont lumineuses, celles d’origine restent sombres même par beau temps.
On notera aussi que Monet n’a pas cherché à aligner les ouvertures de l’étage avec celles du rez-de-chaussée. C’est ce léger décalage dans l’emplacement des ouvertures qui donne tout leur charme aux maisons anciennes.
Hémérocalle
L’hémérocalle est au lys ce que la clairette est au champagne, serait-on tenté de croire. Sans avoir l’allure aristocratique de son cousin, l’hémérocalle ne manque pourtant pas de qualités. Sa floraison éphémère – ne l’appelle-t-on pas aussi lys d’un jour ? – est compensée par une production régulière d’élégantes fleurs orange ou jaunes de grande taille, gracieusement présentées tout au bout d’une longue hampe recourbée. Elles sont la plupart du temps dépourvues de parfum, mais le lys n’en fait-il pas un peu trop sur ce plan-là ?
L’hémérocalle se prête bien à la culture en massif, elle demande d’ailleurs de la place pour loger ses masses de feuilles, aussi encombrantes qu’une robe à crinoline. Si vous lui en offrez, cette vivace se laissera adopter sans faire de manières. Cette bonne fille demande peu de soin, et a le bon goût de résister à toutes les plaies qui s’abattent sur votre jardin, pendant que vos lis se font croquer par des aliens.
Elle résiste, l’hémérocalle, jusqu’à son nom qui refuse de revenir à la mémoire quand on a besoin de lui. C’est le genre de fleur devant laquelle les visiteurs de Giverny s’arrêtent en claquant des doigts. Comment ça s’appelle, déjà ? Euh… iris d’un jour ? Non, c’est pas ça ! Hémérocaille !
Aïe aïe aïe ! Je me sens prise du démon de l’information. Je bouillonne telle un enfant qui lève le doigt, prêt à donner la réponse.
Tais-toi, Ariane, tais-toi. Il y a des gens que cela vexe qu’on leur souffle, comme si on venait de leur dire qu’ils sont nuls en jardinage. Alors que j’aime tant qu’on m’apprenne le nom des milliers de fleurs que je ne sais pas encore reconnaître !
Centenaire de Lourdes
Claude Monet avait 17 ans en 1858, à peine plus que la petite Bernadette Soubirous à qui, cette année-là, la Vierge est apparue dans la grotte de Lourdes.
La Vierge exhale un parfum de roses, c’est bien connu. Cent ans plus tard l’évènement était enfin associé à une rose, la très répandue « Centenaire de Lourdes » obtenue en 1958.
Très florifère, légèrement parfumée, remontante, cette rose a beaucoup de qualités, dont celle très appréciable de garder un beau feuillage quel que soit le mauvais temps, comme si la pluie n’avait pas d’emprise sur sa santé. Une bénédiction pour les jardiniers normands !
Dans les jardins de Monet, ce sont des rosiers Centenaire de Lourdes greffés sur tiges qui ont été choisis pour évoquer la roseraie de la tante Lecadre.
Il y a quelques jours, le spectacle était si beau que je n’ai pu m’empêcher de le dire à un jardinier qui passait par là. Croyez-vous qu’il a partagé mon enthousiasme ? Ce ne serait pas d’un jardinier ! Selon lui, les rosiers étaient moins fleuris que l’année dernière. Surtout, ce qui le chagrinait, c’était le pied remplacé cet hiver et qui n’a pas repris.
Ce rosier mort, il ne voyait que ça, comme un reproche, alors qu’il passe complètement inaperçu pour les visiteurs au milieu de tant de splendeur.
Galéjade
La Carpe par Ando Hiroshige, une des estampes japonaises de la collection Claude Monet
– J’ai vu un énorme poisson !!!
L’enfant qui s’exclame au bord du bassin de Monet est si enthousiaste que je m’arrête.
– Ah oui ? Il était gros comment ?
– Comme ça ! dit-il en écartant les bras.
Un peu moqueuse devant l’exagération manifeste :
-C’était quoi ? Un crocodile ? Une baleine ?
L’enfant me lance un regard noir. Je reprends, sans ironie cette fois :
– Il était plutôt long ou plutôt rond ?
– Plutôt rond !
– Alors c’est une carpe !
– C’est pas une carpe, répond l’enfant définitivement méfiant, c’est un poisson !
Digitalisation
La digitale est un pays de Cocagne à elle toute seule, avec son accumulation de cornes d’abondance toutes entassées les unes sur les autres. Et c’est bien l’effet qu’elle doit faire aux abeilles qui viennent y faire leur shopping.
