Nuit des musées
Pour la nuit des musées, les deux sites de Giverny, à l’accès exceptionnellement gratuit, ont joué les prolongations jusqu’à 21 heures hier soir. L’aubaine a été mise à profit par plusieurs centaines de visiteurs, dont beaucoup de familles.
Ce n’était pas encore la nuit noire, mais la tombée du jour, l’heure où l’on commence à allumer les lampes. La maison de Claude Monet avait un air chaud et accueillant de gros chat tiède tapi au milieu des fleurs.
Dans la pénombre les pétales blancs se font plus lumineux que les autres, comme s’ils captaient mieux les dernières parcelles de jour.
Je suis restée longtemps au bord du bassin aux Nymphéas, à guetter les reflets du soleil couchant. L’agaçante pluie des derniers jours avait eu le bon goût de ne pas s’inviter à la soirée en malotrue qui serait venue tout gâcher.
Le plus étonnant, c’était de voir s’inverser la tendance habituelle, où la plus grande partie des visiteurs vient voir les jardins de Monet. Cette fois, c’était vers le musée des Impressionnismes que la foule se dirigeait. Les reportages télévisés des derniers jours n’y étaient sans doute pas pour rien. Le musée avait aussi joué à fond la carte événementielle en proposant visite guidée et atelier pour les enfants gratuits.
L’occasion aura permis à un public différent de découvrir cette superbe exposition Monet et les célèbres jardins sous un éclairage inhabituel. Vivement la prochaine.
Tulipes et myosotis
J’aurais aimé vous parler aujourd’hui de notre marronnier genevois à nous, la floraison du premier nénuphar de l’année sur l’étang de Claude Monet. C’est un nénuphar blanc du côté du petit pont qui ouvre le bal cette fois-ci, l’an dernier c’en était un rose près des trois saules, quasiment à la même date. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là, dans deux endroits différents du bassin ? Mystère.
Malheureusement le temps de ces derniers jours n’est pas favorable à la photographie, je ne voudrais pas que mon appareil s’enrhume. Me voilà donc à ressortir de vieilles photos d’il y a trois semaines, à l’époque où les tulipes étaient en pleine splendeur.
Voici le fameux massif qui s’étend devant la maison de Monet. Comme pour les meilleures recettes de cuisine, la formule est simplette : des myosotis bleus avec des tulipes roses. Mais à y regarder de près, le parterre bénéficie de trucs de grand chef jardinier qui le rendent encore plus beau.
Prenez le personnage à l’arrière-plan. Vous avez vu où les tulipes lui arrivent ? Au coude ! Cet effet spectaculaire s’obtient en sélectionnant des variétés de très grande taille, certes, mais aussi en surélevant un peu le massif. Il est tellement étendu qu’on ne le remarque pas, mais on gagne bien une à deux dizaines de centimètres.
Deuxième astuce, mêler différents tons de rose pour obtenir un chatoiement harmonieux plutôt qu’un monotone effet de masse. Ici la gamme va du rose bleuté au rose rouge.
Et puis, il y a la façon de planter. Pour éviter la raideur, les jardiniers de Giverny ont une méthode éprouvée. Ils lancent les bulbes et les plantent à l’endroit où ils sont tombés. On est sûr ainsi de ne pas avoir un alignement au cordeau, mais un effet beaucoup plus naturel.
Enfin, une dernière ruse m’a épatée cette année. Je ne l’avais pas remarquée encore, c’est du grand art. Pour prolonger la floraison qui, hélas, ne dure pas éternellement, voyez-vous ce qui se profile entre les tulipes à leur apogée ? D’autres tulipes tout juste en bouton ! A peine les premières ont-elles leurs beautés laissé choir, qu’une deuxième salve est tirée. On a l’impression de remonter le temps, surtout si l’on a vu le jardin évoluer jour après jour.
Côté myosotis, pas de souci à se faire. Il faut des semaines pour que la floraison débutée en bas des grappes de boutons se propage jusqu’au sommet. Le temps que le myosotis épuise toutes ses cartouches, les deux séries de tulipes sont passées, les saints de glace aussi, le moment est venu de planter les fleurs d’été à la place de celles du printemps.
Tulipes anciennes
La saison des tulipes est superbe à Giverny. Chaque printemps, les visiteurs des jardins de Monet s’émerveillent devant la diversité infinie des variétés présentées, leur taille gigantesque, leurs couleurs sublimes, leurs formes étranges…
Monet n’avait pas toutes ces variétés modernes à sa disposition. Si on replantait le jardin comme il l’était au tournant du siècle dernier, le visiteur du vingt-et-unième siècle ferait la moue.
Arrêtons-nous un instant sur la terrasse devant la maison, d’où l’on domine l’un des massifs les plus spectaculaires, d’immenses tulipes roses qui se dressent au-dessus d’un lit de myosotis bleus. Un précieux trésor est accroché à la rambarde du balcon.
Dans des jardinières, voici des tulipes historiques. Des variétés mythiques, affirme le petit panneau explicatif.
C’est un cadeau des bulbiculteurs hollandais, l’International Bloembollen Centrum, à la Fondation Monet. Cadeau précieux de bulbes très rares. Ces tulipes datent du 19ème siècle, elles se sont multipliées d’année en année sans rien changer à leurs caractères : tout à fait le genre de tulipes cultivées à l’époque de Monet.
Elles sont charmantes, oui, on les prendrait volontiers pour des modèles réduits des tulipes d’aujourd’hui si ce n’était pas le contraire qui s’est produit. Elles font vingt centimètres peut-être, avec de petites têtes mignonnes mais discrètes.