Mais à force de voir les bourdons s’y engouffrer, l’envie est venue à certains d’y fourrer les doigts. C’est cette idée que l’imagination populaire a plutôt retenue.
Digitale vient du latin digitus, doigt. C’est un nom de formation savante qui décrit cette « longue grappe de fleurs pendantes à corolle en forme de doigtier », selon le Robert.
Les noms populaires vont dans le même sens, « la digitale pourprée est dite gant de Notre-Dame ou doigt de la Vierge ». Ciel ! On la met volontiers à toutes les sauces, la Bonne Mère, dès qu’il s’agit de nommer une fleur.
Les Anglais ont aussi cette idée de gant, mais pour eux c’est le renard qui les porte : digitale se traduit par fox gloves, je ne m’explique pas trop pourquoi, mais c’est amusant d’imaginer un renard ganté.
C’est à cause de l’anglais que l’on peut digitaliser la digitale en approchant un appareil photo. Cela revient à numériser l’image, à la transformer en chiffres. Puisqu’on compte sur ses doigts, digit est l’anglais pour chiffre. On parle des gros revenus en les classant parmi les salaires à cinq ou six digits.
Mais laissons là les gros bonnets, je voudrais vous parler d’un tout petit chapeau. Un chapeau de doigt, Fingerhut en allemand. C’est le nom de la digitale, autrement dit un dé à coudre.
Qu’il soit à coudre ou à jouer, le dé est en lien étroit avec le doigt, et lui aussi dérive de la même racine latine : on n’en sort pas !
Vox populi
Êtes-vous allé donner votre voix dimanche ? Depuis ce jour fatidique, j’ai perdu la mienne.
J’ai trop tiré sur la corde vocale, ça m’apprendra à donner de la voix.
Depuis, je parle à mots couverts. Je coasse. Croasse. Quoi ? Quoi ? Voix cassée, je hais qu’on me fasse répéter.
Je murmure, je susurre, je chuchote. Les clients font cercle tout près de moi, tendant l’oreille. On se tient chaud.
Les mots prennent une résonance étrange quand ils sont dits avec la voix du père Fouras, quelque chose de sentencieux qui leur sied plus ou moins bien. Pour les moments dramatiques de la vie de Monet, c’est parfait, mais essayez de faire passer une pointe d’humour avec un timbre d’outre-tombe !
Autour du bassin, j’ai pris le relais des grenouilles. On entendait beaucoup chanter les reinettes ces dernières semaines, mais elles se taisent maintenant.
Tiens ! Il me vient une idée. Peut-être qu’en demandant un baiser à mon Prince Charmant ?…
Heracleum
L’heracleum aime voir le monde d’en haut : il culmine volontiers à 3 ou 4 mètres, loin au-dessus de la tête des gens. Vous le trouvez hautain ? Il attend de vous que vous vous teniez à une distance respectueuse. Obéissez, c’est dans votre intérêt. L’héracleum possède une arme sournoise dans ses feuilles, bien pire que les orties.
C’est surtout la sève qui est dangereuse. Si elle entre en contact avec votre peau, vous ne sentez rien du tout. Mais une toxine s’y est déposée, qui sera activée lorsque vous exposerez la zone touchée à la lumière.
La toxine détruit la mélanine présente dans la peau, qui nous protège des UV et permet de bronzer. Il s’en suit de douloureuses brûlures dont les cloques peuvent paraît-il atteindre la taille d’une pomme-de-terre. Cela prend des mois avant que la peau refabrique sa mélanine, on garde des traces pendant longtemps.
La Berce du Caucase a été introduite en France pour ses qualités ornementales, Monet en cultivait déjà. C’est la raison pour laquelle les jardiniers de Giverny l’entretiennent au bord du bassin, assez loin des visiteurs.
Elle se ressème un peu partout. Si jamais vous en avez dans votre jardin, dès que vous en apercevrez les premières petites feuilles au printemps, il vaudrait mieux ne pas vous apitoyer. Comme les Apaches sur le sentier de la guerre, aplatissez-la, aplanissez-la…
Butiner
Vous venez d’arriver sur cette page, vous êtes sur le point d’y passer un instant ?
A tous les lecteurs qui viennent butiner sur la toile, bienvenue, et bon miel !
Les fleurs de Giverny se sont parées de leurs plus beaux atours, d’amples volants vermillons, des froufrous roses, des pompons bleus…
Elles se tendent vers le soleil, prêtes pour l’atterrissage des abeilles.
Quel trampoline ces dernières vont-elles choisir ? Celui-ci, puis celui-là ?
Il y a de quoi faire tourner la tête.
Le parfum des roses emplit l’air.
Authenticité
– Ce vert, là, c’est vraiment celui de Monet ?