C’est la limite de l’exercice dans la restitution à l’identique des jardins. Faut-il aller chercher les variétés historiques pour reproduire exactement les massifs de Monet ?
Au-delà de l’infaisabilité pratique du concept, cela n’aurait pas beaucoup de sens. Car ce sont des yeux du 21ème siècle qui se posent sur les massifs, des yeux habitués aux fleurs d’aujourd’hui.
La culture des bulbes a fait de gros progrès en cent cinquante ans. Les tulipes actuelles ont des floraisons plus longues, des têtes plus grosses, des tiges plus hautes. Ces caractères nous sont familiers.
Dans la restitution des jardins de Giverny, plutôt que la lettre, c’est l’esprit qui prévaut. Monet aurait adoré les catalogues des producteurs contemporains. Quel choix infini, que de merveilles ! Il aurait pioché avec délice dans toutes ces variétés pour obtenir des effets de couleurs sans doute assez proches de ceux que les jardiniers de Giverny s’attachent à imaginer de nos jours. Avec au final, aujourd’hui comme hier, un résultat commun : l’éblouissement des visiteurs.
Les ponts à Giverny
Affluence record ce week-end à Giverny ! La file d’attente s’étirait devant la maison de Claude Monet, et le musée des Impressionnismes a fait le plein lui aussi.
Les ponts de mai si courus ne sont pas le meilleur moment pour profiter de la sérénité des jardins, beaucoup plus calmes le reste de la saison. Le spectacle est magnifique, comme vous pouvez en juger, mais l’énervement de la longue attente et la bousculade gâchent le plaisir. Il vaut mieux venir en été, où les nénuphars sont en fleurs et les allées quasi désertes, contre toute attente.
Il m’arrive que mes clients me demandent si je me souviens de la première fois où j’ai visité la propriété de Monet. Si je m’en souviens !
C’était un pont du 8 mai, précisément. Nous venions d’élire domicile à Vernon, et je brûlais de découvrir les célèbres jardins. En toute innocence je suis entrée avec trois tout-petits…
et me suis demandé ce que j’étais venue faire dans cette galère ! La foule était si compacte qu’on ne pouvait pas avancer avec la poussette sans buter dans les pieds des gens. J’avais peur de perdre un des enfants, qu’ils se fassent piétiner. Furieuse de m’être laissé piéger, je faisais le serment que je ne remettrais jamais les pieds dans les jardins de Monet !.. Heureusement, j’ai fini par décolérer. On connaît la suite.
Giverny mérite mieux que de vous laisser un souvenir traumatisant. La réputation que les jardins de Monet sont noirs de monde n’est exacte que pour quelques week-ends dans l’année seulement. Il vaut mieux venir un autre jour.
Si vous ne pouvez pas faire autrement que de programmer votre visite pendant un pont, la meilleure heure est celle de l’ouverture à 9h30. Vous bénéficierez d’un moment tranquille, il faut du temps avant que les jardins ne se remplissent.
Mauvaises herbes
Dans un jardin de deux hectares, impossible d’éradiquer toutes les mauvaises herbes. Il y faudrait quatre-vingts jardiniers plutôt que huit, à l’affût tous les matins. Pour éviter leur prolifération, on plante serré, c’est encore le meilleur moyen d’expliquer aux herbes folles que c’est la crise du logement par ici et qu’elles feraient mieux d’aller se ressemer ailleurs. Mais certaines sont têtues, bref il en reste toujours si on regarde bien.
Que quelques graines sauvages se faufilent dans les massifs de Monet, je ne trouve pas que ça dérange. Il y en a même qui sont craquantes, comme ce pissenlit dont la tête jaune s’est glissée parmi les narcisses. On dirait un gamin taquin entre les jambes des adultes, qui vous ferait coucou avec un grand sourire.
Les visiteurs ont des réactions étonnantes quand ils découvrent la présence de ce qu’il est convenu d’appeler une mauvaise herbe quelque part dans les jardins de Giverny, surtout ceux qui ont un jardin eux-mêmes et qui luttent sans relâche pour se débarrasser des indésirables. Même ici ! triomphent-ils, comme si la défaite face aux envahisseurs de ceux qu’ils perçoivent comme une armée de jardiniers les disculpait de leur propre échec, eux qui livrent seuls le combat dans leur carré de pelouse.
Tout le monde voudrait cesser de culpabiliser parce qu’il y a des mauvaises herbes dans son jardin. Une dame que j’ai guidée l’an dernier m’a révélé qu’elle avait été libérée par une petite phrase anodine de mon commentaire : Monet accueillait les fleurs sauvages dans son jardin, au milieu des fleurs cultivées. « Maintenant, raconte-t-elle, quand quelqu’un me fait remarquer les mauvaises herbes, je lui dis que je fais comme Monet ! » C’est surinterpréter l’histoire, puisque Monet acceptait seulement certaines fleurs sauvages qui lui plaisaient, coquelicot, centaurée, verbascum… Mais qu’importe, je suis enchantée si sans le savoir j’ai apporté un peu de sérénité à cette dame. Il faudra que je pense à le redire, ce détail-là, une graine aussi bienfaisante mérite d’être semée à tous vents !
Nymphéas bleus
27, c’est le nombre définitif de tableaux de Monet qu’on peut voir à Giverny en ce moment. Ce nombre sied bien au département de l’Eure, dont c’est le numéro minéralogique. Le Conseil Général, qui est à la tête du nouveau musée, doit apprécier.
Depuis que l’exposition Monet du musée des Impressionnismes a ouvert, j’y vais presque tous les jours me repaître des toiles du maître.
Qu’est-ce que c’est, voir une expo ? Je regarde, je rêve, je ne suis pas sûre d’avoir bien vu. Il me faut revenir, encore et encore…
Comme au concert chacun a sa propre écoute, ici chacun a sa propre lecture des oeuvres présentées. Au-delà de l’analyse picturale, ce qui me touche en premier lieu, c’est la présence des toiles.
Ce sont des objets, mais des objets hors du commun. Elles sont. Elles vibrent. Je m’approche d’une toile à un mètre, presque à la toucher si, au bout de ma main, je tenais un pinceau. Voilà comment Monet appréhendait son tableau.
Les petits formats, les tableaux de chevalet, sont sous contrôle. Il les domine, les maîtrise. Mais les grands formats envahissent tout l’espace quand on est si près d’eux. C’est la confrontation directe de l’artiste avec la peinture, un face à face terrible. On sent dans ces toiles d’atelier la lutte du peintre avec l’art. Un duel entre une toile géante et un géant de la peinture.
De si près, le regard détaille chaque nuance de couleurs, glisse le long des coups de pinceau. A la fin de sa vie, Monet laisse libre cours à sa gestuelle. L’énergie créative qui l’anime et le tient debout la palette à la main à 80 ans passés jaillit en coups de brosse très libres. On peut sentir chaque geste grâce aux traces qu’ils ont laissées sur le tissu. L’acte de peindre s’y est figé pour l’éternité et s’offre au regard, chaque nuance portant témoignage du travail de l’oeil, de la main, du cerveau de Monet.
Parmi les 27 toiles, certaines sont très connues, comme les Nymphéas bleus d’Orsay qui quittent le musée parisien pour la première fois, d’autres appartiennent à des collectionneurs privés qui les présentent très rarement. C’est l’occasion de les admirer en vrai, et non pas sur des reproductions.
On a rarement un autre choix, mais idéalement on ne devrait jamais commenter les tableaux d’après des reproductions. J’avais parlé cet hiver, sans les voir en vrai, des Nymphéas bleus du musée d’Orsay. Depuis que je les ai sous les yeux, je me rends compte de plusieurs erreurs. Les réserves non peintes font le tour de la toile, elles n’occupent pas seulement un coin du tableau. Il est évident que c’est une volonté délibérée de Monet qui s’intéressait, d’après ses confidences, à la notion de vague, d’indéterminé, d’infini. Pas question d’arrêter la toile net au bord du cadre !
Et puis les Nymphéas bleus sont peut-être vraiment des nénuphars bleus. Cela ne fait aucun doute que c’est la tonalité générale du tableau. Mais en regardant de près on voit que les nénuphars présentent des touches de bleu turquoise, de blanc, de rose, de vert… Difficile de trancher sur la couleur de la fleur que Monet représentait, qui peut aussi bien paraître bleue parce qu’elle est dans l’ombre, comme le montre la photo ci-dessus.
C’est un débat de bien peu d’importance. Car à cette époque Monet s’est depuis longtemps détaché de la représentation du réel, de l’impression fugitive qu’il produit sur la rétine. Le motif n’est plus qu’un prétexte, un support à la création. Ce qui compte, c’est la peinture.
Renseignements pris
Rien ne vaut le réseau pour trouver un emploi, vous dit-on à l’ANPE. Sauf quand vos collègues ou connaissances font tout pour vous discréditer.
Je ne sais pas si on oserait encore écrire la lettre qu’a reçue Monet en 1892. Elle émane de son ami Mirbeau qui a interrogé son jardinier Lucien au sujet d’un certain Achille Savoir, jardinier que Monet envisage d’embaucher. Manifestement Achille manque de savoir, et ce n’est pas son seul point faible. Voici en quels termes peu flatteurs Lucien le décrit :
C’est un épateur. A l’entendre il va tout faire, tout pourfendre et il ne sait pas grand-chose. Il n’est pas soigneux, pas consciencieux, et extrêmement paresseux. De plus, il boit. Par négligence, il laisse perdre ses repiquages sous ses châssis, pour ne pas se donner la peine de les ombrer. Son jardin est fort mal tenu. Très souvent, il venait me demander conseil, pour des choses tout à fait courantes. Bref, honnêtement, je ne peux pas le recommander, car on ne peut pas être content de lui.
Bigre ! Pourquoi aligner autant d’arguments, alors qu’un seul d’entre eux aurait suffi pour griller Achille auprès de Monet ? Un tel acharnement à le démolir paraît presque suspect. Et on peut en effet se demander si Lucien n’en rajoute pas, car le voici bientôt qui change de ton, quand Mirbeau lui demande s’il ne connaîtrait pas un bon jardinier.
J’en connais un, Louis Arnoux, qui doit quitter sa place le 25 de ce mois. (…) C’est un excellent jardinier, et un très honnête homme (…) un homme de tout repos.
Pour avoir une chance de caser son copain, il fallait d’abord casser celui que Monet pressentait pour la place. Le réseau, toujours le réseau !
Le Rond des Dames
Dans les jardins de Monet à Giverny, de jolis bancs sont disposés en cercle dans un coin du clos normand. Ils ont été dessinés par Monet, paraît-il, c’est une excuse suffisante pour vouloir les tester et s’asseoir un moment.
L’endroit porte le nom de Rond des Dames. Alice Monet et ses quatre filles venaient y tirer l’aiguille à l’ombre, les après-midi d’été.