La question ne me surprend plus : on me la pose au moins une fois par semaine. Le problème de l’authenticité taraude certains visiteurs. Ce peut être la couleur des volets et du mobilier de jardin, la présence de géraniums d’un rouge vif devant la maison, ou même les pots chinois qui montent la garde de chaque côté du perron. Qu’est-ce qui est « vrai » dans tout ça ?
Il est malaisé de répondre, car peu d’informations ont été publiées sur l’histoire de la restauration de la propriété Monet. Or la recherche de fidélité à l’original a été tempérée par les contraintes de l’ouverture au public.
A l’intérieur, il n’est pas difficile de faire la preuve de l’excellence de la restauration. Des photos disposées dans l’atelier ou dans la salle-à-manger, sur lesquelles figure Monet, permettent de comparer la pièce d’alors à celle d’aujourd’hui. Chaque détail est à sa place, les altérations sont minimes. Mais dehors, le doute s’installe, surtout quand les couleurs trop crues ne correspondent pas à l’idée de douce harmonie que l’on se fait d’un tableau de Monet.
Pourtant, dans son jardin, Monet bannit la mièvrerie. Le vermillon réveille les camaïeux de rose et de mauve, le vert dur se fait végétal. Est-ce vraiment le vert de Monet ? J’ai bien regardé les photos couleurs présentées à l’exposition, sans parvenir à trancher. A chacun de se faire son idée.
Ancolie
De spectaculaires ancolies jaunes ornent les bords du bassin de Claude Monet à Giverny. On dirait des nageuses prêtes à plonger, les bras tendus vers l’arrière dans l’attente du coup de sifflet qui les enverra fendre l’eau au milieu des nénuphars.
C’est joli comme un prénom, Ancolie. Malheureusement il suffit de rajouter devant un mél qui n’a rien d’un message électronique, et hop ! voici la charmante ancolie transformée en triste mélancolie.
Il n’en fallait pas plus pour que celle-là devienne le symbole de celle-ci dans le langage des fleurs, l’inventeur du code secret floral n’allait pas passer à côté d’une telle trouvaille !
Faire porter un chapeau pareil à l’ancolie, voilà qui n’était pas très sympa. Car vraiment, on se demande ce qu’on peut bien lui trouver de mélancolique, avec ses éperons recourbés en crochets et ses pétales en godets. Dans son costume improbable, elle fait plutôt penser à un personnage de Star Wars, pour un épisode qui reste encore à écrire.
Parler en langues
On entend parler des quantités de langues dans les jardins de Giverny. Pas toutes les langues de la terre, parce que les pays du Tiers Monde sont tristement absents de la fête, mais tout de même plusieurs dizaines de langues différentes, pour autant que je puisse en juger.
En quelques années, la propriété de Claude Monet s’est hissée au rang de jalon touristique français. On vient des Amériques, d’Asie, d’Océanie, de toute l’Europe et un tout petit peu d’Afrique s’émerveiller de ces beautés qui parlent à tous, les jardins.
Quand on quitte le langage des fleurs pour passer à celui des humains, les choses se compliquent. Un grand nombre de visiteurs sont francophones ou anglophones, mais pas tous. S’ils veulent une visite guidée, on passe par un interprète.
Quelquefois j’arrive à suivre ce que l’interprète dit, et c’est fascinant d’entendre mes phrases devenir les siennes, parfaitement exprimées dans une langue que je ne connais qu’un peu. Mais parfois la langue étrangère garde toute son herméticité. C’est le cas, par exemple, avec le japonais.
En général c’est le responsable du groupe qui fait aussi office d’interprète. Que transmet-il de ce que je viens de dire ? Je ne le saurai jamais. Par-ci par-là je perçois un « Monet » qui n’est pas une grosse indication. Où peut-il bien en être ? J’attends pour poursuivre qu’il se taise, signe qu’il est arrivé au bout du message.
Je suis surprise, parfois, par la longueur de ses interventions, qu’il doit compléter par des commentaires de son cru. D’autres fois c’est leur brièveté qui m’étonne. A-t-il compris mon anglais ? Juge-t-il que ce point ne mérite pas d’être traduit ? Qu’importe ! Je lâche prise, lui laissant la responsabilité de ce que ses clients entendent et comprennent. A chaque fois je suis aux anges, ravie d’être en compagnie de Japonais.
J’adore ces visites où quelqu’un d’autre établit un pont entre deux mondes, palliant mes limitations. La traduction d’un système linguistique vers un autre, qui était mon premier choix professionnel, continue de m’émerveiller : chaque mot traduit est un cadeau fait aux autres, un cadeau chargé de sens.
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