Les jeunes filles de bonne famille se devaient d’exceller aux travaux de crochet, de tapisserie ou de broderie, signe qu’elles étaient des maîtresses de maison accomplies.
L’arbre qui ombrage le rond des dames est un paulownia, un bel arbre d’ornement qui ouvre en ce moment ses grappes mauves dressées à la verticale. Les feuilles viendront plus tard, puis les graines dans de grosses capsules assez décoratives.
J’ai longtemps crû que ce gros arbre avait été planté par Monet, jusqu’au jour où je suis tombée sur une photo couleur qui le présentait à la restauration des jardins, gros comme un balai. Conclusion, il pousse vite ! Il offre une belle ombre aux bancs en forme de banane à la ligne intemporelle, d’où l’on peut savourer la vue sur la mer de fleurs, lire, ou, pourquoi pas, faire avancer son ouvrage.
Clématites
C’est le meilleur moment pour admirer les clématites dans le jardin fleuri de Claude Monet à Giverny.
Les vigoureuses clematis montana installées sur des supports métalliques croulent en ce moment sous les fleurs et la végétation. Elles cascadent en rideaux de dentelles blanches et roses au-dessus des passants dans le Clos Normand, créant cette sensation d’être totalement immergé dans la nature que Monet aimait.
C’est irrésistible, on a envie de passer dessous, si bien que j’ai changé mon parcours habituel de visite, tant pis pour le rond des dames et pour le poulailler.
Le jardin est tellement splendide en ce moment que les visiteurs se félicitent d’avoir choisi ce premier week-end de mai. « Quelle chance d’être venus la bonne semaine voir le spectacle du printemps ! » me disait une dame aujourd’hui. « Bientôt tout sera passé ! »
Il n’en sera rien, bien entendu. Dans quelques semaines le jardin sera tellement plein de roses que les visiteurs l’appelleront la roseraie. Les iris et les pivoines étaleront leurs atours somptueux le long des allées en défilé de mode. On ne saura plus où donner des yeux.
Parmi tout ce que je raconte aux visiteurs, je crois que c’est le tour de force du spectacle permanent qui les étonne le plus. Qu’on retire les fleurs passées pour en planter d’autres de la saison à venir, sur une telle surface, ils n’en reviennent pas. Et quand je leur décris l’aspect des autres saisons, les murs de fleurs de l’été, les reflets chauds de l’automne, le tapis de capucines dans la grande allée, ils sont stupéfaits. Waou ! disent-ils. Il faut qu’on revienne plus tard dans l’année !
De mois en mois, ce n’est pas le même jardin que l’on visite. Comme sur la scène d’un théâtre, le décor a changé.
Marronnier
Je vous ai déjà dit l’an dernier tout le bien et le mal que je pensais du muguet. Mais je ne voulais pas laisser passer le premier mai sans vous en offrir un petit brin pour vous porter chance !
En jargon journalistique, un marronnier est un sujet qui revient chaque année. Tel est le cas du 1er mai, de ses défilés et de ses ventes de muguet au coin des rues.
A en croire le site officiel de l’Etat de Genève, admirable de précision, cette expression nous vient de Suisse. Depuis 1818 l’habitude a été prise de noter très officiellement chaque année la date d’ouverture de la première feuille d’un marronnier célèbre de Genève, le marronnier de la Treille. Deux siècles plus tard, cette jolie tradition perdure. La tâche en incombe au sautier, qui en inscrit la date sur une tablette recouverte d’un parchemin déposée dans la salle du Conseil d’Etat.
Merveilleux Genevois, qui savent conjuguer politique et poésie ! Ils ont eu l’intuition avant tout le monde de l’importance de cette observation du début du printemps, une étude climatologique avant l’heure.
Les feuilles d’informations locales s’en sont fait l’écho chaque année : c’est le genre de sujet léger qu’on aime à lire au milieu des faits plus graves.
Puis l’expression prise au second degré a eu du succès dans la presse elle-même, par auto-dérision. De façon assez amusante, les journalistes d’aujourd’hui adorent filer la métaphore en lui rendant un sens concret. « Un marronnier de très grande dimension a poussé dans la presse sportive française » peut-on lire par exemple, ou encore « le sujet est en passe de devenir le marronnier le plus productif de l’année 2009 ». Le marronnier prend ici le sens de sujet rabâché.
L’avantage des marronniers plus traditionnels que sont le muguet ou la rentrée des classes (irrésistiblement associée pour moi à l’idée de marrons), c’est qu’on a 365 jours pour trouver une autre façon de les traiter l’année suivante.
Fenêtre sur jardin
Claude Monet n’aimait pas les jardins tout plats. A Giverny, il a fait pousser des arbres et des grimpantes accrochées à des supports de toutes sortes pour créer des effets de volumes.
Il aimait bien la sensation d’avoir quelque chose au-dessus de la tête, branches ou pergola. Tout autour du bassin, la promenade alterne des passages à couvert et d’autres plus dégagés, faisant varier les effets d’ombre et de lumière.
A cette impression de cheminer dans un tunnel de verdure puis de ressortir à l’air libre s’ajoute un jeu avec les échappées vers le bassin. Tantôt il apparaît dans toute son étendue, tantôt il s’encadre dans des fenêtres, comme ici depuis l’embarcadère aux roses, un point de vue qui met en valeur la floraison des azalées de l’autre côté de l’étang.
Monet a même imaginé une troisième façon de voir le bassin, à travers le rideau des branches de saule.
Dernière astuce pour éviter toute monotonie au chemin autour de l’étang, il alterne les vues sur l’eau avec des endroits d’où le bassin est masqué par d’épais arbustes. Une fois franchi le buisson d’azalées, on redécouvre le plan d’eau sous une perspective un peu différente.
Toutes ces trouvailles de paysagiste font penser à la vue que l’on a depuis le train le long des lacs suisses. Un petit bout de tunnel par-ci, un passage au ras de l’eau par-là. Est-ce une pure coïncidence ou Monet, qui connaissait la Suisse mais n’y a pas peint, s’est-il laissé inspirer par ce voyage ?
Tulipes et feuillages
Les tulipes resplendissent en ce moment à Giverny. Quelquefois seules, souvent en mélange, elles obéissent à des principes de plantation différents.
Dans le bas du clos normand du jardin de Monet, ce petit carré de tulipes orange rappelle la couleur des feuilles de rosier naissantes avec lesquelles elles voisinent. De même, le massif à côté est un carré de tulipes roses qui répondent aux feuilles rosées des pivoines arbustives.
L’effet ton sur ton est très harmonieux. On n’aurait pas remarqué ces feuillages sans les tulipes utilisées à la fois pour leur beauté propre et comme exhausteur de couleur.
Pour adopter et adapter ce principe chez soi, il suffit de regarder en avril comment se colorent les jeunes feuilles des buissons voisins du futur massif de tulipes.
Giverny, effet du soir
Femme à l’ombrelle tournée vers la droite, Claude Monet, 1886, Musée d’Orsay
On ne sait jamais l’effet qu’on fait sur les gens. A moins qu’ils ne vous le disent, bien sûr, mais ce sont des révélations qui dérangent.
J’ai rencontré récemment un monsieur qui présentait une ressemblance troublante avec mon frère. Il a fallu que je me concentre sur un détail différent de son visage pour oublier ce hasard et travailler normalement. Le lui dire n’aurait fait que le mettre mal à l’aise lui aussi.
Les autres ont un référentiel culturel et intime dont nous ignorons la plus grande partie. Nous en faisons abstraction le plus souvent, advienne que pourra. Mais en même temps notre empathie, plus ou moins profonde selon les personnes, nous fait guetter les signes qui transparaissent de ce monde intérieur des autres qui nous échappe, de façon à y adapter notre attitude et nos propos.
J’ai eu la joie de guider hier une délicieuse vieille dame irlandaise, une de ces personnalités rayonnantes qui ont ce don de toucher tout droit le coeur des gens et de vous faire croire que vous vous connaissez depuis toujours. Au bout d’une demi-heure, elle m’interrogeait sur mes enfants. Elle a attendu que je lui demande combien elle-même en avait pour répondre malicieusement : Cinq ! je vous bats d’un point ! Ils sont grands maintenant, vous savez. Puis, levant les yeux : l’un d’eux est au ciel, dit-elle avec sérénité. Il est mort à 17 ans dans un accident de voiture.
J’ai blêmi sous le choc, traversée par l’horreur que cela avait dû être pour elle. Mais elle avait l’air d’avoir fait un tel chemin depuis.
Plus tard, quand je lui ai raconté les six enfants d’Alice Hoschedé, nous avons ri : battues toutes les deux ! Et dans la chambre de Monet, c’est en connaissance de cause que j’ai commenté pour elle le portrait d’Alice par Nadar. La seconde épouse de Monet a un regard plein de tristesse. Elle porte le deuil de sa fille Suzanne, un chagrin dont elle ne s’est jamais remise.
La silhouette de la jolie Suzanne nous est familière. Elle est la jeune fille à l’ombrelle tournée vers la droite ou vers la gauche, deux tableaux que Monet appelait modestement des « essais de figure en plein air ».
Azalée
Sortez les lunettes de soleil : les azalées sont en fleurs à Giverny ! Les buissons hauts d’un mètre cinquante se sont couverts d’une myriade de corolles aux couleurs éblouissantes. On en a plein les yeux dans le coin le plus japonais du jardin, le long du bassin aux nymphéas.
A moins d’avoir spontanément un sol acide, ce qui n’est pas trop le cas dans le bassin parisien, le jardinier qui plante des azalées se lance dans des travaux d’envergure. L’azalée, un peu culpabilisée d’être si compliquée, le récompense par la générosité de sa floraison. Pendant quelques jours l’arbuste enfile un manteau incroyable, dans des couleurs qu’on n’oserait jamais arborer dans la rue.
C’est tellement flashy que la faute de goût guette. Pour donner asile aux azalées, il vaut mieux les isoler, sinon, on a vite fait de verser dans le criard. Mais il existe aussi d’impeccables azalées blanches, et d’autres aux tons fanés d’orange qui heurtent moins le regard.
L’autre Henri Martin
Un Henri Martin peut en cacher un autre ! Voilà ce que c’est de porter le nom le plus répandu de France, assorti d’un prénom royal. Bref, un rectificatif s’impose : un aimable internaute me fait savoir que le Henri-Martin de l’avenue parisienne, et par conséquent du Monopoly, n’est pas du tout celui que je croyais. C’est, précise-t-il, « son homonyme parfait, l’historien (1810-1883), fameux sous le Second Empire et sous la IIIème République. Il a été en outre maire du XVIème. »
Maire du 16e arrondissement ! Voilà qui explique tout. Quel que soit son mérite comme historien, et je ne doute pas qu’il ait été grand, la voie politique est le meilleur moyen de finir en plaques de rue, comme chacun sait. Les exemples ne manquent pas d’obscurs conseillers municipaux promus à cette dignité. Normal, puisque la décision de nommer les voies appartient au conseil municipal, à qui il arrive de déplorer des décès dans ses rangs. A fortiori un maire : le nom de rue s’impose !
Donc, notre Henri-Martin à l’accent toulousain devra compter sur ses toiles pour assurer sa renommée post-mortem. A moins qu’il ait malgré tout sa rue quelque part, dites-moi ? Avec, souhaitons-le, un brin d’explication pour permettre de situer le personnage.
Et pourquoi une gare Saint-Lazare de Monet en guise d’illustration ? Parce que dans Martin il y a train, (!) et que les gares parisiennes sont aussi dans le Monopoly. Dans le jeu elles sont toutes cotées pareil, mais celle qui ouvre les portes de la Normandie tient une place spéciale dans le coeur des amoureux de Giverny.
Un air de Japon
Le printemps japonise les jardins de Giverny.
Plus que n’importe quelle autre saison, c’est lui qui donne au paysage imaginé par Claude Monet ce petit air d’avoir glissé d’un paravent ou d’une estampe pour tomber, un peu étonné, dans la vallée de la Seine.
Chaque étape du printemps déploie un éventail de merveilles venues d’Extrême-Orient. C’est le plus joli moment pour les prunus et les cerisiers fleurs, puis les azalées et les pommiers du Japon, enfin les iris, les pivoines et les glycines.
Des couleurs les plus tendres aux flashes les plus intenses, il flotte sur Giverny, tandis que la nouvelle saison commence, un air venu d’ailleurs, un éclat de soleil levant.
Arbres en fleurs
Tous les arbres sont en fleurs dans les vergers de Normandie.
Les plus précoces ont ouvert le ban, des pruniers échevelés aux cerisiers géants tout cotonneux.
Pâques a vu fleurir les poiriers vénérables, ceux qui sont plein de sagesse et savent comment il convient de s’habiller pour la saison.
Les pommiers arrivent en dernier avec leur floraison délicate d’un blanc rosé poudré de vert.
Avant que le vent ne vienne faire le fou dans les branches ébouriffées, rompant l’instant magique, les arbres fruitiers se retrouvent miraculeusement réunis pour la grande fête du blanc.
Sous leurs branches, les prés sont d’un vert si tendre qu’on en mangerait, de ce velours qu’éclabousse le jaune des pissenlits. C’est d’un bucolique à tenter Virgile. Mais de boeufs, point encore. Seuls les moutons sont déjà de sortie.
Henri Martin
Henri Martin, Les Champs-Elysées, 1939 Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Je viens d’avoir la solution d’une énigme qui m’intriguait : pourquoi le musée de Vernon est-il aller chercher celui de Douai pour organiser la grande exposition impressionniste en cours ? Au vernissage, chacun remerciait de façon appuyée l’ancienne conservatrice du musée de Vernon, Anne Labourdette. C’est qu’elle est la nouvelle conservatrice du musée de la Chartreuse de Douai !
Pendant qu’un bon peu des trésors de Douai font les délices des visiteurs vernonnais, les cimaises libérées dans la cité du Nord accueillent une grande exposition consacrée au peintre Henri Martin.
Ce nom vous dit forcément quelque chose. Mais si, voyons, l’avenue Henri-Martin, les cases rouges du Monopoly ! Né vingt ans après Monet, Henri Martin a été le chouchou des commandes officielles pendant la Troisième République. A lui les grandes décorations dans sa ville natale de Toulouse avec la salle Henri-Martin et la salle des Illustres de l’hôtel de ville, un bien bel endroit pour se marier !
Du Capitole à la capitale, il enchaîne avec le Palais de Justice et l’Hôtel de Ville de Paris, la Sorbonne, le Conseil dEtat, qui mérite une visite, ou encore le palais de lElysée. Ses pinceaux n’ont pas le temps de refroidir tant son style plaît aux officiels.
Faire le plein d’honneurs de son vivant, il n’en faut pas plus pour se faire placardiser par la postérité, qui a un faible pour les artistes maudits. C’est probablement aussi injuste que le contraire.
L’eau a coulé sous les ponts depuis le décès d’Henri Martin en 1943. On peut le redécouvrir sereinement aujourd’hui, et faire le tri entre ce qu’il a de très : très beaux coloris, très bonne technique, très belle inspiration poétique… et de trop : trop sage ? chantre d’un monde trop idéalisé ? Trop symboliste ? A chacun d’en juger à travers les quelque cent toiles présentées à Douai jusqu’au 15 juin 2009.
P.S. du 22 avril : Hélas, le Henri-Martin du Monopoly en est un autre ! voir billet du 22 avril.
Charme
Marcher dans les feuilles mortes au mois d’avril, ça fait bizarre. On a désappris depuis six mois leur craquement sous les pieds.
Surpris, on s’interroge : comment se fait-il que ces feuilles ne soient pas encore réduites en poussière ? Un petit coup d’oeil au sol et aux alentours, et la réponse saute aux yeux. Elles viennent juste de tomber.
Certains arbres conservent pudiquement leurs feuilles sèches accrochées à leurs branches pendant tout l’hiver. Ils ne voudraient pas être surpris tout dénudés !
Les charmes sont de ceux-là. Ils n’acceptent de perdre leurs vieilles feuilles que lorsque les nouvelles font leur apparition, à l’ouverture des bourgeons. Pas encore habillés pour l’été, mais au moins, euh, en sous-vêtements.
C’est avec les charmes qu’on fait les charmilles, ces jolies haies qui acceptent bien la taille et ont l’avantage de ne pas devenir transparentes en hiver.
Le charme est le cousin du hêtre, ou peut-être même son frère tant ils se ressemblent. Il y a pourtant un moyen simple de les distinguer dès qu’ils ont des feuilles.
C’est l’un de ces trucs que l’on apprend en rosissant, tout jeune, dans les sorties nature, et qu’on n’oubliera plus. « Le charme d’Adam, c’est d’hêtre à poil ». La feuille de charme est dentée, celle du hêtre présente des poils sur les bords.
Décidément, pas moyen de respecter la pudeur des arbres !
Bouleau
Je peux bien vous le dire puisqu’on est entre nous : j’adore que les clients m’apprennent des trucs. Les Thaïlandais savent tout sur les bambous, les Australiens sur les agapanthes. Hier mes visiteurs venaient de Scandinavie, et cette famille de Suédois m’en a dit long sur une petite boîte en bois qui décore la cuisine de Monet. A sa forme caractéristique et à ses peintures polychromes, ils l’ont immédiatement repérée comme de l’artisanat de leur pays.
Au temps de Monet, Suède et Norvège étaient unies. Ces boîtes se trouvaient couramment dans tout le pays. Elles servaient à transporter non seulement du beurre, comme je l’avais lu à propos de celle de Monet, mais aussi toutes sortes de denrées. Il en existait de toutes tailles, j’imagine que Monet en a rapporté une petite en souvenir de son voyage en Norvège. Il avait dû la trouver curieuse. A moins que ce soit un cadeau de la part de Norvégiens.
Aujourd’hui une autre famille de Suédois m’a fait voyager encore davantage. Arrivés à la porte du grand atelier de Monet, ils se sont exclamés devant un bouleau qui pousse là et dont l’écorce blanche se détache magnifiquement sur la tenture sombre du lierre et du prunus à l’arrière-plan.
Ce n’était pas ce contraste visuel qui les étonnait, mais la présence en elle-même d’un bouleau en notre pays de chênes et de charmes.
Le bouleau est typique des hautes latitudes. Il en existe, m’ont-ils dit, de très nombreuses espèces, la plupart avec des feuilles en forme de coeur. Pour leurs yeux de spécialistes, celui de Monet est une espèce moins courante à feuilles étoilées qui en fait un bel arbre d’ornement.
Mes clients suédois m’ont détaillé tout ce qu’on peut fabriquer en bois de bouleau, un beau bois clair qui convient à la fabrication de meubles et de parquets mais pas à la pâte à papier. L’espace d’un instant je me suis envolée dans les scieries de Suède, ça sentait le bois frais découpé, les grandes lames criaient en fendant les grumes.
Je ne verrai plus jamais ce bouleau de la même façon.
La résurrection des cloches
Les cloches sonnent à toutes volées ce matin dans la joie de Pâques. A Evreux, pourtant, elles se sont tues longtemps.
Les Ebroïciens qui ont connu la guerre ont gardé des images terribles des bombardements de juin 1940 qui ont détruit une bonne partie du centre ville. L’incendie a suivi les bombes. La cathédrale a fini par être atteinte par le brasier le 11 juin.
La charpente de la flèche s’est embrasée comme un feu de la Saint-Jean. Le plomb qui la recouvrait a fondu. Sombres journées où les gargouilles crachaient du plomb…
La fournaise était telle que les cloches ont fondu elles aussi. Elles se trouvaient dans les deux tours de la façade occidentale.
Les cloches étaient faites en bronze, un métal réquisitionné pour en faire des obus. Mais une partie du bronze fondu a pu être dissimulé à l’occupant en le cachant dans le calorifère de la cathédrale.
La paix revenue, ce métal a servi à fabriquer de nouvelles cloches. Elles sont arrivées de Villedieu les Poëles un beau matin du printemps 1968, une époque où les feux de l’actualité étaient braqués ailleurs. Leur mise en place dans le clocher reconstruit a été un peu laborieuse, car elles étaient trop larges pour entrer dans la tour. Mais elles ont fini par regagner leur place et se sont remises à rythmer la vie des Ebroïciens, près de trente ans plus tard.
Mahonia
Le truc mnémotechnique vaut ce qu’il vaut : les mahonias sont en fleur en même temps que les magnolias ces jours-ci.
Mais si à peine ouvertes les grandes fleurs blanches ou roses des magnolias tombent à la moindre goutte ou au moindre souffle, le mahonia résiste.
Rien ne l’abat. Il commence sa floraison au coeur de l’hiver et la poursuit jusqu’à ce que le printemps soit bien installé. C’est dire s’il laisse toutes leurs chances aux abeilles de venir le visiter, elles qui n’ont pas grand chose à se mettre sous la trompe en ce début de saison.
Pour être sûr de son coup, le mahonia multiplie les armes de séduction massive. Il déploie de vrais bouquets de petites fleurettes jaune citron, bien visibles contre le vert de son feuillage. Surtout, il sent très bon, un parfum puissant qui tranche avec les effluves plus suaves des bulbes de printemps.
Et puis, voilà que le mahonia se ravise. Comme une fille trop jolie obligée de tenir à distance d’innombrables prétendants, le mahonia se hérisse de piquants. Ses feuilles rappellent celles du houx, en un peu moins acéré tout de même.
Je crois que par cette armure il espère décourager les mâchoires pleines de dents qui rôdent aux alentours, et qui n’ont pas grand chose à croquer à l’époque où le mahonia se signale si vivement à leur attention.
Calvaire
A la collégiale de Vernon, un grand calvaire domine la nef. Il fait face aux fidèles sur l’arc triomphal, baigné par la lumière colorée des fenêtres hautes.
L’oeuvre porte la date de 1664. On la doit à Jean Drouilly, un sculpteur d’origine vernonnaise qui a beaucoup travaillé pour le Roi Soleil à Versailles.
Le Christ représenté en homme vigoureux tourne la tête vers Marie, qui exprime son amour et sa douleur en portant la main à son coeur. De l’autre côté se tient comme toujours l’apôtre Jean, le disciple que Jésus aimait, reconnaissable à ses cheveux longs. Les mains jointes, il paraît espérer quelque miracle qui ferait descendre Jésus de la croix. Les regards de Marie et de Jean dessinent un triangle qui les relie à Jésus, alors que leurs corps se détournent de cette scène effroyable.
Jeune fille à l’ombrelle
27 avril 2009 / 11 commentaires sur Jeune fille à l’ombrelle
Peut-on appliquer le principe de la série à la peinture de figures ? Monet semble avoir été tenté par cette expérience picturale, mais empêché de la mener aussi loin qu’il l’aurait souhaité par absence de modèle.
Les débuts étaient pourtant prometteurs. A l’été 1886, Monet réalise deux grands tableaux de sa belle-fille Suzanne, la plus jolie des quatre filles d’Alice Hoschedé, en jeune fille à l’ombrelle tournée vers la gauche et vers la droite.
Un diptyque, c’est tout. Car Suzanne craque. Elle supporte difficilement les longues heure de pose. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, une bouderie d’adolescente de dix-huit ans. Sa soeur Germaine rapporte qu’elle s’évanouit. Portait-elle un corset, responsable de nombreuses pâmoisons ? On est tenté de le croire au vu de sa taille ultra-fine sur les tableaux.
Pour commencer, il faut trotter à travers champs jusqu’à l’endroit élu par Monet, un pré bordé d’un talus contre les inondations, à l’embouchure de l’Epte, à environ un kilomètre de la maison. Cet endroit dénommé l’Ile aux Orties appartient à Monet qui y possède un hangar où il range ses bateaux.
Quelques jours plus tôt Monet a eu un flash. Suzanne était en haut, sur le talus, en un éclair il a revu sa première femme, Camille, posant en contre-plongée à Argenteuil, le petit Jean près d’elle. « Demain nous reviendrons et tu poseras là. » Voilà comment il s’adresse à Suzanne, aux dires de son frère Jean-Pierre Hoschedé. Ce n’est pas une demande, c’est un ordre qui ne souffre pas de contredit.
Donc, Suzanne se fait belle et s’y colle. Elle porte à la ceinture une fleur rouge comme une tache de sang. Est-ce encore Monet qui a exigé cette écharpe légère qui flotte au vent, comme dans le tableau d’Argenteuil ?
Le cadrage des deux toiles est audacieux. Suzanne se tient debout sur son talus, le peintre en contrebas, une disposition qui fait se découper le modèle contre le ciel. Suzanne semble flotter dans l’azur au milieu des nuages dont elle reprend les couleurs nacrées, d’autant plus aérienne qu’on ne voit pas ses pieds masqués par sa longue robe claire et les herbes folles du talus.
Marianne Alphant dans son « Claude Monet, une vie dans le paysage » est d’avis que le peintre a dû commencer par le portrait tourné vers la droite, où l’ombrelle forme une belle ligne droite dans le prolongement de la robe, l’ensemble coupant la toile en oblique. Pas de doute, l’oeil du peintre a présidé à cette pose.
C’est certainement la position la plus pénible pour Suzanne qui tient son ombrelle contre le vent de son poignet recourbé. Crampe garantie au bout d’un quart d’heure. Dans le portrait vers la gauche, l’ombrelle est appuyée sur son épaule, ce qui devait être moins douloureux.
Ce ne sont pas, à proprement parler, des portraits. Le visage se dissout dans l’ombre procurée par l’ombrelle doublée de vert. Suzanne n’est plus Suzanne mais l’incarnation de la Jeune Fille, version fin 19ème.
Tandis qu’elle lutte pour garder la pose face au vent, Monet lutte lui aussi avec ses pinceaux. Comme cela lui arrive souvent, il n’est pas franchement satisfait du résultat. De là peut-être la longueur des séances qu’il inflige à la pauvre Suzanne. Il couvre la toile de hachures nerveuses pour rendre la mouvance de l’air, la danse des herbes et des étoffes, le ballet des nuages. Mais plus il s’entête, plus c’est pire à ses yeux. Selon un récit de sa voisine Mrs Perry, dans un geste de rage il lance son pied chaussé d’un sabot en plein milieu d’une des deux toiles, y traçant « une terrible balafre ». Est-ce vrai ? Il n’y paraît plus en tout cas.
Monet ne vendra jamais ces deux tableaux. Il hésite même à les exposer. Craint-il la critique ? N’en est-il pas content ? Après le décès de Suzanne à trente ans en 1899, la question ne se pose même plus. Aux yeux éplorés de sa mère ils sont devenus des icônes.
Michel Monet en hérite à la mort de Monet en 1926. Il en fait don aussitôt au Louvre, qui les expose dans la galerie du Jeu de Paume. Depuis 1986 les deux toiles symétriques font partie des joyaux du Musée d’Orsay à Paris.